Interview de M. Michel Rocard, député PS européen et membre du bureau national du PS, à RMC le 27 janvier 1997, sur la réforme de la justice, l'emploi des jeunes et la préparation des élections législatives de 1998.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

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P. Lapousterle : Vous revenez de Roumanie.

M. Rocard : Je viens de passer deux jours en Roumanie. Ce pays vient enfin de mettre une coalition de forces démocratiques au pouvoir et cela change toute l’atmosphère : le pays est accueillant, les dirigeants sont compétents et surtout parfaitement décidés à faire une vraie démocratie. La réconciliation avec la minorité hongroise est en œuvre. Pour la première fois depuis 60 ans, il y a quatre Hongrois au gouvernement, dont deux grands ministres. On sait que la Roumanie demande son adhésion à l’OTAN et c’est un enjeu clé parce que, pour toute l’Europe du Sud, la Roumanie est le pilier central. Il va falloir suivre ce dossier avec importance et je suis content d’être allé sur place rencontrer les autorités. On ne peut, en aucun cas, se permettre de distinguer entre une Europe du Nord – Pologne, Hongrie, République tchèque – qui serait soi-disant stabilisée et qui l’est d’ailleurs à peu près, et une Europe du Sud qu’on laisserait dans la difficulté. La Roumanie est maintenant démocratiquement prête et c’est très important de l’accueillir en même temps que les autres dans un dispositif de sécurité.

P. Lapousterle : Je voudrais parler de l’Algérie et de ce ramadan sanglant que l’on connaît cette année. Tous les jours, on apprend qu’il y a des nouveaux massacres. Pour ne pas s’ingérer, faut-il se taire comme on le fait en ce moment ?

M. Rocard : C’est un problème difficile. Tout cela est l’horreur : il y a des bandes armées qui, sous des prétextes religieux, torturent et tuent dans des conditions absolument abominables – mais ce n’est pas les paroles qui font de la politique. L’Algérie était mon pays frère pendant très longtemps, j’ai dû faire 25 voyages en Algérie dans ma vie, j’y ai vécu 6 mois, j’étais lié d’amitié avec beaucoup des dirigeants algériens de la période de l’indépendance. Cela n’a pas empêché qu’ils aient fait beaucoup de fautes. Personne ne sait quoi faire. En effet, on ne va pas recommencer à les coloniser. Les gens qui demandent que la France intervienne oublient que l’ère du colonialisme est finie, l’ère des États moralisateurs donnant des leçons aux autres quand ils n’ont pas la même culture, le même mode de développement. C’est terrifiant. Je ne suis pas sûr du tout que les autorités algériennes aient raison de ne jouer que la carte de la répression, mais comment voulez-vous leur donner des conseils et comment voulez-vous, d’ici, proclamer qu’on devrait pouvoir négocier avec ces tueurs ?

P. Lapousterle : La France fournit 4 à 5 milliards de francs d’aide par an à l’Algérie. C’est quand même un pays proche – 800 kilomètres de nos frontières – Est-ce qu’on peut ne rien dire, ne rien faire ?

M. Rocard : On ne peut pas ne rien dire et la preuve : je viens d’exprimer mon indignation, mais que voulez-vous faire ? Ces 5 milliards de francs, c’est une aide au peuple algérien plus qu’à son gouvernement. Est-ce qu’il faut les affamer ? Est-ce que c’est intelligent de durcir encore la vie économique là-bas, ce qui n’est pas nécessairement un facteur modérateur ? C’est vraiment un drame assez effrayant. Je pense qu’effectivement, la communauté internationale doit montrer aux autorités algériennes d’aujourd’hui que nous ne croyons pas que la répression puisse suffire. C’est tout ce qu’on peut faire.

P. Lapousterle : La semaine passée a été marquée par l’intervention du Président de la République sur la réforme, qu’il a définie comme « indispensable », de la justice. Vous êtes un ancien Premier ministre, vous connaissez donc parfaitement ce problème et, notamment, le point qui consisterait à faire qu’on abandonne le lien hiérarchique entre le Gouvernement et le Parquet. Est-ce que c’est une bonne idée ?

M. Rocard : Une partie est une bonne idée. Il est tout à fait nécessaire que le Gouvernement ne soit pas en situation, en possibilité d’interdire des poursuites contre des hommes politiques ou des chefs d’entreprise importants. C’est scandaleux. Cela doit être rendu impossible, c’est vrai. Mais à côté, je ne crois pas qu’une politique pénale puisse être livrée au hasard et à la jurisprudence de chaque tribunal et je crois qu’il faut calibrer l’importance que l’on donne à tel ou tel délit, c’est-à-dire l’interprétation de la loi. Prenez les problèmes d’environnement, par exemple. Vous avez des tribunaux qui y sont très sensibles, d’autres qui n’y sont pas du tout. Il est assez important que l’ensemble des procureurs requière de la même façon, qu’une politique d’État conduise à telle ou telle interprétation plutôt restrictive sur certains types de délit, peut-être un peu plus souple sur certains autres, mais de manière homogène. Je me souviens d’un autre aspect des choses qui est un peu tombé aujourd’hui : le Foncier est en crise maintenant. Nous avons quand même, il y a entre vingt et dix ans, connu un emballement foncier formidable, avec une hausse des prix épouvantable et beaucoup de spéculations qui rejaillissaient sur notre inflation. Tout cela faisait monter les prix. Il se trouvait que les juges fonciers étaient, parce qu’ils avaient charge d’appliquer la loi, laquelle défend la propriété sans s’occuper d’autre chose, des alliés du processus d’inflation. Ils mettaient toujours les indemnisations pour expropriation à la hausse parce que la loi le leur recommandait. Cela devenait un impératif national d’éviter cela et de freiner cela et il fallait le freiner par la jurisprudence et l’action devant les tribunaux avant même d’établir de nouvelles lois. Donc, il fallait une politique pénale ou une politique d’incrimination des contraventions et délits qui soit unifiée, et qui soit sous commandement.

On ne peut pas, à mon sens, imaginer que la partie judiciaire de toute la vie publique soit isolée du reste. Il faut trouver, j’espère que la commission y arrivera, un juste milieu entre l’intérêt public – qui ne peut pas ne pas avoir de représentant – et le mauvais usage de l’intérêt public qui est la protection personnelle de gens corrompus ou en difficulté. Et cela, il faut le rendre impossible. Cela doit être trouvable. Ce n’est pas le problème principal. Le problème principal de la justice, c’est qu’elle n’est pas assez équipée. Il faut la désencombrer de contentieux massifs, comme les chèques sans provision, ou le stationnement illicite, pour qu’elle ait le temps de s’occuper des nouveaux contentieux. On fait notamment trop de contentieux de la nationalité, mais alors, il faut le traiter vite et décemment. Cela suppose plus de greffiers et probablement même plus de juges.

P. Lapousterle : Nous sommes lundi, le Président Chirac lance ce matin ce qu’il appelle « la croisade pour l’emploi des jeunes ». Je m’adresse à celui qui a écrit Les moyens d’en sortir. Est-ce que c’est la priorité, l’emploi des jeunes, et est-ce que les stages diplômants, qui semblent être la solution à venir, sont dans la bonne direction ?

M. Rocard : En partie oui, mais à condition de ne pas commettre une faute qu’on est en train de commettre. C’est vrai que lorsqu’il y a beaucoup de chômage, les gens qui ont un emploi s’y accrochent et que donc, il devient plus difficile pour les jeunes d’entrer sur le marché du travail. C’est donc un bon moyen d’aider les jeunes que d’améliorer leur formation professionnelle, de la rendre plus pointue et plus précisément, adaptable aux besoins du marché du travail à un moment donné. Ça, c’est l’idée du stage diplômant qui est au fond une prolongation de l’apprentissage et donc, pas a priori une mauvaise idée. Mais ce n’est pas parce qu’on forme mieux les gens qu’il y a plus d’emplois disponibles. Et donc, il n’y a pas d’emplois pour les jeunes s’il n’y pas d’emplois en bloc, quel que soit le fait que tout emploi disponible puisse aller à un jeune ou à un moins jeune. Il ne faut pas oublier cet aspect-là.

Si on privilégie exclusivement l’emploi des jeunes au sens d’une recherche d’offre d’emploi qui leur soit spécifique sans augmenter l’offre globale d’emplois, on va faire attendre les autres plus longtemps et on fait plus de chômage chez les moins jeunes. Il faut bien faire les deux. Et, c’est pour cela que j’ai travaillé beaucoup et écrit ce livre qui attaque le problème global du chômage. Parce que, si on crée d’avantage d’emplois pour tout le monde, dans quatre cas sur cinq, ce sont les jeunes qui en profitent et c’est le moyen qu’il y ait une aspiration vers l’emploi. Tout ce qu’on a fait de spécifique tomberait bien. Mais si les stages diplômants ou autre chose, ou divers dispositifs d’amélioration de la capacité des jeunes à trouver un emploi, trouvent toujours un marché du travail fermé, on va aggraver les rancœurs et ne pas résoudre le problème.

P. Lapousterle : La semaine dernière, le Parti socialiste a signé un accord, une alliance avec les Verts. Est-ce que c’était un pas indispensable vers les élections de 1998 ?

M. Rocard : Oui, complètement, il y a eu un accord avec les Verts et il y en a eu un avec les Radicaux, anciens radicaux de gauche – ils changent de nom tous les trois, ce n’est pas très commode – tout cela est très important. La France a un goût pour le morcellement politique qui est effrayant : nous devons avoir une vingtaine de partis nationalement inscrits sur la liste. Il y a beaucoup d’associations qui ne vont pas jusqu’à la présentation de candidats à des élections. De toute façon, une vingtaine de partis qui courent le risque électoral, c’est beaucoup trop parce que cela fait des coalitions instables, cela fait des assemblées éclatées. Donc, tout ce qui rassemble ces forces dans des coalitions s’étant donné des objectifs communs, un programme commun et une stratégie électorale commune, c’est bien.