Interview de M. Raymond Barre, député apparenté au groupe UDF à l'Assemblée nationale, dans "Le Figaro" du 27 mars et extraits d'une interview à RTL le 29, parus dans "Le Monde" du 31 mars 1998, sur les relations entre la droite et le Front national, la rénovation de la droite et la modernisation de la vie politique.

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Texte intégral

Le Figaro : 27 mars 1998

Le Figaro : En dépit de l’estime que vous portez à Charles Millon depuis de longues années, vous n’avez pas hésité à condamner son attitude lors de son élection à la présidence de la région Rhône-Alpes. Vous estimez qu’il a commis une « faute politique grave ». Il est persuadé lui, « de rendre service à son pays ». Vous l’avez rencontré. Jugez-vous certains de ses arguments recevables ?

Raymond Barre : J’ai beaucoup d’amitié pour Charles Millon et je ne vous cache pas qu’en apprenant, à mon retour de Pékin, ce qui s’est passé au conseil régional, j’ai éprouvé quelque tristesse. Je n’accuserai pas Charles Millon d’avoir négocié avec le Front national. Je connais ses convictions, mais je ne comprends pas pourquoi il a accepté les voix des élus de ce parti. Charles Millon dit qu’il va appliquer son programme et rien que son programme. Mais comment, si le Front national lui marchande son soutien ? De fait, il se met sous la coupe du FN. Ou bien alors, comme il l’a écrit dans « Le Figaro », il mène une opération qui va au-delà du conseil régional de Rhône-Alpes. Il entend forcer les autorités, président de la République et gouvernement, à prendre position clairement sur la légitimité du FN comme parti politique. Il pense, par ailleurs, qu’en faisant la démonstration de l’impuissance du conseil régional due, pour une large part, à la loi électorale, il mettra en évidence la nécessité de dissoudre cette assemblée.

Le Figaro : D’autres présidents de région semblent vouloir lui emboîter le pas comme Marc Censi. Réélu à la tête de Midi-Pyrénées avec les voix du FN, il a choisi de démissionner et en appelle au Premier ministre pour que soit dissoute l’assemblée régionale…

Raymond Barre : Je ne peux pas apprécier les dispositions des autorités à l’égard d’une telle proposition de dissolution. Je crains que cela ouvre la boîte de Pandore. Ce que je dirai simplement c’est qu’une fois reconnue la nocivité de la loi électorale pour les conseils régionaux, il faut tenter de vivre. Une possibilité eût été d’organiser sur la base d’un projet précis une coalition des deux grandes formations présentes au conseil régional Rhône-Alpes. Charles Millon eût été en mesure de le faire, mais son acceptation des voix du FN rend maintenant les choses, psychologiquement et politiquement, difficiles.

Le Figaro : Que faire ?

Raymond Barre : Je n’ai pas voulu dans ma déclaration prononcer le mot de démission. J’ai souhaité seulement qu’un terme soit mis à la situation malsaine dans laquelle se trouve le conseil régional de Rhône-Alpes. Aujourd’hui, j’en arrive à penser que la démission de Charles Millon serait l’acte de clarification nécessaire.

Le Figaro : Faut-il poser à nouveau la question de l’interdiction du FN ? L’intervention du président de la République ne le permet-elle pas ?

Raymond Barre : Il est très difficile dans un pays démocratique d’interdire, pour le programme qu’il défend, fut-il dominé par des principes intolérables, un parti politique qui respecte les règles de l’ordre public. Il appartient, en ce domaine, au président de la République et au gouvernement d’en décider. Mais ce n’est pas une simple affaire Ce que je crains c’est qu’une interdiction ne se traduise par un afflux de voix en faveur de l’extrême droite. Je vois bien ce qui inquiète aujourd’hui une certaine partie de la droite. Avec le Front national, elle gagnerait les élections. Sans lui, elle les perd. Mais la fin, qui est essentiellement politique pour ne pas dire politicienne, justifie-t-elle le moyen ?
Je crois que sans diaboliser le Front national, comme on l’a fait trop souvent, il importe de le combattre de façon systématique, en démontrant le caractère irréaliste de ses positions, en soulignant l’atteinte portée à l’image de la France et, sur un certain nombre de thèmes qu’exploite le Front national, le contrôle de l’immigration, la sécurité, en conduisant une politique efficace. C’est ainsi que l’on ramènera, à mon sens, un grand nombre d’électeurs de droite qui votent, par irritation, en faveur du Front national à une attitude inspirée par les principes de la démocratie et de la République.

Le Figaro : Si le pays traverse une « épreuve », gauche et droite ne devraient-elles essayer de la surmonter ensemble en signant par exemple un code de bonne conduite qui les engagerait à éviter toute dérive dans l’exploitation du FN ?

Raymond Barre : Personne n’est blanc. Le Parti socialiste a profité, aux dernières législatives, du fait que le Front national a maintenu systématiquement ses candidats contre ceux de la droite et du centre. Je ne veux pas pour autant imputer au seul FN la victoire de la gauche en 1997. Elle a su mener à bien un travail de rajeunissement et de renouvellement profond et présenter aux Français des objectifs simples qui correspondent au tempérament de nos compatriotes : les 35 heures, les emplois publics…
Ma position est très claire : on ne peut de quelque façon que ce soit pactiser avec le FN. Il faut le combattre sur le terrain par des politiques efficaces qui répondent au désir des Français de maintenir l’équilibre social et de faire respecter la sécurité. C’est pour cela que je suis favorable à ce que les partis républicains se mettent d’accord sur un code de bonne conduite entre eux. Déjà les Français prendraient conscience de l’importance que les partis républicains attachent à ce problème du FN.

Le Figaro : Face au FN, la droite n’a-t-elle pas déjà tout essayé ? La diabolisation, le silence, l’alliance, la restructuration de son discours. Sans grand succès. Une partie de cette droite ne va-t-elle pas être tentée aujourd’hui, comme on l’a vu avec les programmes présidentiels de conseils régionaux, de reprendre à son compte tout ou partie du projet lepéniste ? Ne craignez-vous pas des dérives programmatiques ?

Raymond Barre : Je reste sceptique sur les capacités de la droite à élaborer un projet. Je ne crois pas que celui qui a été proposé par le RPR et l’UDF pour les régionales ait suscité le moindre intérêt parmi les électeurs. Pour ma part, je n’ai jamais cru aux programmes. Je pense que les combats politiques modernes se mènent autour de quelques objectifs simples et compréhensibles qui définissent clairement l’inspiration d’une politique et qui permettent de mobiliser l’opinion et de la convaincre.
Est-il besoin de dire que vouloir combattre le FN en introduisant ses propositions dans un programme, en se livrant en quelque sorte à une captation implicite des thèmes lepénistes, ne serait pas la meilleure manière de gagner la bataille. Une telle opération serait cousue de fil blanc.

Le Figaro : Les manifestations citoyennes organisées demain dans toute la France : c’est trop ou c’est bienvenu ?

Raymond Barre : J’ai été frappé par l’émotion qui a saisi un certain nombre de Lyonnais à la suite des événements de la semaine dernière. Je constate que dans une ville où la tradition républicaine est forte, où la Résistance a laissé de grands souvenirs, où le sens de la solidarité est très développé, de nombreuses personnes ont réagi négativement. Au deuxième tour des cantonales, ils ont marqué leur désapprobation en se reportant sur la gauche. Je ne m’étonne pas que les manifestations dont vous parlez soient souhaitées. Il faut simplement qu’elles se déroulent dans le calme.

Le Figaro : Étant donné l’équilibre des forces en Rhône-Alpes, l’assemblée régionale est-elle gouvernable ?

Raymond Barre : Je crois la région Rhône-Alpes parfaitement gérable. S’il y avait, le cas échéant, un accord de gestion entre la droite et la gauche, dont les positions de fond ne sont pas tellement différentes, il serait possible de sortir de l’impasse.

Le Figaro : Pensez-vous que le 49-3 régional fera la preuve de son efficacité ?

Raymond Barre : Il permet d’avoir un budget réputé voté. Mais je pense que cet instrument ne sert qu’à masquer le problème essentiel : celui du mode de scrutin qu’il est indispensable de réformer. En s’inspirant du modèle municipal.

Le Figaro : Les comptes de la dissolution ont-ils été soldés comme l’a dit Philippe Séguin ?

Raymond Barre : Ils ne seront soldés qu’en 2002, aux prochaines législatives ! Il ne faut pas mettre sur le même plan les élections législatives et des élections régionales qui ont permis un certain rééquilibrage de la présence de la gauche dans les collectivités locales. Ce qui était largement prévisible. On s’attendait d’ailleurs à des résultats beaucoup plus favorables pour la gauche puisqu’elle a perdu, il faut le rappeler, 5,5 points.

Le Figaro : Pour redonner aux Français « l’intérêt pour la chose commune », ne faudrait-il pas leur proposer de se prononcer, par référendum, sur la modernisation de la vie publique ?

Raymond Barre : Un référendum pourrait être très utile pour faire apparaître un changement, associer les Français à ce changement, les rendre responsables de ce changement. Mais il faudrait que la question posée ne le soit pas en termes généraux, mais comporte quelques mesures simples sur lesquelles on demanderait aux Français de se prononcer.

Le Figaro : Êtes-vous pour une stricte limitation du cumul des mandats ?

Raymond Barre : Je suis pour le non-cumul d’un mandat parlementaire et d’une fonction exécutive : ministre, président de conseil général, régional, maire d’une ville de 60 000 habitants et plus.
Je suis pour des mandats renouvelables, une seule fois pour les titulaires de fonctions exécutives et deux fois pour des fonctions législatives.
Enfin, je souhaiterais qu’un membre de la fonction publique entré dans la vie politique qui souhaiterait au terme d’un premier mandat, poursuivre sa carrière politique, abandonne alors la fonction publique.

Le Figaro : Le Premier ministre peut-il réussir à lever les objections du Sénat ?

Raymond Barre : Je ne le pense pas.

Le Figaro : La modernisation va tourner court ?

Raymond Barre : Non, il existe le référendum de l’article 11.

Le Figaro : Faut-il harmoniser la durée des mandats, à cinq ou six ans ?

Raymond Barre : Cinq ans pour l’assemblée nationale ; six ans pour les maires et sénateurs, sept ans non renouvelables pour le président de la République.

Le Figaro : Jean-Louis Debré est favorable à l’adoption du scrutin uninominal majoritaire à un tour pour l’élection des députés. Et vous ?

Raymond Barre : C’est ma préférence, mais je ne crois pas que cela corresponde à la mentalité française. Voilà pourquoi je reste fidèle au scrutin majoritaire à deux tours.

Le Figaro : Vous avez avoué il y a quelques temps déjà que vous ne voyez pas quelle pourrait être l’issue de la cohabitation ? Aujourd’hui l’imaginez-vous mieux ?

Raymond Barre : Non.

Le Figaro : Même si vous marquez toujours quelques réticences, vous envisagez aujourd’hui le passage au quinquennat. Mais ne serait-ce pas un premier pas vers un régime présidentiel avec, notamment, l’abandon du droit de dissolution ?

Raymond Barre : J’ai avancé récemment quelques idées, mais je n’ai pas tranché. Fondamentalement, je reste attaché à la Constitution de la Ve République. Je maintiens qu’elle peut fonctionner si les hommes en charge des institutions s’inspirent de l’esprit de la Ve République. Si la majorité à l’Assemblée issue des élections législatives est contraire au président de la République, il peut fort bien nommer un gouvernement qui soit proche de lui. Il n’a pas l’obligation de choisir le chef du parti majoritaire à l’Assemblée. Si l’Assemblée censure systématiquement le gouvernement ainsi nommé, le chef de l’État doit user de son droit de dissolution. Mais il est clair que s’il perd ces nouvelles élections, alors il doit d’en aller. Le président de la République a besoin de la confiance du peuple et ne doit pas rester s’il n’a plus cette confiance.

Le Figaro : Autrement dit, François Mitterrand, en nommant Jacques Chirac, puis Édouard Balladur, et Jacques Chirac, à son tour, en nommant Lionel Jospin, se sont écartés de l’esprit de la Ve et ont contribué à affaiblir la fonction présidentielle…

Raymond Barre : L’écart de François Mitterrand par rapport à la Constitution aura été d’accepter la cohabitation. Il pouvait la refuser. Georges Pompidou avait dit, en 1973, qu’il ne nommerait pas un Premier ministre qui ne partagerait pas ses orientations. Croyez-vous qu’une Assemblée à peine élue ait envie d’être dissoute aussitôt parce qu’elle censure le gouvernement ?

Le Figaro : Avec l’annonce par François Bayrou de la création d’un grand parti du centre, le sort de l’UDF semble scellé… Vous regrettez sa disparition ?

Raymond Barre : L’UDF était une confédération très lâche et hétérogène qui avait pour mission principale de débattre des investitures avec le RPR dans le cadre de l’union. Cela a conduit, d’une part, à renouveler systématiquement les sortants, d’autre part, à ôter aux électeurs toute possibilité de choix en leur présentant un candidat convenablement asexué. C’est de là qu’est venue, à mon sens, la sclérose progressive de la droite. Il eût été nécessaire de maintenir un pluralisme organisé. L’alliance des formations et non l’intégration des candidats pour l’élection.
L’UDF ne pouvait pas se survivre longtemps. Rationnellement, on voit bien qu’il y a dans l’UDF, une formation politique tournée vers la droite « traditionnelle » et une autre qui incarne le centre droit et le centre.

Le Figaro : Faut-il que se constitue à côté du RPR un seul grand parti ou deux partis ?

Raymond Barre : J’ai toujours pensé que la France avait besoin d’un grand parti du centre qui attirerait d’ailleurs un certain nombre d’électeurs du RPR tandis que d’autres se tourneraient davantage vers la droite. Monsieur Bayrou annonce qu’il va organiser ce grand centre. Je souhaite qu’il y parvienne. Mais il ne faut pas ignorer les conditions du succès :

– l’effacement du devant de la scène et des médias de tous ceux qui pendant vingt ans ont exercé des fonctions de responsabilité ;
– la mise en place, sous l’autorité de personnalités nouvelles, d’une organisation cohérente à l’échelle du territoire ;
– une action sur le terrain pour mobiliser les énergies. Il n’y a pas de parti qui tienne s’il n’y a pas de militants actifs sur le terrain. On ne peut se contenter de ceux que le général de Gaulle appelait des « notoires » et des « notables ».

Le Figaro : Ce rêve d’un grand centre, c’est le rêve de Giscard. Qui a, finalement, échoué. Pourquoi aujourd’hui, un tel projet aurait-il davantage de chance de réussir ? Le jeu de massacre a commencé au soir même de l’annonce faite par Bayrou…

Raymond Barre : Valéry Giscard d’Estaing avait bien vu cette nécessité. Une grande chance a été manquée. C’est peut-être maintenant qu’il faut reprendre cette idée.

Le Figaro : Quand vous étiez à Matignon, vous avez fait venir auprès de vous de jeunes, comme Philippe Séguin. Comment jugez-vous son parcours et son action à la tête du RPR ?

Raymond Barre : Philippe Séguin est un homme qui a du talent, du caractère et le sens de l’État. Je souhaite qu’il réussisse à réorganiser le RPR. Mais ce nouveau RPR ne saurait plus être ce qu’il fut depuis le RPF… Le général de Gaulle n’est plus là.

Le Figaro : Quels sont les repères, les références à partir desquels la droite peut se refonder ?

Raymond Barre : On ne peut traiter les problèmes de « la droite ». Il y a plusieurs familles dans la droite. Il appartient à chacune d’elle de s’organiser en faisant table rase et en reconstruisant. Tant que l’on voudra faire un grand magma, on n’en sortira pas.

Le Figaro : Vous avez rendu hommage à la « grande probité » de Lionel Jospin. Aujourd’hui, la droite dénonce avec violence, son cynisme, son machiavélisme ? Et vous ?

Raymond Barre : Monsieur Jospin est un Premier ministre habile qui mène sa politique avec un mélange d’autorité et de discrétion qui lui valent une considération certaine. Je continue à penser que c’est un homme de probité et qu’il mènera la politique qui correspond à sa doctrine dont je suis loin d’approuver tous les aspects !

Le Figaro : La gauche semble mieux gérer sa pluralité que la droite…

Raymond Barre : La gauche réussit à asservir de petites formations qui ne peuvent survivre, à un moment donné, qu’avec l’appui du PS. Je crois que le Parti socialiste réussit dans cette entreprise parce qu’il y a une « famille de gauche » avec des courants différents. Ce n’est pas le cas de la droite où il y a plusieurs « familles ». Si une des familles acceptait de se fondre dans un ensemble, très rapidement elle reparaîtrait avec une autre forme pour marquer la continuité de son existence. À gauche, il existe un corps de doctrine historique. À droite, il y a plusieurs doctrines, même s’il y a des valeurs communes.

Le Figaro : Partagez-vous cet engouement extraordinaire de la classe politique française pour Tony Blair ? Ou vous méfiez-vous d’un possible effet de mode ?

Raymond Barre : Tony Blair est un chef de gouvernement jeune, intelligent, plein d’humour et qui s’efforce de tenir compte de l’évolution de la société britannique, tout en maintenant un certain nombre de règles qui lui paraissent indispensables à la vie en société. Il y a manifestement un effet de mode mais mon jugement porte sur le fond. Tony Blair a accepté ce qu’il y avait de bien dans l’œuvre des conservateurs. Il y avait des lacunes à combler. Il s’efforce de les combler en ajoutant une connotation plus sociale à l’œuvre conservatrice qui, dans beaucoup de cas, avait été un libéralisme trop pur et simple.

Le Figaro : Ce que devrait faire Lionel Jospin ? Reprendre une politique de droite en y ajoutant une « connotation » sociale ?

Raymond Barre : C’est ce qu’il est en train de faire en matière européenne. Il mène une politique sage. Pour le reste, il est bien loin de Tony Blair.


Le Monde : 31 mars 1998

Question : François Bayrou a lancé l’idée d’un grand parti du centre. Alain Madelin estime que le vrai redémarrage de la droite ne peut se faire qu’autour du projet libéral…

Raymond Barre : Tout le monde est – ou est en train de devenir – libéral. Je ne vois pas comment le « projet libéral », non défini, peut constituer le point central de la France aujourd’hui. Je considère depuis longtemps qu’il faut un parti du centre, parce que cela correspond à la structure politique et sociologique de la France.
On voit bien qu’il y a un grand nombre d’électeurs qui ne sont pas foncièrement attirés vers la droite ou vers la gauche. Lorsqu’il n’y a pas de choix et lorsque c’est la droite seule qui est là, ces électeurs ont tendance à basculer vers la gauche. Ce que je voudrais, pour l’équilibre de ce pays, c’est un grand parti fidèle à un certain nombre de principes et de valeurs : la liberté, la responsabilité, la politique européenne et, bien entendu, la politique sociale.

Question : En quoi ce parti se distinguerait-il du RPR ?

Raymond Barre : Je souhaite vivement que le RPR soit un parti solide et fort, mais il y a beaucoup de gens qui ne sont pas au RPR et qui ne sont pas décidés à devenir RPR ! Le RPR, c’est tout à fait normal, veut faire une OPA sur tout le monde…

Question : Et c’est le moment que choisit Monsieur Bayrou pour fractionner…

Raymond Barre : Mais l’UDF était un cartel électoral ! Ne croyez pas que c’était quelque chose de solide et d’unifié, j’en ai fait l’expérience ! L’UDF est d’ailleurs menacée, aujourd’hui, par une décision que vient de prendre le RPR : de généraliser les « primaires ». Ce que je souhaite depuis longtemps : j’ai toujours été opposé à l’union. Pourquoi n’avons-nous pas, au centre, quelque chose de solide ? Parce qu’on a cherché, avant tout, l’unité de candidature, et le parti qui était le mieux organisé ou le plus fort a imposé ses conditions. Je reconnais que, dans certains cas, il a été généreux. C’est, précisément, sa générosité qui a fait qu’un grand nombre de gens qui ont profité sont devenus politiquement asexués.

Question : Comment en sortir ?

Raymond Barre : Il faut organiser – ce qui n’a jamais été fait – une consultation de la base, de ceux qui se sont inscrits dans l’UDF. Leur demander ce qu’ils veulent. Faire apparaître une catégorie nouvelle de jeunes leaders.
Les gens en ont assez de voir, depuis vingt ans, les mêmes têtes revenir constamment sur les écrans, les mêmes interventions le matin, à midi et le soir. Vous allez dire que je suis socialiste : je ne le suis pas, mais je sais observer ce qui se passe ailleurs et en tirer les leçons. En deux ans, le Parti socialiste s’est renouvelé, et regardez ce que Monsieur Jospin a fait avec les « éléphants » : ils ne sont pas dans le gouvernement.

Question : Comment assurer la modernisation de la vie politique et des institutions et sur quoi doit-elle porter ?

Raymond Barre : Par voie de référendum selon l’article 11 de la Constitution, c’est-à-dire soumis directement au peuple. Le président de la République et le Premier ministre ont dit, tous deux, qu’ils veulent se lancer dans la modernisation de la vie politique française. Cela compte !
S’agissant de la présidence de la République, j’ai toujours été partisan d’un mandat de sept ans non renouvelables. Voyant que la troisième cohabitation, qui commençait, serait longue, j’avais dit à ceux qui, pour la raccourcir, me parlaient du quinquennat, que j’étais prêt à examiner la chose d’un point de vue intellectuel ; mais, fondamentalement, je reste partisan du septennat, parce qu’il faut que le président de la République ait du temps.
Il faut, d’autre part, traiter convenablement le problème du statut financier de l’élu. Ensuite, si l’on veut attirer, dans les assemblées, d’autres éléments que les fonctionnaires, il faut qu’à la fin d’un mandat celui qui est fonctionnaire ait à choisir : s’il se représente et s’il est réélu, il doit abandonner la garantie qu’il a du côté de la fonction publique.

Question : Faut-il réformer les modes de scrutin ?

Raymond Barre : Pour les régionales, il faut adapter le mode de scrutin municipal. Pour les législatives, je suis pour le scrutin majoritaire à deux tours, et je ne serais pas opposé à ce que seuls les deux candidats arrivés en tête au premier tour puissent se maintenir au second. Pour les européennes, il faut arriver à des listes, à tout le moins, régionales.

Question : Êtes-vous partisan de la révision des divisions administratives ?

Raymond Barre : Personnellement, je serais partisan de neuf grandes régions en France, c’est-à-dire de la suppression du département ; mais je sais que le département a une tradition historique à laquelle les Français sont attachés. Il faudrait que nous nous donnions une période de dix ans, au cours de laquelle on développerait l’interrégionalité et l’interdépartementalité. Le tout est de savoir si nous entrons dans le XXIe siècle avec le désir d’avoir une organisation moderne.

Question : Le XXIe siècle, c’est aussi l’euro. Pensez-vous que Monsieur Jospin et son gouvernement y emmènent la France comme il convient ? Lui voterez-vous la confiance le 21 avril ?

Raymond Barre : Le gouvernement a rempli entièrement les engagements qui avaient été pris selon le traité de Maastricht, accepté le pacte de stabilité, contribué à la mise en place du conseil de l’euro. Il a joué le jeu d’une manière parfaite. Si sa déclaration de politique générale concerne l’Europe et l’euro, et si elle se situe dans le prolongement des décisions qui ont été prises par Monsieur Jospin depuis qu’il est Premier ministre, je ne vois aucune raison de ne pas la voter.