Texte intégral
RMC - mardi 18 février 1997
P. Lapousterle : Souhaitez-vous que le Gouvernement revienne sur cette fameuse disposition qui voudrait que les Français déclarent le départ des étrangers qu’ils auraient hébergés régulièrement ?
Jean-Pierre Chevènement : Le Mouvement des citoyens fait plus que le souhaiter, il l’exige. C’est une horreur. C’est la volonté encore une fois de mettre le problème des immigrés au cœur de la vie politique française. Ces certificats d’hébergement qui devraient être non seulement signés par les gens qui hébergent des étrangers mais communiqués à la mairie pour qu’on constitue un fichier, sont une insulte à la tradition libertaire du peuple français. Il y a une police, une police que nous souhaitons républicaine, qui est là pour cela. Il est bien clair qu’on peut comprendre l’émotion que ce texte crée. Néanmoins, exprimer cette émotion ne suffit pas. Il faut, si on veut combattre efficacement le FN, aller à la racine du mal, s’attaquer au chômage et à la crise de la citoyenneté. Parce que c’est sur ce terreau que se développe l’extrême-droite.
P. Lapousterle : Que pensez-vous du fait que ce soient des réalisateurs de films qui aient mobilisé maintenant les milliers de signataires ? Est-ce une absence des politiques qui a provoqué cela ?
Jean-Pierre Chevènement : Il est normal que les hommes de culture soient plus sensibles à tout ce qui met en cause les libertés fondamentales. Deuxièmement, il y a une certaine hypocrisie à vouloir opposer les hommes politiques et les hommes de culture. Je vais m’exprimer plus clairement. Je lis hier un éditorial de J.-M. Colombani qui dit fort bien que ce sur quoi prospère Le Pen, c’est d’une part un chômage grandissant, une crise sociale à laquelle tous les politiques ont été impuissants à mettre un terme et d’autre part, une crise majeure de la citoyenneté comme notre pays n’en a pas connue depuis les années 30. Et bien, il me semble que, du côté des hommes de culture, il faudrait quand même qu’on fasse aussi un peu son examen de conscience. Une partie de l’establishment avait enrôlé à ses côtés un certain nombre de grandes figures du show business au moment de la campagne référendaire en faveur du oui à Maastricht. Par conséquent, quand on était à l’avant-garde de cette campagne-là, on aurait dû s’interroger sur la possibilité qu’on a aujourd’hui de demander des comptes. C’est un peu facile. Je crois que tous, nous devons nous prendre par la main pour essayer de voir comment on peut foire reculer d’une part le chômage et d’autre part, d’une certaine manière, faire revivre la République dont tous les attributs ont été délégués à des instances opaques qui échappent au contrôle des citoyens.
P. Lapousterle : Est-ce que L. Jospin a été à la hauteur, dans cette affaire ? Certains critiquent son absence, son retard.
Jean-Pierre Chevènement : Non, je ne le critique pas. Disons que ce que l’on peut critiquer, c’est effectivement le fait que les 60 députés de gauche n’étaient pas présents. Mais s’ils l’avaient été, est-ce que ça aurait changé quelque chose ? Je ne le crois pas.
P. Lapousterle : Si la loi était votée, vous appliqueriez la loi ?
Jean-Pierre Chevènement : Je combattrais cette loi. Je pense que les appels à la désobéissance n’ont pas de sens puisque la loi aujourd’hui n’existe pas. Je la combattrais de toutes mes forces et je ferais en sorte que le Gouvernement retire l’article 1 de la loi qui prévoit notamment la déclaration du départ des étranger aux mairies. Et si la loi devait être adoptée, je combattrais le Gouvernement qui l’aurait laissé adopter. Et je pense qu’il y a des solutions. Nous sommes dans une démocratie, dans une République, il faut quand même s’adresser aux citoyens et cesser de penser que les problèmes peuvent se régler uniquement au niveau des médias. Je pense que ce serait le plus grand service à rendre au FN que de mettre la question des immigrés, toujours transformés en boucs émissaires de nos luttes politiques intérieures, au cœur de l’élection législative.
P. Lapousterle : À propos de ce problème, après l’élection d’un maire FN à Vitrolles et donc l’échec d’un candidat de gauche soutenu par la majorité, le désordre s’installe dans les déclarations qui sont un peu dans tous les sens. À votre avis, ce matin, comment pensez-vous que la gauche doit réagir ?
Jean-Pierre Chevènement : Très simplement. Vous faites 30 km, les 30 km qui séparent Vitrolles et Gardanne. Quand la gauche offre une perspective. quand elle avance une autre politique alternative à la politique qui procède de la logique maastrichtienne et qui a été celle de tous les gouvernements de droite cl de gauche malheureusement, eh bien, quand la gauche propose une alternative, on voit R. Meï – qui était d’ailleurs un bon candidat – doubler son score, passer de 19 à 38,8. Et quand la gauche n’offre aucune espèce de perspective, quand elle avance des équipes qui sont quand même très largement atteintes et même d’une certaine manière discréditées, elle n’est pas capable de s’opposer au FN. Il faut bâtir un recours.
P. Lapousterle : Est-ce que vous êtes bien honnête quand vous dites cela, parce qu’il y a eu d’autres raisons à l’échec de Vitrolles, comme le statut personnel du candidat de la gauche ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est ce que je viens de vous dire. Je ne peux pas non plus écraser un homme à terre.
P. Lapousterle : Cela a compté.
Jean-Pierre Chevènement : Non, je pense que le fond de l’affaire a été que, dans un cas, il y avait une perspective politique et je peux vous dire que, pour avoir participé à Gardanne à un meeting avec R. Hue quelques jours avant le premier tour, ça décoiffait. On sentait une dynamique, ça passait.
P. Lapousterle : R. Hue a été à Vitrolles aussi.
Jean-Pierre Chevènement : Oui mais le candidat a été le candidat socialiste que vous savez et dans un contexte tout à fait différent. Et je vous rappelle que le candidat soutenu par le PS à Gardanne, c’était B. Kouchner.
P. Lapousterle : Est-ce que je comprends bien les choses ? Vous dites que le PS en ce moment, dans son programme, dans ses attitudes et dans ses déclarations, n’offre pas l’alternative qui serait nécessaire pour que les choses changent en France ?
Jean-Pierre Chevènement : Je ne mets pas en cause l’honnêteté de L. Jospin, mais je crois que la crédibilité du PS reste profondément en question. Et les conditions qu’il met à la monnaie unique, nous les jugerons aux actes parce que ça peut se transformer en vœux pieux. Par conséquent, il est important aujourd’hui, et c’est la première tâche de tous les démocrates, de maintenir un vrai recours face à Le Pen, pour mettre en cause la politique qui crée le chômage, qui vide la citoyenneté de son contenu, qui fait qu’on ne peut plus se parler en France pour faire de la politique parce que les projets qu’on pourrait former n’ont aucune chance de se concrétiser du fait de la démission de tous nos dirigeants, du fait qu’ils ont abandonné les prérogatives de la souveraineté nationale. Donc, il faut bâtir ce recours et c’est l’objet en particulier de cette grande campagne que nous lançons, le Mouvement des citoyens et le PCF, pour exiger un référendum sur le passage à la monnaie unique.
P. Lapousterle : Justement, vous allez tenir une réunion avec M. Hue à Paris, est-ce que ça veut dire que vous avez décidé que, politiquement, vous deviez faire alliance avec le PCF, finalement un peu contre le PS, ou bien êtes-vous encore dans l’état de ne pas avoir décidé ?
Jean-Pierre Chevènement : Mais vous ne comprenez pas la logique dans laquelle nous nous plaçons. Nous sommes des militants, des hommes d’action mais des hommes de pensée et, par conséquent, nous lions notre stratégie et nos convictions. Nous pensons que la question centrale, en 1998, sera la monnaie unique. Nous ne voulons pas qu’elle soit occultée dans un débat où on parlerait uniquement des immigrés, qui demandent surtout qu’on les laisse tranquilles et qu’on les aide à s’intégrer. La vraie question, à l’échelle européenne, et aussi dans le débat politique français, ce sera le passage à la monnaie unique : comment, dans quelles conditions, avec qui pour quoi faire ? Ça, c’est un vrai problème. Est-ce qu’on va le passer sous les boisseaux ? Et par conséquent, il faut lancer un dynamique dans le pays. Je pense que la réunion qui a lieu à la Mutualité demain, a pour objet de créer ce grand élan qui permettra de rebattre les cartes, de créer une nouvelle donne à gauche pour donner au peuple français le moyen de peser sur son avenir.
P. Lapousterle : Est-il imaginable que vous ayez des listes communes avec le PCF aux prochaines élections ?
Jean-Pierre Chevènement : Des listes ? C’est un scrutin uninominal. Des candidats communs, ça peut arriver, oui, pourquoi pas.
France Inter - 19 février 1997
A. Ardisson : Que pensez-vous de ce qu’a dit le Premier ministre hier à la tribune de l’Assemblé, à savoir qu’il était prêt à ce que les députés amendent le projet de loi Debré, notamment le fameux article portant sur le certificat d’hébergement ? Il semble qu’on s’oriente, du moins c’est le souhait d’un certain nombre, vers une solution à l’américaine. Vos conclusions ?
Jean-Pierre Chevènement : Il semble que le Gouvernement ait amorcé un recul sur deux points : en effet, ce sont les intéressés eux-mêmes qui feront leur déclaration de départ et non pas les hébergeants ainsi transformés en auxiliaires de police. D’autre part, les fichiers seraient tenus par l’État et non pas par les mairies, avec évidemment toutes les conséquences variables que cela peut entrainer d’une ville à l’autre. Je parle au conditionnel. Il semble que le Gouvernement ait reculé mais cela va dépendre du débat parlementaire et par conséquent de celle majorité qui, trop souvent, cherche à faire concurrence à Le Pen sur son terrain, c’est-à-dire l’exploitation d’un sentiment de xénophobie qui se développe sur le terreau du chômage et de la crise de la citoyenneté. Donc, je crois qu’il faut agir contre ce texte, le modifier, il y a d’autres dispositions qui sont tout à fait critiquables. Je pense par exemple au non-renouvellement automatique de la carte de séjour de dix ans. On sent bien que ce projet a pour l’effet de précariser la situation des étrangers, y compris ceux qui sont installés depuis longtemps en France.
A. Ardisson : Vous parliez du Parlement : la gauche a été peu présente lors du premier débat à l’Assemblée nationale, on le lui a reproché. Et si les choses ont bougé ces derniers jours, ce n’est pas à cause des parties de gauche mais à cause des cinéastes, des écrivains, d’intellectuels, etc. Est-ce que ça n’est pas significatif soit d’une gêne par rapport au sujet, soit tout simplement de l’état de la gauche en tant que telle, dont vous faites partie ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, il y avait des députés présents : G. Sarre, J. Dray, A. Gérin. C’était le 21 décembre je crois, et il faut cesser de chercher à toute force à culpabiliser la gauche parce que ce projet de loi est un projet du Gouvernement, radicalisé encore par sa majorité de droite extrême. Je crois qu’il ne faut se tromper d’adversaire et, je le dis franchement, s’il faut choisir entre B.-H. Lévy et L. Jospin, je prendrai la défense de L. Jospin. Parce qu’il y en a marre de voir un certain nombre de gens qui ne veulent pas s’attaquer aux causes réelles de la situation dans laquelle nous sommes. C’est quand même assez facile de se manifester de temps en temps par une pétition. Je crois que l’immigration ne doit pas être au cœur du débat public, c’est pain bénit pour Le Pen, c’est rendre service à une majorité de droite disqualifiée par son incapacité, ou plus exactement par la politique qu’elle mène et dont on voit les résultats dans le pays : cinq millions de chômeurs. Je pense qu’il faut aujourd’hui dire clairement que la responsabilité consiste à s’attaquer aux causes, à aller à la racine du mal. Et par conséquent, il faut poser le problème du chômage, le problème de la crise de la citoyenneté. Qu’est-ce que vous voulez, quand on abandonne la France à Le Pen, il ne faut pas s’étonner de ce qui se passe. Comment voulez-vous que les jeunes issus de l’immigration se reconnaissent dans la France quand les enfants nés de la bourgeoisie ont l’impression que la France ne les concerne plus ? Je crois qu’il faut recréer ce mécanisme de la citoyenneté qui consistait à dire que nous avions un avenir commun à bâtir ensemble, et ce sera l’objet du grand meeting que nous tenons ce soir à la Mutualité, le Parti communiste et le Mouvement des citoyens, avec beaucoup d’autres.
A. Ardisson : Je vous rassure, j’avais bien l’intention d’en parler. Vous parliez tout à l’heure de L. Jospin : hier il était l’invité de France Inter et il a dit qu’il espérait que les positions prises par le Parti socialiste vous intéresseraient, en quelque sorte, tout en ne se faisant guère d’illusion. Lui n’est pas pour un référendum sur la monnaie unique, il est plutôt pour que le Parlement se prononce. Est-ce que ce meeting, que vous tenez ce soir avec R. Hue à la Mutualité, c’est une fin de non-recevoir et que définitivement, vous avez choisi de faire un pôle différent de celui qui gravite autour du Parti socialiste ?
Jean-Pierre Chevènement : Mais comment voulez-vous aborder l’échéance centrale de 1998 qui sera dominée dans toute l’Europe par le fameux passage à la monnaie unique – on ne sait pas quels pays en feront partie mais tout montre qu’on s’achemine vers une fusion franc-mark – comment peut-on aborder celte échéance sans mettre le peuple français dans le coup, sans mettre la gauche à la hauteur de ses responsabilités, qui seront immenses ? Parce que si on doit faire une politique qui déçoive à nouveau, à ce moment-là on ouvrira un boulevard à Le Pen. Et si nous demandons un référendum, c’est d’abord parce que nous ne sommes même plus au niveau où était la construction européenne au moment du traité de Maastricht. On va beaucoup plus loin : le pacte de stabilité pérennise la rigueur, c’est la rigueur à perpétuité. Donc le peuple français n’a pas renoncé, en 1992, à sa souveraineté et je dirais à L. Jospin que ce qu’un référendum a fait, un autre peut le défaire et qu’on est maintenant bien au-delà du texte même du traité de Maastricht.
On voit bien que le chancelier Kohl n’acceptera pas que l’Italie, dont le taux d’endettement est deux fois supérieur à ce qu’est le critère de Maastricht, puisse faire partie du noyau dur de l’euro. On voit bien qu’il n’acceptera pas l’idée d’un gouvernement économique, ne serait-ce qu’en s’appuyant sur le texte du traité qui dit que la Banque centrale européenne indépendante n’a aucune instruction à recevoir d’aucune autorité procédant du suffrage universel. Alors, il faut créer un rapport de force. Si on ne veut pas créer ce rapport de force, si on ne veut pas mettre un tigre dans le moteur de la gauche, ce sera l’échec. Donc, il est extrêmement important de bâtir une alternative véritable. Et je le dis amicalement, fraternellement à L. Jospin, il faut prendre les moyens de faire en sorte que, s’il doit y avoir, comme je le souhaite, une majorité de gauche aux prochaines élections législatives, ce soit vraiment pour ouvrir une voie nouvelle au peuple français.
A. Ardisson : Pour en revenir à ma question précise, vous créez un pôle distinct ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, nous créons une dynamique, nous lançons une dynamique pour poser le problème autrement, dans des termes nouveaux. Parce que le moteur du Parti socialiste, permettez-moi de vous le dire, je le connais, je l’ai quand même bricolé. Je suis à l’origine du Parti socialiste, un des quatre qui l’ont fondé : F. Mitterrand, G. Defferre, P. Mauroy et moi-même avec mes amis du CERES à l’époque. Donc je sais très bien que ce moteur ne permet pas de monter la côte qui est devant nous. Il faut le doper et c’est pour cela qu’a lieu ce grand meeting ce soir à la Mutualité, pour demander, pour exiger un référendum sur la question centrale qui domine tout le reste, qui est le passage à la monnaie unique.
A. Ardisson : On a entendu tout à l’heure sur cette antenne M. Schumann plaider lui aussi pour un référendum. Vous avez lancé un manifeste, manifeste qui va au-delà d’ailleurs des rangs du Mouvement des citoyens ou du Parti communiste. Qui est-ce qui le signe, est-ce que vous pouvez nous citer des personnalités étonnantes ?
Jean-Pierre Chevènement : Me viennent à l’esprit Lucie et Raymond Aubrac, S. Ravanel, compagnon de la Libération, B. Tricot, ancien secrétaire général de l’Élysée à l’époque du Général de Gaulle, un grand nombre d’écrivains, R. Debray, beaucoup d’autres. Je dirais qu’il y a là une confluence de sensibilités extrêmement diverses, qui vont de la gauche aux franges et même au cœur de ce que l’on appelait le gaullisme el dont nous souhaiterions qu’il se réveille s’il s’identifie à la défense de la République, à la défense de l’indépendance de la France. Parce qu’autrement., on va donner la France à Le Pen. Vous voyez bien que ce dont il est question, c’est de bâtir un recours, c’est de faire en sorte que nous puissions faire reculer l’extrême-droite qui se développe sur ce terreau de misère, de chômage, d’absence d’avenir, de désarroi social, de crise de la citoyenneté. J’étais à Dreux avant-hier, je suis allé parler avec des jeunes dans un quartier, tous au chômage jusqu’à 27 ans, quel avenir, quel horizon ? La petite place en face du café où ils étaient ? Et qui leur parle en tant que citoyens ? Alors, il est absolument temps de bâtir une alternative républicaine, une alternative progressiste, c’est ce que nous allons commencer à faire.
A. Ardisson : Cette alternative est-elle susceptible de réduire le chômage ?
Jean-Pierre Chevènement : Bien entendu. Pour faire reculer le chômage, il faut changer de politique en France et en Europe, il faut construire une autre Europe. Je ferai ce soir des propositions sur ce sujet parce que nous ne sommes pas du tout désarmés, nous savons ce qu’il faut faire mais c’est un rapport de force, il faut le construire en France et en Europe, parce qu’en Europe, nous avons évidemment l’Allemagne du chancelier Kohl, la démocratie chrétienne, et ses thèses ne sont pas exactement les nôtres.