Texte intégral
La Une - Mai 1997
Q. : Jean-Pierre Raffarin, M. Jospin propose de faire recruter par l’État 300 000 à 400 000 jeunes alors qu’il y a déjà un salarié sur quatre dans l’administration… Quel est votre sentiment par rapport au programme économique de Lionel Jospin ?
R. : Le Parti socialiste tourne le dos à l’an 2000. La seule réserve de croissance dans notre pays est l’allégement des charges. Aujourd’hui, le seul moyen que nous ayons de donner de l’oxygène à l’emploi, est de développer la trilogie : « réformer pour économiser pour alléger ! »
Toute action qui vise à « charger la barque » publique, qui vise à faire appel à l’impôt et aux charges, pour financer des initiatives faussement créatrices de richesses revient à tourner le dos à l’Histoire.
Notre problème est de créer des activités qui créent des richesses. Or pour cela, il faut évidemment passer par la création dans le secteur privé et par l’initiative libre. Donc le Parti Socialiste, non seulement veut remettre en cause un certain nombre de procédures qui existent – je pense aux missions locales pour l’emploi qui sont souvent les seuls interlocuteurs qu’ont les jeunes en difficulté –, et faire des économies sur ce sujet pour charger la manne de l’administration. C’est tout le contraire de ce qu’est un État moderne.
Un État moderne est d’abord un État qui permet la création de richesses, libère les initiatives et assume un devoir de proximité sociale pour ceux qui sont en difficulté. Il ne consiste pas à généraliser l’intervention publique !
Q. : Finalement, le plus difficile n’est-il pas d’avoir à réformer en période de crise ?
R. : C’est très difficile, pour deux raisons : l’une vient du P.S., le « parti des séquelles », car aujourd’hui la France a gardé beaucoup de séquelles du socialisme. Evidemment, quand on voit l’état des finances publiques de la France, que nous nous battons pour faire 20 milliards d’économie sur la défense nationale pour pouvoir dégager 25 milliards d’allégements sur l’impôt sur le revenu, il faut faire des efforts considérables et faire accepter à de nombreux partenaires de se serrer la ceinture. Au moment où vous êtes parvenus à réaliser toutes ces économies, vous découvrez encore l’ardoise du GAN, du Crédit Lyonnais et – tels les Shadocks – pendant que vous vous battez sur le front du développement, vous avez les séquelles socialistes qui viennent en permanence « charger la barque ». Donc cette crise des finances publiques est vraiment notre première difficulté.
Seconde difficulté – et là les socialistes n’y sont pour rien – c’est que nous sommes dans une société qui est en profonde mutation.
Évidemment ! la société d’aujourd’hui est celle des « baby-boomers », celle de ceux qui ont fait mai 68, de ceux – auxquels j’appartiens – qui croient être les représentants de l’esprit libre mais qui sont sans doute culturellement ceux qui sont les plus rigides. Ce sont ceux-là même qui se sont installés dans le cœur de notre société, dans l’ensemble des fonctions économiques. Tout se passe comme s’il n’y avait qu’une seule génération au travail : la génération précédente, poussée vers la préretraite et la génération suivante bloquée dans les études et les stages ! Il n’y a qu’une seule génération à la fois au travail. C’est une forme de blocage social qui est très préoccupant. Face à cela, le monde est en phase d’accélération rapide. Les jeunes vivent dans une autre société qui passe par-dessus les frontières : Atlanta, Coca-Cola, Internet… Regardez Mac Donald’s qui est florissant en France grâce aux enfants : cette multinationale a gagné la bataille culturelle. Ma conclusion est que nous n’avons qu’une seule solution pour faire des réformes, c’est d’ouvrir la porte aux jeunes ! L’emploi des jeunes est une priorité économique et sociale, mais c’est aussi une priorité politique. La société ne bougera que si les jeunes s’expriment car eux vivent déjà la société de demain.
Q. : Comment expliquer cette « sous-culture économique » qui transparaît d’un programme tel que M. Jospin vient de le présenter ?
R. : Je pense que la Nomenklatura de ce pays, qui fut notamment développée par les quinze ans de septennat socialiste, est dans la logique des grandes structures. Les années 80 ont menti sur un point parmi d’autres, en faisant croire que les solutions seraient dans ce que j’appellerais « les grandes dimensions ». On serait mieux soigné dans les très grands hôpitaux, on serait mieux formé dans les très grandes universités, on serait plus embauché dans les très grandes entreprises, on vivrait mieux dans les très grandes villes… À la fin des années 90, on se rend compte que ce sont les structures à taille humaine qui sont les structures d’épanouissement.
Q. : « Small is beautiful ? »
R. : Small ou médium, mais en tout cas, là où l’individu est respecté. On le voit dans les très grandes banques : j’ai envie de dire que les meilleures gestions sont inversement proportionnelles à la dimension !
Donc toutes ces années-là ont conduit à sous-estimer le fait PME. Le fait PME a été considéré comme une préoccupation subalterne, notamment parce que les grands projets, les grandes carrières venaient toujours des grandes structures. Au fond, la culture d’entreprise, de créateur, d’entrepreneur qui – à un moment ou à un autre est petit – est sous-estimé par les très grandes structures publiques ou privées, car celles-ci connaissent les mêmes sources de recrutement.
Q. : Vous voulez parler de la monoculture des élites ?
R. : C’est le circuit fermé de la grande structure qui s’est appuyé sur le sens de l’État et sur l’importance des grandes organisations professionnelles, avec un souci de voir grand. Mais en voyant grand, nous sommes passés à côté de tout ce qui pétille dans les petites entreprises. Cela est en train de changer et la France n’est pas la seule à prendre le virage. Je me rends compte que le fait PME est en train de devenir un fait mondial reconnu partout. En France, nous avons gagné un consensus sur l’emploi mais nous considérons toujours que l’innovation et l’exportation par exemple passent par les grands groupes. Avant que nous en arrivions à dire comme le fait Bill Clinton, que « le déficit américain sera comblé par les petites entreprises » nous avons encore pas mal de chemin à faire !
Je crois que le fait PME est un fait qui a été sous-estimé. De ce point de vue-là, Jacques Chirac a une vision très claire de notre économie : on raisonne en terme de rapports de force. Il faut rééquilibrer les rapports de force entre les PME et leurs partenaires publics et privés.
Q. : Ce que vous préconisez est une véritable révolution culturelle !
R. : En effet, c’est une révolution non violente, mais une révolution tout de même. Nous aurons gagné quand les ingénieurs des mines rêveront de créer leur entreprise et quand les élites considéreront que c’est par l’initiative privée qu’elles exprimeront leur talent. À nous d’essayer de valoriser l’initiative privée. Nous avons dans ce domaine beaucoup de réformes structurelles à faire. Par exemple par la fiscalité, par la libération des dispositifs de « stock-options » pour les jeunes entreprises technologiques, par la mobilisation de l’épargne de proximité : l’excellent rapport Jacob (NDLR : député d’Ille-et-Vilaine) ouvre certaines pistes sur ce sujet… Il faut vraiment que nous fassions ce travail à chaque fois sur des mesures fiscales sociales. Sur la considération, le prestige, la place dans la société, la place dans l’image de la France.
Le président de la République a décidé d’exprimer la place de la France dans le monde entier avec des PME, je crois que c’est très important. Nous avons le grand rendez-vous 1998, 2000, la Coupe du monde de football avec plus de 30 milliards de téléspectateurs. Je souhaite que notre pays ne présente pas que des stades et des pelouses, mais puisse présenter des entrepreneurs et des entreprises à taille humaine.
Q. : Ne faudrait-il pas mettre en place un statut spécifique pour la PME sur le plan de la fiscalité ?
R. : Il y a deux sujets principaux. En ce qui concerne la création, il y a le problème du capital et des fonds propres. Ensuite, en matière de développement, je suis favorable à un projet social PME spécifique, à l’image du « small business », avec une lecture particulière du code du travail, qui ne soit pas une lecture en recul, mais une lecture différente. Je crois que la vie sociale dans une petite entreprise aujourd’hui, n’est pas du tout la même que dans une grande entreprise. Nous l’avons vu récemment avec les drames et les processus de décision de très grandes entreprises. Donc je crois qu’il faut faire le point sur les atouts et les handicaps sur cet aspect de l’entreprise. C’est l’objectif de la commission « SBA » et j’espère vraiment que nous arriverons à un projet social PME
Q. : Pour relancer l’économie, êtes-vous favorable à une mesure telle que la défiscalisation des investissements des particuliers dans l’entreprise ?
R. : On peut effectivement régler les questions fiscales par des réformes. Par exemple, le thème des fonds propres dans la création de petites entreprises n’est pas un sujet très difficile. Dans la mesure où nous avons 1 400 milliards d’épargne annuelle en France et qu’il faudrait 14 milliards, soit 1 % du volume de l’épargne ! Si nous ne sommes pas capables dans ce pays de mobiliser 1 % de l’épargne pour l’investir vers les petites et moyennes entreprises, c’est à désespérer du pays. Je ne le pense pas.
Donc à nous d’inventer les mécaniques pour ce faire. La loi Madelin a ouvert les portes mais il faut aller beaucoup plus loin de manière à permettre une vraie mobilisation de ce que les Américains appellent la « love money » qui est l’épargne de proximité (familiale et territoriale). Ma réflexion à ce jour est qu’il faudrait commencer par l’urgent. Je veux parler des deux grands secteurs qui sont en train de se développer dans le monde de manière très rapide et pour lesquels nous devrions bâtir un programme français, ce sont le secteur des sciences de l’information et le secteur des biotechnologies liées à la santé. Il y a là deux grands secteurs pour lesquels je propose un programme « JET » (jeune entreprise de technologie). Notre nouvelle frontière doit être la jeune entreprise de technologie.
Q. : Pourquoi ne pas appliquer cette défiscalisation à tous les secteurs ?
R. : Cela serait trop coûteux. Il faut d’abord mettre au point le dispositif en évitant de prendre du retard. Par exemple nous avons vu dans le système des « stock-options » que – comme dans tous ces systèmes-là – il y a le meilleur et le pire. Le meilleur c’est de permettre la création d’entreprise, car grâce à un espoir de gain important, il est possible d’attirer de bons managers. Nous avons vu également certains dysfonctionnements, car on s’est servi de ces dispositifs pour assurer la rémunération des dirigeants sans payer de charges sociales.
Q. : C’est arrivé notamment dans le système d’économie mixte, mais cela pourrait être exclu si nous nous trouvions dans un système libéral.
R. : C’est vrai. Si nous bâtissions une réflexion spécifique sur les chefs d’entreprises technologiques, nous pourrions tester sur un programme spécifique, à la fois une épargne de proximité et une motivation des dirigeants. Ce serait l’occasion de vérifier que ça marche. Je crois que notre société peut être réformée par la contagion des bonnes procédures. Nous ne pouvons pas vouloir réformer du jour au lendemain avec une mesure globale et générale. Hélas, ce type de réforme conduit à des blocages de la société ! Le jour où les entreprises ont à faire face à des blocages de la SNCF ou routiers, l’économie n’est pas gagnante ! La responsabilité des pouvoirs est précisément d’éviter les blocages !
Q. : Pourrait-elle se faire sans limite de fonds ?
R. : Il faudra une limite de fonds. D’après ce que je vois, nous pourrions envisager une limite de fonds du type d’un million de francs. C’est le scénario sur lequel je suis en train de faire des simulations.
Q. : Tout le problème des hommes politiques aujourd’hui n’est-il pas d’arriver à faire passer des réformes de fond qui ne produiront que des effets sur le long terme ?
R. : Nous avons la tyrannie du court terme. Ou la tyrannie de l’annuité budgétaire. Cela, nous le devons au parti des séquelles car nous avons une situation de départ qui nous empêche vraiment de faire des paris sur l’avenir. Souvent pour nous le moyen terme est un luxe ! Nous avons une difficulté : ne pas être dévorés par l’immédiat. Nous sommes sous la dictature de l’urgence, qui est la maîtrise de la dépense. Il est vrai que nous aurions quelques marges financières, nous pourrions faire un certain nombre de paris sur l’avenir même s’il existe toujours un risque…
Q. : De nombreuses personnes vous diraient qu’il est nécessaire d’agir vite maintenant, d’autant plus que 120 milliards ont été prélevés en 1995 par une majorité libérale…
R. : Oui, mais le libéral est un économiste honnête. Il doit payer ses dettes. Ce n’est pas parce que l’on est libéral que nous pouvons ignorer le « parti des séquelles » !
Q. : En clair vous nous dites qu’il fallait bien un jour payer la facture ?
R. : Oui, il fallait payer la facture et, hélas, nous trouvons encore dans quelques tiroirs des mauvaises surprises. Même mon ami Madelin était convaincu que nous avions besoin de la crédibilité sur les marchés mondiaux, qui se mesurait aussi dans notre capacité à faire face aux engagements de la France. Ce qui est engagé aujourd’hui sur l’impôt sur le revenu est fort. Cela représente 25 milliards sur 1997, nous irons jusqu’à 75 milliards sur la période choisie par le Premier ministre, c’est une évolution importante par rapport à des difficultés financières. À cela il faut ajouter, en 1997, 40 milliards sur le coût du travail, qui est quand même un allégement considérable même s’il reste encore des choses à faire dans ce domaine.
Q. : Qu’est-ce qui vous a le plus surpris depuis que vous êtes ministre des PME ?
R. : La solitude de l’entrepreneur… Au fond, aujourd’hui, tout comme la classe politique apparaît lointaine à certains citoyens, les structures économiques apparaissent lointaines à certains entrepreneurs. Notamment en période de crise. Lorsque nous avons mis en place les téléphones « urgence PME », nous nous sommes aperçus qu’un entrepreneur sur deux se sentait en profonde solitude. Sans contact, ni avec sa chambre consulaire, ni avec ses organisations professionnelles, ni avec la préfecture…
Notre société se vante toujours d’être une société de communication et de participation, mais au fond nous sommes dans une société où même les acteurs essentiels ont souvent un sentiment de solitude…
La Volonté mai 1997
Je remercie sincèrement la CGPME et son président pour le travail d’expertise accompli sur le plan fiscal, social, juridique et pour la qualité de ses fonds d’assurance formation.
Ce travail a abouti à une feuille de route que nous accomplissons ensemble sur tout le territoire car ensemble, nous avons réussi à réaffirmer la priorité PME reconnue par l’ensemble des forces économiques et sociales.
Aujourd’hui, c’est dans les PME que se gagne la bataille de l’emploi. Sous-estimée dès 1981 par un gouvernement qui a privilégié les grandes structures, la petite entreprise a prouvé qu’elle a mieux fait que les grandes. C’est en effet dans les entreprises à dimension humaine que se gagnera la bataille pour l’emploi.
Les PME en pôle-position, c’est grâce à la CGPME qu’elles se sont placées en tête de l’embauche. Ensemble, avec la Banque du développement des PME, nous allons pouvoir financer les besoins des entreprises. La simplification administrative dont certaines réalisations se sont déjà concrétisées (bulletin de salaire simplifié, déclaration unique d’embauche, etc.) va libérer le travail des petits entrepreneurs de leurs tâches administratives.
Nous voulons promouvoir le libéralisme tempéré avec les grands donneurs d’ordre pour que les sous-traitants puissent innover et développer leur savoir-faire. Nous ne voulons plus de périphérie de ville dont le spectacle est abîmé par des hypermarchés hypertrophiés. Le plan PME pour la France a été réalisé grâce à Alain Juppé qui en a fait une priorité de son gouvernement. Il a tenu ses promesses.