Article de M. René Monory, président du Sénat, dans "Le Monde" du 11 octobre 1996, sur le rôle économique des collectivités locales et la nécessité d'une gestion décentralisée de la lutte contre le chômage, intitulé "Des économies par la décentralisation".

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Média : Le Monde

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Non, la décentralisation ne coûte pas plus cher que le vieux système centralisé qui est celui de l'administration en France ! Il est temps aujourd'hui de réfuter les lieux communs faciles et superficiels. Au-delà des arguments chiffrés que j'entends ici rappeler, ce débat est important pour l'avenir de notre pays parce qu'il relève d'un choix de société.

L'augmentation des impôts locaux a entraîné un déferlement de jugements hâtifs sur la politique des collectivités locales. D'après certains, les élus sans contrôle se seraient livrés à des dépenses excessives et somptuaires que le contribuable, aujourd'hui accablé, paierait très cher. Les démagogues vont même jusqu'à réclamer la suppression de la taxe d'habitation pour exonérer encore un peu plus de Français de l'impôt. Ne le doivent-ils pas, pourtant, chacun selon ses moyens, à une collectivité qui met à leur disposition des infrastructures sociales, culturelles, de transport et de sécurité que beaucoup dans le monde nous envient ?

Cette augmentation des impôts locaux, je la regrette. Je crois que nous sommes parvenus désormais à un stade où les élus eux-mêmes doivent engager une réflexion sur l'évolution de la fiscalité. Elle n'est pas condamnée à croître sans cesse. Personnellement, j'entends faire bénéficier très prochainement les habitants de la Vienne des retombées positives de l'entreprise Futuroscope : dans le département que j'administre, nous baisserons les impôts de 4% l'année prochaine.

Cet exemple n'est pas forcément transposable, et tous les départements n'ont pas la chance que nous avons eue. Les transferts de charges vers les collectivités décentralisées n'ont cessé d'augmenter et certains connaissent plus de difficultés que d'autres. Pour autant, il n'est pas acceptable de porter un mauvais coup à notre pays en laissant entendre que la décentralisation coûte cher. Les élus gèrent bien et sérieusement.

À ce stade de mauvaise foi, seuls les chiffres peuvent parler. Sait-on que, sans les collectivités locales, il n'y aurait plus d'investissement public en France ? En effet, l'investissement des collectivités décentralisées représente, chaque année, entre cinq et six fois celui de l'État, soit près de 180 milliards de francs. Entre 1990 et 1995, leurs investissements ont augmenté de 12,5%, leurs subventions d'investissement de 52,5% pendant que les montants respectifs de l'État s'établissaient à 7% et 31%, selon le rapport sur les comptes de la nation annexé au projet de loi de finances pour 1997.

Sait-on que les investissements dans l'Université ne pourraient plus être effectués sans la participation des collectivités locales ? Le plan Universités 2000, dont l'objet principal est de faire financer les investissements universitaires par les régions, ne pourrait pas fonctionner sans l'aide des départements, dont l'intervention non prévue par la loi a d'ores et déjà dépassé les trois milliards de francs.

Faut-il aller plus loin dans la démonstration et évoquer les écoles, les lycées et les collèges, dont l'État n'a plus les moyens d'entretenir, de rénover et d'agrandir le patrimoine immobilier ? Que serait notre système d'enseignement si l'État était resté compétent pour l'immobilier dans l'enseignement. Ne nous cachons pas derrière les idées fausses : sans la décentralisation, nous n'aurions plus les moyens d'assurer l'accueil de nos enfants dans les écoles.

Simultanément, l'État s'est progressivement déchargé de nombre de ses fonctions sociales, économiques et culturelles sur les collectivités, sans baisser jusqu'ici les impôts nationaux de façon significative.

Ce mouvement me paraît irréversible parce que les Français, comme tous les citoyens des pays développés, veulent être administrés de près. Ils ont raison, et l'expérience de ces dernières années prouve que l'on peut faire beaucoup sur le plan local pour fixer et créer des emplois, redynamiser le tissu économique et rapprocher la gestion publique des contribuables-électeurs.

La situation économique et sociale actuelle démontre bien que notre société est trop centralisée. L'échec des politiques de lutte contre le chômage est patent. Il est temps de réagir. Partout dans le monde, la richesse provient de la multiplicité des initiatives décentralisées rendues possibles par l'assouplissement du cadre législatif, réglementaire et administratif. La France ne serait-elle pas capable de s'inscrire enfin dans la modernité et de tourner le dos à cette conception napoléonienne de l'État central qui fige les initiatives, coûte de plus en plus cher et sécrète des exclus et des chômeurs ?

J'appelle de mes vœux la reprise du mouvement de décentralisation. Je souhaite qu'il soit accompagné d'un vigoureux effort de déconcentration. C'est d'une complémentarité entre l'action des élus locaux et celle des autorités déconcentrées de l'État, enfin regroupées et coordonnées, que pourra venir une politique publique efficace sur le plan économique et profitable en termes d'activité.

Il est indispensable de poser, en France, la question de l'organisation de l'État. Mais, pour ne pas se perdre dans un débat théorique, je propose de commencer immédiatement un vaste mouvement de déconcentration pour faire face au problème de l'emploi. Je souhaite que l'enveloppe des aides à l'emploi soit partiellement départementalisée et régionalisée. La politique de l'emploi ne pourra être conduite efficacement que sur le terrain. Il nous faut des actions ciblées, décidées en commun par les administrations de l'État et les élus locaux. Pour cela, le préfet doit avoir autorité sur l'ensemble des administrations de l'État. Il pourra ainsi traiter efficacement avec les élus dont l'initiative est la vraie réponse aux difficultés du chômage dans nos villes, nos régions et nos départements.

Nous devons aussi avoir une approche plus personnalisée de la situation des chômeurs. Nous ne réglerons pas le problème de l'emploi sans nous impliquer tous dans une gestion individualisée de la situation de chaque demandeur d'emploi. Nos compatriotes sans emploi doivent être systématiquement approchés, conseillés, mis en contact avec ceux qui offrent l'emploi. Nos entreprises doivent être scientifiquement démarchées pour que leurs besoins soient identifiés, connus et satisfaits. Les structures de formation décentralisées et souples doivent être créées pour répondre aux inadéquations si nombreuses que l'on constate sur le terrain entre ces demandes et ces offres. Il ne sert plus à rien de financer des « stages-parking » coûteux et inutiles qui désespèrent les stagiaires et consomment tant de crédits.

Je propose aussi qu'on favorise l'embauche des jeunes Français par les grandes entreprises qui pourraient les employer sur les marchés extérieurs. De 100 000 à 150 000 jeunes qui partiraient nous aider à conquérir, à l'extérieur, les parts de marché qui feront les emplois d'aujourd'hui et de demain, voilà bien une formule d'avenir. Pour cela, nos jeunes ont besoin de quelques mois de formation préalable en entreprise, d'une couverture sociale qui pourrait leur être garantie pour un an, et vraisemblablement d'un petit pécule. Nous leur permettrions ainsi de tenter l'aventure qui s'accordera avec leur esprit d'entreprise et les incitera peut-être, ensuite, à créer à leur tour les emplois de demain.

Dans les départements, nous sommes à même de sélectionner ces jeunes, de les aider et de les soutenir. Nous n'avons besoin que d'un peu de souplesse, de compréhension et du soutien des services de l'État. Cette politique de proximité est la seule qui puisse faire régresser réellement et durablement le chômage.

Elle exige de surmonter les obstacles administratifs, au départ protecteurs, qui empêchent aujourd'hui l'embauche. Nous pouvons procéder par expérimentation. Des exceptions pourraient être faites pour permettre aux collectivités, en accord avec les représentants de l'État, de contribuer à la remise en route de notre économie.

Une réglementation du travail, trop tatillonne peut aussi être un frein à l'emploi, comme le rationnement peut entretenir la pénurie. Une démarche expérimentale et décentralisée pourrait peut-être nous ouvrir des perspectives que tous les acteurs sociaux, patronat, syndicats, pouvoirs publics, élus locaux et nationaux, pourraient ensuite explorer.