Article de M. Luc Guyau, président de la FNSEA, et Dominique Chardon, vice-président de la FNSEA, et interview de M. Luc Guyau, dans "l'Information Agricole" de décembre 1996, sur le projet de loi d'orientation agricole, et les propositions de la FNSEA pour une agriculture "innovante, citoyenne et durable".

Prononcé le 1er décembre 1996

Intervenant(s) : 

Média : L'Information agricole

Texte intégral

Dossier - Orienter - Tracer les grands axes - Luc Guyau et Dominique Chardon

Le syndicalisme agricole avait porté les grandes lois de 1960/62 qui ont marqué trente années d’évolution de l’agriculture.

Celle promise par le président de la République pour début 1997 ne faillira pas à la tradition. Elle devra s’inspirer des orientations présentées ici et que le législateur doit, selon la FNSEA, encourager pour l’agriculture des 20 prochaines années.

La loi de 1960, en lien avec la PAC, répondait à l’attente de l’époque : sortir de la pénurie et assurer la sécurité alimentaire de l’Europe. Le contrat est désormais rempli, bien au-delà des objectifs initiaux.

Alors, il ne s’agit pas de refaire la loi de 1960, mais plutôt de construire une loi nouvelle, forte et adaptée aux transformations et aux attentes contemporaines. Depuis 1960, le monde a changé et l’image de nos concitoyens, nous en prenons conscience peu à peu. Nous réalisons en particulier combien les ressources naturelles restent limitées et quelle part de responsabilité nous incombe dans ces changements.

Patrimoine commun

Le phénomène de l’urbanisation a bouleversé le rapport de nos concitoyens au vivant. La société contemporaine est en train de réaliser qu’elle a délégué la responsabilité de son alimentation aux agriculteurs et aux industries agro-alimentaires, aux professionnels de la santé publique. Elle exprime avec force des exigences de qualité et de sécurité.

Les citoyens demandent dans le même temps que nous préservions les ressources et le patrimoine naturel. La société attend que les professionnels du vivant que nous sommes développent une nouvelle éthique.

Notre rapport à l’espace subit une profonde mutation : 80 % de nos concitoyens vivent dans des villes grandes ou petites. La terre, d’abord patrimoine privé devenu outil de travail, s’impose inexorablement comme un patrimoine commun de la Nation dont il faut ménager les ressources et la diversité. L’agriculteur devra apprendre à gérer ces trois niveaux à la fois. Cela imposera une gestion concertée de l’espace entre les agriculteurs et les autres co-détenteurs ou co-utilisateurs de l’espace.

Mais c’est aussi notre rapport au temps et au travail qui se modifiera. Les débats que nous connaissons sur le partage des droits à produire, de la valeur ajoutée et sur la multifonctionnalité des entreprises agricoles montrent la contribution que l’agriculture peut apporter en ce domaine à la société tout entière.

Nouvelle modernité

L’enjeu du début du troisième millénaire sera d’inclure, en le dépassant, le défi des années 60 dans le projet général, de ménager, de sauvegarder et de partager les ressources de la planète. La loi d’orientation doit être à la hauteur de cet enjeu, en construisant une nouvelle modernité qui combinerait quatre préoccupations complémentaires :
    - des préoccupations économiques, pour satisfaire les besoins en produits et en services, marchands et non marchands, en quantité et en qualité ;
    - des préoccupations sociales, pour satisfaire les besoins d’emplois, mais aussi de santé, d’éducation, de liberté, de reconnaissance, d’identité ;
    - des préoccupations de qualité des milieux, pour assurer la pérennité des ressources naturelles considérées comme un patrimoine commun aux générations contemporaines et à venir ;
    - des préoccupations d’éthiques et d’équité, pour que le développement bénéficie au plus grand nombre d’hommes et de territoires, dans le respect de leur diversité.

Une logique strictement agro-industrielle de l’agriculture, fondée sur une recherche exclusive de productivité et de compétitivité, n’est pas adaptée à ces nouveaux enjeux. Elle conduirait à la disparition de la majorité des agriculteurs, à la marginalisation d’une grande partie des territoires et à la dégradation inexorable de nos ressources naturelles. Nous ne voulons pas davantage envisager une agriculture fonctionnarisée pour gérer l’espace rural.

Nous avons la volonté d’élaborer un projet global qui prenne en compte l’ensemble des préoccupations contemporaines dans un nouveau contrat avec la société. Notre proposition : tendre vers une agriculture innovante, citoyenne et durable.

Inventer

Innovante parce que nous devons inventer de nouvelles technologies à la fois performantes et respectueuses de l’environnement et de la santé publique. Nous devons prendre place sur de nouveaux marchés, proches et lointains, toujours plus exigeants en termes de prix, de qualité et de sécurité. Nous devons rénover nos organisations, en construire d’autres entre agriculteurs ou avec nos concitoyens. Nous devons développer de nouvelles compétences adaptées aux évolutions de nos métiers.

Construire

Citoyenne parce que les agriculteurs et les agricultrices souhaitent partager leurs valeurs de responsabilité et de solidarité. Responsabilité individuelle et collective dans la conduite des exploitations répondant toujours mieux aux attentes de la société et aux exigences des marchés. Solidarité entre les agriculteurs et solidarité avec les autres acteurs dans la recherche d’une société plus prospère et plus équitable.

Transmettre

Durable parce qu’elle s’inscrira dans un projet à long terme soucieux à la fois d’améliorer notre qualité de vie, de favoriser la diversité des usages et des pratiques agricoles et de sauvegarder le patrimoine que nous transmettrons à nos enfants. Aboutir à une transformation aussi profonde de notre agriculture ne se fera pas sans modifier des habitudes, sans inventer de nouvelles façons de faire, sans acquérir d’autres habiletés. Elle exigera de faire évoluer les outils existants et d’en créer de nouveaux, notamment dans les domaines de la formation et de la recherche.

Mais les agriculteurs sauront, comme la génération qui a vécu la mutation des années 60, relever ce nouveau défi.


"l'Information Agricole" de décembre 1996

Information Agricole : La loi d’orientation doit-elle marquer une rupture dans la politique agricole ?

Luc Guyau : Rupture n’est pas le mot que j’utiliserais. Mais il est indéniable que l’agriculture doit évoluer. Confrontés à la mondialisation des échanges, nous savons que la recherche exclusive de la productivité et de la compétitivité conduira à la disparition de la majorité de nos 700 000 exploitations et ne nous permettra pas de répondre à la demande de la société en matière d’emplois, de qualité, d’aménagement du territoire et de gestion qui préserve durablement l’environnement.

C’est pourquoi nous voulons donner du souffle à cette loi d’orientation et dire que nous n’aurons une agriculture véritablement innovante, citoyenne et durable que si nous prenons en compte les préoccupations contemporaines des citoyens et des consommateurs à l’égard de notre secteur. Nous devons répondre à leur demande de qualité et de sécurité, à leur besoin d’espaces, de paysages, de services liés au territoire, de qualité de l’eau, de l’air, qui expriment un souci croissant de qualité de vie en France et en Europe.

Condition de la performance

La loi d’orientation doit donc nous aider à gérer nos productions par rapport aux différents marchés qui s’offrent à nous (alimentaires, non alimentaires, dans les services…) tout en nous intégrant dans une démarche de qualité globale de nos activités par rapport à l’occupation harmonieuse de notre territoire et dans le respect de l’environnement.

Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons être véritablement performants, que nous pourrons assurer notre revenu en gardant un lien direct avec les consommateurs et nos concitoyens, que nous pourrons nous montrer solidaires entre voisins, entre régions entre générations, que nous trouverons une considération renouvelée pour notre métier.

Cette ambition pour l’agriculture, ce souffle nouveau pour notre profession, nous voulons les faire partager par nos partenaires européens. La loi d’orientation doit être le premier jalon d’un consensus nouveau au sein de l’Union européenne sur le rôle et la place de l’agriculture dans l’économie et la société.

Alors la politique agricole commune pourra évoluer conformément aux attentes des agriculteurs et des citoyens européens, alors elle pourra relever les grands défis internationaux qui nous attendent demain : affirmer les spécificités agricoles européennes dans les négociations de l’OMC (1), accueillir les PECO (2), satisfaire à la croissance de la demande agro-alimentaire mondiale et contribuer à la sécurité alimentaire d’une planète dont la population va doubler dans les trente prochaines années.

(1) Organisation mondiale du commerce au sein de laquelle reprendront, à partir de 1999, les négociations commerciales internationales, sur l’agriculture (ndrl).
(2) Pays d’Europe centrale et orientale (Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovaquie…) dont les chefs d’État et de gouvernement ont décidé en 1993 qu’ils avaient « vocation » à adhérer à l’Union européenne (ndrl).


Débat

La terre

Outil de travail, patrimoine privé et commun à la fois

Dans les propositions de la FNSEA « pour une agriculture innovante, citoyenne et durable », une phrase a pu surprendre : « la terre, d’abord patrimoine privé devenu outil de travail, s’impose inexorablement comme patrimoine commun de la nation dont il faut ménager les ressources et la diversité ».

L’Information Agricole : Luc Guyau, que veut dire la FNSEA ?

Luc Guyau : N’ayez crainte : la FNSEA n’est pas subitement devenu marxiste, nous ne prônons pas la « collectivisation » des terres ! Mais nous faisons un constat : dans notre esprit à nous, agriculteurs, la terre, c’est avant tout une propriété individuelle, un patrimoine. C’est aussi un outil de production, le socle essentiel de toutes nos activités. Les préoccupations de nos concitoyens à l’égard de la terre sont différentes.

Citadins à 80 %, ils craignent, à juste titre, les méfaits de la pollution. Ils expriment des attentes de plus en plus fortes par rapport à la sécurité alimentaire, à la qualité des aliments, à la pureté de l’eau et de l’air. Gens des villes, ils sont d’autant plus portés à idéaliser la campagne, la terre, comme un « poumon vert » qu’il faut préserver. Nous sentons donc monter la pression collective pour que les agriculteurs soient soucieux d’une gestion durable de l’environnement. Pour que nous répondions aux besoins présents, sans compromettre le futur, en préservant les potentialités agronomiques des sols, les ressources en eau et l’identité de nos terroirs. C’est en cela que la terre est devenue un patrimoine « commun ».

Pas question pour autant de devenir des jardiniers de la nature. Nous sommes avant tout des producteurs, soucieux de faire fructifier la terre… certes, avec une sensibilité accrue pour la valorisation de l’environnement. Et comme chefs d’entreprise, nous voulons que notre travail, nos produits et tous les services que nous rendons à la collectivité soient rémunérés, de façon directement marchande ou à travers des financements publics. C’est dans cet esprit que la FNSEA travaille, aussi bien en vue de la prochaine loi d’orientation qu’au niveau européen, pour promouvoir l’agriculture innovante, citoyenne et durable que nous voulons en France et en Europe.

L’Information Agricole : Michel Compiègne, donnez-nous votre opinion en tant que représentant des fermiers ?

Michel Compiègne : La terre est le socle de notre activité d’exploitant agricole. Elle l’a toujours été et ce, que l’on soit exploitant fermier, métayer ou en faire valoir direct. Aujourd’hui cependant, notre rapport à la terre doit changer. La société ne se contente plus de nous demander de la nourriture, produit essentiel de la terre. Elle réclame d’autres éléments tels que la qualité de l’air, de l’eau, de la nature et des paysages.

Elle demande aux agriculteurs de les prendre en compte. Nous devons donc modifier nos comportements par rapport à nos pratiques culturales. Pour nous fermiers et métayers cela veut dire que ce n’est plus un propriétaire foncier qui formule des exigences sur les conditions d’exploitation, mais bien la société qui dicte les nouvelles donnes.

D’accord. Mais si la société se montre exigeante vis-à-vis de nous, elle doit en contrepartie nous aider à trouver des solutions pour le portage du foncier, support de nos exploitations. Il n’est pas question pour les fermiers et métayers de collectiviser la terre, la propriété restera toujours pour la majeure partie une propriété privée.

Cependant 63 % de la surface agricole utilisée sont aujourd’hui exploités en fermage. La question que nous essayons de résoudre est celle de savoir qui sera propriétaire des sols agricoles demain ?

Nous y réfléchissons, et le congrès de la Section nationale des fermiers et métayers qui se réunira les 5 et 6 février prochains, traitera de cette question afin d’y apporter des réponses appropriées.

L’Information Agricole : Et vous Michel de Beaumesnil qui représentez les propriétaires, comment réagissez-vous à tous ces propos ?

Michel de Beaumesnil : La terre agricole remplit aujourd’hui trois missions à faire cohabiter harmonieusement :
    - propriété privée,
    - outil de travail,
    - environnement.

Pour la première, il est de l’intérêt de la Nation toute entière d’inciter des investisseurs à devenir propriétaires de foncier. En même temps, la génération à venir des jeunes agriculteurs qui s’installent sera assurée de disposer de foncier à un coût raisonnable, la charge de fermage restant assurément moins lourde que l’acquisition de capital foncier.

Le deuxième permet à la terre de remplir sa fonction de production, essentielle depuis la nuit des temps.

Agriculteur et propriétaire sont fiers de leurs terres, le premier parce qu’il la met en valeur et le second parce qu’il met à disposition un tel outil de production.

Bien entendu, comme tout outil de travail, la terre, ou plutôt le mode d’organisation de sa mise à disposition, a besoin d’évoluer afin d’offrir en permanence les performances que l’agriculteur et le propriétaire sont en droit d’attendre.

La dernière a bien entendu toujours existé dans la réalité, sans être clairement identifiée et reconnue par tout un chacun. C’est désormais chose faite, et il est dans l’air du temps de prôner à tout vent des mesures de protection de cet environnement en dépit des intérêts respectifs de l’agriculteur et du propriétaire.

Si le souci de l’environnement est justifié, il n’exige assurément pas de remettre en cause les deux autres missions fondamentales de la terre agricole que sont la propriété privée et l’outil de travail.

« Travaillez, prenez la peine c’est le fonds qui manque le moins… » tant que le fonds voit sa valeur et son utilité reconnues.

D’où l’équilibre à maintenir entre chacune de ces fonctions.