Texte intégral
RTL : Jeudi 17 octobre 1996
M. Cottat : Il y a quelques jours encore, on disait presque sans rire : Nicole Notat, c'est le 34ème ou le 35ème ministre du gouvernement. Aujourd'hui, vous serez dans quelques heures à la tête de la manifestation et de la grève des fonctionnaires du secteur public. Alors, y a-t-il une contradiction entre les deux Nicole Notat ou n'y a-t-il qu'une seule Nicole Notat ?
Nicole Notat : Je n'ai pas fait le compte du nombre de manifestations auxquelles j'ai participé dans ma vie mais enfin, si je devais compter, je vous assure qu'il y en aurait un paquet. Alors aujourd'hui, je suis, comme je l'ai été déjà le 10 octobre et ensuite le 24 novembre derniers, aux côtés des fonctionnaires car c'est aujourd'hui une manifestation et une journée d'action pour les fonctionnaires – c'est-à-dire les enseignants, les gens des hôpitaux, les gens des collectivités territoriales – qui ont des revendications à poser, qui attendent que le gouvernement réponde à leurs revendications. Voilà l'objet de la journée. Elles sont légitimes et je serai avec eux.
M. Cottat : L. Viannet disait hier à Transparence que vous, Nicole Notat, vous prenez des positions tendant beaucoup plus à accompagner des objectifs du gouvernement et du patronat qu'à affirmer une position syndicale nette et forte. Alors, c'est parce qu'il l'a dit dans Transparence, qui n'est pas une émission tout à fait politique, ou est-ce que… ?
Nicole Notat : Non, il faut parfois une bonne affirmation qu'une mauvaise démonstration. Donc je crois que Viannet affirme là quelque chose ; je pourrais lui renvoyer la question. Est-ce que le fait qu'une organisation syndicale se situe toujours dans le non, dans le refus, dans la contestation sans jamais assumer des propositions, est-ce que ce n'est pas la preuve d'une impuissance, la preuve d'une incapacité ? Nous, nous n'avons pas fait ce choix à la CFDT.
M. Cottat : Vous allez lui dire tout à l'heure, vous allez être au premier rang des manifestations, tous les deux.
Nicole Notat : Oui, mais il le sait. On s'est dit déjà ça il y a longtemps. Nous savons très bien où nous en sommes les uns et les autres. Mais je crois que l'important, là, aujourd'hui, c'est que cette manifestation serve à quelque chose. Ce n'est pas une manifestation simplement pour marcher sur le pavé parisien ou dans les villes de province. C'est parce qu'il y a, sur les salaires, des raisons de demander au gouvernement de geler le gel de 1996 et d'ouvrir des négociations, et sur l'emploi, de prendre des initiatives nouvelles.
M. Cottat : On va reparler évidemment des privilèges des fonctionnaires : ne sont-ils pas dans un secteur protégé alors que tant de travailleurs n'ont aujourd'hui ni sécurité d'emploi ni parfois emploi du tout ? Pourquoi commencer par les fonctionnaires ?
Nicole Notat : Commencer non, la Défense nationale était dans la rue il n'y a pas longtemps, les gens du textile le seront prochainement, les retraités le 22, donc on voit bien qu'il n'y a pas que les fonctionnaires qui se mettent dans l'action. Mais je voudrais casser un peu cet argument qui consiste à dire que, dans les fonctions publiques, il n'y a que des gens protégés. Bien sûr, les fonctionnaires ont, pour une partie d'entre eux, la garantie de remploi, il ne s'agit pas de nier ça. Mais savez-vous que, dans la fonction publique territoriale, il y a 400 000 contractuels, c'est-à-dire quand même 30 % par rapport à la totalité des effectifs. Des contractuels, ce ne sont pas des gens qui ont la garantie de l'emploi. Savez-vous que, dans les fonctions publiques aujourd'hui, il y a, dans les hôpitaux par exemple, 8 % des salariés qui sont des CES. Ce sont des gens qui n'ont pas la garantie de l'emploi, qui sont même dans des situations très précaires : 10 000 auxiliaires dans l'Éducation nationale, 800 000 heures supplémentaires. Donc ce sont des réalités qui montrent que, y compris dans les fonctions publiques, on est en train de grignoter un certain nombre de garanties des fonctionnaires. Il faut mettre le holà à cette situation et en appeler à la responsabilité du gouvernement.
M. Cottat : D. Perben a déjà dit que le gouvernement ouvrirait des négociations salariales d'ici la fin décembre, que le gel de l'indice des salaires de 1996 ne serait pas repris en 1997. Finalement, on a l'impression qu'on ne l'entend pas. Pourquoi ? Parce qu'il parle trop tard ?
Nicole Notat : Non, j'attends de voir le résultat de la négociation. Que le ministre aujourd'hui dise : « je vais ouvrir des négociations », d'accord ; le problème est de savoir avec quelle marge de manoeuvre et avec quelle perspective de résultat qui puissent donner satisfaction aux revendications d'aujourd'hui. Je l'ai dit, sur les salaires, il faut en priorité traiter la question des bas salaires. Je reviens à la fonction publique territoriale mais on pourrait parler des hospitaliers également : il y a aujourd'hui 80 % de gens dans les mairies, les préfectures, les conseils généraux, qui sont des gens qui sont dans la catégorie la plus basse de la fonction publique, qui n'ont même pas, en classification, le niveau du Smic. Donc on ne va pas dire que, dans les fonctions publiques, il n'y a que des gens qui ont des salaires mirobolants.
M. Cottat : Mais au-delà des fonctionnaires, des agents du secteur public, ce mouvement du 17 octobre a pris un aspect attrape-tout. Est-ce que ça veut dire que cette grève est, dans sa généralité même, une grève politique plutôt que revendicative ?
Nicole Notat : Je trouve pour ma part un peu déplaisant pour une part, et incongru d'autre part, que cette grève soit effectivement ou devienne progressivement une grève attrape-tout. En particulier, je pense que l'association des médecins sur cette grève est vraiment quelque chose qui est incongru. Entre un facteur qui va manifester, qui a des raisons de manifester, et un dermatologue – malgré tout le respect que je porte à cette profession – je trouve quand même qu'il y a quelque chose qui ne va pas ensemble.
M. Cottat : Donc les médecins, vous auriez souhaité qu'ils manifestent tous seuls ?
Nicole Notat : Non. Ils ont des revendications, ce sont des professions libérales, je peux comprendre qu'ils s'expriment, qu'ils aient besoin de considération, qu'ils aient des choses à dire à la Cnam et au gouvernement mais pas qu'ils détournent de son objectif une journée qui est d'abord celle des gens de la fonction publique ou des fonctions publiques.
M. Cottat : Est-ce que vous pensez, comme L. Viannet, qu'il faut faire tout pour que la combativité des secteurs publics et privés converge en un seul mouvement ? Ou trouvez-vous qu'il faut dissocier les deux mouvements ?
Nicole Notat : Pour le moment, j'ai le sentiment que, y compris dans le privé, il y a un certain nombre de secteurs qui organisent des actions, qui se mobilisent à chaque fois qu'ils ont des raisons qui entraînent un maximum de salariés. Donc moi, je constate aujourd'hui que, quand l'action est professionnelle, quand elle est sectorisée ou localisée, l'action aujourd'hui entraîne plus de salariés derrière elle parce que les objectifs sont connus des salariés, ils sont compris, ils ne donnent pas l'impression d'une action fourre-tout. Il ne faut pas évacuer des suites à l'action dans chaque secteur…
M. Cottat : Ceci étant, la grève des fonctionnaires l'année dernière avait été, le 10 octobre 1995, le prélude au grand mouvement social de la fin de l'année. La question que tout le monde se pose et que je vous pose : cette fois-ci, est-ce que ça va être pareil ?
Nicole Notat : Vous savez que celui qui peut prédire l'avenir en matière de conflits sociaux ne doit pas être né. Pour ma part, je pense qu'il ne faut pas faire d'amalgame, que l'histoire ne répète pas les mêmes plats et que la situation de l'année dernière à cette époque et la situation de cette année à cette époque n'est pas la même.
M. Cottat : Donc vous ne souhaitez pas… ?
Nicole Notat : Ce n'est pas une question de souhait ou de ne pas souhaiter. Moi, je souhaite des actions en profondeur avec le maximum de gens concernés sur des objectifs qui fassent véritablement changer les choses et en priorité, l'emploi et l'exclusion, par la réduction du temps de travail.
Europe 1 : Vendredi 18 octobre 1996
J.-P. Elkabbach : Pour la deuxième fois dans une manifestation, vous avez donc été chahutée, malmenée et injuriée. Étaient-ce des éléments incontrôlables ?
Nicole Notat : Non. Ce que j'ai vu ne peut pas relever de la spontanéité. Il y avait un petit groupe de gens identifiés, d'autres organisations syndicales, talkies walkies à la main, mots d'ordre parfaitement huilés, tout à fait coordonnés. C'est ce qui est grave d'ailleurs.
J.-P. Elkabbach : C'était voulu par qui ?
Nicole Notat : Je crois que c'était voulu, ça a été dit. Ce sont des groupes. Je ne veux pas rendre toutes les organisations, FO et la CGT, complètement responsables de cela. Leurs leaders ne le sont peut-être pas. En tout cas, je n'ai pas senti une grande solidarité de leur part par rapport à de telles pratiques qui sont quand même très indignes. Elles sont contraires à l'esprit syndical qui est un esprit qui devrait être tolérant. Dans une démocratie, franchement, le débat d'idées, oui ; l'affrontement sur les positions que l'on a, oui. Personnellement, je peux vous dire que si, un jour, L. Viannet ou M. Blondel étaient confrontés à une telle situation, si c'étaient des militants – j'espère que ça n'existera jamais – de la CFDT à la base de ça, ma condamnation serait ferme et sans appel.
J.-P. Elkabbach : Vous êtes restée stoïque, deux heures pendant la manifestation, jusqu'au bout. Est-ce dur à vivre ? Avez-vous eu peur ? Il y a eu des coups.
Nicole Notat : Peur, non, parce que c'étaient surtout des propos, du terrorisme verbal, accompagnés de quelques projectiles. Mais je crois que c'est surtout très déplaisant dans ce que ça révèle. C'est déplaisant, oui, ce n'est pas facile à vivre. Mais c'est ce que me disent les militants : aujourd'hui, c'est la secrétaire générale qui est conspuée, bousculée ; en fait, je crois que ce sont tous les militants de la CFDT qui le sont. En tout cas, c'est comme ça qu'ils le ressentent aujourd'hui. J'avais hier soir un ami secrétaire régional d'une grande union régionale qui m'a apporté son soutien et qui me disait : « Finalement, rassure-toi, ce qui arrive, c'est que notre syndicalisme dérange parce qu'il apporte des réponses concrètes aux revendications et donne du sens à l'évolution que nous construisons. » C'est la vraie réponse.
J.-P. Elkabbach : Vous continuerez à défiler ?
Nicole Notat : Bien sûr ! Je ne vais pas m'arrêter là.
J.-P. Elkabbach : Sur le fond, voulez-vous, comme L. Viannet, que décembre 96 soit plus fort que décembre 95 ?
Nicole Notat : Je ne raisonne pas comme ça. Lorsque nous menons l'action à la CFDT, nous la menons sur des objectifs, parce qu'il y a des raisons pour les personnels que nous défendons, car c'est en leur nom que nous manifestons, c'est en leur nom que nous nous exprimons. Là, hier, c'était dans la fonction publique : il y avait des raisons à cette journée d'action, c'était légitime. Nous pensons qu'il y a d'autres raisons de mobilisation des personnels : je pense à la Défense nationale qui en a fait la démonstration ; je pense au textile, bientôt, qui va le faire ; je pense aux retraités. Le but n'est pas de mettre des gens dans la rue pour le plaisir de les mettre dans la rue, il est de mener des actions sur des objectifs qui vont enfin apporter des résultats à l'action.
J.-P. Elkabbach : Secteur par secteur ?
Nicole Notat : Je crois qu'en ce moment, oui, les gens se mobilisent. En tout cas, je remarque que les gens sont davantage présents dans l'action quand on répond à leurs problèmes, ceux qu'ils ressentent au quotidien.
J.-P. Elkabbach : L. Viannet vous a proposé une journée nationale d'action, public et privé, le 15 novembre.
Nicole Notat : Comme par hasard ! Le 15 novembre, c'est le jour où A. Juppé présentait la réforme de l'assurance-maladie. Est-ce un anniversaire que L. Viannet veut fêter ou contester dans la rue ? Nous, notre conseil national, il y a deux, trois jours, a décidé de remettre les choses à l'endroit avec les organisations syndicales. Ça suffit, ces compétitions, ces petites agressions, ces petits coups dans le dos ! Il y a mieux à faire pour l'avenir du syndicalisme français. Il y a mieux à faire pour que les salariés se tournent positivement vers les syndicats dont ils ont besoin.
J.-P. Elkabbach : Ça veut dire quoi ?
Nicole Notat : Ça veut dire que nous allons proposer et dire à toutes les organisations syndicales – et ce qui s'est passé hier ne va rien changer, simplement peut-être que ça va être un peu plus difficile au départ : « causons-nous ; regardons si nous sommes d'accord, sur quel sujet, sur quoi nous ne sommes pas d'accord, dans quel cas nous pouvons faire des choses ensemble. Mais si nous faisons des choses ensemble, on ne se fait pas de croche-pied ».
J.-P. Elkabbach : Vous leur proposez donc une rencontre, avec Blondel, Viannet…
Nicole Notat : À tout le monde, à toutes les confédérations et à l'UNSA.
J.-P. Elkabbach : Quand on entend « Juppé, Notat, même combat », est-ce vrai ?
Nicole Notat : C'est, par nature, faux. Par nature, parce que Juppé, comme d'autres Premier ministres d'hier et d'autres demain, est du côté des gouvernants. Ce sont des gens…
J.-P. Elkabbach : Des ennemis ?
Nicole Notat : Non, pas des ennemis mais ils sont dans une fonction qui est de faire des arbitrages, de conduire des politiques pour l'ensemble des problèmes de la société, toutes catégories confondues. Les syndicats, et la CFDT en particulier considère qu'elle est du côté des gouvernés, elle est du côté de ceux qui sont en bas.
J.-P. Elkabbach : Mais elle leur parle.
Nicole Notat : Elle leur parle car si nous ne nous parlons pas, nous n'existons pas.
J.-P. Elkabbach : Est-ce que c'est un syndicat qui ressemble un peu aux syndicats allemands ?
Nicole Notat : Soyons modestes, mais ce syndicat que nous voulons construire, qui sait dire non, qui sait s'affirmer, qui sait – je l'ai fait il n'y a pas longtemps – donner des cartons jaunes au gouvernement quand il en faut, il a une obsession : redonner aux salariés de ce pays le goût et l'envie d'adhérer et de se battre dans les organisations syndicales.
J.-P. Elkabbach : Vous avez donné un carton jaune à A. Juppé à propos de la réforme de la sécurité sociale. Se fera-t-elle malgré les résistances des médecins ?
Nicole Notat : Elle se fera. Vous vous imaginez bien que, derrière cette affaire-là, j'ai fait ce qu'il fallait, y compris auprès du Premier ministre. Aujourd'hui, je peux vous dire que la CFDT a eu de la détermination pour obtenir cette réforme. Elle aura de la détermination jusqu'au bout pour qu'elle aille au bout, et pas contre les médecins, mais dans leur intérêt à eux aussi.
J.-P. Elkabbach : Notat-Gandois, même combat ?
Nicole Notat : Mais non ! Ça ne peut pas être non plus le même combat. Il représente les patrons. Je regrette : il n'est pas du même côté de la barrière.
J.-P. Elkabbach : L. Jospin va vous recevoir bientôt. Jospin-Notat, ce serait le même combat ? Vous comporteriez-vous différemment si la gauche était au pouvoir et si elle gouvernait ?
Nicole Notat : Je me comporterais de la même façon du point de vue de la démarche qui est celle de la CFDT, du point de vue de la conception de l'indépendance. Après, nous nous comportons en disant oui quand nous pensons qu'il faut dire oui, en disant non quand il faut dire non. Ça dépendrait donc de ce que L. Jospin ou de ce que tout autre gouvernement proposerait au pays par rapport aux problèmes des gens, par rapport à ce qui les taraude au quotidien et sur quoi ils attendent des réponses.
J.-P. Elkabbach : On ne peut pas être ni à droite, ni à gauche, nulle part : c'est impossible.
Nicole Notat : Non, parce que vous savez très bien qu'à la CFDT, nous sommes étiquetés politiquement. Ça continuera comme ça. Mais en tout cas, ce n'est pas notre rôle d'être dans la majorité ou dans l'opposition politique. L. Jospin fait ça très bien, dans l'opposition politique.
J.-P. Elkabbach : N'allez-vous pas devoir durcir, faire de mauvais coups pour montrer votre indépendance et vous dédouaner, d'une certaine façon ?
Nicole Notat : Nous n'avons pas besoin de nous dédouaner. Nous avons en permanence la capacité de revendiquer, de protester et la capacité aussi de proposer. Rien n'est pire pour une organisation syndicale que de ne pas être utile ou d'être inefficace pour les salariés que nous défendons.
J.-P. Elkabbach : Merci, Mme Notat : Mme Courage, ça vous va ?
Nicole Notat : Si vous voulez !
Le Nouvel Observateur : 24 octobre 1996
Le Nouvel Observateur : On vous accuse d'être le chouchou du gouvernement et du patronat. C'est pour cette raison que le 17 octobre, vous avez dû faire face, en pleine rue, à la hargne de vos détracteurs.
Nicole Notat : De nombreux analystes et commentateurs, de bonne foi sans doute, qualifient les relations entre ce gouvernement et la CFDT de privilégiées. À chaque fois que je les entends, que je les lis, je suis choquée. Il n'est pas possible que cette confusion se perpétue ! Ceux qui veulent faire croire qu'il y a je ne sais quelle complicité entre notre organisation, le gouvernement et les patrons sont à côté de la plaque ! Nous n'avons jamais confondu la fonction syndicale avec les rôles respectifs du gouvernement et du CNPF. Et c'est peut-être pour cela que la CFDT dérange. Parce que nous sommes en train de faire preuve de notre indépendance, qui n'exclut ni la confrontation, ni le conflit, ni le dialogue toujours nécessaire pour aboutir à des compromis acceptables. La fonction syndicale, par nature, doit être indépendante et autonome. Mais elle doit être capable d'influencer, d'orienter. Et pour ça, nous devons nous coltiner le gouvernement et le patronat. Et pour nous les coltiner, nous devons les rencontrer. Articuler l'action et la négociation pour l'efficacité, c'est ça le rôle du syndicalisme.
Le Nouvel Observateur : Mais qu'est-ce qui vous fait courir, quel est votre projet de société ?
Nicole Notat : Nous sommes dans un pays développé, qui crée des richesses et qui pourtant, chaque jour, produit toujours plus de chômage et d'exclusion. C'est contre cette société-là que nous nous battons, pour que la dignité de chacun soit préservée, dans l'économie de marché – car nous vivons, c'est la réalité et sans doute pour longtemps, dans une économie de marché. Pour que les mots Liberté, Égalité, Fraternité ne soient pas seulement inscrits dans la Constitution ou sur les frontons des écoles publiques. Ces mots doivent devenir réalité pour toute la société française.
Le Nouvel Observateur : Tout le monde est d'accord sur ce combat !
Nicole Notat : Peut-être, mais là encore, la CFDT dérange. Nous ne pouvons nous contenter de crier notre révolte, même si c'est le premier réflexe. Nous sommes dans une situation très difficile où les gens veulent voir ces difficultés résolues très vite, ils l'expriment de plus en plus fort. Alors, dans ce contexte, il y a des organisations qui font croire qu'avec je ne sais quelle baguette magique elles pourront changer radicalement cette société, Nous, nous savons qu'il n'y a pas de baguette magique, qu'il faudra du temps pour inverser cette situation intolérable. Mais attention ! Nous n'attendrons pas les calendes grecques. Ce qui manque, c'est la volonté politique de tous les acteurs pour prendre les décisions qui vont dans le bon sens. C'est vrai pour le gouvernement, le CNPF, les syndicats, pour tous ceux qui peuvent provoquer ce changement.
Le Nouvel Observateur : Mais les Français, qui vivent la rigueur depuis quatorze ans sans rien voir venir en échange, sont las d'attendre. Ils Peuvent être tentés par le radicalisme.
Nicole Notat : C'est vrai. Car le risque aujourd'hui, c'est que personne ne croie plus en rien. Mais moi, je ne me résous pas à accepter cette fatalité, cette impuissance. Nous ne renoncerons pas à nos idées, résumées dans notre devise du « parti pris de la solidarité », nous ne changerons pas de cap. Mais nous devons être à l'écoute de cette colère, de ce ras-le-bol. Nous devons dénoncer ce qui ne va pas, comme l'illusion de cette baisse d'impôts qu'Alain Juppé a présenté comme un moyen de relancer l'économie et qui, comme elle ne touche que ceux qui paient l'impôt, profitera le plus à ceux qui en paient le plus. Là, il faut dire non, mais sans lâcher prise. Une société qui douterait sérieusement de sa dynamique interne, c'est une société qui aurait déjà perdu.
Le Nouvel Observateur : Mais qu'avez-vous fait bouger ?
Nicole Notat : Dans ce pays, on a trop l'habitude de regarder le chemin qui reste à faire, avant de voir celui qui a déjà été parcouru. Revenons sur la réforme de l'assurance maladie. C'est parce que nous l'avons approuvée que la CFDT est aujourd'hui victime de cette intolérance. Eh bien, je persiste et je signe ! Cette réforme, nous continuerons à tout faire pour qu'elle aille à son terme, car le gouvernement l'a puisée dans la boîte à idées de la CFDT. Ce n'est pas nous qui avons soutenu Juppé, c'est lui qui s'est inspiré de nos propositions qui ont pour objectif plus que jamais de sauver la Sécu du naufrage pour le plus grand bénéfice des assurés sociaux.
Le Nouvel Observateur : Pour l'instant, de cette réforme les Français n'ont rien vu, sauf les prélèvements…
Nicole Notat : Jusqu'en juin Alain Juppé a respecté et le calendrier et les orientations. Mais, cet été, le gouvernement a pris deux mois de retard, et il a commis deux fautes lourdes en revenant sur deux décisions de la Caisse nationale d'assurance maladie destinées faire des économies. Nous ne sommes pas pieds et poings liés face aux décisions de ce gouvernement. Le mercredi 23 octobre, notre comité de vigilance (1) a rencontré le Premier ministre. Nous lui avons dit que ce n'était pas au moment où l'on s'engage dans la courbe du virage qu'il faut mettre le pied sur le frein. Au contraire ! La difficulté, aujourd'hui, c'est de faire participer les médecins à la maîtrise des dépenses, sans les prendre pour des boucs émissaires. Les trois mois qui viennent seront décisifs. Si cette réforme échoue, ce sont les assureurs privés qui seront contents.
Le Nouvel Observateur : Votre autre cheval de bataille, c'est la réduction du temps de travail. Ça n'avance pas vite !
Nicole Notat : Comment ! On ne va tout de même pas dire que la CFDT n'a rien fait ! Grâce à nous, c'est devenu un thème de discussion avec le patronat. Et les hommes politiques rivalisent d'idées et de propositions de lois sur ce sujet. Les sondages montrent que dans l'opinion publique l'idée fait son chemin. Et puis, il y a eu la loi de Gilles de Robien, qui fait sauter un obstacle fondamental, celui de la baisse des charges. Alors, c'est vrai que si le seul critère d'évaluation, ce sont le nombre des emplois sauvés ou créés, pour l'instant c'est une goutte d'eau. Mais nous venons de gagner une première manche décisive et nous ne baisserons pas la garde. Notre objectif, c'est 1 000 accords, le plus vite possible. Après il faudra une loi-balai pour généraliser le mouvement.
Le Nouvel Observateur : Faut-il privatiser tout le secteur public ?
Nicole Notat : La CFDT veut maintenir les missions du service public au nom de la cohésion sociale. Par exemple, il faut que le courrier arrive tous les jours, et au même prix, qu'on habite le fin fond de la Lozère ou au coeur du XVIe arrondissement. Même chose pour les transports et l'électricité et les télécommunications. Après, comment assure-t-on ces missions de service public ? Ça c'est un débat. Mais ce que nous défendrons bec et ongles, c'est le respect scrupuleux de ces missions. Pour nous, l'État doit rester le meilleur garant de l'existence et de la qualité du secteur public.
Le Nouvel Observateur : Vous sentez-vous proche de la gauche ?
Nicole Notat : La majorité des adhérents de la CFDT, c'est connu, ont le coeur à gauche. Cela dit, la CFDT n'est pas là pour faire tomber ce gouvernement ni faire arriver une autre majorité. Mais c'est précisément parce que nous ne confondons pas les rôles respectifs des partis politiques et du syndicalisme que nous pouvons être une véritable force qui aiguillonne les changements dans le sens du droit au travail et du progrès pour tous, et dans lesquelles certaines forces politiques peuvent se reconnaître mieux que d'autres.
Pour nous, ce n'est pas facile d'être la force du changement, même si c'est passionnant. De la même façon, je pense que la tâche du Parti socialiste est tout aussi difficile, au moment où les lignes de fracture ne se réduisent pas à une simple coupure entre la gauche et la droite. Lionel Jospin doit jouer son rôle d'opposant sans s'y enfermer car il aspire à revenir au pouvoir. Et pour cela il doit aussi proposer et convaincre sur son projet de gouvernement.
(1) Ce comité de vigilance, créé après l'annonce de la réforme de la Sécurité sociale par Alain est composé, entre autres, de la CFDT et de la Fédération nationale de la Mutualité française.