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Pierre Agudo : Lors du sommet européen des ministres des transports qui a eu lieu mercredi au Luxembourg, alors que les routiers manifestaient dans toute l'Europe pour la réduction du temps de travail, vous avez obtenu le renfort nécessaire de vos collègues allemand, autrichien et italien pour constituer une minorité de blocage contre le projet de Bruxelles d'instaurer la circulation des poids lourds limité au dimanche. Mais il ne s'agit que d'un sursis. Qu'allez-vous faire pour, disons, transformer votre essai?
Jean-Claude Gayssot : Pour transformer l'essai, comme vous dites, chacun doit jouer sa partie. Vous avez peut-être noté que les syndicats des routiers ont demandé à être reçus par la présidence finlandaise. Ils l'ont été et, pendant tout l'entretien, puisque j'y assistais, je puis vous assurer que leurs actions ne sont pas passées inaperçues.
C'est une première, et, pour moi, cette voix des salaries et de leurs syndicats à l'échelle européenne est tout à fait décisive. II y a un espace à conquérir pour des droits nouveaux, efficaces en matière d'emploi, de conditions de vie et de travail, et au-delà. C'est vrai à l'échelle de chaque pays, comme de l'Europe. Pour ma part, j’avais fait savoir que les propositions avancées par la Commission étaient totalement inacceptables. Non seulement elles remettaient en cause les conditions de vie et de travail des routiers, non seulement elles refusaient de prendre en compte les problèmes de société liés à la sécurité, mais, en plus, elles prétendaient effacer l'accord intervenu entre les partenaires sociaux, à la suite du conflit de 1996. Comment imaginer qu'un pays quel qu'il soit, accepte de se faire imposer de telles mesures régressives ! Les rencontres et les discussions que j'ai pu avoir avant la réunion des ministres des transports européens m'ont conforté dans l'idée que d'autres pays peuvent comprendre et soutenir notre position, qui est de bon sens.
Outre ces problèmes de restriction, de circulation le week-end, la France a beaucoup insisté pour que la question des conditions et de la durée du travail viennent à l'ordre du jour. Plus que jamais, l'harmonisation sociale par le haut est d'actualité. Et si nous n'avons pas réussi à nous mettre d'accord à ce Conseil, c’est parce que certains veulent exclure les travailleurs indépendants, ce qui n'est pas non plus acceptable. Les discussions vont se poursuivre lors de la prochaine réunion.
Pierre Agudo : S’agissant de la question du transport de fret par voie ferrée, la présidence finlandaise a indiqué, qu'à l’issue de la réunion, que les ministres s’étaient mis d’accord sur un début d’ouverture à la concurrence. N’est-ce pas une remise en cause des quatre an d’observation que vous aviez obtenu, lors du précédent conseil, pour qu’on compare les atouts respectifs des secteurs publics et privés ?
Jean-Claude Gayssot : Je veux dire d'abord que le point de vue de la France est vraiment d'agir pour le développement indispensable du ferroviaire, j’allais dire massif, notamment pour le transport de marchandise. Qu'on ne vienne pas nous dire que la concurrence entre les .différents modes de transport n'existent pas, elle est flagrante entre le rail et la route. La vérité, c'est que certains veulent imposer, par la privatisation et la libéralisation, une concurrence intramodale qui, le moins que l'on puisse dire, n'apporte pas la preuve de son efficacité. On peut atteindre cet objectif de croissance indispensable du fret par la coopération, la réciprocité, les accords bilatéraux ou multinationaux.
Nous avons progressé puisqu'ont été reconnues la nécessité d'aller vers une harmonisation des péages ferroviaires, la nécessite de l’interopérabilité des réseaux donnant des hauts niveaux de sécurité, de formation et de qualification du personnel, la nécessite de résorption des goulets d'étranglement. La création du réseau transeuropéen de fret ferroviaire marque une avancée importante pour son développement. Et puisque vous parlez de l'Observatoire, que j’avais proposé lors de la précédente réunion du Conseil des ministres européens, pour quatre ans, il est acquis sans limitation de durée, et il aura pour mission de suivre les évolutions dans ce domaine. J'ajoute que ce qu'on appelle les candidate autorisés, extérieurs aux entreprises ferroviaires, ont été comme nous le réclamions écartés.
Pierre Agudo : Vous vous êtes félicité de la prise en compte de nombreuses positions françaises. Est-ce à dire que les risques d'une libéralisation, qui se traduirait à terme par la privatisation des entreprises publiques des chemins de fer, sont écartés ?
Jean-Claude Gayssot : Vous me demandez si tout risque de privatisation est définitivement écarté, je vous répondrai que notre histoire commune nous a appris que rien, jamais, n’est acquis définitivement.
Plus que jamais, la bataille pour faire prévaloir l'efficacité du service public ferroviaire est à l'ordre du jour, et, par exemple, je pense que les états généraux du trafic ferroviaire pour le fret, à l’initiative du Conseil supérieur du service public ferroviaire, pourraient être un accélérateur de la prise de conscience de ce qu'il faut encore faire pour que la France et ses entreprises publiques du ferroviaire réussissent à relever ce défi de société, ce défi de civilisation. Ne négligeons pas les efforts qu'il reste à faire pour gagner durablement le combat pour le fret ferroviaire
J’insiste sur le fait que les principes que nous avons retenus ne remettent pas en cause les entreprises publiques. Le développement du trafic à l'échelle européenne laisse le libre choix sur la façon de faire et surtout la « libéralisation » n'est plus spécifiée dans la déclaration adoptée. Un coup peut donc être porté à ce dogme, malheureusement très fort, puissant et actif à l'échelle.de l'Europe et au-delà.
Pierre Agudo : Ne faut-il pas cependant introduire une certaine mixité dans l’exploitation du rail et le développement des infrastructures pour harmoniser le réseau et capter plus d'activité ?
Jean-Claude Gayssot : Nous avons obtenu, et c'est à mes yeux un des points positifs, que n'importe qui ne pourrait faire circuler n'importe quoi et n'importe comment sur le réseau et que sont spécifiées à cet égard des exigences en matière de qualification et de formation des personnels, de sécurité, qui devront être respectées par les utilisateurs. Alors qu'en juin la présidence et la commission voulaient faire accepter le principe de la libéralisation du rail en Europe, les conclusions du conseil garantissent l'accès des seules entreprises ferroviaires un réseau trans-européen de fret, et je le répète sans condition quant au mode d'exploitation (coopération, réciprocité, accords bilatéraux ou multilatéraux).
Pierre Agudo : S'agissant de l'emploi, de sa situation financière et même du climat social, la SNCF semble aujourd'hui mieux respirer. Les objectifs de Bruxelles ne risquent-ils pas selon vous de remettre en cause cette situation?
Jean-Claude Gayssot : Ce qui est à l'ordre du jour, c'est le développement du ferroviaire voyageur et marchandises. Quand tous les pays d'Europe disent leur objectif d'agir pour mettre le plus de marchandises sur les trains, quand la logique dogmatique, autrement dit le préalable à la libéralisation, est supprimé des termes d'une déclaration du conseil des ministres des transports européens, quand du plus profond de la société montent les exigences environnementales, de sécurité qui poussent au développement du rail, quand l'État annonce 120 milliards d'investissements dans l’infrastructure ferroviaire dans les dix ans, le climat ne peut pas être celui qui a prévalu pendant la décennie précédente. En matière d'emplois, comme en matière de satisfaction des besoins des usagers, l'esprit de conquête doit prévaloir et je suis sûr que tous les cheminots et la société sont prêts à relever ce défi.