Interviews de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "L'Hebdo des socialistes" le 23 janvier 1998, "L'Humanité" et "Le Parisien" le 27, et déclaration à l'Assemblée nationale le 27, sur le projet de loi d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Présentation du projet de loi d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail à l'Assemblée nationale le 27 janvier 1998

Média : L'Hebdo des socialistes - L'Humanité - Le Parisien

Texte intégral

L’Hebdo des socialistes : 23 janvier 1998

L’Hebdo des socialistes : Le projet sur la réduction du temps de travail que vous présentez la semaine prochaine au Parlement constitue un enjeu majeur de la politique du Gouvernement. L’est-il plus encore depuis le mouvement des chômeurs ?

Martine Aubry : Ce projet est effectivement l’un des plus importants et les plus symboliques de notre politique. Nous avions pris l’engagement devant tous les Français que nous ferions de l’emploi notre priorité. Une chose est certaine : nous ne devons fermer aucune piste dans la lutte contre le chômage. En effet, la croissance, aussi forte soit-elle, ne permettra pas de réduire durablement le chômage.
Les situations inadmissibles, dans un pays riche comme le nôtre, que nous rappelle notamment le mouvement des chômeurs, nous commandent d’attaquer le chômage par tous les bouts, et avec encore plus de résolution. La réduction du temps de travail est d’abord un levier important pour créer des emplois.
La société que nous voulons construire n’est pas une société où ceux qui sont sur la route sont toujours plus forts et toujours plus riches, alors que sont toujours plus nombreux ceux qu’on laisse de côté. La dignité de chacun, c’est l’emploi. C’est ce que veulent les chômeurs, c’est bien ce qu’attendent les jeunes qui doutent que notre société puisse encore leur offrir un avenir.

L’Hebdo des socialistes : Pourquoi réduire le temps de travail ?

Martine Aubry : Face au niveau intolérable du chômage, nous n’avons pas le droit de laisser cette voie de côté, même si elle est difficile et délicate à mettre en œuvre dans les entreprises, même si elle doit générer beaucoup de débats dans le pays.
Le constat est très simple. Le premier levier de la lutte contre le chômage est évidemment de soutenir la croissance en stimulant la consommation des ménages. C’est ce que nous avons fait avec le quadruplement de l’allocation de rentrée scolaire, avec la réforme des prélèvements transférant une part de la cotisation maladie sur la CSG. Les premiers résultats sont là, même s’ils restent fragiles.
La consommation qui était étale depuis 1995 a commencé à redémarrer, les offres d’emplois ont augmenté de 20 % au dernier trimestre de 1997 par rapport à 1996, les licenciements ont diminué de 17 %. Par ailleurs, le programme emplois-jeunes, les dispositions fiscales pour favoriser le bâtiment et pour encourager la création d’entreprises, le développement de nouvelles technologies sont autant de mesures qui favorisent la croissance.
Et pourtant, je viens de le dire, à elle seule, la croissance ne suffira pas à réduire fortement et rapidement le chômage. Même avec une croissance de 3 %, le chômage ne diminuerait que de quelques dizaines de milliers de personnes chaque année. Voilà pourquoi le Gouvernement a fixé un cap – les 35 heures pour le 1er janvier 2000 – et a privilégié une méthode – la négociation dans les entreprises – pour déterminer le choix des modalités de passage aux 35 heures.
J’ajouterais enfin que cela correspond à une profonde attente de tous les salariés et, depuis toujours, à une aspiration des luttes sociales : libérer du temps pour mieux vivre.

L’Hebdo des socialistes : Combien d’emplois peuvent-ils être créés ?

Martine Aubry : Je suis convaincue que la réduction du temps de travail peut créer des centaines de milliers d’emplois. Du reste, les estimations des experts varient entre 400 000 et un million de créations d’emplois. Cela dépend évidemment de l’ampleur des négociations et de leurs effets.
Bien conduite et associée à de nouvelles organisations du travail, elle sera fortement créatrice d’emplois sans porter atteinte à la compétitivité des entreprises. De nombreux accords d’entreprises le prouvent : des durées plus courtes permettent des choix d’organisation du travail plus variés, des modulations d’horaires adaptées aux conditions de production, une meilleure utilisation des équipements, une amélioration de la qualité des services, une meilleure réactivité sur les marchés, autant de facteurs favorables au développement de nos entreprises, et donc des emplois.
La réduction du temps de travail, ne l’oublions pas, c’est aussi du temps libéré pour chacun d’entre nous, favorable à l’émergence de nouveaux besoins en termes de loisirs, de culture, de consommation, eux-mêmes porteurs de milliers d’emplois.
Notre projet est une chance pour l’emploi et une opportunité réelle pour les entreprises de réfléchir à une autre organisation de leur outil de production susceptible de les rendre plus réactives, de mieux anticiper l’évolution des marchés et donc d’être plus compétitives.

L’Hebdo des socialistes : Avec l’attitude du patronat et de la droite, c’est aussi un combat politique ?

Martine Aubry : C’est effectivement un combat politique majeur que nous devons mener avec force et conviction. Nous ne gagnerons pas cette bataille des 35 heures contre les entreprises et sans les salariés, c’est une évidence !
C’est d’abord un combat pour l’emploi. Nous devons le mener, notamment à gauche, en nous appuyant sur le mouvement social et en allant à la rencontre des patrons qui sont souvent inquiets. Nous avons un devoir d’explication et de mobilisation, auprès des salariés et des chefs d’entreprise, qui dépend de chacun d’entre nous.
Un certain nombre d’entreprises ont déjà expérimenté de façon positive la réduction du temps de travail et d’autres, dès maintenant, manifestent leur intérêt. C’est vrai que certaines entreprises sont inquiètes, d’autant plus lorsque notre démarche est aussi caricaturée, voire dénaturée, par l’institution patronale.
C’est vrai que la question du temps de travail est complexe, mais notre démarche est à la fois souple et résolue, et les aides que nous apportons sont importantes. Je suis persuadée que les chefs d’entreprise comprendront tout l’intérêt de ce dispositif et que des négociations s’engageront. Dans cette dynamique, la mobilisation des salariés sera un élément déterminant.


Intervention à l’Assemblée nationale sur le projet de loi d’orientation et d’incitation à la durée du travail - 27 janvier 1998

L’emploi, c’est l’exigence de notre pays !
Chacun connaît l’attente des Français, le désespoir des chômeurs et des exclus, l’inquiétude des jeunes à l’égard d’une société qui ne leur fait plus de place.
Parce que nous ne pouvons plus nous contenter des réponses du passé, parce qu’il est de notre devoir de nous engager sur toutes les voies favorables à l’emploi,
Parce que nous devons redonner l’espoir aux Français,
Parce que pour réussir, il faut mettre en mouvement la société, le Premier ministre Lionel Jospin a fixé une priorité : l’emploi.

Et c’est pour faire cette politique ambitieuse et volontaire, que les Français ont élu une nouvelle majorité en juin 1997.

Pour réduire le chômage, pour vivre mieux, pour libérer du temps dans une société où certains n’en n’ont plus assez, alors que d’autres sont hélas hors du temps de la société, les Français ont approuvé notre volonté de réduire la durée du travail.

Aussi, je suis heureuse de soumettre aujourd’hui à la représentation nationale un projet de loi d’orientation et d’incitation à la réduction du temps de travail, qui traduit les engagements que le Gouvernement, et avec lui la majorité, ont pris devant les Français.

Nous n’ignorons rien de l’évolution du monde et de l’interdépendance de nos économies à l’heure de la mondialisation. Mais nous refusons les conservatismes et les théories de l’impuissance : il n’y a pas de fatalité pour le chômage !

La politique consiste à faire des choix en s’appuyant sur des valeurs, c’est créer des ponts entre les besoins des individus et l’aspiration collective de la société. C’est aussi peser sur le cours des choses pour construire – et c’est là notre projet – une société où chacun ait sa place et où nous vivions mieux ensemble.

En introduisant devant vous cet après-midi le débat sur les 35 heures, je ne peux m’empêcher de retrouver les souvenirs des grands moments, où, dans cette Assemblée, les représentants de la nation ont, par leur vote, marqué la vie quotidienne des Français et mis une balise dans le long chemin qui conduit à l’avenir.

Je ne peux m’empêcher de penser aux grandes lois sociales, fruits de luttes ouvrières souvent dures, mais qui résonnent aujourd’hui comme autant de moments d’amélioration de la vie des hommes, des femmes, et d’abord des enfants de ce pays.

Dans cette histoire, la durée du travail a une place à part. N’oublions pas qu’elle fut l’objet de la première convention de l’Organisation internationale du travail et, plus remarquable encore, de la première loi du travail en France. Cette première loi, votée le 22 mars 1841 concernait le travail des enfants.

Limitée, modeste, peu suivie de sanctions, peu appliquée dans les entreprises, cette loi interdisait le travail avant 8 ans, limitait la durée du travail à 8 heures par jour en 8 et 12 ans, ordonnait une pause dans la journée et une journée de repos dans la semaine pour les enfants. Elle limitait aussi le travail de nuit.

Mais cette loi n’est pas arrivée spontanément ! Il a fallu les premières grandes grèves de 1831 à 1833 ainsi que de nombreux témoignages sur la situation de la condition ouvrière de la fin du 18e siècle pour mettre un peu d’humanité dans un monde où des semaines de 80 heures, 52 semaines par an étaient habituelles. Des rapports comme celui du docteur Villerme et beaucoup d’autres soulignaient, par exemple, que : « la grande industrie a entrainé une perturbation violente et a emporté tout barrière imposée par la nature, l’âge et le sexe. La notion même de jour et de nuit, d’une simplicité rustique, s’est obscurcie ».

Les textes qui suivirent, de 1848 à 1900, s’ils ont eu pour but de réduire le temps de travail des enfants comme celui des femmes, ont contribué d’abord à protéger leur santé et à réduire les nuisances qui touchaient les personnes qui travaillaient le plus longtemps.

Rappelons-nous qu’il a fallu attendre 1906 pour que chaque salarié bénéficie d’un repos hebdomadaire et 1919, dans une loi votée au lendemain de la guerre, pour ramener la durée journalière du travail à 8 heures par jour et 48 heures par semaine.

Puis vint 1936 : la durée du travail est alors ramenée à 40 heures et sont accordées à tous, deux semaines de congés payés.

1936 : une date qui marque les mémoires. Celle du temps libéré, celle des congés payés. La baisse de la durée du travail est associée au temps libre, au temps pour les loisirs. Un vaste mouvement se déclenche partout dans notre pays : on quitte les habitations bon marché (HBM), on se lance en tandem et en cyclos sur les routes de France, pour jouir de ces premiers jours de vacances gagnés sur le travail.

Cette période – il faut le rappeler – a permis pour beaucoup l’ouverture au monde par le sport, par les loisirs et par la culture. Léo Lagrange, secrétaire d’État aux sports et aux loisirs de Léon Blum, incarnera longtemps cette avancée sociale majeure dans notre pays.

Léon Blum pouvait légitimement dire en 1942 à propos de cette loi : « Tout cela me donne le sentiment que, par l’organisation du travail et des loisirs, j’avais malgré tout apporté une espèce d’embellie, d’éclaircie dans des vies difficiles, obscures, qu’on ne leur avait pas seulement donné plus de facilités pour la vie de famille, mais qu’on leur avait ouvert la perspective d’avenir, qu’on avait créé chez eux un espoir… »

Ce n’est donc pas un hasard si dans le théâtre, le cinéma, la chanson, l’action du Gouvernement trouve des prolongements inattendus. C’est la « Belle époque » de Duvivier et la « Marseillaise » de Renoir. C’est aussi le célèbre « Y’a de la Joie » de Charles Trenet. C’est aussi le moment où se développe le mouvement associatif.

Par la suite, chacun connaît les grandes étapes de la troisième semaine de congés en 1956, la quatrième en 1969, et la cinquième semaine et la baisse de la durée légale à 39 heures en 1982.

À travers ce rappel historique résumé, simplifié, on mesure bien l’immense chemin parcouru, on prend la mesure de tous les débats et de toutes les luttes pour arriver à la situation d’aujourd’hui.

Il est important aussi de rappeler cette histoire pour constater que depuis 150 ans, les arguments des opposants sont toujours les mêmes contre ce qui constituait d’abord une simple exigence de dignité humaine et une protection de la santé, puis une aspiration à de meilleures conditions de vie. Ces arguments, nous les connaissons.

Et le premier d’entre eux : on va favoriser l’oisiveté, le travail au noir, la débauche…

En 1848 déjà, alors que le travail est autorisé dans la limite de 8 heures par jour, pour les moins de 8 ans, des membres de la société industrielle de Mulhouse s’interrogent : « Au point de vue moral », n’est-il pas dangereux de laisser « sortir les enfants des ateliers avant les ouvriers, parmi lesquels sont généralement leurs parents. Le danger est grand, surtout pour ceux de ces enfants qui n’habitent pas la commune même où est située la fabrique qui les emploie. En hiver, après la chute du jour, ces enfants des deux sexes sortent ensemble des ateliers et soit qu’ils retournent seuls à leurs villages, soit qu’ils attendent, pendant quelques heures en ville, la fin de la journée de leurs parents, c’est là une mesure que la morale redoute ».

Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, mais certains nous disent pourtant qu’il faut travailler plus quand cela va mal, que la réduction du temps de travail va favoriser la paresse ou le travail au noir.

D’ailleurs, insistent aussi les réticents, d’hier et d’aujourd’hui, les salariés ne veulent pas de cette réduction. En 1848, alors qu’il s’agissait de limiter la durée du travail à douze heures, le citoyen Bernard déclare dans cette enceinte : « S’est-on bien rendu compte de la situation de l’ouvrier ? Je ne le pense pas. Les bons ouvriers ne sont pas ceux qui réclament le vote de la loi que nous discutons ; les bons ouvriers ont toujours en vue d’avoir du travail, d’en avoir longtemps, d’en avoir beaucoup (…). Ils ne se plaignent jamais de l’excès. »

Bien sûr, ajoute-t-on, cette mesure est antiéconomique. Paul Reynaud, le 12 juin 1936, déclare : « Si demain, le Parlement votait une loi abrogeant, en France, la loi de la pesanteur, la pesanteur continuerait à jouer. Les lois d’ordre économique s’imposent à nous avec moins de rigueur sans doute que les lois d’ordre physique, mais, quand on les viole, elles se vengent. » « C’est une loi de faillite ! », s’exclame même, dans un registre proche, le député Pierre Taittinger.

Même l’argument de l’exception française ne date pas d’aujourd’hui.

Le 8 septembre 1848, un autre parlementaire déclare, ici encore, qu’il faudrait, pour pouvoir appliquer la réduction du temps de travail, non pas prendre un décret, mais des règlements concernant plusieurs pays pour éviter toute concurrence déloyale et pouvoir « rivaliser sur les marchés du monde ». En 1936, monsieur Pierre Valette-Viallard déclare, lors de la séance du 12 juin : « Ce projet est certainement le plus grave que nous ayons discuté depuis longtemps. Même s’il ne doit pas être mortel pour nos industries qui travaillent pour le marché intérieur, ce projet causera la ruine de celles qui exportent… »

À vrai dire, il n’est pas surprenant que ce soit l’enjeu de tant de combats, et de tant de débats. Car quoi de plus structurant que le temps, et en même temps, quoi de plus quotidien.

L’avènement du capitalisme et de l’industrialisation est marqué par la division du travail, le découpage des tâches en temps élémentaires, la chasse au temps mort. Le temps est enserré dans un système de normes. L’employeur s’attache à obtenir la maîtrise du temps des salariés, pour en tirer le meilleur profit.

La lutte pour libérer du temps, pour se libérer du temps contraint, est au cœur du mouvement ouvrier. Il s’agit tout à la fois de se libérer des contraintes, de lutter contre les cadences. Il s’agit aussi d’obtenir du temps libre, c’est-à-dire comme le dit le philosophe américain Michael Walzer, du temps qui ne soit pas forcément « vacant, mais du temps qu’on dirige soi-même ».

Ce mouvement, chacun le reconnaît aujourd’hui, a été un facteur de progrès :
– progrès social, naturellement, puisqu’il a permis d’améliorer les conditions de vie effroyables de la classe ouvrière. La réduction du temps de travail a été progressivement synonyme de meilleure santé, de moins de fatigue et, depuis Léon Blum, d’une certaine possibilité de temps libre et de loisirs. Aujourd’hui encore, elle est un élément majeur d’un projet de société qui veut libérer le temps pour vivre avec sa famille, ses amis, son quartier, participer à la vie associative, avoir accès à la vie sportive et culturelle ; – progrès économique aussi, parce que les horaires excessifs nuisent – c’est vrai encore aujourd’hui – à la qualité et à l’efficacité. Plus encore, au fur et à mesure de la baisse du temps de travail, ont été trouvés les moyens techniques et d’organisation qui permettent de plus et mieux produire avec la même quantité de travail.

La réduction du temps de travail vaut autre chose que des anathèmes. C’est un phénomène historique et universel. Sur une longue période, dans tous les pays développés, la durée du travail baisse. Proche de 3 000 heures par an autour des années 1870 dans tous les pays industriels, elle se situe aujourd’hui partout entre 1 500 et 2 000 heures.

Ce mouvement de réduction du temps de travail est la contrepartie naturelle des améliorations de productivité des entreprises. C’est un souhait permanent des salariés que leurs efforts pour améliorer l’efficacité de la production permettent, en définitive, de libérer du temps. Et qu’on ne vienne pas opposer les chômeurs, qui réclament du travail, et les salariés qui souhaitent voir diminuer leur temps de travail. Ces deux mouvements sont profondément cohérents. Vouloir du travail est évidemment légitime, c’est le sens de la dignité et de l’autonomie. Créer les conditions pour que ce travail n’écrase pas, mais au contraire respecte et libère l’individu, ne l’est pas moins.

C’est donc dans la continuité de l’histoire de notre pays que le Gouvernement présente ce projet.

Mais aujourd’hui, la question de la réduction du temps de travail revêt une importance et une acuité particulière, une exigence même à cause de l’ampleur massive et insupportable du chômage.

Nous avons les uns et les autres depuis vingt ans mis la lutte contre le chômage, au cœur de nos priorités, tout du moins dans les discours. Force est de constater que nous avons les uns et les autres échoué. Nous devons aujourd’hui ouvrir toutes les pistes, et nous y engager avec force et détermination. Le chômage n’est pas une fatalité. Si la politique a un sens, c’est bien l’occasion d’en faire la démonstration.

Je l’ai déjà souligné. La réduction de la durée du travail n’est pas la solution unique, la solution miracle, au problème du chômage. Mais elle doit être engagée avec résolution car elle peut permettre beaucoup de créations d’emplois.

Il est clair aussi que la première réponse au chômage, c’est la croissance qui doit être la plus forte possible. Depuis huit mois, le Gouvernement n’a pas ménagé ses efforts pour remettre le pays en marche, pour redonner confiance et faire redémarrer le moteur de la croissance.

Aujourd’hui, notre inflation est vaincue, les entreprises – principalement les plus grandes – ont reconstitué leurs marges parfois abondamment ; notre économie est concurrentielle comme le montre l’excédent important de notre balance extérieure. Mais le fort prélèvement réalisé sur les ménages et les retraités, ces dernières années, le climat d’incertitude, l’absence de confiance, ont gelé notre consommation intérieure.

Aussi le Gouvernement a-t-il – dès son arrivée – pris des mesures pour relancer la consommation et aider les plus défavorisés par l’augmentation du SMIC de 4 %, le quadruplement de la prime de rentrée scolaire, la revalorisation de l’allocation logement. Il a engagé parallèlement des réformes structurelles de nature à mieux équilibrer les prélèvements sur les salaires et les revenus du capital, en transférant par exemple les cotisations maladies salariés vers la CSG. Dès la fin de ce mois, des millions de Français vont constater une amélioration de leur pouvoir d’achat sur leur feuille de paye.

D’ores-et-déjà, la consommation a redémarré alors qu’elle était étale depuis le début 1995 ; l’investissement reprend ; les indices de confiance des entreprises et des ménages se relèvent. Les premiers indicateurs de la reprise de la croissance sont là et nous avons déjà des signes – certes fragiles –, mais pourtant sensibles en matière de chômage.

Bien sûr, rien n’est acquis, il faut poursuivre.

Mais chacun sait que tous ces efforts, bien qu’indispensables, ne suffiront pas à faire baisser fortement et surtout rapidement le chômage. Une croissance de 3 %, c’est quelques dizaines de milliers de chômeurs en moins par an. Ce n’est pas rien, mais ce n’est pas suffisant.

C’est pourquoi, le Gouvernement, comme il s’y est engagé devant les Français, se doit de ne négliger aucune piste.

Nous devons développer l’emploi, et d’abord préparer les emplois de demain, que ce soient dans de nouvelles activités : services aux personnes, protection de l’environnement, amélioration de la qualité de vie, développement de la culture. C’est objectif de la loi pour l’emploi des jeunes qui a déjà permis à 40 000 d’entre eux de travailler. Que ce soit aussi en encourageant le développement des nouvelles technologies et de l’innovation, la création d’entreprise, ou les initiatives des PME. Autant d’actions à poursuivre et à amplifier.

Il nous faut développer l’emploi en anticipant les métiers de demain, mais aussi en réduisant la durée du travail.

Comment ne pas y penser quand on voit que le produit national s’est accru de 60 % depuis 1975 alors que le volume de travail effectué n’a pas augmenté, alors que la population active s’enrichissait de près de quatre millions de personnes. C’est bien ce décalage qu’il faut combler.

Comment ne pas le souhaiter, quand notre pays, qui compte des millions de personnes au chômage et dans la précarité, réalise en même temps des centaines de millions d’heures supplémentaires par an.

Notre durée hebdomadaire de travail ne diminue plus depuis 1983 et subsistent des horaires élevés : en 1995, plus de 12 % des salariés travaillent plus de 43 heures. Sont particulièrement touchés les cadres bien sûr, mais aussi les ouvriers, et certains secteurs d’activités comme les hôtels-cafés-restaurants ou les transports.

Comment ne pas soulever ce paradoxe d’un pays où les jeunes rentrent de plus en plus tard sur le marché du travail (le taux d’activité des moins de 25 ans – moins de 30 % en 1995 – est le plus faible des pays industrialisés), l’un des plus faible (36 %) pour les plus de 55 ans, alors même qu’entre 25 et 45 ans, on travaille longtemps. Certains d’entre nous le constate quotidiennement : « on n’a pas de temps… »

Ce déséquilibre, il nous fait le combattre parce que nous avons besoin de temps, pour maîtriser une société de plus en plus complexe. Nous avons besoin de temps pour utiliser l’information foisonnante qui nous est proposé de toute part, pour nous adapter à un univers changeant, et pour renforcer le lien social dans une société éclatée. En définitive, nous avons besoin de temps pour vivre mieux.

Mais il faut aussi combattre ce déséquilibre car nous ne pouvons nous satisfaire de laisser sur le bord de la route de plus en plus de nos concitoyens qui réclament une place et donc un travail dans notre société.

Il faut réduire la durée du travail. Mais certains s’interrogent. Crée-t-elle des emplois ? Oui sans aucun doute. Bien sûr, je ne crois pas à une formule mécanique, à une règle de trois qui permettrait de trouver là une solution magique. Mais je suis convaincue, comme la grande majorité d’entre vous, que la réduction de la durée du travail bien menée, de manière décentralisée, par la négociation, peut créer des emplois, beaucoup d’emplois.

Au-delà des publications anciennes, tenons-nous en aux deux études récentes réalisées par l’OFCE et la Banque de France à partir des hypothèses du projet de loi (je suis surprise qu’on s’en étonne car il s’agit ici d’être précis) ; elles ont mis en lumière les conditions qui permettaient de créer des emplois : 450 000 à 700 000 selon le champ des entreprises concernées et selon le rythme de la négociation. Dans chacune de ces études, la seule situation qui conduit à l’absence de création d’emplois, c’est celle où les entreprises ne réduisent pas la durée du travail.

Certains doutent de ces études : soyons clair. Il ne s’agit pas de pronostics. Il s’agit de mesurer les enjeux et d’éclairer les conditions de la réussite. Je sais qu’il y a, aujourd’hui dans cet hémicycle et au-delà, des hommes et des femmes qui s’interrogent, mais aussi beaucoup qui pensent que la réduction de la durée du travail peut créer des emplois et même beaucoup d’emplois.

Il suffit de reprendre les débats de 1995 devant votre Assemblée de la proposition de loi devenue loi de Robien.

Le rapporteur de la loi, Yves Nicolin, déclarait alors : « Ce serait une grave erreur de ne pas s’engager dans cette voie qui, au regard des politiques menées jusqu’à maintenant, paraît la plus prometteuse. »

Jean-Yves Chamard affirmait également : « Nous avons tous constaté que les recettes traditionnelles de la lutte contre le chômage avaient fait leur temps et montré leurs limites. Chacun convenait qu’il fallait prendre des mesures amples. L’aménagement-réduction du temps de travail a été considéré comme une des grandes réformes qui s’imposaient… Nous nous en félicitons parce qu’une évolution s’est produite, qui est aujourd’hui irréversible.

Quant à Jacques Barrot, mon prédécesseur, il disait, dans cette enceinte : « Je suis de ceux qui pensent que, outre la baisse ciblée des charges, l’aménagement du temps de travail est, incontestablement, un levier fondamental, essentiel pour lutter contre le chômage ».

Ce que j’ai pu entendre, à la commission des finances de l’Assemblée de la part de messieurs Méhaignerie et Barrot, faisait directement écho à cette analyse.

Bien sûr, ce n’est pas facile, ce n’est pas mécanique, et nous réussirons d’autant mieux que nous prendrons en compte l’évolution des conditions de production et de concurrence.

Alors que toute la révolution industrielle et le développement du taylorisme sont marqués par le renforcement du lien entre le travail et le temps, la relation aujourd’hui se relâche et se modifie. C’est d’abord d’intervention directe et systémique des salariés que conditionne le volume de production, que le niveau d’engagement des machines et la durée d’utilisation des équipements. Ce n’est plus seulement – on pourrait même dire, de plus en plus souvent « ce n’est plus d’abord » – l’intensité quantitative du travail qui fonde la performance, mais la qualité, les compétences mises en jeu, les coopérations, l’autonomie.

C’est aujourd’hui un formidable enjeu que de repenser l’organisation du temps et du travail en fonction de nouvelles exigences des marchés, pour libérer les énergies, encourager l’innovation et, en définitive, améliorer les performances économiques.

C’est aujourd’hui un formidable enjeu que de repenser l’organisation du temps et du travail en fonction des nouvelles exigences des marchés, pour libérer les énergies, encourager l’innovation et, en définitive, améliorer les performances économiques.

C’est en cela que la réduction de la durée du travail constitue une véritable opportunité pour les entreprises. Elle rejoint les aspirations séculaires des salariés à vivre mieux et à disposer de plus en plus de temps libre. Elle devient une exigence dans un pays où le chômage détruit peu à peu les hommes et les femmes, ainsi que les valeurs qui les relient.

C’est au regard de l’ensemble de ces considérations que le Gouvernement a décidé dans une démarche résolue de relancer le processus de réduction du temps de travail.

Une démarche résolue, car nous devons montrer clairement et fortement le cap. C’est le sens de l’article 1 qui prévoit 35 heures au 1er janvier 2000 pour les entreprises de plus de vingt salariés et au 1er janvier 2002 pour celles de moins de vingt salariés. Ce n’est pas un couperet, puisqu’il s’agit de la durée légale. Ce n’est pas un butoir, puisque le dispositif d’aides encourage ceux qui vont plus vite et plus loin. C’est encore moins un carcan car le champ de la négociation est immense.

Une démarche résolue encore, lorsque le Gouvernement entend donner un signal aux entreprises qui pratiquent des horaires élevés, en abaissant de 42 à 41 heures le seuil de déclenchement du repos compensateur.

Une démarche résolue aussi, lorsque la loi moralise par diverses dispositions le travail à temps partiel dont il ne faut pas s’étonner qu’il soit rejeté par nombre de salariés car il est le plus souvent subi et contraint.

Aussi notre projet réajuste-t-il l’abattement en faveur des emplois à temps partiel assoupli par la loi quinquennale et limite-t-il les heures complémentaires et les interruptions d’activité dans la journée en renvoyant leur fixation à la négociation de branche.

Mais notre projet est souple. Il l’est tout d’abord parce qu’il s’appuie sur la négociation, seule à même de prendre en compte la diversité des situations.

Ceux qui imaginent que l’on peut tout réglementer et encadrer par la loi, méconnaissent la réalité des entreprises, mais aussi la variété des aspirations des salariés, et courent le risque de « passer à côté » de ce que la réduction de la durée du travail peut apporter en termes d’emplois.

C’est de façon décentralisée que peuvent se trouver les bonnes solutions et se dégager le juste équilibre des intérêts. Dans une industrie aux investissements lourds, en croissance, ce peut être l’occasion d’augmenter les temps de fonctionnement des machines ; dans une entreprise de service, il s’agit au contraire d’adapter les plages d’ouverture à la demande du public ; dans beaucoup de secteurs, il s’agit de trouver les moyens d’améliorer l’organisation pour plus de qualité et de réactivité. Et, naturellement, la taille de l’entreprise a aussi beaucoup d’importance.

De même, les souhaits des salariés ne sont pas identiques en zone rurale ou en zone urbaine, avec des domiciles proches ou éloignés de leurs lieux de travail. Les parents de jeunes enfants auront, en général, des choix d’horaires que n’auront pas les autres. À la diversité des engagements et des inclinations personnels, correspond une variété d’attentes.

C’est tous ces éléments, et bien d’autres, qu’il convient de prendre en compte pour réussir la réduction du temps de travail, du point de vue tant des entreprises que des salariés, et de ceux qui attendent un emploi.

Tel est le sens de cette loi d’orientation et d’incitation.

Projet souple, puisqu’il laisse le temps de négocier, puisqu’il accorde une période de deux années complémentaires aux petites entreprises pour leur permettre de définir leur organisation future.

Souple aussi, puisque le mécanisme d’incitation s’appuie sur la négociation, et son niveau est d’autant plus élevé que la baisse de la durée du travail et les créations d’emploi sont fortes.

La loi indique certains thèmes de la négociation, en particulier le niveau et les échéances de la réduction du temps de travail, les créations ou préservations d’emplois, les modalités d’organisation du temps de travail et les délais de prévenance. La loi précise enfin que l’accord détermine les conditions du suivi de sa mise en œuvre, au sein de l’entreprise et, le cas échéant, de la branche. Il s’agit, au-delà de la seule négociation de l’accord, d’organiser une relation durable et un suivi clair entre l’employeur et les représentants des salariés sur la réduction du temps de travail.

C’est aussi l’accord qui permettra d’envisager des souplesses dans l’organisation du temps de travail. Cette modulation négociée déjà prévue dans le cadre du code du travail apporte des garanties aux salariés. C’est un enjeu important de la négociation de trouver, dans ce domaine, un juste équilibre. À cet égard, l’article 4 du projet de loi propose des modalités supplémentaires qui peuvent intéresser tant les entreprises que les salariés : la possibilité d’organiser la réduction du temps de travail en-dessous de 39 heures hebdomadaires, sous forme de repos, pour partie aux choix du salarié, pour partie de l’entreprise. De même, est ouverte la possibilité d’alimenter un compte épargne-temps, dans des conditions qu’il faudra bien sûr encadrer pour éviter les dérives et garantir aux mieux les effets sur l’emploi.

C’est aussi à la négociation sociale de traiter des salaires. Ce point est évidemment capital. Négociation salariale et négociation sur le temps de travail sont en effet indissociables. C’est aux employeurs et aux représentants des salariés de déterminer les évolutions justes pour les salariés et cohérentes avec les perspectives économiques de l’entreprise, compte-tenu des effets – et ils sont multiples, j’y reviendrai – de la réduction du temps de travail.

Le Gouvernement, en ce qui le concerne, a exprimé son point de vue. Compte-tenu des évolutions passées du pouvoir d’achat, il n’est pas souhaitable que la réduction du temps de travail se traduise par une baisse de salaire. Ce serait injuste socialement et néfaste économiquement à un moment où il faut soutenir la consommation. Mais dans l’avenir, les évolutions salariales devront tenir compte de la baisse de la durée du travail. On ne pourra pas faire comme s’il ne s’était rien passé. En fonction du niveau de celle-ci, des créations d’emploi, des évolutions de productivité induites par la réduction du temps de travail, de leur situation, les salariés – j’en suis sûre – apporteront leur part.

Quant au SMIC, il n’est pas question de définir ici strictement les décisions qui devront être prises dans les mois à venir. Elles doivent faire l’objet d’une concertation approfondie avec les organisations patronales et syndicales.

Mais afin d’éclairer pleinement le débat et les négociateurs, je me dois, en revanche, d’exprimer les principes qui seront les nôtres. Le salarié payé au SMIC, dont l’horaire hebdomadaire passe de 39 à 35 heures, doit garder intact son salaire. En même temps, il n’apparaît pas non plus opportun que la rémunération d’un salarié restant à 39 heures et payé au SMIC s’accroisse automatiquement de 11,4 %, auquel il faudrait naturellement ajouter la rémunération des heures supplémentaires.

Cela nous oriente vers la définition, parallèlement au SMIC horaire, qui resterait en l’état, d’une rémunération mensuelle minimale dont le niveau serait fixé de telle sorte que le premier principe que j’ai rappelé, soit respecté. Il nous faudra, bien sûr, débattre des modalités d’indexation de ce nouvel indice, de même que des effets de celui-ci sur les salaires de ceux qui travaillent à temps partiel. C’est l’objet d’un travail approfondi, qui va se poursuivre dans le cadre naturel de la commission nationale de la négociation collective.

Le parti pris de la négociation décentralisée a conduit le Gouvernement à organiser, dans des conditions très encadrées, des possibilités de mandatement de salariés pour la négociation par les organisations syndicales représentatives au niveau national. Il s’agit, en effet, de tirer les conséquences d’une situation qui n’est naturellement pas satisfaisante, mais qui est la réalité ; peu d’entreprises ont un délégué syndical. Sans doute la négociation de branche offre-t-elle une réponse ; mais celle-ci vaut surtout pour les secteurs très homogènes dans lesquels figurent surtout des petites entreprises. Pour les autres, la diversité et la complexité des situations militent pour une approche décentralisée. C’est ce double parti qu’a retenu notre projet de loi.

Souplesse enfin, dans l’articulation retenue entre les deux lois. La première – celle que nous discutons aujourd’hui – fixe le cap, montre les pistes, et met en place un mécanisme d’incitation. La seconde loi présentée fin 1999 définira l’ensemble des dispositions du passage aux 35 heures en s’appuyant sur les résultats des négociations et en tenant compte de la situation économique. C’est en son sein que seront définies les modalités particulières applicables aux cadres, les dispositions nouvelles sur l’organisation du temps de travail, et sur le régime des heures supplémentaires. Toutefois pour éclairer la négociation, le Gouvernement a-t-il affiché d’ores-et-déjà dans l’exposé des motifs de la loi que la rémunération des heures entre 35 et 39 heures ne pourrait excéder 25 %.

Je sais que certains auraient souhaité que dès maintenant soient fixées dans la loi l’ensemble des modalités applicables au 1er janvier 2000. Je crois que ce serait une erreur car nous devons laisser une marge forte aux négociateurs si nous souhaitons réussir. Nous devons laisser la place à l’innovation. Nous en tirerons les conséquences dans la seconde loi. Elle ne remettra pas en cause les accords signés, dans la mesure bien sûr où ils sont conformes à la législation.

Cette démarche – j’en suis convaincue – est la bonne. Elle n’impose pas, mais elle montre le cap ; elle fait confiance aux acteurs de la négociation ; elle met notre pays en mouvement.

Cette loi définit une grande ambition. Je souhaite dire – si vous le permettez un peu solennellement – qu’elle mérite mieux que des oppositions simplistes. Il ne peut y avoir sur un sujet aussi complexe d’un côté ceux qui prônent une vision mécaniste et centralisée, et de l’autre ceux qui la rejettent d’un bloc avec des critiques sous formes de slogans.

Il est normal que les chefs d’entreprise, les salariés, les organisation syndicales se posent des questions et que même certains s’interrogent. Réduire fortement la durée du travail va modifier l’organisation du travail, les habitudes, va nécessiter des changements profonds.

C’est parce que nous sommes face à une ambition très forte et un sujet complexe – celui du temps – que nous devons tenter d’éclairer au mieux les acteurs concernés.

Je souhaite qu’à l’instar du travail réalisé en commissions, nous entamions un réel débat faisant le point de nos convergences et de nos différences. La démocratie y gagnera et j’en suis sûre notre volonté commune de réduire le chômage.

Pour me situer dans cette approche, je souhaite rapidement répondre aux principales critiques de ceux qui acceptent d’entrer dans le débat et principalement de ceux qui reconnaissent que la réduction de la durée du travail créé des emplois.

Je le ferai autour de quatre interpellations :

– pourquoi une loi générale ?
– ne valait-il pas mieux réduire les charges sociales ?
– comment les PME vont-elles s’en sortir ?
– vous allez à l’encontre du mouvement général ? Vous construisez l’exception française.

Et bien pourquoi une loi générale ?
Je répondrai tout d’abord comme monsieur Nicolin, rapporteur de la loi de Robien. « Depuis dix-sept ans, disait-il ici même, on nous dit que l’on va aboutir et qu’il ne faut pas gêner les négociations. Aujourd’hui, nous considérons qu’il est au contraire temps de trancher et d’agir ».

Monsieur Nicolin a raison. La négociation sur le temps de travail n’a pas suffisamment avancé même si la loi de Robien a eu le grand mérite de lui donner un nouveau souffle. 1 750 accords ont été signés concernant 190 000 salariés, induisant 20 000 emplois créés ou sauvegardés.

C’est beaucoup par rapport au mouvement des années passées, puisqu’après 1 000 accords d’entreprise en 1983 après l’ordonnance de 1982, le niveau est descendu à 100 en moyenne avant la loi de Robien. De même, ce thème est peu abordé au niveau des branches : 97 accords en 1982-1983 après l’ordonnance, 5 à 10 par an jusqu’en 1995. Et même l’accord interprofessionnel du 31 octobre 1995 qui avait invité les branches à négocier sur la réduction de la durée du travail, a eu très peu d’effets. Une trentaine d’accords avec des effets très limités, sur 400 branches concernées.

Aussi la loi Robien a-t-elle accéléré le mouvement. Mais c’est peu : 1 500 accords d’entreprise, 20 000 emplois créés ou sauvegardés quand il y a des millions de demandeurs d’emploi dans un pays.

Alors, si l’on est convaincu que l’emploi est la priorité n° 1 des Français, si l’on croit que la réduction de la durée du travail peut être fortement créatrice d’emplois, alors il faut avancer. Et c’est ce que fait le Gouvernement.

Certains regrettent peut-être que la négociation ne s’engage pas spontanément dans notre pays comme en Allemagne, aux Pays-Bas, ou dans les pays d’Europe du Nord. Mais c’est la réalité.

Aussi faut-il engager le mouvement tout en privilégiant la négociation.

À ce stade, certains nous disent. Pourquoi n’avoir pas choisi la réduction des charges sociales ? Je souhaite leur répondre simplement. Moi aussi je crois qu’aujourd’hui les charges salariales pèsent trop sur les salaires : c’est pourquoi nous avons transféré les cotisations maladie sur la CSG, c’est pourquoi nous travaillons sur une autre assiette des cotisations patronales et sur une réforme de la fiscalité locale.

C’est pourquoi la présente loi propose aussi une aide financière sous forme de réduction des charges sociales et non des subventions. Mais parce que je suis convaincue que les charges sociales pèsent d’abord sur les bas salaires et sur les secteurs fortement utilisateurs de main-d’œuvre, je propose un système d’aide qui les favorise triplement :

– la réduction des charges sociales proposée varie de 9 000 à 13 000 francs par salarié et par an, est forfaitaire, et avantage les bas salaires. Elle est dégressive et se poursuivra au bout de cinq ans par une aide structurelle de l’ordre de 5 000 francs ;
– cette aide peut être majorée de 1 000 francs pour les entreprises qui sont au-delà des 6 et 10 % des effectifs prévus respectivement en cas de diminution de 10 ou 15 % de la durée du travail ;
– enfin dans un amendement qui sera déposé par le Gouvernement, nous proposerons dans le respect de la réglementation européenne, une aide majorée supplémentaire de 4 000 francs pour les entreprises ayant au moins 60 % d’ouvriers et dont 70 % des salariés reçoivent au plus une fois et demi le SMIC.

Nous favorisons là, la baisse des charges sociales, mais c’est une baisse ciblée, avec une contrepartie : l’emploi.

Les systèmes que vous avez mis en place, tel le mécanisme de ristourne dégressive entre 1 et 1,33 fois le SMIC coûte très cher (40 milliards par an) et n’a pour l’instant entraîné la création que de 40 à 45 000 emplois par an.

Nous nous refusons de renforcer ce dispositif trop général et coûteux pour préférer une aide aux entreprises qui bougent en réduisant la durée du travail et qui créent des emplois.

Certains aussi prétendent que notre projet va mettre à bas les petites entreprises. Je les invite à le lire attentivement. Le Gouvernement a tenu à prendre en compte la situation spécifique de ces entreprises dont il ne méconnaît ni les interrogations, ni les problèmes. Le décalage de deux ans, au 1er janvier 2002 de la baisse de la durée légale pour les entreprises de moins de vingt salariés, doit leur permettre de rechercher les modalités d’adoption et de réorganisation, que la réduction du temps de travail peut impliquer pour elles. Je suis sûre qu’il y a des marges d’action. D’ailleurs, 21 % des bénéficiaires de la loi du 11 juin 1996 sont des entreprises de moins de dix salariés. Je l’ai dit à leurs représentants : je suis prête, à cet égard, à réfléchir avec eux, à des modalités spécifiques d’organisation qui pourraient apparaître nécessaires, au moment de l’élaboration de la deuxième loi, prévue à l’automne 1999.

En tout état de cause, les emplois créés, pour ouvrir droit à l’aide, seront comptabilisés en équivalent temps plein, ce qui permettra à une très petite entreprise de satisfaire à la condition requise, en procédant à une embauche à temps partiel. Pour celles qui iraient au-delà, votre commission a voté un amendement qui leur ouvre l’accès à la majoration d’aide de 1 000 francs. Le Gouvernement l’acceptera. J’ajoute que l’aide mise en place couvre largement le coût d’embauches dans les entreprises dont les salariés sont au SMIC ou proches du SMIC.

On nous parle enfin de l’exception française. Je m’étonne. La France se situe en position moyenne dans l’Union européenne : si l’on compare les durées habituellement travaillées par les salariés, on constate que le salarié français travaille moins que le Britannique, l’Irlandais ou le Portugais. En revanche, il travaille plus que l’Allemand, le Belge ou les salariés des pays du Nord de l’Europe. Et dans beaucoup de pays d’Europe, à l’exception notable de la Grande-Bretagne, la durée du travail a baissé, depuis quinze ans, alors qu’en France elle est restée stable.

Si nous ne sommes pas seuls dans cette démarche, c’est simplement parce que les défis que nous rencontrons ne sont pas seulement les nôtres. Ce sont ceux de tous les pays, en particulier de tous les pays développés.

Le modèle de la flexibilité et du libéralisme tout crin a montré ses limites.

Robert Reich, économiste, ancien ministre du travail de Bill Clinton, vient de faire ce constat : « Les États-Unis ont choisi la voie d’une création d’emplois rapide, de la flexibilité des salaires, de l’insécurité de l’emploi et d’un accroissement des inégalités ». Mais ajoute-t-il, tout cela n’est pas « fatal ». « Les nations sont libres de créer le contrat social de leur choix ».

Je crois que c’est ce que commence à faire l’Europe qui, pour la première fois au sommet du Luxembourg, a reconnu la durée du travail comme un des éléments pour lutter contre le chômage.

C’est ce que fait notre pays à l’instar de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Italie.

Face au chômage, les Français attendent nos initiatives. Ils souhaitent que nous ouvrions des voies nouvelles.

Puisse ce débat enrichi par le travail de vos commissions et de votre rapporteur que je salue tout particulièrement, être exemplaire d’une volonté commune de combattre le chômage et d’analyser sans a priori les pistes possibles.

Puisse ce débat donner à chacune et chacun de nos concitoyens, chefs d’entreprise, syndicalistes, salariés, la volonté de se saisir de l’opportunité que représentera ce texte pour réduire la durée du travail et créer des emplois.

Permettez-moi de terminer par cette phrase de Léon Blum, le 31 décembre 1936 : « Il est revenu un espoir, un goût du travail, un goût de la vie. La France a une autre mine et un autre air. Le sang court plus vite dans un corps rajeuni ».

À nous de redonner l’espoir.


L’Humanité, 27 janvier 1998

L’Humanité : « Une réduction du temps de travail bien conduite peut créer des centaines de milliers d’emplois », affirme l’exposé des motifs du projet de loi que vous allez défendre devant l’Assemblée nationale à partir du 27 janvier : est-ce la solution majeure contre le chômage ?

Martine Aubry : Il n’y a pas un remède miracle pour lutter contre le chômage. Il faut prendre le problème par tous les bouts. C’est ce que le Gouvernement fait, d’abord en relançant la croissance. La hausse de l’allocation de rentrée scolaire, des aides au logement, la substitution de la CSG à la cotisation maladie permettent une amélioration du pouvoir d’achat des salariés qui favorise la consommation et la croissance. Le rééquilibrage des prélèvements entre les revenus du travail et du capital va dans le même sens. Le Gouvernement agit aussi pour développer de nouveaux services, encourage les créations d’entreprises, l’innovation technologique, la création d’emplois pour les jeunes. Il relance le bâtiment. Tout cela contribue à développer l’emploi. Une croissance de 3 % par an, c’est seulement quelques dizaines de milliers de chômeurs en moins. Ce n’est pas suffisant. La réduction du temps de travail est un levier supplémentaire et puissant pour lutter contre le chômage. Bien conduite, et sous certaines conditions, elle peut permettre de créer, dans les années à venir, des centaines de milliers d’emplois.

L’Humanité : Le CNPF semble toujours très hostile à ce projet de loi, affirmant que le dialogue social est dévitalisé par « l’interventionnisme de l’État » et que la loi risque même de « détruire des emplois ». Que répondez-vous à cela et pensez-vous que les entreprises vont tout de même entrer dans les négociations ?

Martine Aubry : Dans notre pays, plus que chez nos voisins, la loi a toujours joué un rôle important dans les relations sociales. La réglementation du temps de travail a même été à l’origine du code du travail. Qu’on se souvienne des lois limitant le travail des enfants au milieu du siècle dernier. Si on pense que la réduction du temps de travail crée des emplois, il faut maintenant sortir de l’expérimentation et généraliser. Notre projet fixe clairement le cap en réduisant la durée légale du travail à 35 heures. Mais il laisse aux entreprises et aux branches les moyens de trouver par la négociation les solutions adaptées à la diversité des situations d’entreprises et des attentes des salariés. La négociation sociale permet de garantir l’équilibre des intérêts. C’est tout l’enjeu de notre texte de l’encourager. Beaucoup d’entreprises commencent à le comprendre et, au-delà des déclarations fracassantes du patronat, étudient notre dispositif. Je suis sûre qu’il peut en sortir beaucoup de créations d’emplois. Mais cela dépendra aussi bien sûr de la mobilisation des salariés et de leurs organisations syndicales. C’est un point clé pour que notre loi soit efficace et ait des résultats contre le chômage.

L’Humanité : La droite parlementaire a l’intention de combattre le projet qu’elle qualifie « d’illusion économique ». Ce sera donc un affrontement gauche-droite ?

Martine Aubry : Tout dépendra de la façon dont la droite voudra se situer dans ce débat. La lutte contre le chômage mérite plus que des slogans. Notre projet traduit la conviction que l’État peut agir, qu’une volonté politique peut s’opposer aux effets de l’ultralibéralisme, qu’on peut mettre en mouvement la société, que le chômage n’est pas une fatalité. Il exprime aussi nos valeurs de solidarité et de justice sociale, et notre confiance dans le rôle des syndicats et de la négociation sociale. Tout cela, ce sont des convictions que nous portons. À la droite de se situer par rapport à elles.

L’Humanité : Vous avez préparé ce texte en concertation avec les groupes de la majorité. Allez-vous prendre en compte leurs propositions ?

Martine Aubry : Nous travaillons depuis plusieurs mois avec tous les groupes de la majorité. De nombreuses propositions d’amélioration ont été faites qui intègrent toutes les sensibilités. Je souhaite voir reprises, dans le texte final, celles qui ne remettent pas en cause l’équilibre du projet qui vise la plus forte création d’emplois possible. Grâce à ces amendements, le texte sortira enrichi.

L’Humanité : Le projet de loi prévoit une compensation financière, forfaitaire, déduite des cotisations patronales, pour les entreprises qui s’engageraient dès maintenant dans la réduction du temps de travail et embaucheraient. N’y a-t-il pas un risque d’inciter à des embauches ou des emplois faiblement rémunérés ?

Martine Aubry : Notre texte prévoit, en effet, une incitation forfaitaire forte, c’est-à-dire indépendante du salaire. Nous voulons par ce biais encourager le dispositif « de Robien », l’aide était proportionnelle au salaire. Pour un cadre gagnant 25 000 francs par mois, elle était plus de trois fois supérieure à l’aide correspondant à un smicard. Et donc pour un même volume d’aide publique, elle finançait trois fois moins d’emplois à ce niveau que notre dispositif. Je crois que notre démarche est plus favorable à l’emploi. Contrairement aux allégements de charges réalisées par Balladur et Juppé, donnés globalement et sans contreparties, ce sont des aides ciblées et directement liées à la création d’emplois.

L’Humanité : Ne pourrait-on pas envisager d’autres types d’incitation financières, portant sur l’allègement non des charges sociales, mais de certaines charges financières. Par exemple, une bonification de nouveaux crédits permettant à l’entreprise d’en rabaisser le taux au-dessous de celui du marché ?

Martine Aubry : Il faut faire des choses simples. Et le dispositif que nous proposons, une aide de 9 000 à 14 000 francs par emploi, selon le niveau de la réduction du temps de travail et d’emplois créés, l’est. C’est vrai qu’il faut des taux bas. Mais ce n’est pas d’autres moyens qu’on y arrive. Et, aujourd’hui, nos taux d’intérêt n’ont jamais été aussi bas depuis longtemps.

L’Humanité : Pourquoi exclure la fonction publique de cette loi ? Ne faudra-t-il pas de toute façon, à l’échéance de l’an 2000, que les salariés de ce secteur accèdent, eux aussi, aux 35 heures ?

Martine Aubry : La fonction publique est exclue de cette loi car celle-ci modifie le code du travail qui ne s’applique pas à la fonction publique. Cela ne signifie pas le statu quo pour ce secteur. Mais il nous faut d’abord y voir clair, car les durées effectivement travaillées sont très variables selon les secteurs, les fonctions et même parfois le lieu où on exerce. C’est pourquoi, une mission d’analyse et de diagnostic de l’existant a été confiée à un haut fonctionnaire. Sur la base de son diagnostic, nous prendrons des initiatives.

L’Humanité : Les baisses de cotisations patronales ne seraient compensées que par un « remboursement partiel de la part de l’État aux régimes concernés ». Ne craignez-vous pas que cela ait pour conséquences des recettes diminuées pour la Sécurité sociale ?

Martine Aubry : L’objectif de notre projet c’est de permettre la création d’emplois, de beaucoup d’emplois. Cela allégera les dépenses de l’assurance chômage. Cela accroîtra aussi les ressources des caisses de la Sécurité sociale, du fait des nouvelles embauches et des cotisations sociales qu’elles entraînent. C’est pourquoi il me paraît logique que le remboursement aux régimes de Sécurité sociale ne soit que partiel, au vu des embauches réellement effectuées. Nous devons en discuter avec les organisations qui gèrent ces régimes. De toute façon, pour cette année, nous avons prévu le remboursement intégral. Cela nous laisse du temps pour discuter.

L’Humanité : Que répondez-vous à ceux qui s’inquiètent, du côté des salariés, de voir les entreprises imposer une flexibilité du travail qui annulerait les avantages de la réduction du temps de travail, aussi bien en termes de qualité de vie qu’en termes de créations d’emplois ?

Martine Aubry : Les entreprises ne peuvent rien imposer. Toutes les souplesses éventuelles doivent être négociées avec les organisations syndicales. Et notre aide n’est attribuée qu’aux entreprises qui créent des emplois. Je suis persuadée qu’avec une durée hebdomadaire de 35 heures, voire 32 heures, on peut accepter des variations d’horaires qui seraient insupportables à 39 ou 43 heures. Je pense même qu’on peut trouver des solutions qui répondent au souhait des salariés. Par exemple, certains accords ont permis à des mères de famille d’avoir périodiquement leur mercredi libre. Et elles en sont très satisfaites. Ce sera aux salariés et à leurs représentants de décider, dans la négociation, ce qu’ils sont prêts à accepter comme souplesse, compte tenu de la réduction du temps de travail, du nombre d’emplois créés et naturellement de leurs conditions de vie et de travail.

L’Humanité : Traitant de la réduction du temps de travail, vous écriviez dans votre ouvrage « Il est grand temps » : « C’est tout un mouvement de la société qu’il convient d’engager, appuyé à la fois par d’intenses négociations sociales dans les entreprises et par des initiatives associatives et civiques. » La ministre que vous êtes est-elle toujours dans le même état d’esprit ?

Martine Aubry : Naturellement, comme je l’ai dit, notre loi fixe le cap. Mais c’est par la mobilisation des salariés et de tous les citoyens, par un intense effort de négociations sociales que se construira concrètement le mouvement. La création d’emplois, la libération du temps pour mieux vivre et aussi pour plus de démocratie, cela intéresse chacun de nous. À chacun de se saisir de ces objectifs, là où il se trouve, à nous tous de nous mobiliser.


Le Parisien, 27 janvier 1998

Jean-Louis Dupré : Pourquoi « s’attaquer » aux 35 heures alors que la mise en œuvre des 40 heures, décidée en 1936, n’est toujours pas terminée ?

Marine Aubry : La priorité du Gouvernement, c’est de faire baisser le chômage. Pour cela, il faut utiliser tous les moyens. D’abord, la relance de la consommation et de la croissance. C’est ce que nous avons fait. Mais tout le monde s’accorde à dire que cela ne suffit pas. Même si la croissance atteint cette année 3 %, soit le double des dernières années, cela ne permettra de réduire le chômage que de quelques dizaines de milliers de personnes. Il faut aussi développer l’emploi en anticipant les métiers de demain et en aidant les PME. Mais il ne faut laisser aucune piste de côté. C’est la raison d’être de notre projet de loi pour réduire le temps de travail.
Le Gouvernement fixe le cap, et encourage la négociation sociale. Cette réduction du temps de travail ne peut se faire que par la négociation en prenant en compte les situations concrètes. En 1997, il y a déjà eu 1 500 accords. Avec trois millions de chômeurs, il faut maintenant aller plus vite et plus loin.
Quand on passe aux 35 heures, le vieux débat – d’un côté, les patrons qui veulent plus de flexibilité ; de l’autre, des salariés qui y sont hostiles – se pose différemment. Quand il est à 35 heures, un salarié peut accepter de travailler un peu plus durant une semaine ou une saison particulière, surtout lorsqu’il est prévenu à l’avance. En revanche, cette situation est insupportable pour lui lorsqu’il travaille 44 heures par semaine. La bonne méthode, c’est la négociation et la concertation.

Jean-Louis Dupré : Il n’y aura donc pas de bras de fer entre le Gouvernement et le CNPF ?

Martine Aubry : S’il y a « bras de fer », ce que je ne crois pas d’ailleurs, il n’est pas de notre côté. Car on ne réussira pas les 35 heures contre les entreprises ni sans elles. Le nombre d’emplois créés dépendra du rythme et de la qualité de la négociation. Mais je pense que les aides de l’État vont accélérer le mouvement. D’autant que ces aides favorisent les entreprises à bas salaires et celles qui vont créer beaucoup d’emplois. Les salaires actuels ne vont pas être réduits, mais il est souhaitable que ceux qui touchent des salaires moyens ou élevés acceptent, par exemple, une moindre augmentation, de l’ordre de 1 % sur les 3 % envisagés, surtout s’il y a des créations d’emplois.

Serge Duchesne : Moi qui dirige une PME de sept personnes dans le bâtiment, je peux vous dire que nous, nous travaillons en moyenne 41 heures. Et dans mon cas, c’est 70 heures ! Comment voulez-vous que nous passions aux 35 heures sans augmenter le prix de nos prestations, ce qui nous ferait perdre des marchés ? Par ailleurs, je dois embaucher prochainement deux jeunes. Si je leur explique que, chez moi, ils ne feront jamais 35 heures, ils iront se porter candidats, de préférence, dans de grosses entreprises qui, elles, peuvent absorber la réduction du temps de travail…

Martine Aubry : Pourquoi dites-vous que vous ne pourrez pas passer aux 35 heures ? Personne ne va vous dicter la façon d’organiser votre entreprise. Vous pouvez travailler plus quand vous avez un chantier à finir et, après, les ouvriers récupéreront lorsqu’il y aura moins de travail. Ce sera une moyenne : par semaine, par mois, sur l’année, ça dépend. On ne va pas imposer une durée journalière de 7 heures ! Je connais d’ailleurs une entreprise du bâtiment comparable à la vôtre puisqu’elle compte, elle aussi, neuf salariés. Eh bien, ils ont réduit à 35 heures la durée moyenne du travail parce qu’ils avaient besoin de plus de souplesse en raison des à-coups de leur activité. Cela leur a permis de créer un emploi et demi à temps plein.
Je vous rappelle, en outre, que l’État vous donnera une aide très importante. Pour les salariés au SMIC, dans une entreprise de sept personnes, cette aide couvrira complètement l’embauche du salarié supplémentaire liée au passage aux 35 heures. La première année, cela représentera 67 500 francs. Enfin, j’ajoute que nous comptons faire un pas supplémentaire en faveur des entreprises de main-d’œuvre et à bas salaires. Je pense que cela vous concernera directement dans le bâtiment. Nos prédécesseurs ont donné des allègements de charges à l’ensemble des entreprises sans contrepartie. Nous, nous les « ciblons » particulièrement sur les entreprises à bas salaires qui créeront des emplois.

Axel Martin-Garrin : Pour des commerciaux comme moi, que peuvent signifier les 35 heures ? Nous sommes payés à la commission. Alors, quand nous travaillons moins, nous gagnons moins…

Martine Aubry : Les cadres travaillent trop dans ce pays. Et puis on peut baisser la durée du travail de manière différente selon le métier exercé. Pour les cadres administratifs ou comptables, les horaires peuvent être les mêmes que ceux de leurs équipes. Pour les commerciaux et ceux qui travaillent avec les places financières, par exemple, on peut envisager de leur accorder d’autres formes de repos.

Axel Martin-Garrin : C’est très joli ! Mais, pendant ces repos compensateurs, je vais me faire « piquer » mes clients ?

Martine Aubry : Quand on démarre ou quand on gagne peu, on est prêt à travailler plus pour gagner correctement sa vie. C’est normal. Mais à partir d’un certain moment, il faut que chacun trouve un équilibre entre le temps de travail et les loisirs.
La durée du travail, c’est aussi un choix de société. On ne doit pas seulement chercher à gagner le plus possible pour consommer toujours plus. Ce qui est important aussi, c’est de vivre mieux, de s’occuper de sa famille, de ses amis, de participer à la vie associative et, pourquoi pas ? de savoir faire la fête.

Florence Martin : Depuis 1992, j’alterne des périodes de chômage et des contrats à durée déterminée. Bien que juriste, je suis prête à prendre n’importe quel petit travail pour vivre, mais en même temps je dois garder un peu de temps pour rechercher un vrai emploi dans mon domaine ou dans un autre. Lionel Jospin a refusé de relever les minima sociaux. Mais, moi qui suis en fin de droits, avec 3 500 francs de revenus mensuels et un loyer de 3 000 francs pour mon petit studio parisien, comment je peux vivre ?

Martine Aubry : La plupart des gens qui touchent, comme vous, une aide d’assistance, n’ont légitimement qu’un objectif : trouver un emploi. La solution passe par là, pour des raisons financières, mais aussi pour des motifs de dignité. Il reste une évidence : si nous sommes tous convaincus qu’il faut tout faire pour créer des emplois (en relançant la croissance ou en créant de nouvelles activités et de nouveaux métiers), il faut aussi donner des ressources pour vivre à ceux qui sont au chômage. Tout en refusant d’augmenter les dépenses publiques, c’est-à-dire les impôts (contrairement à ce qui s’est fait précédemment), le Gouvernement a donc fait un choix : la création des emplois-jeunes et la réduction de la durée du travail.
En même temps, nous voulons répondre à ces brutales chutes de revenus que vous évoquez. On y travaille, avec Marie-Thérèse Join-Lambert (NDLR : l’expert à qui Lionel Jospin a confié une étude sur les minima sociaux) et avec les partenaires sociaux. L’allocation spécifique de solidarité (ASS) n’avait pas été revalorisée, c’est un fait, depuis 1994, et elle a perdu beaucoup de pouvoir d’achat. Le Premier ministre a annoncé, après les 3 % de revalorisation décidés en janvier, qu’il y aurait un rattrapage. Il sera inscrit dans la loi contre l’exclusion, qui sera votée au printemps.

Florence Martin : Aujourd’hui, quand on est au chômage et qu’on trouve un job à temps partiel, on perd une partie des allocations versées par l’ASSEDIC. Cela n’incite pas à chercher du travail…

Martine Aubry : C’est un problème. On ne peut pas cumuler pendant longtemps un emploi et des indemnités chômage (ou d’assistance), surtout si elles sont importantes. Il faut sans doute accroître et généraliser ce « filet de sécurité ». On doit aussi pouvoir cumuler, dans certaines conditions, je viens de le faire voter, un CES et un travail à temps partiel.

Karine Poulet : Pourquoi les jeunes de moins de 25 ans ne touchent-ils aucune aide de l’État, et notamment pas le RMI ?

Martine Aubry : Dans la société que nous devons construire, chacun doit trouver sa place, et cela passe par un travail pour tous. C’est le sens de mon combat. Je me bats, tout particulièrement, pour qu’on fasse de la place aux jeunes : la première loi que nous avons fait voter, en octobre, est celle qui porte sur les 350 000 emplois-jeunes. Il y en a déjà 40 000 qui travaillent, et il y en aura, au total, 150 000 cette année.
J’ai invité le patronat et les syndicats à négocier dans les branches pour que les entreprises privées prennent leur part de cet effort. Aujourd’hui, il y a quand même 35 % des jeunes qui accèdent à l’emploi grâce à une aide de l’État. Mais grâce à une aide de l’État. Mais il faut aller plus loin : on voit bien que les entreprises ne font pas assez d’efforts pour prendre des jeunes en formation, contrairement à ce qui se fait en Allemagne. Au-delà, faut-il donner le RMI aux jeunes qui n’ont rien ? Je n’y suis pas favorable. Je préfère aider financièrement ceux qui s’insèrent ou ceux qui ont eu des « petits boulots », et n’ont aujourd’hui pas droit au chômage.

Nathalie Vicarini : En 1997, les préfectures ont recensé 20 269 bénéficiaires de l’AGED (l’allocation pour la garde d’enfants à domicile). Cette année, il y a un désengagement massif et très brutal de l’État, à un moment où les emplois à domicile commençaient à se professionnaliser. Les premières touchées par cette réforme sont les salariées…

Martine Aubry : Ce pays ne peut pas continuer à considérer qu’on peut rembourser 80 000 francs par an, c’est-à-dire deux fois et demie ce que touche un érémiste, à des familles qui embauchent quelqu’un à domicile. Ma priorité, c’est de faire en sorte que ceux qui touchent des minima sociaux vivent mieux. C’est aussi que ces 66 000 familles (0,25 % des familles françaises), qui gagnent, en moyenne, 45 000 francs nets par mois prennent en charge une partie de leur garde à domicile, alors qu’on leur en remboursait jusqu’à présent 80 %. On ne peut pas à la fois parler de solidarité, soutenir le mouvement des chômeurs et justifier de pareils privilèges !

Nathalie Vicarini : Mais que dites-vous à ces ex-salariées à domicile qui se retrouvent licenciées parce que leurs employeurs ne peuvent pas payer 7 000 francs par mois ?

Martine Aubry : Notre dispositif reste très incitatif pour l’utilisation des emplois à domicile, notamment à temps plein. L’aide de l’État représente encore 40 à 60 % du coût total de ce type d’emplois, ce qui n’a pas d’équivalent dans d’autres pays. Les employeurs touchés par les mesures que vous évoquez (baisse des crédits d’impôts et AGED) représentent 30 000 ménages, dans l’ensemble très aisés. C’est très faible par rapport aux 3 millions de ménages qui, en France, ont un enfant de moins de six ans. Si les personnes les plus favorisées de notre société ne déclaraient pas, du coup, leur personnel sous prétexte qu’elles ont perdu cet avantage fiscal excessif, ce serait une drôle de morale pour notre société. Je ne veux pas y croire.

Axel Martin-Garrin : Quelles solutions avez-vous pour retenir en France les cadres tentés de s’expatrier aux États-Unis ou en Grande-Bretagne ?

Martine Aubry : Il y a aujourd’hui 40 000 Français du côté de la Silicon Valley (NDLR : aux États-Unis) et 70 000 environ du côté de Londres. Ce n’est pas un hasard que ces deux pôles d’excellence (l’informatique et les nouvelles technologues aux États-Unis ; les métiers de la finance en Angleterre) attirent les meilleurs. Réjouissons-nous que, parmi eux, figurent bon nombre de Français. On a suffisamment dit que ces jeunes Français n’étaient pas mobiles pour, aujourd’hui, ne pas se plaindre du contraire. Cela n’a strictement rien à voir avec je ne sais quelle prétendue « fuite » des élites, que les directeurs des grandes écoles nient d’ailleurs.

Axel Martin-Garrin : Vous évoquez souvent le modèle américain…

Martine Aubry : Ce n’est pas mon modèle. Prenez les quatre dernières années : les 20 % les mieux payés ont gagné 35 % en plus ; les 20 % les moins payé ont perdu 24 % de leurs revenus. C’est une société de plus en plus inégalitaire, où 40 millions de personnes n’ont pas accès aux soins. Ce n’est vraiment pas ma référence même s’il y a là-bas un sens de l’initiative et une grande mobilité qui permettent aux jeunes d’avoir leur chance quand ils veulent créer une entreprise, par exemple.

Farid Lamarani : Est-ce qu’il n’y a pas, en France, le risque d’une médecine à plusieurs vitesses ? Pour les érémistes, pour les smicards, pour les gens fortunés et aussi pour ceux qui n’entrent dans aucune de ces catégories ?

Martine Aubry : Le problème de l’inégalité devant la santé est crucial. Un Français sur quatre dit renoncer à des soins parce qu’il n’a pas les moyens de payer. Il y a des gens qui sont dans une situation telle, financièrement et psychologique, qu’ils ne vont même pas faire appel à l’aide médicale gratuite car ils ne savent pas qu’ils y ont droit et, parfois, parce qu’ils ont peur de pousser la porte d’un médecin ou d’un hôpital. C’est donc l’hôpital et le médecin qui doivent aller vers eux. Ce que je veux donc, dans la loi contre les exclusions, c’est donner à chacun la possibilité d’avoir accès soins, non seulement en réglant les urgences, mais en tentant de prévenir les exclusions.

Jean-Louis Dupré : Les expériences concrètes que vous avez vécues en travaillant sur les banlieues vous ont-elles servi ? Je pense notamment à la violence quotidienne que l’on constate… Pour ne citer qu’un exemple, dans une cité près de Meaux, il y a des jeunes qui, pour s’amuser, ont trouvé le moyen de jeter des étages d’une tour une planque d’égout sur un jeune garçon d’une dizaine d’années qui a failli y passer…

Karine Poulet : … et il y a les pompiers qui se prennent des boules de pétanque ou des machines à laver par la fenêtre…

Serge Duchesne : À Goussainville, l’autre jour, il y a eu une rixe. Un jeune homme est resté sur le parvis. Il « pissait » le sang. Quant au surveillant qui a voulu s’interposer, il s’est fait « incendier »…

Martine Aubry : Depuis des années, je suis frappée de la montée de la véritable exclusion : celle qui frappe des jeunes qui n’ont aucun repère. Devant cette situation, il est clair que ce n’est pas une loi, à elle seule, qui fera bouger les choses. Mais la première chose que je voudrais dire, c’est que, dans ces quartiers, il y a aussi des actions de solidarité étonnantes et qui ne sont pas assez soulignées. Pour ne citer qu’un exemple, je connais des femmes qui, le soir, font des tours de ronde pour empêcher que les gamins n’entrent en contact avec les dealers.
S’agissant de la violence, il faut distinguer les cas : chez les plus âgés, il y a ceux qui pensent que la société ne leur apportera jamais rien et qui vivent du deal, de la drogue, de la délinquance. Et puis, à l’autre bout de la chaîne, il y a les tout-petits – et c’est encore plus grave – qui n’ont jamais connu le travail dans leur famille, qui ont connu l’assistance, des familles déchirées et qui ne savent plus par où s’en sortir. Il faut savoir ne rien laisser passer, et donner une réponse appropriée à chaque cas. Cela va de la prévention au traitement médical ou psychologique, de la réparation d’un dommage causé à un traitement psychiatrique ou à la prison. Mais attention : ne réduisons pas ces cités à cette violence-là. Pour leurs habitants, qui réclament à juste titre la sécurité, ce à quoi nous nous employons dans la coordination de toutes les personnes concernées, il y a quelque chose d’insoutenable à se faire renvoyer d’eux-mêmes une image qui ne correspond pas à ce qu’ils sont et à ce qu’ils font.

Laurence Vayssette : Êtes-vous favorable à l’appellation « Madame la ministre » ? L’Académie française, elle, y semble hostile…

Martine Aubry : Oui, bien sûr ! Si ce genre de petit débat peut faire évoluer un peu la société dans le bon sens, eh bien, tant mieux ! Mais, sur le terrain, l’essentiel, c’est que des hommes exercent des métiers de femmes, notamment dans le secteur social, et que les femmes, de leur côté, accèdent, enfin, au même niveau de responsabilités que les hommes ! Voilà ce qui serait une révolution.