Interviews de M. Yves Galland, ministre délégué aux finances et au commerce extérieur, dans "Le Point" le 30 novembre 1996 et dans "Les Echos" le 6 décembre, sur le développement des échanges commerciaux et les négociations dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce, à Singapour.

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Circonstance : 1ère conférence ministérielle de l'OMC à Singapour du 9 au 13 décembre 1996 : 125 pays représentés

Média : Energies News - Les Echos - Le Point - Les Echos

Texte intégral

Le Point - 30 novembre 1996

Le Point : Réunir plus d’une centaine de ministres pour débattre du développement des échanges, est-ce bien indiqué quand tant de voix s’élèvent pour déplorer les effets de la mondialisation ?

Yves Galland : Prendre la mondialisation pour cible, c’est se tromper complètement sur les intérêts de la France ! Les pays qui se sont trouvés – ou qui se sont mis – à l’écart de cette évolution l’ont toujours payé très cher. Un exemple : l’Inde et la Corée du Sud avaient un niveau de richesse équivalent (par habitant) en 1950. Aujourd’hui, leur produit intérieur brut (PIB) annuel par habitant est de 1 500 francs pour l’Inde, qui est restée refermée sur elle-même, et de plus de 50 000 francs pour la Corée !

Le Point : Et la France ?

Yves Galland : Elle a particulièrement intérêt à voir se développer les échanges. La preuve ? 1. Un Français sur quatre travaille pour l’exportation ; 2. Nous avons réalisé, en 1995, un excédent commercial supérieur à 100 milliards de francs ! Mieux : si nous faisions encore 70 milliards d’excédent de plus, cela engendrerait un surcroît de croissance de 1 % et la création de plus de 200 000 emplois. Or c’est tout à fait possible : les chiffres des neuf premiers mois annoncent, pour 1996, un excédent de 20 % supérieur à celui de l’an passé. Qui plus est, quand je me rends dans les pays à croissance très rapide, je découvre d’énormes potentialités pour nos entreprises dans des domaines tels que les transports, l’énergie, l’eau, les télécoms, les services financiers, l’agroalimentaire ou les produits de luxe… Seulement, pour pouvoir saisir ces opportunités, il faut se mobiliser et obtenir à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) que ces marchés s’ouvrent davantage.

Le Point : Certains ne vont-ils pas tenter, à Singapour, de lancer un nouveau « round » de négociations globales, incluant même l’agriculture ?

Yves Galland : Il n’en est pas question ! D’ailleurs, les ministres européens ont donné à la commission de Bruxelles un mandat de négociation parfaitement clair, qui écarte cette hypothèse. Nous voulons que soit respecter le calendrier établi en 1994 à Marrakech lors de la fin de l’Uruguay Round. Cela exclut donc toute renégociation, mais doit permettre, en revanche, de conclure les négociations restées inachevées sur les services financiers (la France est le deuxième exportateur mondial de services), les télécoms (France Télécom est le quatrième opérateur mondial) et les transports maritimes. Nous voulons également parler des investissements, de la concurrence – certains pays ont un droit interne insidieusement protectionniste – et de la propriété intellectuelle.

Le Point : Comment définir les États-Unis, dans ce cadre : alliés ou adversaires ?

Yves Galland : Ils sont nos alliés sur le plan politique, mais nos compétiteurs sur le plan économique. Ils partagent notre volonté d’aborder, à l’OMC, la question sensible des normes sociales – en particulier à propos du travail forcé et du travail des enfants. Mais nous divergeons à propos des services financiers et des télécoms, deux secteurs sur lesquels les Américains ont été en retrait. Et – comme les autres Européens – nous jugeons inacceptables des lois extraterritoriales telles que la loi Helms-Burton, qui concerne le commerce avec Cuba. Ce sont des compétiteurs commerciaux sans complexes ni tendresse. Nous avons la même attitude.

 

Les Échos - 6 décembre 1996

Les Échos : On a l’impression que la France aborde le sommet de l’OMC à Singapour avec la même attitude défensive que lors de l’Uruguay Round. Sur des sujets comme le textile, l’agriculture ou les droits de douane, vous avez prévenu que vous ne bougeriez pas. Est-ce une bonne tactique ?

Yves Galland : Je ne crois pas du tout que la position de la France se félicite des décisions à Marrakech. Son évolution dans le commerce international le prouve. Elle a un ratio exportation par habitant de 25 000 francs en 1995, beaucoup plus important que celui du Japon, 15 000 francs, ou des États-Unis, 10 000 Francs. Le tiers de notre croissance vient aujourd’hui du commerce extérieur. Par ailleurs, les flux d’investissements directs en France sont passés de 15 milliards par an pour la période 1980-1985 à 75 milliards pour 1991-1995. Nous sommes l’un des premiers pays d’accueil es investissements étrangers en Europe. La France a pleinement profité de la mondialisation telle qu’elle a été négociée à Marrakech. D’ailleurs, nous avons eu un excédent commercial record en 1995 et il le sera encore cette année.

Les Échos : Vous avez donc tout intérêt à poursuivre la libéralisation à l’occasion de la réunion de Singapour ?

Yves Galland : Je vous répète que la mondialisation profite à l’économie et aux emplois français à condition qu’elle soit bien conduite. Pour nous, il y a une règle très simple qui est que la France a une parole et une signature : « Tout Marrakech, rien que Marrakech ». Il n’y a là rien de défensif, c’est simplement un signe de responsabilité vis-à-vis de nos entreprises et de crédibilité pour l’OMC. Ce que nous avons décidé à Marrakech ne peut être remis en cause. Pour l’agriculture, on a décidé que l’accord passé était un engagement de tous jusqu’au 1er janvier 2000 en ce qui concerne la libéralisation. Il n’est pas envisageable d’anticiper ce calendrier, comme certains pays voudraient le faire. Il en va de même pour le textile. Le démantèlement de l’Accord multifibres est. Prévu en quatre phases jusqu’en 2005. Il est hors de question d’accélérer cet accord que l’Europe respecte à la lettre. Même chose pour les baisses de droits de douane.

Les Échos : Êtes-vous certain de la solidarité de vos partenaires européens sur ces différents dossiers ?

Yves Galland : En septembre à Dublin et au conseil des ministres européens du 29 octobre, je me suis battu pour la mise au point d’un mandat bien précis pour encadrer notre négociateur, Léon Brittan.

Les Échos : Léon Brittan vous cause-t-il toujours des problèmes ?

Yves Galland : Nous considérons qu’il s’exprime beaucoup mieux quand il dispose d’un mandat précis et qu’il est bien encadré. Si on ne veut pas avoir de surprise et bénéficier des effets de la mondialisation, il ne faut prendre aucun risque et donner un mandat à la commission.

Les Échos : La France semble refléter une position assez statique.

Yves Galland : Il y a des sujets sur lesquels la France est très offensive. D’abord des thèmes inclus dans les accords de Marrakech et qui n’ont pas été finalisés. C’est le cas des services financiers, des télécommunications et du transport maritime. Trois échecs que la France déplore, trois dossiers qu’elle souhaite voir aboutir en 1997. Il y a d’autres sujets sur lesquels nous sommes en pointe et sur lesquels nos intérêts nationaux sont importants. Je pense d’abord à l’investissement, qui fait l’objet d’un malentendu entre pays industrialisés et en développement. Ces derniers craignent ce débat, pensant que c’est une manière pour les pays industrialisés de leur imposer des normes qui porteraient atteinte à leurs intérêts nationaux. Or les flux d’investissements directs dans le monde représentent actuellement 1 500 milliards de francs par an, dont les pays émergents recueillent 40 ‰. C’est un enjeu considérable. La France, qui détient 8 % du stock mondial, a intérêt à un accord multilatéral. Elle est passée du 8e au 5e rang mondial des investisseurs. Sur les sept premiers mois de 1996, la France a investi 73 milliards de francs à l’étranger, contre 44 milliards pour la même période de 1995. Mais cet intérêt n’est pas incompatible avec celui des pays émergents. Nous avons des négociations en cours à l’OCDE sur les investissements qui pourraient aboutir au premier semestre 1997. Il n’est pas bon que les pays industrialisés concluent cette négociation sans les pays en développement. C’est ce qui risque de se produire si l’OMC ne se saisit pas parallèlement de ce dossier et que l’on attend un accord à l’OCDE. Pour moi, Singapour est d’abord une bataille pédagogique pour expliquer l’importance de cette double démarche sur l’investissement.

Les Échos : Quels sont les autres sujets majeurs de Singapour ?

Yves Galland : Il y a un accord souhaité sur la libéralisation du marché des technologies de l’information. Cela concerne les composants électroniques, les ordinateurs, les équipements périphériques, etc. Là aussi, les enjeux sont considérables. Les produits représentent plus de 2 500 milliards de francs d’échanges par an, environ 400 milliards pour les Quinze, 600 milliards pour les États-Unis et 300 milliards pour le Japon. Nous avons un désaccord avec Washington qui souhaite cet accord surtout pour les semi-conducteurs, mais veut en exclure une série de produits pour lesquels l’Europe est compétitive : fibres optiques, photocopieuses, composants électroniques simples. Si tous les pays demandent des exceptions, aucun accord ne sera possible.

Les Échos : La France est aussi demandeuse d’un accord sur la clause sociale. Cette question ne s’est-elle pas totalement vidée de son contenu ?

Yves Galland : La France doit rester une référence dans le monde pour les droits de l’homme, y compris pour les enfants. Nous pensons que le travail forcé, le travail des enfants et un certain nombre de droits sociaux sont des questions que l’OMC ne peut pas refuser d’aborder. On nous rétorque que ces questions relèvent des droits de l’homme et ne peuvent être traitées dans le cadre d’une organisation commerciale, pais je pense que, sans morale, il ne peut y avoir d’organisation commerciale digne de ce nom. Il s’agit aussi de déterminer l’impact des entorses aux normes sociales. Ou il est faible et il faut le faire savoir aux opinions publiques qui ont tendance à être protectionnistes, ou il est fort et il faut prendre des mesures. Ce débat doit cesser d’être philosophique. De nombreux pays ont évolué sur ce sujet : le Japon, la Colombie, le Chili, le Maroc et la Hongrie sont aujourd’hui prêts à aborder les normes sociales à Singapour. Il y avait de la contestation au sein même de la Communauté. Or, au conseil du 29 octobre, les Quinze ont accepté à l’unanimité que l’OMC parle du sujet des normes sociales internationales.