Interview de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, dans "La Vie" du 21 novembre 1996, sur les limites de l'exercice du pouvoir en France et la difficulté de faire appliquer les décisions, intitulée "Ca suffit, il faut réagir ".

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Média : La Vie

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La Vie : Qui détient le pouvoir en France ?

Philippe Séguin : Le pouvoir, au sens théorique du terme, je ne sais pas ce que c'est. Je crois que ça n'existe pas. Et même que ça n'existe plus depuis longtemps. Est-ce que ça n'a jamais vraiment existé, d'ailleurs ? Il y a des gens qui croient qu'on peut taper sur la table en disant : « On va faire ça parce que je l'ai décidé. » C'est un fantasme, ni plus ni moins.

Quand vous avez pris une décision, vous n'êtes qu'au début du long cheminement dont rien n'assure qu'il parviendra à son terme. D'abord, il y a l'angoisse initiale de la prise de décision, cette crainte terrible que vous éprouvez de n'avoir pas tous les éléments d'information pour trancher. Et, par définition, il n'y a pas moyen de le savoir… Puis, une fois que la décision est prise, il faut vous battre sans relâche pour la faire appliquer. Pas seulement contre ceux qui lui sont hostiles, mais aussi, mais surtout, contre les résistances diverses que vous allez rencontrer. De la part de l'administration, souvent : là, il s'agit moins de combattre une éventuelle hostilité que le conservatisme, l'esprit de routine et la force d'inertie. Vous êtes Sisyphe poussant son rocher. Le ministre qui, lorsqu'il a pris une décision, rentre chez lui en croyant avoir bien travaillé, se trompe lourdement. Le plus dur commence.

La Vie : Peut-on dire que les hommes politiques n'ont plus de pouvoir dans le domaine économique et social, mais qu'ils peuvent encore décider dans les questions de société, comme la justice ou l'éducation ?

Philippe Séguin : On a jeté aux orties toute volonté de maîtriser les événements. Ce sont paraît-il, les mécanismes financiers qui doivent faire la loi, à la suite de la mondialisation, de l'évolution technologique, et des effets de cette évolution. Les hommes politiques passeraient presque pour de petits enfants à qui l'on autorise de temps en temps une brève récréation, celle qui crée l'illusion du pouvoir.

Pourtant, je persiste à penser qu'il existe toujours des choix possibles, des alternatives. Contre le chômage, il est faux de dire qu'on a tout essayé. On a décidé d'accepter cette fausse logique du tout-financier, du tout-économique, de la machine qui n'est plus au service de l'homme. Décidons l'inverse ! Vous me direz que nous ne sommes pas seuls à décider. Eh bien, essayons de convaincre les autres ! Le Pape a dit des choses fort justes là-dessus, appuyons-nous sur lui ! La tentation du renoncement est telle que, quand je vais voir mes amis du PDS Italie, qui est censé être l'ex-parti communiste, j'ai l'impression parfois d'être un dangereux gauchiste dans un univers de droitiers... Quand je vois certains dirigeants de l'Est, qui étaient de purs staliniens, métamorphosés en ultralibéraux, je me dis que quelque chose ne va pas. Ils sont passés d'un système qui nie l'homme à un autre système qui, d'une manière moins brutale mais tout aussi sûre, nie l'homme également.

La Vie : Le Pape dit cela aussi.

Philippe Séguin : Ecoutez, autant j'ai des interrogations sur une partie de son discours sur les moeurs, autant je trouve son approche économique, sociale et politique passionnante, mais elle est malheureusement occultée par le reste. Jean-Paul II dit des choses extraordinaires. Il est le dernier grand politique.

La Vie : Quand vous étiez ministre des Affaires sociales, d'où venaient les blocages ?

Philippe Séguin : Pour moi, il était évident que les obstacles seraient innombrables : j'intervenais dans un secteur, la Sécurité sociale, qui est théoriquement indépendant, mais où c'est le ministre qui est censé donner les orientations. Or, il est arrivé que des conseils d'administrations de caisses primaires se réunissent pour discuter de l'opportunité d'appliquer des décisions que j'avais prises…

La Vie : Que fait le ministre dans ces cas-là ?

Philippe Séguin : Il insiste. Il relance. Il tempête. Il s'accroche. Parfois, dans un ministère même, faire circuler un parapheur ou une note en un quart d'heure, sur une distance de 25 mètres, relève de l'exploit. Si vous voulez que la distance soit franchie, il vaut mieux porter vous-même le parapheur. C'est une caricature, mais qui en dit long.

La Vie : Est-il arrivé que le ministre que vous étiez prenne une décision, et que rien ne suive ?

Philippe Séguin : C'est arrivé, oui.

La Vie : L'ancien ministre des Finances Michel Sapin affirme que « Bercy aime obéir ». Alors, la toute-puissance de l'administration des Finances, c'est un mythe ?

Philippe Séguin : Je crois me souvenir d'un ministre des Finances (NDLR : il s'agit de Jean Arthuis) qui n'arrivait même pas à faire partir un directeur de cabinet pour mettre en place celui qu'il avait choisi. Alors, quand on en arrive à ce genre de « Fort Chabrol », qu'on ne vienne pas me dire que l'administration en question aime obéir ! Elle se croit investie d'une mission de droit divin. Elle veut prémunir les ministres contre les mauvaises influences dont ils risqueraient d'être les victimes, et tout cela pour leur bien, évidemment ! J'ai vu à l'Elysée, il y a plus de vingt ans, des instructions du président de la République rester inappliquées, et je me souviens d'une note de la main du président : « Une fois de plus, je constate que, lorsque je décide, c'est comme si je chantais. » C'est comme cela que ça se passe.

La Vie : Le pouvoir de M. Trichet à la tête de la Banque de France est-il exorbitant ?

Philippe Séguin : A la décharge de M. Trichet, je dirai que la lutte contre le chômage ne figure pas dans les compétences de la Banque de France. Pourvu que M. Trichet ait les bons chiffres sur les critères qu'on lui demande, tout va bien. Qu'il y ait 3 ou 20 millions de chômeurs, ce n'est pas son problème. C'est malheureusement vrai.

La Vie : Que faut-il faire ? Se résigner ?

Philippe Séguin : Il faut s'acharner. Mais en vous acharnant, vous vous épuisez, vous vous faites une réputation exécrable. C'est une bataille homérique. Je suis allé, récemment, dans un pays étranger porteur d'un message verbal du président de la République. Il s'agissait de la position de la France à Bruxelles sur un problème précis relatif à ce pays. La rencontre se déroulait le dimanche. Le mardi matin, rentré à Paris, j'ai découvert qu'une décision contraire avait été prise à Bruxelles par la délégation française. Je suis allé voir le chef de l'Etat, je lui ai expliqué la situation. Il a pris son téléphone, et le soir, le problème était réglé…

La Vie : Vous présidez l'Assemblée nationale, dont on sait que la Constitution ne lui a pas donné d'énormes pouvoirs.

Philippe Séguin : A mes yeux, le vrai pouvoir des parlementaires est avant tout un pouvoir d'influence et de contrôle. Le pouvoir législatif stricto sensu, c'est en réalité peu de chose. Les initiatives parlementaires qu'accepte le gouvernement sont soit celles qu'il aurait prises lui-même un peu plus tard, soit celles qu'il ne veut pas prendre directement. Dans ce dernier cas, le gouvernement met un faux nez. Exemple, parmi d'autres : la réforme de la loi Falloux. Ça allait beaucoup plus vite de susciter une proposition parlementaire, même si ça ne s'est pas forcément mieux passé après.

La législation est, en fait, l'un des éléments, parmi d'autres, de la mise en oeuvre de la politique gouvernementale. Les dossiers sont de plus en plus complexes et nécessitent, pour être acceptés, une concertation préalable qu'un parlementaire seul est incapable de conduire. Ceci dit, le Parlement a un droit d'amendement, un droit de contrôle sur l'action du gouvernement et de l'administration, et un pouvoir d'influence essentiel qui s'exerce par le débat. Le principe du rendez-vous citoyen, pour prendre un exemple récent, a été imposé par le Parlement.

La Vie : Ce contrôle s'exerce-t-il suffisamment ?

Philippe Séguin : Bien sûr que non, pour une raison simple : ni les gouvernements, ni les majorités n'ont compris que contrôler n'était pas forcément un acte d'hostilité, mais une façon d'éclairer, d'aider. Nous en sommes encore au temps du despotisme éclairé. Des deux côtés de la barrière, on considère que contrôler est un crime de lèse majorité. Alors, on n'ose pas.

La Vie : La résignation n'est-elle pas en train de miner tout le système démocratique ?

Philippe Séguin : Il y a deux façons de mettre en cause la démocratie : d'une part, en excluant du champ démocratique un nombre croissant de nos compatriotes, d'autre part, en transformant le citoyen en simple consommateur ou en objet de sondage. Le drame, c'est que la démocratie n'est plus présentée comme une valeur essentielle, mais comme une source de démagogie, de « sortie du cercle de la raison », comme dirait Alain Minc… Moins on fait dans la démocratie, mieux on se porte. Le référendum ? Dangereux ! Les élections ? Le moins souvent possible ! Mais il arrive que les peuples se vengent…

La Vie : Diriez-vous, comme Charles Pasqua qu'on est en 1788 ?

Philippe Séguin : C'est plus complexe ; peut-être pire, 1788, c'était l'échec d'un monde qui finissait. Pour nous, c'est déjà l'échec d'un monde nouveau qui se construit. Si je pensais que nous sommes en 1788, je serais optimiste. Et si vous voulez me faire choisir une date, je choisirais plutôt 1984, le 1984, d'Orwell.

La Vie : Et c'est le Front national qui ramassera la mise ?

Philippe Séguin : Marginalement, oui. Et cela tirera encore tout le système vers le bas. Le principal méfait du Front national, c'est la contamination. Je ne sais s'il restera quelque humanité dans ce monde qui se prépare, mais je constate qu'on ne sauve même plus les apparences. J'ai été très choqué, un jour à l'Assemblée, d'entendre dire « les musulmans », alors que le problème évoqué concernait quelques musulmans. L'orateur a dit « les musulmans », et il a reçu un tonnerre d'applaudissements. C'est cela, la contamination.

La Vie : Avez-vous la recette miracle pour lutter contre le Front national ?

Philippe Séguin : Le chômage à est l'origine de tous nos maux, sans exception. Je sais bien qu'il y aurait de la drogue sans le chômage, mais y en aurait-il autant ? Je sais bien qu'il y aurait des suicides de jeunes sans le chômage. Mais y en aurait-il autant ? Je sais bien qu'il y aurait une crise de l'école. Mais serait-elle aussi grave que celle que nous connaissons ? Et je pourrais continuer à décliner ainsi à l'infini.

La Vie : Que faut-il faire pour remettre la politique au centre du débat ?

Philippe Séguin : Il faut convaincre les gens que c'est là le principal enjeu. Dans la mesure où nous sommes engagés dans une construction qui nous dépasse et qui risque de nous écraser, il faut faire passer l'idée que l'Europe doit être une Europe politique, une Europe faite pour les gens, une Europe où ce sont les citoyens qui décident. On doit bien pouvoir l'expliquer, puisque ce genre de travail pédagogique a été fait pendant la campagne présidentielle. Il semble que les Français non seulement étaient prêts à l'entendre, mais ont eu tendance à y adhérer, non ?

La Vie : Il aurait fallu continuer ?

Philippe Séguin : Sûrement.

La Vie : Est-il trop tard de remettre à la mode le volontarisme politique ?

Philippe Séguin : Il n'est jamais trop tard. Mais, plus on attend, plus c'est difficile.