Texte intégral
Radio France/Urgences : Merci monsieur le Premier ministre de vous exprimer sur l’antenne d’Urgences à l’occasion de ce troisième anniversaire. Chaque jour, sur notre antenne, nous recevons des associations – aussi bien les grandes, nationales, que les petites. Et nous nous apercevons que tous essaient de s’engager pour lutter contre la précarité. De plus en plus de citoyens, aujourd’hui, semblent vouloir s’investir – du moins ils le disent dans les sondages – dans ce monde associatif pour lutter contre la précarité. Alors, vous qui avez en charge la vie de la nation, comment est-ce que vous analysez cette implication et cette forme de responsabilisation du citoyen ?
Alain Juppé : J’y vois un signe de très grande maturité, de très grande générosité de nos concitoyens et j’ai pu le constater moi-même : je suis passé il y a quelques jours au Samu social et j’ai parlé un peu avec les « écoutants » qui sont là, au bout du fil, et qui me disaient qu’au moment des grands froids de la fin de l’année dernière et du début de cette année, ils avaient reçu beaucoup plus d’appels que d’habitude, des appels d’hommes et de femmes qui ne se contentaient pas de signaler la présence d’un SDF au coin d’une rue, installé dans un carton, dans des abris de fortune mais qui, en même temps, faisaient le geste d’aller à la rencontre de cette personne, pour apporter une couverture, pour apporter un café chaud ; et tous ces hommes et toutes ces femmes qui sont impliqués dans la vie associative ont été très frappés par l’évolution du comportement des Françaises et des Français. Alors, je m’en réjouis profondément. Il appartient, bien sûr, aux pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités dans ce domaine – on en reparlera peut-être – mais, nous ne réussirons qu’avec les relais des associations et les relais des bonnes volontés individuelles.
Radio France/Urgences : En allant tous les jours à la rencontre des exclus, aussi bien dans les foyers d’hébergement que dans la rue, que dans les petits hôtels ou dans les squats, joue un véritable rôle d’observatoire de la précarité. En trois ans, on s’est aperçu que beaucoup de secteurs s’étaient améliorés. Par exemple, les distributions de nourriture, la réfection de certains foyers d’hébergement et aussi la création, par exemple, d’espaces précarité dans les hôpitaux. Et pourtant, on a vu cet hiver que l’on continuait à mourir dans la rue. Est-ce que vous ne croyez pas que c’est plus une crise de solitude, que l’on meure plus de solitude que de froid ou de faim ?
Alain Juppé : Le froid et la faim n’arrangent pas les choses – si je puis dire les choses en ces termes –, il faudrait mieux avoir chaud et manger, bien-sûr. Mais c’est vrai que la solitude explique beaucoup de choses et que notre responsabilité, celle des associations, est d’éviter ce repli sur soi ; maintenant, je crois que Urgences fait cela en donnant la parole à ceux qui ne parlent pas d’habitude parce qu’ils sont seuls. J’ai beaucoup d’admiration pour tous ceux qui sont engagés dans la vie associative parce que ce sont ces petites structures, très proches du terrain avec des hommes et des femmes qui savent trouver les mots – que ne trouvent pas toujours l’administration, les responsables politiques –, qui peuvent rétablir ce dialogue.
Cela dit, vous avez eu raison de souligner que des efforts ont été faits. Vous avez cité la distribution de nourriture ; j’aimerais aussi, quand même, citer le logement d’urgence. Nous nous étions engagés à réaliser 20 000 logements d’urgence pour l’insertion entre novembre 1995 et fin 1996, nous l’avons fait. Il faut continuer et, 20 000 par an soit 100 000 dans les cinq ans qui viennent, c’est indispensable. Nous avons également utilisé l’arme de la réquisition qui peut être utile dans certains cas, et dans la loi sur la cohésion sociale qui va être acceptée par le Conseil des ministres au mois de mars après une très longue concertation, il y aura des dispositions qui faciliteront la réquisition. Enfin, je voudrais souligner un accord très important qui a été conclu il y a peu de jours avec EDF-GDF pour éviter les coupures d’énergie – électricité, gaz – et les coupures d’eau pour les familles en difficulté qui, tout d’un coup, se trouveraient confrontées au froid précisément et à l’absence de lumière.
Radio France/Urgences : Tous les jours, justement, sur notre antenne, en donnant la parole à ceux que l’on n’entend nulle part ailleurs, aux sans-voix, on s’aperçoit qu’il y a un besoin de prise de parole qui est essentiel : ils participent à des tables rondes, ils témoignent avec des acteurs sociaux. Cet échange est évident, est-ce que vous ne croyez pas qu’aujourd’hui quand même, dans notre société, on donne une part trop importante au monde économique et que l’on oublie l’essentiel, c’est-à-dire l’être humain ?
Alain Juppé : Évidemment, et l’urgence est là. On essaie de combler ce vide. Dans les voyages, dans les déplacements, dans les visites que j’ai pu faire moi-même sur le terrain, je me suis rendu compte que beaucoup d’associations ouvraient des espaces où ceux qui n’ont personne autour d’eux, ceux qui vivent la solitude, peuvent se retrouver. Je crois que c’est un mouvement à amplifier. Et le comportement de nos concitoyens dans ce domaine est très encourageant parce qu’ils sont conscients des difficultés, ils s’engagent de plus en plus. Je crois que c’est là le domaine privilégié des associations. On voit mal ouvrir des services publics dans lesquels les exclus viendraient se retrouver. Je crois que c’est en aidant le tissu associatif, en suscitant le bénévolat, que l’on peut rétablir ce dialogue. C’est très important, c’est la raison pour laquelle d’ailleurs, dans ce fameux débat qui a eu lieu à la fin de l’année dernière sur le point de savoir s’il fallait obliger les SDF à rejoindre un foyer en période de froid ou s’il valait mieux les convaincre, j’ai pris position pour le dialogue plutôt que pour la contrainte. Quand on essaie d’imposer, on impose une fois, mais ensuite, on constate que les exclus fuient, ils deviennent de moins en moins accessibles. Donc c’est par la discussion, par la parole, par la considération finalement, l’estime, le respect que l’on peut faire avancer les choses.
Radio France/Urgences : Monsieur le Premier ministre, je sais par les personnes en précarité que vous vous êtes rendu plusieurs fois sur le terrain, souvent de nuit, même à bord des camionnettes du Samu social ou dans les accueils, et tout ça, loin des micros, loin des caméras. Vous avez fait ça, je veux dire presque en tout incognito, c’est un peu difficile, mais enfin… Est-ce que vous avez été surpris du contact que vous avez eu qui, souvent, d’après ce que j’ai entendu dire, a été très courtois et puis même souvent chaleureux ?
Alain Juppé : Pour être tout à fait sincère, oui, j’ai été surpris. Je confesse volontiers que je redoutais l’agressivité, et puis la difficulté du dialogue. Et j’ai été frappé de voir que, très souvent, l’échange pouvait exister. D’abord avec les équipes que j’accompagnais, qui ont une disponibilité, une patience, et surtout, je le disais tout à l’heure, ce sens du respect de l’autre qui suscite l’admiration. Et puis, même avec moi. C’est vrai que j’étais sans caméras et sans presse autour de moi, il y avait à la fois une simplicité dans l’échange et une complicité, une gentillesse aussi. Cela m’a beaucoup marqué, je dois dire, beaucoup ému à certains moments et d’une certaine manière, réconforté.
Radio France/Urgences : Quand vous tombez, c’est un peu comme un cerf-volant posé à terre : pour qu’il redémarre, pour qu’il redéploie ses ailes, il faut du vent, un vent emprunt d’espoir. Quel message vous pourriez délivrer pour ces hommes et ces femmes qui souffrent souvent en silence, pour ne pas qu’ils se replient sur eux-mêmes et qu’ils reprennent justement leur envol ?
Alain Juppé : D’abord un message de solidarité. Il faut qu’ils sachent que la collectivité nationale pense à eux et s’occupe d’eux. Sans douter pas assez, peut-être maladroitement, mais ils ne sont pas oubliés. Et j’évoquais tout à l’heure la loi de cohésion sociale que nous préparons, elle va essayer d’aller plus loin, dans l’accès au logement, dans la lutte contre l’illettrisme, dans l’accès aux soins, parce que ces personnes ont souvent des problèmes de santé. Je pense à la réapparition des maladies comme la tuberculose. Donc, tout cela nous l’avons en tête, nous l’avons au cœur, et nous essayons d’aller de l’avant, de dégager les moyens qui sont nécessaires, l’État, mais aussi les collectivités territoriales et puis les associations. Et ça, c’est le message de solidarité ; je serais tenté d’adresser aussi un message tout simplement d’humanité et de confiance. Il n’est jamais trop tard. Même quand on a le sentiment d’avoir été au fond de la solitude, de la misère… Il n’est jamais trop tard, c’est mon vœu le plus cher pour eux.