Texte intégral
Discours du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charette, sur la relation franco-allemande, à Berlin, le 7 octobre 1996
« Pour un pacte de confiance renforcé entre la France et l'Allemagne »
Permettez-moi tout d'abord de vous remercier d'avoir bien voulu venir débattre de ce sujet qui nous tient tant à coeur : les relations entre l'Allemagne et la France.
Ce n'est pas sans émotion que je prends aujourd'hui la parole à Berlin, dans cette capitale en chantier, l'une des plus grandes métropoles d'Europe, dans ce lieu où convergent tant d'influences et de cultures, où se sont mêlés pendant des décennies tant d'espoir et d'incertitudes.
Je connais bien votre ville depuis ma jeunesse. C'était l'époque de la guerre froide.
Il y a quinze ans, le président fédéral von Weiszäcker doutait que le « milieu » du continent pût durablement rester une « frontière ». L'histoire lui a donné raison. Aujourd'hui, Berlin n'est plus aux marches de notre monde. Il en sera bientôt le centre.
Aussi suis-je particulièrement heureux de pouvoir m'exprimer en ce lieu et y faire part de ma profonde conviction : même si l'Europe a profondément changé, même si la capitale de l'Allemagne se déplace de Bonn à Berlin, il est dans cette révolution – au sens physique du terme – un point ferme, c'est notre volonté de persévérer dans l'oeuvre commune. L'extraordinaire coopération entre nous, entreprise après la Seconde guerre mondiale, a été consacrée par le Traité de l'Élysée. Elle doit être poursuivie.
Soucieux d'aller plus avant encore dans la voie de la solidarité, Mesdames, Messieurs, je viens vous inviter à consolider le contrat de confiance qui nous lie.
Un journaliste de « Libération », un journal français que beaucoup d'entre nous connaissent, Mme Lorraine Millot, écrivait récemment, se faisant l'écho d'un sentiment largement répandu en France, que, je la cite : « les Français sont amoureux de Berlin ». Je n'ose vous faire une telle déclaration d'amour à ce micro quoique, pour ma part, je le ferais volontiers. Mais je voudrais vous convaincre de l'importance que votre ville devenue la capitale fédérale de l'Allemagne, revêt à mes yeux.
C'est à Berlin que l'histoire de l'Allemagne a poursuivi sa marche en avant, sur la voie de la démocratie et de la liberté.
C'est à Berlin que se tissent les liens de l'Europe rassemblée.
C'est entre Paris et Berlin que sera encore confortée une relation qui a fait la preuve de sa solidité.
C'est en effet à Berlin, Mesdames et Messieurs, qu'en 1989, l'Allemagne a poursuivi sa marche sur la voie de la démocratie et de la liberté.
Ce soir, j'aurai le plaisir, en compagnie de Klaus Kinkel, de visiter l'exposition « Marianne et Germania » qui se tient au Martin-Gropius-Bau. Je me réjouis que votre festival d'automne soit, cette année, consacré à la France.
Cette manifestation, qui couvre la période 1789/1889, retrace un chapitre central de l'histoire de la France et de l'Allemagne, celui de forts bouleversements politiques et d'intenses échanges culturels.
Elle décrit le temps où, sur la foi des écrits de Mme de Staël, un plus grand nombre de Français se sont forgé une « certaine idée » d'une « certaine Allemagne » qui n'avait pas encore d'existence politique. De la révolution française aux soulèvements de 1848, des guerres napoléoniennes au siège de Paris, d'apaisements en conflits, elle nous fait découvrir l'affermissement de la nation française et l'émergence de l'Allemagne. Elle nous remet en mémoire l'échange incessant d'idées et de créations artistiques. Elle nous fait entendre les ressacs de l'admiration et de la haine. Elle nous fait ressentir la douceur des affinités les plus subtiles comme le choc des heurts les plus brutaux.
L'exposition « Marianne et Germania » nous rappelle donc combien les rapports entre nos deux pays furent souvent tourmentés, parfois enthousiastes, jamais indifférents. L'extraordinaire richesse des échanges qu'elle embrasse est à la mesure d'une fascination réciproque qui ne s'est jamais démentie.
Le passé commun, à Berlin remonte bien au-delà du XIXe siècle. Il affleure à chaque coin de rue. Il baigne chacun de ces noms à consonance française où résonne le souvenir des Huguenots, chassés de France et que vous avez accueillis.
Mais s'il est utile de se référer au passé, je voudrais résolument m'attacher à la période récente.
C'est exactement un siècle après la date retenue pour clôturer la période étudiée à travers l'exposition « Marianne et Germania ». C'est donc en 1989, qu'a eu lieu, à Berlin, un événement majeur de l'histoire des hommes.
Désormais, le nom de Berlin n'évoque plus l'Allemagne d'hier, mais celle d'aujourd'hui, une Allemagne mûrie par les épreuves de l'histoire, une Allemagne qui a su tirer les leçons de son passé et donner au monde entier le témoignage pacifique et digne d'un peuple désormais dédié à la démocratie et à la liberté.
L'élan de libération a mis en route l'ensemble du peuple allemand. La foule clamait « Wir sind das Volk » dans toutes les cités. On « priait pour la paix » à Leipzig ou à Dresde.
Mais c'est à Berlin qu'en novembre 1989, le cours de l'histoire a changé. Le cours de votre histoire et le cours de notre histoire. C'est à Berlin que le mur est tombé, et que cette révolution pacifique a trouvé son extraordinaire aboutissement. Vous y étiez, Mesdames et Messieurs, et il se trouve que j'y étais aussi.
Sans armes, sans débordements, par la force de leurs convictions et de leur enthousiasme, les Berlinois ont démontré mieux qu'aucun discours n'aurait pu le faire ce que nous, leurs alliés dans l'adversité, leurs compagnons dans la construction européenne, leur partenaire privilégié, nous savions depuis déjà quelques années : quel que soit le passé, nous partageons des valeurs communes, nous pouvons combattre côte-à-côte pour la liberté et la démocratie, nous avons des chances nouvelles à saisir.
Depuis longtemps, la France, puissance d'occupation, était devenue protectrice et amie. Les Français de Berlin le savent bien, eux qui, malgré le départ de nos troupes en 1994, sont restés nombreux (plus de dix mille), curieux d'observer et de vivre au quotidien la métamorphose de votre ville et d'y contribuer activement. Les architectes français sont très présents à Berlin. Les Galeries Lafayette, pariant, – ici, les entreprises françaises sont présentes – sur l'avenir de quartiers encore à naître, se sont installées sur la Friedrichstrasse, qui déjà prend un autre visage. Bientôt notre nouvelle ambassade ouvrira ses portes sur la Pariser Platz comme autrefois.
Vous savez combien les firmes françaises sont actives à Berlin. Plus de 130 sont implantées dans votre grande cité, qui est pour elles une tête de pont vers l'ensemble des nouveaux Länder – où l'économie française a réalisé près de 12 milliards de deutschmarks d'investissements – et même au-delà, vers les pays d'Europe centrale et orientale.
J'aimerais mentionner également trois grands projets culturels encore trop peu connus du grand public :
- le centre Marc Bloch de recherches en sciences sociales, qui accueille des chercheurs français de haut niveau, travaille en commun avec leurs collègues allemands sur des projets concernant les nouveaux Länder et l'ensemble des pays de l'Est ;
- le Centre français de Wedding, destiné à promouvoir les échanges de jeunes ;
- enfin, le « Frankreich-Zentrum » de l'université technique, qui aura pour mission de dispenser des enseignements et de promouvoir des recherches sur la France contemporaine.
Pour moi, qui ai servi ici comme aide de camp du général commandant le secteur français de Berlin en 1963, je partage votre bonheur de voir Berlin débarrassée de ses terrains vagues, de ses miradors, et de ses barbelés. Berlin, guérie de sa blessure, et qui devient jour après jour la capitale d'une Allemagne dépouillée de ses doutes. L'Allemagne unie, j'en suis certain, honorera son devoir de mémoire, mais elle est devenue, selon les termes mêmes de sa Constitution, « membre égal en droits dans une Europe unie ».
Vous, les habitants de Berlin ou de Bonn, de Magdebourg ou de Coblence, vous êtes les multiples visages d'un même partenaire que nous aimons, de l'Allemagne nouvelle à laquelle la France donne sa confiance.
Cette confiance qui existe entre nous, nous devons la mettre au service d'une cause plus vaste et, comme nous y invite le Traité de l'Élysée lui-même, concevoir, je le cite, « le renforcement de la coopération entre les deux pays, comme une étape indispensable sur la voie de l'Europe unie ».
Mesdames et Messieurs,
C'est en effet à Berlin que se tisseront les liens de l'Europe rassemblée.
Vu d'ici, plus encore que de Paris, le défi essentiel de ces prochaines années est ce qu'il est convenu d'appeler « l'élargissement », et qui n'est, dans le fond, qu'un retour de l'Europe à ses justes proportions.
Ma conviction profonde est que dans une Europe élargie, l'exceptionnelle relation bilatérale que nous avons forgée conserve toute sa justification. Vous avez besoin de nous, j'en suis convaincu. Nous avons besoin de vous, n'en doutez pas. Durant des décennies, nous qui n'avions pas de frontières avec cette partie de l'Europe qu'on disait « de l'Est », avons peut-être vécu trop tournés vers l'occident et le midi.
Sans ignorer la diversité des autres régions allemandes qui conserveront leur vitalité, sans réduire la vision planétaire que la plupart des entrepreneurs allemands possèdent déjà, nous nous réjouissons du rôle que les citoyens des nouveaux Bundesländer et les Berlinois pourront jouer avec le talent qu'on leur connaît : être notre trait d'union avec les pays d'Europe centrale et orientale. Cela paraît bien être, en effet, votre vocation désormais.
Non pas que la France n'ait pas de liens anciens et étroits avec cette partie du continent : il suffit d'évoquer, ici, l'accueil qui a été réservé au président de la République en Pologne, au mois de septembre, pour s'en convaincre. Mais l'histoire, en nous coupant de l'est de l'Europe, a érigé des barrières plus difficiles à abattre que les remparts de béton : le mur d'une certaine méconnaissance mutuelle.
Dans ce vaste chantier, une certitude se dégage : les gouvernements français et allemand partagent la même vision stratégique de l'avenir du continent.
Permettez-moi de m'attarder sur ce sujet.
En septembre 1994, lors de la présidence allemande de l'Union, le groupe parlementaire CDU-CSU a fait connaître ses « Réflexions sur la politique européenne ». La sortie de ce document, fut présentée comme une pomme de discorde entre Français et Allemands, comme la preuve de la dégradation de nos relations.
Or, que contenait ce document ? Des propositions qui ont surpris, mais dont je suis personnellement gré à MM. Lamers et Schaüble de les avoir mises sur la place publique, parce qu'elles ont nourri le débat.
Leur message était principalement de nature stratégique : l'Allemagne, consciente de devenir le nouveau centre de gravité de l'Europe, instruite par son histoire des dangers qu'il y aurait pour elle à faire cavalier seul, proposait à la France de poursuivre l'oeuvre commune de construction européenne dans un cadre élargi.
Deux ans plus tard, où en sommes-nous ?
La France adhère pleinement à cette démarche et accueille chaleureusement la candidature des États désireux de nous rejoindre dans l'Union. Comme l'a dit le président Chirac à Varsovie, « ce n'est plus une perspective vague et lointaine ». En janvier 1998, et alors même que la Conférence intergouvernementale dont nous avons reparlé à Berlin devra, dans le même temps, avoir abouti, les négociations d'adhésion pourront s'engager. Nous souhaitons, pour notre part, que les premiers États candidats nous rejoignent dès l'an 2000.
Mais je voudrais que vous sachiez ceci : nous n'entendons pas limiter l'élargissement à quelques-uns de vos voisins les plus proches. Nous avons, ensemble, donné à toutes les nations d'Europe (je dis bien : toutes), le droit – j'insiste sur ce mot, le droit – d'entrer dans l'Union européenne dès qu'elles y seront prêtes, politiquement, économiquement, socialement. Cela ne dépend plus de nous, mais d'elles. L'avenir de ces peuples est donc désormais dans le champ direct de notre responsabilité.
Allons plus loin : notre projet, c'est de réunir, pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, l'unité de notre continent par des voies pacifiques et démocratiques. On l'a fait dans l'histoire. On a essayé de le faire par des empires. Jamais nous n'avons tenté de le faire par des voies pacifiques.
Notre projet, c'est d'assumer ensemble cette responsabilité véritablement historique de réunir tous les peuples d'Europe, selon un schéma d'organisation et de vie commune qui surpassera le concept des Nations.
Ce projet est révolutionnaire, en ce qu'il n'a aucun précédent historique connu dans l'histoire des hommes : ni l'Europe des États, qui serait une impasse ; ni les États-Unis d'Europe, qui seraient une utopie dangereuse. Ce projet offre au monde, à l'aube du XXIe siècle, un modèle nouveau d'organisation des peuples qu'il nous appartient de construire et qui rendra à l'Europe l'idée qu'elle a un message à délivrer aux autres peuples du monde.
Dès aujourd'hui, nous mettons en oeuvre de nouveaux modes de coopération diplomatique qui seront appelés à se développer : au sein du « triangle de Weimar », nous coopérons à trois, Allemands, Polonais, Français. Nos trois pays ont une responsabilité particulière, partagée en commun, vis-à-vis de l'Europe centrale et orientale.
Dans les nouvelles démocraties issues de l'URSS, nous cherchons à enrichir le travail bilatéral d'une dimension franco-allemande. Aujourd'hui même, comme vous le savez, un séminaire des ambassadeurs français et allemands sur la Russie et l'Ukraine nous réunit à Berlin avec Klaus Kinkel. Dans ces pays, les ambassades d'Allemagne et de France échangent des informations, travaillent de concert, font des démarches conjointes. C'est là que se font, au jour le jour, les « gammes » de la politique étrangère commune, que se mesure l'immensité des besoins de dialogue et de coopération qu'aucun État d'Europe occidentale ne peut satisfaire seul.
Notre détermination n'est pas moins grande en matière de sécurité où Berlin et Paris ont aussi un rôle décisif à jouer.
Lors du partage de l'Europe en deux blocs, Berlin était l'enjeu suprême de la confrontation Est-Ouest. C'est à Berlin que le monde libre fut défendu face aux velléités d'empiétements du totalitarisme. C'est à Berlin que la France et les alliés occidentaux de la République fédérale ont montré leur attachement à « l'Allemagne dans son ensemble », aujourd'hui incarnée par l'Allemagne réunifiée, et au travers de celle-ci, à l'existence d'une Europe unique, qui transcende toutes les scissions idéologiques du passé.
Il était dès lors symbolique que se tînt à Berlin la réunion des ministres de l'Alliance atlantique qui, en juin dernier, a posé les fondements d'une conception renouvelée de la sécurité en Europe.
Dans les discussions sur la réforme de l'OTAN ou sur le futur « concept commun de défense », dans le débat sur la participation de l'Allemagne à des opérations militaires de défense de la paix, la France et l'Allemagne travaillent ensemble.
Je tiens à répéter devant vous combien nous sommes heureux des évolutions intervenues récemment en Allemagne, qui vous permettront de nous rejoindre sur des théâtres opérationnels – bientôt, je le pense, en Bosnie – de donner vie à la notion encore trop théorique d'une politique de sécurité et de défense commune. Quelles que soient nos différences d'appréciation ou d'organisation, nous sommes partisans de l'exercice conjoint de nos responsabilités communes et non pas d'une répartition des rôles qui donnerait naissance à de nouvelles rivalités. De même que par le passé, à des heures parfois critiques de la guerre froide, alors que nos troupes étaient présentes à Berlin, nous avons ensemble défendu les valeurs que nous partageons, de même, assurerons-nous à l'avenir, ensemble, la défense de la démocratie, de la paix et de la liberté.
Mais, laissez-moi vous le dire, nous voulons que l'Europe accepte de prendre conscience d'elle-même. Voilà pourquoi nous avons pris l'initiative de donner un nouvel élan à l'Alliance atlantique. Voyez les choses clairement : nous entrerons volontiers dans une alliance nouvelle, nous ne reviendrons pas dans l'ancienne alliance.
Ainsi, Mesdames et Messieurs, il existe désormais entre nous un socle de valeurs communes, une conception partagée de l'avenir du continent.
Je n'ignore évidemment pas que beaucoup reste à faire : nous croyons toujours à la vertu de la volonté. Dans les circonstances incertaines que nous connaissons, les principes éprouvés de notre coopération conservent toute leur justification.
En un mot, entre Paris et Berlin, notre relation devra encore se renforcer.
J'en prendrai pour exemple les aspects institutionnels de la construction européenne et la nécessité d'oeuvrer encore au rapprochement étroit des individus.
C'est une Union profondément modifiée que les nouveaux États membres rejoindront vers l'an 2000.
En 1999, la monnaie unique aura vu le jour. Nous respecterons les critères du Traité de Maastricht et le calendrier que celui-ci prévoit pour la mise en place de la monnaie unique sera tenu. N'ayez pas de doute. Ne doutez pas de la détermination française.
L'année 1999 sera également celle de la renégociation des dispositions relatives aux ressources de l'Union. C'est une affaire très sérieuse. Je ne suis pas prêt, pas plus que le chancelier Kohl, à transformer l'Union européenne en une sorte de « vache à lait » où les dépenses coulent à flot. La rigueur budgétaire, qui s'impose aux nations, concerne aussi le budget communautaire. Ainsi, au niveau communautaire également, nous aurons donc accompli de sérieux efforts de remise en ordre budgétaire et cela devra être fait avant l'arrivée de nouveaux membres.
Sachez que sur ce calendrier – comme sur les grandes orientations de sa mise en oeuvre – nos deux gouvernements sont d'accord.
Nos négociateurs ont du reste pour instruction de préparer, pour le Conseil européen de Dublin, qui se tiendra en décembre prochain, une nouvelle initiative franco-allemande sur la révision du Traité de l'Union européenne. Jacques Chirac et Helmut Kohl en ont décidé et je m'en réjouis profondément.
Mais je ne voudrais pas chercher à vous faire croire que nos conceptions de l'Europe sont sur tous points, strictement identiques.
Des divergences apparaissent, qui s'expliquent par nos différences d'approche, par la diversité de nos expériences, en un mot par ces contrastes culturels, qui, en dépit de notre proximité géographique, demeurent vivaces. Mais nous les surmontons, comme je vais tenter de vous le montrer en prenant trois exemples.
Premier exemple de divergence apparente, les concepts de « fédéralisme » ou « d'intégration ». Récurrents dans l'approche allemande, ces concepts font peur en France, tout simplement parce qu'ils sont assez étrangers, il faut bien le dire, à la conception française traditionnelle de l'État, par trop centralisatrice et jacobine à mon goût. Pour ma part, je comprends bien le sens positif qu'ils ont en Allemagne, en tant que « garde-fou », en tant que mécanisme technique de garantie des droits des éléments fédérés. Cette idée commence à faire son chemin en France, et je m'en réjouis. Vous savez que ces concepts ne m'ont jamais gêné, mais je suis convaincu que l'élargissement de l'Union européenne consécutif à la chute du mur de Berlin nous conduit à plus de souplesse et plus de nuance.
En tout état de cause, notre démarche commune consiste à rechercher ensemble des solutions concrètes plus qu'à nous affronter sur des conceptions théoriques. Ainsi, par exemple, ni la France, ni l'Allemagne n'entendent, au sein de la Conférence intergouvernementale, toucher aux prérogatives de la Cour de justice européenne. Or, n'est-elle pas – et je sais que, m'adressant à vous, je parle à un auditoire qui a le respect du droit et des juges – un élément très fédérateur, le garant supranational de la cohésion de la communauté ?
De même, souhaitons-nous, Français comme Allemands, donner plus d'effet à la subsidiarité, afin que les affaires du niveau local ou national ne soient pas traitées à Quinze lorsque ce n'est pas justifié. J'y attache la plus grande importance. Nos deux gouvernements sont du même avis : il ne s'agit pas d'affaiblir l'Union, mais de préciser, a priori « qui fait quoi », pour la plus grande efficacité de tous et pour se débarrasser une fois pour toutes, si c'est possible, de la tentation technocratique qui guette les institutions européennes.
Deuxième exemple de différence d'approche : le renforcement des « noyaux durs » proposé en 1994 dans le fameux document Schaüble-Lamers. Pourquoi ce concept a-t-il été mal accueilli en France ? La raison en est simple : notre approche est plutôt celle de la « coopération renforcée ». Nous partons du principe que l'Europe doit rassembler et non désunir, qu'il est hors de question de créer en Europe de nouvelles fractures, qu'il n'est pas possible d'écarter d'emblée nos amis italiens, qui appartiennent au groupe des pères fondateurs de la Communauté, ou espagnols, qui ont fait la preuve de leur engagement européen, d'autres encore, beaucoup d'autres encore, et je pense, par exemple, aux Polonais, qui, dès leur adhésion – n'en doutez pas –, occuperont dans l'union une place centrale.
En réalité, nous voulons laisser à chaque pays le droit de se joindre à ceux qui veulent aller plus vite et plus loin. Et rassurer chacun sur nos intentions. Or, elles sont claires : dans une Europe élargie à la dimension du continent, certains iront plus vite, mais tous auront le droit d'en être s'ils en partagent les responsabilités et les objectifs. Il ne s'agit donc pas d'un directoire !
Dans ce domaine également, nos positions se sont considérablement rapprochées.
D'une part, la lettre commune du président Chirac et du chancelier Kohl, lors du sommet bilatéral de décembre dernier à Baden-Baden, a donné des orientations communes pour la mise en oeuvre, dans le cadre de la réforme du traité, de cette coopération renforcée. Elle devrait permettre le rapprochement des États à des rythmes variés, sans que les plus réticents puissent freiner les plus dynamiques.
D'autre part, en ce qui concerne la monnaie unique, qui sera la première vraie manifestation de la coopération renforcée, le « pacte de stabilité monétaire », idée allemande dont les principes ont été agréés fin septembre à quinze, a réglé la question des relations entre États prêts à passer à la monnaie unique en 1999 et ceux qui ne nous rejoindront que plus tard.
Troisième et dernier exemple de divergence d'approche que nous sommes en train de surmonter, la politique étrangère et de sécurité commune.
Même si nous n'avons pas encore déterminé quel sera, pour celui ou celle qui incarnera notre politique étrangère et de sécurité commune, la meilleure place dans l'univers communautaire, nous sommes tombés d'accord, avec votre gouvernement, sur la fonction elle-même. Nous partageons en effet la même vision : nous devons pouvoir mener une vraie politique étrangère européenne, non pas pour des motifs de prestige, qui seraient teintés de nostalgie nationale transférée au niveau européen, mais parce que nous avons des intérêts communs et des valeurs communes à défendre, ceux-là mêmes, intérêts et valeurs, qui ont étayé votre combat en 1989.
Je ne doute pas que l'opinion publique allemande et l'opinion publique française appellent de leurs voeux une Europe enfin capable de défendre hautement ses intérêts, d'apporter l'apaisement dans les régions où la paix est en jeu et de peser de tout son poids dans le destin du monde, ce qu'elle ne fait pas aujourd'hui, hélas.
Je pourrais poursuivre longtemps l'énumération des thèmes où un accord sur l'essentiel est d'ores et déjà intervenu, mais je craindrais de vous lasser.
La grandeur de notre projet européen est d'avoir substitué la tolérance à l'esprit d'affrontement, la confiance à l'hostilité.
Permettez-moi d'aborder encore un point qui me tient à coeur : on entend souvent dire que l'Europe est désincarnée, éloignée des citoyens, que la relation franco-allemande tient plus à des affinités en haut lieu qu'à des liens profonds et populaires.
Je crois qu'il n'en est rien. Certes, ce sentiment s'explique aisément : le travail accompli par les institutions qui oeuvrent pour plus de coopération est discret, patient, parfois éparpillé. N'étant pas spectaculaire, il n'a pas droit aux feux des media. Il n'en est pas moins essentiel. C'est dans cet esprit que se tiendra l'année prochaine un grand sommet franco-allemand consacré aux questions culturelles, ainsi que des assises de la coopération franco-allemande, projet dont je suis l'initiateur et que Klaus Kinkel a bien voulu accepter avec enthousiasme.
Du reste, le bilan est parlant : 1 800 jumelages de communes françaises et allemandes constituent la trame de cette broderie. Depuis la création de l'Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), 5 millions de jeunes ont participé à 183 000 programmes d'échanges.
Je sais, grâce à mon expérience d'élu local, ce que le soutien des organismes bilatéraux d'échanges représente pour des professeurs de langue ; dans la seule Académie de Nantes, dans la région où j'exerce des responsabilités, les échanges ont concerné en 1995 près de 7 000 jeunes.
Nous accueillons dans les ministères français et allemand des Affaires étrangères des diplomates venant du pays partenaire, qui travaillent respectivement pour l'autre ministère dans des conditions de droit commun. Croyez-moi, le résultat est exceptionnel : au Quai d'Orsay, l'intégration des diplomates allemands est si bonne que s'ils n'étaient pas remarqués pour leur excellence, ils passeraient presque inaperçus !
Comme la coopération de nos ambassadeurs en Russie et en Ukraine, ces types de coopération constituent peu de choses d'une part et beaucoup de l'autre. De telles expériences aident à ne plus raisonner seulement en termes nationaux. Elles donnent à l'Europe un visage, le visage sympathique d'un collègue, le visage sympathique de la confiance au quotidien.
Pour moi « l'Europe des citoyens », dont on entend tellement parler sur un mode incantatoire, ne dépend pas seulement de textes ou d'obligations. Elle prendra forme lorsqu'elle aura rassemblé toutes les énergies, à tous les niveaux et donné naissance à des projets concrets. C'est à nous, Français et Allemands, de montrer l'exemple.
Mesdames, Messieurs, notre relation connaît peut-être, comme toute relation vivante et vraie, outre des moments de grande émotion, des heures plus ardues, où le doute et l'incompréhension paraissent l'emporter sur la concorde.
Car, ne nous méprenons pas, notre relation est si particulière qu'elle n'est pas donnée sans efforts. L'Histoire l'a suffisamment montré. Nul ne peut exclure que cette relation connaisse des tensions. C'est à nous, acteurs engagés de l'amitié franco-allemande et de la construction européenne, qu'il appartient d'assurer jour après jour, nos responsabilités et notre commune détermination.
J'ai, pour ma part, confiance que cette relation résistera à l'épreuve du temps.
« L'élan de sympathie et de compréhension » entre Français et Allemands, que relevait le général de Gaulle en janvier 1963, n'est plus éphémère. Il est devenu une donnée permanente entre nos deux peuples.
Nous ne sommes plus au temps de Voltaire, dont les relations avec Frédéric II de Prusse passèrent, faute d'avoir noué une vraie relation de confiance mutuelle, de l'enthousiasme à l'amertume et à la déception.
Ainsi Voltaire écrivait à sa nièce, le 6 novembre 1750, une lettre en demi-teinte, appelée « la lettre des mais », louangeuse et ambiguë, dans laquelle on peut lire que, je cite : « la ville de Berlin est grande et mieux percée que Paris, mais… Qu'on y parle raison, esprit, science… mais… Que la liberté y règne mais… mais…, mais ».
Faites-moi l'amitié de croire en la sincérité de mes convictions et de mes sentiments : entre nous, désormais, il n'y a plus de « mais ».
Puisse Berlin, cette « capitale en perspectives » que les Français découvriront bientôt au travers d'une exposition qui sera inaugurée à la Grande Arche de la Défense par le président de la République fédérale, M. Roman Herzog, en compagnie du maire de Berlin, conserver à notre relation l'esprit qui a toujours lié Paris et Bonn : volontariste, constructif, et confiant. Et si j'osais devant vous, aujourd'hui, à Berlin, j'emprunterai ma conclusion au président Kennedy, un certain jour de juin 1962 : « Ich bin auch ein Berliner ».
Q. : Sachant que vous avez fait des réserves au Parlement européen, je souhaiterais connaître l'importance du Parlement européen et quelles idées y seront développées ? Comment ressentez-vous la position très rigide que la Grande-Bretagne affiche quant à la réforme des structures par rapport au document franco-allemand qui est en élaboration ? Et comment mesurez-vous le risque de perdre l'unanimité qui y règne encore, qu'un vote d'un pays fasse échouer toute évolution ?
Hervé de Charette : D'abord, je voudrais vous parler du Parlement européen pour vous dire qu'il ne faudrait pas qu'on se méprenne sur la position française à l'égard du Parlement européen. Je crois profondément que l'Europe est engagée dans un effort très important où année après année, période après période, elle élabore sa Constitution. Si vous reprenez l'exemple américain, la Constitution américaine a eu une date de naissance. Il n'empêche que cette constitution s'est progressivement précisée par une série d'amendements. C'est la formulation américaine. Il y a eu, je crois, 21 amendements à la Constitution américaine et qui font la Constitution d'aujourd'hui. Il en est de même de l'Europe. Au fur et à mesure que celle-ci avance et progresse, elle modifie et complète ses institutions. Il est impensable, inimaginable que nous construisions une Europe sans Parlement. Je vous rappelle d'ailleurs que c'est à l'initiative franco-allemande, à l'initiative du président Valéry Giscard d'Estaing et de votre chancelier de l'époque, M. Helmut Schmidt, qu'a été appliquée une partie du Traité de Rome qui n'avait pas été jusqu'à lors et qui prévoyait l'élection du Parlement européen au suffrage universel. Ensemble qui avons décidé, un jour, je crois que c'était en 1975, de faire en sorte qu'il y ait désormais un Parlement européen élu par les citoyens. Nous sommes donc favorables au Parlement européen. Naturellement, les choses doivent progresser et, d'une institution plutôt consultative, nous évoluons progressivement vers une institution de plus en plus législative. C'est un mouvement historique qui n'arrêtera pas.
Je voudrais quand même appeler aussi votre attention sur le point suivant : l'Europe a besoin de légitimité démocratique, donc elle a besoin d'être soutenue par la représentation des citoyens. Au point où nous en sommes de l'Europe, aujourd'hui, je ne crois pas que le Parlement européen puisse penser qu'il ait le monopole de cette représentation populaire. Il est, je crois, raisonnable, sage, réaliste, de considérer que cette représentation des peuples, des citoyens après, dans ce mouvement européen, s'exprime à la fois dans les parlements nationaux et au Parlement européen. Je comprends bien ce que cette affirmation peut entraîner des discussions entre nous ou peut apporter des complexités dans la vie quotidienne. Je ne veux pas entrer dans ces détails techniques dont nous ne sortirions sans doute pas aisément aujourd'hui. Je veux simplement dire devant vous que je crois sage de penser que le citoyen s'exprime sur l'Europe et sur sa vie quotidienne à la fois dans les parlements nationaux et au Parlement européen. Ce mouvement est naturel. Le mouvement de l'histoire donnera chaque jour un peu plus de responsabilités vraiment législatives au Parlement européen. Ces démarches ne sont pas contradictoires, elles seront progressives, et sur le rythme, et sur les modalités. Il y a et il y aura des débats sur le fond. Il peut y avoir un accord d'analyse entre nous.
Votre deuxième question concernait l'attitude de la Grande-Bretagne. Est-ce que la Grande-Bretagne peut paralyser, par son éventuel veto, les progrès de l'Europe ? En réalité, l'Europe à Six, d'une certaine façon, c'était facile. En fait, ce serait faire bon marché de l'histoire parce que je vous rappelle que dans les années 60/65, il y a eu de sérieuses bagarres entre les Six sur ce qu'il fallait faire et sur le chemin qu'il fallait prendre. Je ne voudrais pas évoquer là les grandes discussions qui ont eu lieu entre Français, Allemands, ni les positions prises par les Pays-Bas dans ce débat. Tout cela a été à un moment très chaud. Mais enfin, à Six, cela nous paraissait simple. Au fur et à mesure que l'Europe s'est élargie, nous nous sommes trouvés devant des difficultés qui se sont accrues. Mais notez bien ceci : Français comme Allemands, nous sommes décidés à réaliser l'unité du continent européen. Est-ce que nous pouvons concilier ce mouvement de l'unité du continent européen avec celui qui nous avait animé au départ, c'est-à-dire celui de la démarche fédérative européenne. Je crois que nous verrons progressivement que ces deux mouvements subissent un décalage dans le temps et que la démarche fédérative à laquelle personnellement je souscris pleinement, devra être réalisée par quelques-uns dans un ensemble qui poursuivra le chemin de l'unité de l'Europe. Je crois que dans ces conditions, il est nécessaire d'avoir un processus de coopération renforcée, de telle sorte que personne ne puisse bloquer le progrès de ceux qui veulent aller plus loin et plus vite. Ayant dit cela, je vous demande de ne pas vous focaliser sur la Grande-Bretagne. Je ne crois pas qu'elle soit l'ennemi de l'Europe. Je crois qu'elle a sa démarche. Je crois qu'elle a sa propre évolution, mais je constate que sur un certain nombre de points nous avons un accord profond entre nous, Français, Allemands et Britanniques. Et donc je demande qu'on n'ait pas une attitude d'affrontement ou de confrontation entre d'un côté les Britanniques et de l'autre les autres Européens. La situation est beaucoup plus complexe, beaucoup plus mouvante, beaucoup plus diversifiée que cela. Notre effort doit être aussi d'entraîner tous les peuples dans une démarche et un même esprit commun. Dans tous ces peuples, il y a aussi la Grande-Bretagne.
Q. : Pouvez-vous nous expliquer ce que sont les assises franco-allemandes ?
Hervé de Charette : Oui, très volontiers. Voilà l'idée sur laquelle Français et Allemands se sont entendus. C'était une idée que nous avons partagée avec Klaus Kinkel, et qui, ensuite, a été entériné lors du dernier sommet franco-allemand : c'est-à-dire des chefs d'entreprise, des représentants du monde politique – des villes jumelées, par exemple –, des représentants du monde social et syndical, des représentants du monde culturel. Bref ce qui représente la diversité de nos deux sociétés. Nous avons consacré deux jours de travail ensemble à essayer de mieux comprendre et de mieux connaître ce qui nous rassemble, et si possible d'accomplir quelques progrès. Voilà la démarche. Nous sommes convenus que ces assises auraient lieu pour le premier exercice en France, et sur ma proposition, puisque je suis un homme de l'Ouest français, dans une grande ville de l'Ouest français. Naturellement, la prochaine fois, ce sera certainement dans une grande ville allemande. Je crois que ce mouvement est positif parce que très précisément, il vise à développer des relations franco-allemandes qui certes sont fortes au niveau des dirigeants de ce pays mais que nous avons intérêt aussi à développer dans tous les milieux.
Q. : Vous vous êtes exprimé en faveur de l'élargissement de la Communauté. Mais cette Communauté suppose une série de réformes : réforme institutionnelle, réforme de la constitution financière, réforme de la politique agricole, réforme des structures. À votre retour de Dublin, pouvez-vous indiquer s'il y a des dispositions pour engager ces réformes ?
Hervé de Charette : Vous avez tout à fait raison de dire que l'élargissement suppose des réformes, très précisément d'ailleurs des réformes institutionnelles. Nous avons besoin d'avoir des méthodes de prises de décision qui soient adaptées à l'élargissement. Prenons un exemple simple : si nous maintenons le système du consensus, c'est-à-dire du vote unanime : à 15, ce n'est pas très facile, et on a beaucoup de mal à prendre la moindre décision. Il n'y a aucun doute qu'à 20 ou 25, on n'en prendra plus de tout. On aura un espace européen très large dans lequel plus rien ne progressera. Donc, cette réforme institutionnelle, c'est le coeur de la Conférence intergouvernementale. Le reste est sans doute intéressant, mais pourrait se faire plus tard. La question des institutions, c'est-à-dire de la prise de décisions est absolument essentielle. Est-ce qu'à Dublin on a fait du bon travail ? La réponse est oui, bien que j'aie observé que la presse européenne – je n'ai pas lu la presse allemande, mais je serais surpris qu'elle ait tenu d'autres propos – ait considéré Dublin comme un événement sans grande portée. Simplement les journalistes n'étaient pas dans la salle, à leur grand regret sans doute, et donc ils n'ont pu que constater que nous n'avions pas pris de décision. Mais c'était prévu ainsi. C'était une réunion informelle qui n'avait pas la charge, ni d'ailleurs le pouvoir de prendre une décision. Cela a néanmoins permis aux chefs de gouvernement, pour la première fois, de s'exprimer chacun à tour de rôle sur ce qui était les priorités des uns et des autres dans cette conférence intergouvernementale, et de faire des propositions :
- première constatation satisfaisante : nous avons constaté qu'il y avait, somme toute, une assez grande convergence, pas l'unanimité, mais une assez grande convergence quand même sur les objectifs principaux à atteindre ;
- deuxièmement, les chefs d'État et de gouvernement, ont exprimé de façon unanime la nécessité de tenir le calendrier qu'eux-mêmes s'étaient fixé, il y a un an, d'achever les travaux de la conférence intergouvernementale pour le mois de juin 1997. De telle sorte que ne se télescopent pas à la fin de 1997 les questions des réformes, les questions de l'élargissement et les questions de la monnaie. Toutes ces questions étant très lourdes, nous sommes convenus d'un calendrier. Je crois que ce point de vue, Dublin I a rempli son office : donner le départ de la vraie négociation. Elle a maintenant commencé, et naturellement, elle va connaître comme toute négociation quelques heures chaudes.
Q. : Le président Chirac a engagé envers les États-Unis des relations qui diffèrent de celles de son prédécesseur, le président Mitterrand. Quel rôle les États-Unis joueront-ils en Europe ?
Hervé de Charette : La question est courte ; pour la réponse, il y a une difficulté. Je vais tâcher de répondre en quelques lignes très générales. D'ailleurs, cela me simplifie la tâche car si je devais entrer dans le détail nous aurions sans doute quelques problèmes.
Tout à l'heure, je vous ai dit dans mon exposé qu'il était temps que l'Europe prenne conscience d'elle-même et je voudrais vous le redire. Il faut que l'Europe ait conscience d'elle-même. Elle est le plus grand marché du monde. Elle a potentiellement la plus grande puissance dans le monde. Mais aujourd'hui c'est une puissance virtuelle. J'éprouve, je vais vous le dire franchement, quelque impatience devant la difficulté de passer de la virtualité à la réalité. Alors, comment les choses se présentent vis-à-vis de nos amis américains ? Elle se présente avec sincérité et avec chaleur. Nous sommes les amis, les alliés, les partenaires des États-Unis. L'Europe a le projet d'établir avec les États-Unis un partenariat dense, chaleureux, sincère. Mais cela ne devrait pas nous dispenser d'avoir la volonté d'exister. Pour se parler il faut être deux et pour se parler bien et sincèrement, il faut être deux à égalité. Notre continent doit peser dans le monde. Je voudrais vous dire que les valeurs que l'Europe représente, que l'histoire qu'elle a derrière elle, que le projet qu'elle est susceptible de porter, tout cela est demandé dans le monde. Partout où je vais, que j'aille en Asie, en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient, on nous dit : « Nous voudrions que l'Europe soit davantage présente au milieu de nous ». Pas plus tard qu'il y a quelques jours, le président Arafat nous disait : « J'ai besoin de l'Europe pour trouver le chemin de la paix ». Et je crois que dans toutes les parties du monde, nous pouvons apporter un message qui est le nôtre, qui nous est propre, qui est original. Mais ceci ne nous dispense pas d'établir avec les États-Unis un partenariat fort, solide, amical, dont nous avons nous-mêmes le plus grand besoin et dont je crois qu'il est dans l'intérêt des États-Unis. Voilà pourquoi je crois que les progrès de l'identité européenne, non seulement sont compatibles, mais vont dans le sens d'un renforcement des relations transatlantiques. Je crois que c'est le fond de la démarche française, je crois que c'est aussi le fond de la démarche allemande. Je souhaite vivement que ce soit au coeur de nos réflexions et de nos actions pour les années qui viennent.
Conférence de presse conjointe du ministre des Affaires étrangères, M. Hervé de Charette, et du ministre allemand des Affaires étrangères, M. Klaus Kinkel – Propos du ministre – à Berlin, le 7 octobre 1996
(…) Comme je souscris à tout ce que vient de dire Klaus Kinkel, cela devrait me permettre d'être plus bref.
Je voudrais d'abord vous dire combien je suis heureux d'être à Berlin moi aussi, Berlin d'hier, Berlin d'aujourd'hui. J'étais, en 1963-1964 à Berlin, j'avais quelques années de moins, je faisais mon service militaire. Je n'oublierai pas qu'un soir, me trouvant dans un restaurant de Berlin-Est, le maître d'hôtel est venu nous apprendre pendant que nous dînions que Kennedy était mort assassiné. Quand nous sommes revenus à Berlin, j'ai encore les images dans les yeux, une marche spontanée avec les bougies et les flambeaux de la population de Berlin-Ouest s'était organisée, parce que la disparition de ce chef d'État américain était un événement pour Berlin. Il avait dit, vous vous en souvenez sans doute, ici même, à Berlin, une phrase formidable : « ich bin ein Berliner ». Cette phrase était l'expression de la volonté de défendre la liberté ici. Je crois que Berlin restera désormais, en effet, l'expression de la volonté des Européens d'être libres et d'être maîtres de leur destin.
Nous nous réunissons à l'initiative de Klaus Kinkel dans votre belle ville avec nos ambassadeurs dans un certain nombre de pays de la région pour réfléchir sur la situation actuelle dans cette partie de l'Europe et pour faire en sorte que nos deux diplomaties travaillent ensemble, non seulement au niveau des ministres, non seulement au niveau des appareils centraux, mais sur le terrain. Je crois que c'est une excellente initiative. Plus souvent, nous le ferons, plus fort sera le lien entre la diplomatie allemande et la diplomatie française. Nous tenons beaucoup à cette proximité diplomatique franco-allemande. Elle est très importante. Je crois que Français et Allemands ont un projet commun pour l'Europe de demain. Je crois que nos deux diplomaties, les deux ministres des Affaires étrangères, les deux chefs d'État, ont une vision commune de l'Europe future et que par conséquent, il est bien de transformer cette vision dans des analyses concrètes, des actes pratiques. C'est ce que nous faisons en ce moment. Nous le faisons à un moment déterminant. Je veux dire par là que dans les années où nous sommes, peut-être même certainement dans les mois qui viennent, l'année 1997 sera une année déterminante pour la sécurité, pour l'organisation de la sécurité des Européens pour la génération qui vient.
Ce que nous sommes en train de faire, ce que nous avons à faire, est de la même importance, bien que différent de ce que nos pères ont fait dans les années 47-48. Prendre des décisions qui organisent la sécurité en Europe pour une génération, peut-être deux, peut-être plus. Je crois qu'il faut pour cela, beaucoup de clarté beaucoup de détermination. La grande différence, parce qu'il y a une différence, c'est que nos pères l'ont fait dans une situation de conflit et que nous réalisons, nous allons réaliser une situation d'harmonie. Nous allons organiser l'harmonie du continent européen et son unité. C'est un enjeu formidable. Alors peut-être penserez-vous que je deviens tout à coup, parce que je suis à Berlin, romantique, comme l'est Berlin, ou utopique. Je ne crois pas. Je crois qu'il est temps de monter sur le rocher pour voir la plaine qui est très grande devant nous et qui nous permet de voir loin. Je crois que nous sommes à un moment historique. Je suis très content d'être ici, à Berlin, pour monter sur le rocher avec nos diplomates, regarder la plaine devant nous et dire désormais : cette plaine ne sera plus traversée par des armées, mais traversée par un esprit de paix. C'est à cela que nous travaillons. Vous voyez que, à travers les petites choses, c'est les grandes que l'on fait.
Q. : Y a-t-il une évolution de la position de la Russie quant à l'élargissement de l'OTAN ?
Hervé de Charette : En France, c'est la samba : trois pas en avant deux pas en arrière. Chez vous, c'est une procession. C'est une question de culture, pour nous, c'est une danse. Mais je voudrais un peu préciser ma pensée parce qu'elle rejoint de très près celle de Klaus Kinkel comme toujours. La question de la sécurité en Europe : il faut d'abord bien voir en quoi cela a totalement changé. Hier, c'était la confrontation. C'est pour cela que tout à l'heure je vous parlais de 47-48 où nous avons organisé la sécurité dans la confrontation. La confrontation nous obligeait à des règles d'organisation de la sécurité et de défense. Aujourd'hui, ce n'est plus cela, nous avons la perspective que toute l'Europe soit démocratique et que l'on ne connaisse pas de guerre entre les démocraties. Vous devriez réfléchir à ce point, il est central. Et donc, nous avons plusieurs choses à l'esprit. Premièrement, il y a la rénovation de l'Alliance, nous en avons parlé à Berlin. C'est quelque chose qui va se préciser à Bruxelles à la fin de l'année, c'est très important. Deuxièmement, il y a l'élargissement de l'Alliance. Un certain nombre de pays souhaitent ou peuvent souhaiter entrer dans l'Alliance. Troisièmement, il y a les relations de sécurité avec la Russie qui doivent être fondées sur l'idée d'un partenariat. Quatrièmement, il y a les pays qui ne seront ni dans une organisation ni dans une autre. Toute la question est de savoir quel est le calendrier de ces quatre points. Les uns voudraient aller à toute vitesse sur le calendrier de l'Alliance. Les autres voudraient empêcher toute évolution tant qu'on n'aura pas réglé les questions des rapports entre l'Alliance et la Russie, le partenariat, la charte dont vient de parler Klaus Kinkel et tout notre exercice consiste à trouver le bon rythme. C'est l'objet des discussions que nous avons. C'est de cela dont je vais parler avec M. Primakov demain, comme Klaus Kinkel en a parlé longuement il a quelques semaines. J'avais commencé cette conversation en janvier dernier. Je suis tout à fait persuadé que dans les semaines, dans les mois qui viennent, nous allons trouver la bonne réponse, les bonnes réponses. L'objectif, l'objectif central, c'est que chaque pays d'Europe soit dans une situation telle que ses préoccupations de sécurité, qui sont légitimes soient bien prises en compte pour chaque pays. C'est ce qui fait la complexité de l'exercice, mais je crois que c'est ce que nous allons faire dans l'année 1997. C'est pourquoi je vous ai dit que l'année 97 sera une année centrale, une année décisive. Toutes les décisions ne seront pas prises, mais toutes les orientations seront bien fixées. Nous aurons à y travailler de façons très volontaristes, et très déterminés entre Français et Allemands. Nous avons sur ce point de vue, je crois, un rôle de leader.
Q. : Un voyage du président Chirac en Ukraine est-il prévu ?
Hervé de Charette : J'ai longuement vu le ministre ukrainien des Affaires étrangères à New York. Le président Koutchma aura l'occasion de venir à Paris et naturellement, nous aurons, nous aussi, l'occasion d'aller en Ukraine.
Q. : Êtes-vous d'accord, Monsieur de Charette, pour que le rôle de l'Union européenne au Moyen-Orient soit limité au point de vue économique ?
Hervé de Charette : Si vous me permettez cette formule, ce n'est pas une question, c'est une provocation, provocation amicale naturellement : vous savez bien que l'idée que j'ai de la responsabilité européenne au Proche et au Moyen-Orient est une idée très ambitieuse. Il y a des raisons très précises. Ce qui se passe au Proche et au Moyen-Orient intéresse directement la vie de nos compatriotes. La Méditerranée, c'est une mer euro-arabe. Quatre pays membres de l'Union ont des rives méditerranéennes, quatre sur quinze, c'est beaucoup. En France, il y a quatre millions de personnes qui sont originaires du sud de la Méditerranée. Cela c'est vrai aussi dans d'autres pays. Que cette Méditerranée soit un pays, est essentiel, vital pour la France et je crois aussi pour l'Europe. Donc, nous avons toutes les raisons de nous intéresser de très près à ce qui se passe dans cette partie du monde. Nos intérêts y sont très directement engagés, en même temps que notre sensibilité y est à l'aise.
Voilà pourquoi je pense que l'Europe, d'une manière générale doit consacrer beaucoup d'intérêt, beaucoup d'effort à cette région où elle est assez largement attendue comme un partenaire économique bien sûr, mais aussi comme un partenaire politique d'une façon pleine et entière. Nous avons fait, de ce point de vue, à Dublin un pas significatif dont je me réjouis.