Texte intégral
Le Parisien le 17 février 1998
Q. L’application des 35 heures implique, selon Ernest-Antoine Seillière, le président du CNPF, la remise en cause des conventions collectives. Comment réagissez-vous ?
Marc Blondel : J’ai le sentiment que le président du CNPF utilise le dossier des 35 heures pour accélérer la remise en cause générale de la pratique contractuelle et de ses acquis. On l’a vu dans la banque, et c’est en cours dans la branche sucrerie et au CEA. J’ai peur que de nombreux chefs d’entreprise se précipitent dans cette brèche. C’est la participation patronale à la déréglementation. Il faut qu’ils comprennent qu’ils ouvrent ainsi les relations professionnelles aux seuls rapports de force. Si le CNPF refusait effectivement de négocier au niveau national, il se transformerait en structure de lobbying à l’anglo-saxonne, ce qui serait en opposition avec les traditions et pratiques républicaines et démocratiques. Ce serait là un point de conflit important. J’ajoute qu’il me paraît plus que contradictoire de se réclamer du libéralisme tout en refusant de négocier, ce qui conduit par définition à solliciter l’intervention des pouvoirs publics.
Q. La guerre est donc inévitable avec le patronat ?
Marc Blondel : Nous n’avancerons pas si le patronat ne change pas de position.
Q. Vous êtes, par ailleurs, pessimiste sur l’évolution des salaires à l’occasion du passage aux 35 heures !
Marc Blondel : Comme le patronat a dit qu’il ne négocierait pas, les salaires risquent de stagner, c'est-à-dire qu’ils ne suivront même plus les prix. Or, prenons un exemple : une personne qui travaille 39 heures, en l’an 2002 touchera 4 heures supplémentaires majorées de 25 %, soit 2,86 % d’augmentation par rapport à aujourd’hui. Eh bien, pour elle, cela représente la même hausse que si son salaire avait suivi une inflation de 1,3 % par an d’ici à l’an 2000…
Q. Cela n’est pas vrai pour le SMIC…
Marc Blondel : Il y a un problème sur le SMIC. Le Gouvernement accepte que ceux qui passent à 35 heures conservent leur salaire, mais celui-ci augmentera moins. D’où la naissance de cette idée absolument splendide d’un double SMIC, afin d’empêcher une augmentation de 11,4 % du coût du travail pour toutes les entreprises, y compris celles qui n’anticiperaient pas les 35 heures. Mais avec deux SMIC, qui n’évolueront pas selon les mêmes règles, le mauvais chassera le bon ! Je pense que le SMIC le plus bas prendra le dessus sur l’autre. Comment seront payés les nouveaux embauchés ?
Q. Vous vous interrogez également sur les effets négatifs des 35 heures sur le temps partiel ?
Marc Blondel : On a demandé à notre fédération des métaux de voir qui serait touché par la réduction de 39 heures à 35 heures. Seuls 40 % du personnel de la métallurgie le sera car les autres déjà font moins (travailleurs à temps partiel) ou plus (cadres, techniciens supérieurs…). Cela va donc poser des problèmes. Comment fera-t-on avec un salarié qui fait 30 heures ? Par ailleurs, en cas de réduction du travail, ne va-t-on pas inciter les employeurs à mettre deux personnes à temps partiel ? On risque d’avoir une déstructuration des contrats de travail et un développement du temps partiel.
Q. Vous vous réjouissez des 35 heures dans la fonction publique ?
Marc Blondel : Dans l’accord salarial que nous avons signé, le Gouvernement a jugé utile de prendre un engagement sur les 35 heures dans la fonction publique. Mais, à mon avis, il ne précipitera pas les choses. D’ailleurs, il ne serait peut-être pas très intelligent, voire plutôt maladroit, de faire les 35 heures dans la fonction publique avant le privé. Ce qui ne veut pas dire que FO abandonne la revendication. Dans le privé comme dans le public, nous mettrons plus longtemps qu’on le croyait au départ, mais nous y arriverons ! Est-ce que cela aura pour autant un effet sur l’emploi aussi important que certains l’espèrent, je n’en suis pas sûr…
Q. Qu’est-ce qui, selon vous, aurait pu créer de l’emploi ?
Marc Blondel : On aurait dû faire une relance en matière salariale, augmenter l’allocation spécifique de solidarité, jouer sur l’effet d’âge, c'est-à-dire faire partir ceux qui travaillent depuis l’âge de 14 ou 15 ans avec la règle : un départ, une embauche. Cet ensemble aurait eu à court terme des effets sur l’emploi.
RTL le 19 février 1998
M. Blondel : Que répondez-vous à M. Seillière qui vous dit en gros que vous avez que dalle à donner en échange des 35 heures ?
M. Blondel : Il faut remettre les choses dans l’ordre. L’amnésie ne suffit pas à résoudre tous les problèmes. D’abord, je voudrais préciser – c’est une question de forme – que j’ai déclaré à plusieurs reprises que le président du CNPF, M. Seillière, n’était pas l’homme de ses déclarations. Si je me suis permis de dire cela, c’est parce que j’ai eu l’occasion de le rencontrer. Nous avons eu quelques contacts ; nous avons discuté, et, ma foi, j’avais trouvé un homme plus ouvert que les déclarations ne le laissaient supposer. Maintenant, je vois un homme qui prend des positions radicales : d’abord, il faut dénoncer les conventions collectives. Les 35 heures durée légale auraient pour effet de dénoncer les conventions collectives. Qu’est-ce que ça veut dire, cela ?
Q. Il est revenu sur ses propos.
M. Blondel : Qu’il soit revenu ou pas, je sais faire ce genre de chose. Ce qui compte, c’est l’effet d’annonce. Brutalement, il couvre ainsi la dénonciation de la convention collective des banques. Ce n’est pas rien, le secteur bancaire : c’est énorme ! Il justifie la dénonciation. Au passage, je signale qu’il y aura une grève le 27 février. Les salariés vont réagir à ce genre de choses. Ensuite, je crois que Monsieur le baron Seillière – je m’excuse, je ne devrais pas dire « baron » –, Monsieur le président du CNPF n’a pas la pratique de la négociation. C’est ces derniers temps qu’il y avait une espèce de négociation donnant-donnant. Mais généralement, les négociations, c’est le moment où nous exprimons nos revendications. Ce n’est pas du donnant-donnant. Dans le cas d’espèce, nous avons pour l’an 2000 le fait d’arriver à 35 heures, durée légale. Il y avait tout un champ de négociations possibles. Pourquoi se focaliser sur les 35 heures ? Il y avait toute une série de dérivées possibles, à commencer par la limitation des heures supplémentaires. Nous avions échoué avec M. Gandois. Là, c’est donnant-donnant.
Q. Sur les 35 heures, estimez-vous que tout dialogue ou négociation soit possible ou impossible avec le patronat ?
M. Blondel : Le problème est de savoir si entre 39 et 35 heures, il y a possibilité de discuter avec le patronat pour arriver à 35 heures à l’an 2000. Pour l’instant, M. Seillière non seulement dit non, pour lui, au niveau interprofessionnel, mais il donne consigne aux fédérations de refuser toute négociation !
Q. Êtes-vous prêt à négocier avec lui ?
M. Blondel : Je suis prêt à négocier à tout moment, avec lui ou sur les branches. D’ailleurs, je vous annonce que j’ai saisi les branches en ce qui concerne une autre revendication : le départ des vieux qui ont commencé à travailler à 14 et 15 ans et qui auraient 40 ans de cotisation. Depuis le 10 octobre, il y a de l’argent. Le Gouvernement a dit : « je suis prêt à mettre de l’argent », et on ne trouve pas le moyen de mettre le système debout. Bientôt, on nous regardera en disant : « c’est de votre faute si on le fait pas ! » Là, il y a une ouverture, une discussion possible. Quand j’en parle au CNPF, on me dit : « pas maintenant : laissons passer les 35 heures. » Mais je suis navré : les 35 heures, le point final, c’est l’an 2000. Jusqu’à l’an 2000, il n’y aura pas de négociation dans le privé ? Ça va exploser !
Q. La loi Aubry est-elle bien ou mal engagée ?
M. Blondel : La loi Aubry a des défauts, des imperfections, mais elle a aussi des zones d’ombre que nous pourrions éclairer par la négociation.
Q. Laquelle ?
M. Blondel : On pourrait notamment voir comment on va progressivement aux 35 heures. Personne n’a dit que les 35 heures, c’était demain. On pourrait discuter pour essayer d’y aller progressivement, voir les effets sur le salaire. Tout le monde connaît la difficulté. C’est d’ailleurs la seule. À la limite, il faudrait faire de la pédagogie, y compris aux employeurs. Les 35 heures payées 39, ça fonctionnera strictement pour le SMIC. D’où la question : ceux qui sont légèrement payés au-dessus du SMIC ? Deuxième question qui est tout à fait claire : que fait-on pour celui qui sera embauché le lendemain ? On le paye à 35 ou 39 ? Là, il y a un problème de fond. Ça mérite d’être discuté.
Q. Quand un rapport précise que 70 % des fonctionnaires travaillent déjà moins de 39 heures ?
M. Blondel : Ça ne veut rien dire ! Il faut regarder les postes de fonctionnaires pour savoir.
Q. Il y a des dérogations…
M. Blondel : Les dérogations, vous les connaissez ? Elles sont bien souvent dans l’autre sens : on travaille 32 ou 33 heures, et on est bien souvent d’astreinte. Vous allez me faire le coup du rond-de-cuir, je vous en prie ! Les fonctionnaires français, ce ne sont pas des ronds-de-cuir : ce sont aussi les pompiers, le docteur des urgences payé 13 000 francs par mois.
Q. Ce rapport, c’est une manœuvre politique ?
M. Blondel : C’est une réaction tout à fait normale, compte tenu que lors des négociations de salaires pour les fonctionnaires, le ministre Zuccarelli a annoncé qu’il allait examiner la question des 35 heures, son application dans la fonction publique. J’ai d’ailleurs fait remarquer qu’il ne serait pas très heureux d’aller plus vite dans le secteur public que dans le secteur privé. On a jusqu’à l’an 2000 pour regarder exactement les situations particulières de la fonction publique et examiner les conditions dans lesquelles on pourrait faire une réduction de la durée du travail, étant entendu que, là, elle est obligée de se compenser par voie budgétaire. Si nous restons dans les limites du budget actuel, ça explosera.
Q. Le choix de la réduction du temps de travail était surtout dicté par la nécessité politique de se distinguer de la baisse des charges présentée comme une politique de droite !
M. Blondel : Je pensais tout naïvement – mais je suis candide ! – que c’était pour essayer d’aider à l’emploi. Si on pouvait régler, comme le disait tout à l’heure M. Strauss-Kahn, la croissance, si les investissements repartent, si la consommation repart et qu’on la soutient, si on règle mon affaire d’âge au profit des jeunes et si on réduit la durée du travail, alors il est possible qu’il y ait une certaine dynamique qui nous conduise à avoir un effet qui soit réducteur de chômage. Maintenant, si chacun freine, on n’y arrivera pas !
Q. La réduction du temps de travail aurait-elle empêché les 2 500 changements de postes chez Renault ?
M. Blondel : Les 2 500 annoncés chez Renault, grosso modo, une entreprise comme Renault, cela fait entre 3 et 4 % de productivité tous les ans. C’est l’effet réel des gains de productivité. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui justifie le fait de se poser la question de la réduction de la durée du travail. Je voudrais quand même faire remarquer – c’est mon sous-entendu de l’amnésie – qu’avec le patronat, avant le 10 octobre, nous avions discuté à différentes reprises pour envisager la réduction de la durée du travail progressive ; on a toujours eu un refus catégorique. Le Gouvernement a interféré ; il l’a fait d’une manière autoritaire, parce que c’est la loi – il n’a que ça comme instrument. Maintenant, ce n’est pas nous qui mettons la locomotive en marche, ce sont les autres. Mais nous ne pourrons pas rester sur le bord du quai.
Q. S’il n’y a pas de négociations sur les 35 heures avec le patronat, quelles seront les répercussions sur l’évolution des salaires ?
M. Blondel : Le risque, c’est le blocage des salaires ! S’il refuse toute négociation, pas simplement sur les 35 heures, mais les autres problèmes aussi, le risque, c’est le blocage. À un moment donné, quand il n’y a plus de rapports sociaux, plus de négociations, plus rien, ça dérape, et c’est là qu’il y a des grèves ! Le problème, c’est de savoir si c’est l’objectif du patronat. Là, on vient dans un contexte différent de caractère politique. Je pense que c’est irresponsable. Je vous rappelle que je considère le président du patronat comme étant un vice-Premier ministre. La façon dont il prend ses responsabilités, qu’il engage les discussions ou pas, il est aussi déterminant que la ligne économique du pays. S’il bloque les négociations, il y aura une friction à un moment donné. Quand ? Je ne sais pas ! Je ne suis pas Madame Soleil. Mais il y aura de la friction.