Texte intégral
Vous venez à Champagney en Haute-Saône, site national de la célébration du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Quelle signification a pour vous cet événement ?
– La commémoration qui nous rassemble à Champagney célèbre l’un des combats pour l’homme les plus importants jamais menés : celui pour l’abolition de l’esclavage, laquelle affirme en effet l’unité du genre humain.
Ce combat fut long et difficile. La République a définitivement mis un terme à cette infamie le 27 avril 1848, grâce à la détermination d’hommes et de femmes de valeur rassemblés autour de Victor Schoelcher, grâce aussi au courage des esclaves « marrons » qui se révoltèrent contre l’inacceptable. L’abolition n’aurait été possible ni sans les uns, ni sans les autres.
Si nous avons choisi Champagney comme site national de cette célébration, c’est pour rendre hommage au geste de ses habitants. En 1789, en demandant l’abolition de l’esclavage dans leur cahier de doléances adressé à Louis XVI, ces personnes anonymes ont fait preuve d’une lucidité et d’une humanité qui forcent l’admiration. Le mérite de cette cérémonie est de rappeler que le combat pour la liberté est de la responsabilité de chacun.
Quel message souhaitez-vous faire passer à cette occasion ?
Par cet hommage, je veux adresser trois messages à nos concitoyens. Le premier est un appel à notre devoir de mémoire. Pour que la France reste fidèle à sa vocation de défense des droits de l’homme, nous devons puiser dans l’exemple des combats passés. La démarche de Victor Schoelcher, comme celle des habitants de Champagney, doivent nous inspirer.
Le deuxième est un appel à la vigilance. Sous d’autres formes, sous d’autres horizons, à une moindre échelle mais toujours construit sur la même négation de l’humanité, l’esclavage n’a pas disparu. Vigilante, la France continuera donc d’agir dans la communauté internationale pour qu’il soit éradiqué.
Le dernier message est celui du respect. En métropole comme outre-mer, la devise de la République – liberté, égalité, fraternité – s’enracine dans le respect mutuel que se portent les citoyens. C’est le respect de chacun qui permet, par exemple, aujourd’hui, que la Nouvelle Calédonie envisage son avenir avec sérénité et confiance.
La tolérance, la disparition des injustices, l’égalité des chances sont des valeurs de la République. Or l’exclusion est l’un des problèmes majeurs de notre pays. Quel regard portez-vous sur la société française d’aujourd’hui ? Quels moyens mettre en oeuvre pour secourir les exclus ?
– La société française affronte de réelles difficultés. Derrière elle se cache le chômage de masse qui ronge, depuis plus de vingt ans, le tissu social. Il nourrit l’exclusion et sape le projet républicain. C’est pourquoi depuis le mois de juin dernier, la priorité centrale de l’action du gouvernement est l’emploi.
Mais notre société est en train de retrouver du ressort. La croissance est là. La confiance revient. Ce nouveau départ, je veux l’encourager. Parce que je ne veux pas une société d’assistance, mais une société de travail, je veux lutter contre l’exclusion en permettant au plus grand nombre de retrouver un emploi. Même si la solidarité reste nécessaire pour protéger les plus démunis, c’est le travail qui permettra de s’attaquer durablement et en profondeur à l’exclusion.
Pensez-vous que votre gouvernement a bien abordé les grandes questions de société comme l’immigration et la nationalité ?
– J’en ai la conviction. Notre souci était de veiller aux valeurs et aux principes de la République, tout en abordant de façon réaliste les questions de l’immigration. Concernant les règles d’acquisition de la nationalité, nous avons renoué avec la conception qui fut celle de la France durant plus d’un siècle, jusqu’en 1993 : le droit du sol. Concernant l’immigration, sur la base du rapport Weil, dont chacun a reconnu les qualités, nous avons défini une politique ferme mais humaine, une politique républicaine. Nous voulons maîtriser l’immigration, mais de façon digne. Nous procédons ainsi à la régularisation des « sans-papiers » qui satisfont les critères objectifs que nous avons établis en concertation avec les associations compétentes. Quant à ceux qui ne les remplissent pas, la France s’engage à aider leur retour, notamment en participant à des projets de développement dans les pays concernés.
Sur cette orientation équilibrée, nous voulons réunir un consensus aussi large que possible, afin que ces questions cessent de nourrir des enjeux politiciens et de se retourner contre les immigrés eux-mêmes, tout en irritant les Français eux-mêmes.
Les dernières élections ont montré le poids de plus en plus important du Front national sur la vie politique. Dans certaines régions, le Front national est même devenu le principal parti. Est-ce un échec des formations de gouvernement ou la sanction de leur incapacité à résoudre les problèmes du pays ?
– Le problème numéro un de notre pays, c’est le chômage. C’est lui, je le répète, qui nourrit la pauvreté, la délinquance, l’insécurité, qu’exploite, sans apporter la moindre réponse sérieuse à ces difficiles questions, l’extrême-droite. C’est sur ces questions que le gouvernement agit en priorité.
Prenons l’exemple de la sécurité. La sécurité est un droit fondamental du citoyen. S’il est bafoué, tous les autres droits sont en danger. Nous le ferons respecter sur tout le territoire de la République. Grâce aux contrats locaux de sécurité, qui associent les forces de l’ordre aux collectivités territoriales, le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, mène une action décisive.
Reste qu’une partie de nos concitoyens choisit de protester en votant pour l’extrême-droite. Aussi faut-il travailler à la modernisation de notre vie politique et de nos institutions. Poursuivant la réflexion que j’avais lancée dès 1995, c’est ce que je fais aujourd’hui. Les Français veulent des élus disponibles : la restriction du cumul des mandats le permettra. Les Français veulent un renouvellement de leurs représentants : une plus grande place devra être faite aux femmes et aux jeunes. Les Français veulent des élus irréprochables, – et l’immense majorité d’entre eux le sont déjà : pour les autres, la justice, à laquelle nous rendons son indépendance, fera son travail librement.
Le chômage atteint toujours un niveau inacceptable. Votre politique permet-elle de gérer le mal ou de le combattre. Quels résultats votre gouvernement a-t-il obtenus ?
– La lutte contre le chômage de masse exige une politique volontariste. Nous la mettons en oeuvre depuis dix mois. Car même si la croissance est là, chacun sait qu’elle ne suffira pas à faire reculer le chômage. Certes, il faut encourager la croissance, et c’est ce que nous faisons : nous n’avons pas cassé cette croissance avec une augmentation massive des impôts, comme cela a été fait en 1995.
Mais si nous voulons véritablement diminuer le chômage, il faut rendre cette croissance plus riche en emplois. C’est là le but de la diminution négociée du temps de travail. Enfin, parce qu’il n’est pas acceptable que nos jeunes concitoyens ne trouvent pas leur place dans le monde du travail, nous avons lancé le plan pour l’emploi des jeunes.
Cette politique, à laquelle s’applique chacun des membres du gouvernement, connaît ses premiers résultats : depuis cinq mois consécutifs, le chômage diminue en France. Cette baisse, modeste pour l’instant, mais dont je pense qu’elle va s’accentuer, montre que notre économie ressent les effets de la croissance. En 1998, le chômage diminuera plus nettement. Il faut donc continuer notre effort.
Avoir rompu avec le fatalisme qui s’installait insidieusement dans notre société à propos du chômage est un premier résultat important.
Les emplois-jeunes sont une ouverture sur le marché du travail pour ceux qui sont à la recherche d’un premier emploi. Mais au terme de leur contrat de cinq ans, que vont-ils devenir ?
– Rappelons que près de cinquante mille jeunes, d’ores et déjà, ont pu trouver un emploi. Cinquante mille jeunes qui vont pouvoir gagner leur vie, accroître leur qualification, nouer des relations professionnelles, montrer à leurs frères et soeurs que l’on peut s’en sortir, contribuer à l’activité économique. Ce résultat, j’entends l’approfondir. Nous porterons à 150.000 le nombre d’emplois jeunes cette année.
Cette précision faite, j’en viens à votre question. C’est parce que nous avons voulu que ces emplois soient de vrais emplois, correspondant à de vrais besoins, solvables et durables, que la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry, en concertation étroite avec les élus de terrain, a consacré tout l’été 1997 à identifier, aussi précisément que possible, ces emplois-jeunes. C’est ce travail préalable qui devrait permettre à ces emplois d’être, au terme des cinq années prévues, pris en charge durablement par le marché.
La formation des jeunes n’est pas toujours adaptée. Croyez-vous que notre système éducatif soit à même de répondre à ce défi ?
– Je sais que notre système éducatif, par la qualité du corps professoral et grâce aux moyens très importants qu’y consacre la collectivité nationale, peut s’adapter et relever les plus grands défis. Il l’a montré, dans le passé, en réussissant à démocratiser l’enseignement secondaire puis supérieur.
Le monde change. Les métiers évoluent avec les nouvelles technologies. Le rythme d’adaptation devient plus rapide. Nous devons le suivre parce que la France n’a d’avenir qu’en tant qu’économie à haut niveau de qualification. Le défi, aujourd’hui, c’est qu’aucun jeune ne sorte du système éducatif sans une qualification qui permette son insertion professionnelle. Plusieurs réflexions sont actuellement menées, tant sur les universités que sur les grandes écoles, à l’initiative du ministre Claude Allègre.
Il reste que l’éducation vise aussi l’émancipation de l’individu. L’école de la République doit demeurer un lieu privilégié d’apprentissage de la citoyenneté, de cette volonté de vivre ensemble selon des règles communes et de ce respect dont je parlais tout à l’heure.
Il existe de plus en plus une école à deux vitesses avec beaucoup de difficultés dans certains quartiers sensibles. Comment réduire cette fracture scolaire ?
– Effectivement, il n’est pas normal de constater de telles disparités, par exemple le taux d’encadrement des élèves. C’est précisément pourquoi nous avons réactivé les zones d’Éducation Prioritaire, qui permettent de concentrer les moyens dont nous disposons là où ils seront les plus utiles. Cela bénéficie à des quartiers urbains sensibles, comme à des zones rurales fragiles.
Pour combattre cette fracture, notre approche est globale : non seulement nous venons appuyer le travail des enseignants, mais en outre nous améliorons la sécurité dans ces quartiers et nous y développons la présence des services publics. Sur ce point, le plan de Claude Allègre et de Ségolène Royal pour la Seine-Saint-Denis constitue un effort très important. Que cet effort ne puisse pas régler toutes les difficultés, j’en conviens. Mais c’est ce que nous pouvions faire cette année et l’effort devra être poursuivi.
Vous gouvernez depuis dix mois. En principe, vous avez du temps devant vous. Quelles sont les réformes qui vous tiennent le plus à coeur ? Et quel premier bilan pouvez-vous faire après ces dix mois à Matignon ?
– Le bilan, il reviendra aux Français, le moment venu, de le faire. C’est aux résultats de ma politique, inscrite dans la durée, que j’entends qu’ils me jugent.
Je crois néanmoins que nous avons réussi à créer, en moins d’un an, un climat plus favorable. La consommation des ménages repart, les anticipations des chefs d’entreprise n’ont jamais été aussi positives, l’investissement reprend, la confiance revient.
Fort de cette confiance, nous continuerons à travailler, conservant à l’esprit les priorités de notre action ; faire reculer le chômage, avoir une société plus sûre mais aussi plus harmonieuse, préparer le pays – mais dans la confiance – aux défis de l’avenir.