Interview de M. René Monory, président du Sénat, dans "Démocratie moderne" de février 1998, sur le bilan de la décentralisation seize ans après les lois Defferre, la déconcentration des services de l’État et sur le débat relatif à la limitation du cumul des mandats.

Prononcé le 1er février 1998

Intervenant(s) : 

Média : DEMOCRATIE MODERNE

Texte intégral

Démocratie interne : La décentralisation a-t-elle apporté un réel plus aux citoyens ?

René Monory : Bien plus que cela ! Elle nous a fait faire un pas de géant ! Car nous venons de très loin. Souvenez-vous de ce qu’était notre société au début des années quatre-vingt. La centralisation était un véritable corset qui étouffait la créativité, l’imagination, dont notre pays est pourtant riche. Et puis, tout d’un coup, il y a eu cette formidable « respiration ». On a libéré les énergies. On a donné le pouvoir aux élus, et ils l’ont pris. Bien sûr les choses n’ont pas tout de suite été simples. Mais la gestion locale est entrée dans une autre ère. D’un bout à l’autre de l’hexagone, les idées se sont exprimées, les projets ont pris corps, le paysage de la France a complétement changé. Les esprits aussi. Nos concitoyens n’ont jamais été aussi demandeurs d’une gestion de proximité. Ils parlent de mondialisation, mais ils veulent des réponses personnalisées à leurs attentes et surtout plus de solutions standards !

Démocratie interne : Peut-on aller plus loin en matière de décentralisation sans réforme de l’État ?

René Monory : Il était clair, dès le départ, qu’il fallait que la décentralisation s’accompagne d’un grand mouvement de déconcentration des services de l’État. Force est de constater aujourd’hui que le chantier est à peine ouvert. Cette manie si française qu’ont les grandes administrations de tout faire remonter vers Paris a « la vie dure ». Alors, quand j’entends parler de réforme de l’État, pour moi c’est un peu l’Arlésienne. Cela étant, la décentralisation porte en elle une dynamique si forte que l’État finira bien par en tirer les conséquences pour lui-même, d’autant que d’autres défis l’attendent. La mise à l’heure de l’Europe, la mondialisation, l’entrée dans la société de l’information ne lui en laissent pas le choix. Pour les relever, il ne pourra pas faire l’économie d’une réforme.

Démocratie interne : Les enquêtes d’opinion montrent que les citoyens identifient mal les compétences de chaque échelon décentralisé. Comment y remédier ?

René Monory : Qu’importe ! Ce qui compte, c’est que nous ayons des collectivités locales dynamiques pour l’aménagement du territoire, pour l’emploi. La décentralisation a été efficace dans un certain nombre de domaines : les équipements de base et l’urbanisme confiés aux communes, les routes ou l’aide sociale qui ont bénéficié de l’expertise des départements. Dans d’autres, on aurait incontestablement pu aller beaucoup plus loin dans le transfert des compétences. Je pense à la formation qui est un enjeu majeur pour l’avenir. C’est peut-être pour cela que nos concitoyens ne comprennent pas toujours bien comment les choses sont organisées. Ce qui est certain, c’est que tout cela coûte beaucoup moins cher qu’une administration pléthorique ! En ce qui me concerne, je ne m’en suis pas tenu à une approche minimaliste de la répartition des compétences. Quand j’ai voulu développer l’université, j’ai vite compris que pour y parvenir, il fallait associer le département qui a cofinancé le projet avec l’État et la région. En réalité, tout est bien moins cloisonné qu’on ne le pense. Je suis convaincu que lorsqu’il s’agit de grands projets, chaque niveau de collectivité peut, et doit y participer. Et croyez-moi, les électeurs voient au-delà des « frontières » des différentes collectivités. Ils savent bien quels sont les élus qui agissent, et ceux qui ont une interprétation frileuse de leurs compétences.

Démocratie interne : Quels sont, selon vous, les points les plus néfastes des propositions du gouvernement Jospin en matière de non-cumul ?

René Monory : Je suis contre le mandat unique. Je ferai d’ailleurs remarquer qu’il y a bien plus de cumuls de fonctions à l’Assemblée nationale qu’au Sénat. Tant que la décentralisation n’est pas achevée et que notre aménagement du territoire n’est pas suffisamment harmonieux, il est indispensable que nos parlementaires exercent une responsabilité locale et que nos différentes régions disposent d’avocats au sein du Parlement, sinon nous n’aurons que des assemblées d’apparatchiks ou de technocrates. C’est ce que le Sénat plaidera. Il dispose en cette manière d’un droit de vote ; il l’exercera.