Texte intégral
Le Monde - 23 septembre 1996
Le Monde : Depuis la rentrée, les entreprises multiplient les annonces de plans sociaux. Ne vont-elles pas conduire à une nouvelle dégradation de la situation de l’emploi ?
Franck Borotra : Un plan social est un constat d’échec qui souligne que l’adaptation n’a pas été faite à temps. Alors que l’évolution du marché est de plus en plus rapide, les entreprises industrielles qui ne sont pas compétitives sont tentées de s’engager soit dans la voie de la délocalisation, c’est-à-dire du zéro emploi industriel, soit dans celle de l’immobilisme, et, dans ce cas, elles se condamnent elles-mêmes. Chaque année, deux millions d’emplois sont détruits et créés en France. Le mouvement est incontournable. On ne peut avoir à la fois les emplois d’hier et ceux de demain. Si on retarde le changement, on arrive à des solutions encore plus douloureuses. La responsabilité des pouvoirs publics est de préserver le meilleur niveau d’emploi et d’aider les entreprises à anticiper et à bâtir un projet industriel viable pour préparer les emplois de demain.
Le Monde : Par quels moyens comptez-vous y parvenir ?
Franck Borotra : Il faut inviter les entreprises au dialogue afin d’éviter les drames. Faute de quoi, on s’expose au conflit frontal qui a souvent pour conséquence de rendre impossibles les adaptations, et donc de remettre en cause l’emploi industriel.
Il faut donc intervenir en amont du plan social, afin d’éviter le caractère subi des évolutions. J’ai pris deux initiatives à cet effet. D’abord, celle d’équiper toutes les DRIRE (directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement) de personnel formé pour discuter avec les entreprises d’un projet industriel avant de définir les outils sociaux. Ensuite, je souhaite que l’on puisse instaurer, d’ici à la fin de l’année, des négociations tripartites entre les branches professionnelles, les syndicats et l’État, pour tenter de trouver le bon compromis entre la nécessaire adaptation à la concurrence et la préservation de l’outil industriel.
Le Monde : Est-ce votre rôle d’intervenir dans des décisions qui relèvent plus des directions des groupes et de leurs conseils d’administration ?
Franck Borotra : Mon intention n’est pas de me substituer aux chefs d’entreprise. Mais les pouvoirs publics ne sont pas là pour payer le prix de l’adaptation des entreprises, sans demander des comptes. Au final, quand il y a un plan social, c’est toujours l’État qui en paye une partie. De la même manière que les actionnaires cherchent à maximiser leurs investissements, nous devons vérifier que l’argent public est bien utilisé dans l’intérêt de la préservation de l’outil industriel et des emplois.
On a fait preuve de fatalisme en croyant que la France était condamnée à la désindustrialisation. Depuis quinze ans, la priorité industrielle a été sacrifiée, ce qui s’est traduit par plus d’un million d’emplois perdus, alors que l’Allemagne en créait. Nos investissements, qui ont diminué de 34 % entre 1990 et 1994, sont tombés au niveau de ceux de la Grande-Bretagne. En conséquence, notre production industrielle a cru de 12 % seulement quand celle de l’Allemagne augmentait de 17 % et celle des États-Unis de 52 %. C’est cette tendance qu’il faut inverser.
Le Monde : Des dossiers symboliques comme celui de Moulinex enracinent cependant l’idée d’un mouvement inexorable de désindustrialisation en France ?
Franck Borotra : Moulinex est une entreprise menacée, qui accuse un retard de productivité de 25 %. Il lui faut combler ce handicap. La direction a annoncé des suppressions d’emplois. Les discussions que nous avons eues nous ont permis, d’abord, de confirmer l’objectif d’avoir un outil industriel en France. Le renforcement de son implantation au Mexique n’est pas du tout en contradiction avec ce projet. Il est normal que Moulinex cherche à rapprocher sa production des États-Unis, un de ses grands marchés. Plus elle se développera sur le continent nord-américain, plus les recettes en provenance de l’étranger permettront de compenser les charges fixes en France, d’autant que Moulinex a pris l’engagement de produire en France plus que les besoins du marché national. Ces discussions ont permis ensuite de préciser l’utilisation de toute la palette que le gouvernement met à la disposition des entreprises pour alléger le, coût social – réduction du temps de travail, loi Robien, préretraite.
Le Monde : Le cas de Pechiney, qui vient d’annoncer d’importantes restructurations, vous semble-t-il comparable ?
Franck Borotra : Pechiney est une entreprise qui est soumise à une concurrence très forte et qui sait qu’elle va être confrontée à l’obligation d’investir deux fois plus qu’elle ne le peut. Plutôt que d’attendre l’inévitable, elle cherche à anticiper la situation en modernisant aujourd’hui son emploi industriel. Elle a un projet ambitieux sur trois ans qui vise à lui donner une rentabilité identique à celle de ses concurrents, en économisant 20 % de ses coûts. Pechiney a combiné dans nos discussions sa volonté de ne pas délocaliser ses activités industrielles, de réserver 5 % de ses investissements à la France, d’accroître le flux d’embauche des jeunes, en contrepartie de l’utilisation des aides sociales de l’État. C’est un effort clair d’adaptation industrielle qu’il convient de soutenir.
Le Monde : La prime automobile « à la casse » ne sera plus versée aux acheteurs de véhicules neufs à partir du 30 septembre. Faut-il la prolonger, ou lui trouver un substitut pour ne pas voir le marché automobile plonger ?
Franck Borotra : J’ai donné ma recommandation au Premier ministre. Quelle que soit sa décision, il faudra aider les deux constructeurs généralistes français à s’adapter à la concurrence colossale qui interviendra à partir de l’an 2000 avec l’ouverture totale des frontières. Ce secteur, qui fait vivre plus de 700 000 personnes et pèse plus de 400 milliards de francs de chiffre d’affaires, est un élément déterminant du socle industriel national.
Le Monde : Le contexte que vous décrivez permettra-t-il de faire vivre encore longtemps deux constructeurs français ?
Franck Borotra : Oui, je le crois. Il me semble qu’il vaut mieux, dans ce domaine, rechercher les complémentarités que l’effet de taille.
Le Monde : Votre budget, qui s’élève à 14,1 milliards de francs pour 1997, est en baisse de près de 17 %. Ces moyens sont-ils suffisants ?
Franck Borotra : À périmètre constant, la baisse est, en réalité, de 0,65 %, mais je n’ai pas d’états d’âme. La France est arrivée à un niveau injustifiable de dépense publique. L’emploi public finit par tuer l’emploi privé. Pour mon ministère, j’ai fixé trois priorités : réduire les dépenses improductives ; soumettre toutes les aides à une évaluation et éliminer celles qui ne se justifient pas ; préserver les engagements de l’État, notamment à l’égard des Charbonnages de France dans le cadre du plan charbonnier et du Commissariat à l’énergie atomique.
Le Parisien - 28 septembre 1996
Le Parisien : Pourquoi avoir décidé de supprimer la prime qualité automobile ?
Franck Borotra : Les mois d’août et de septembre ont été exceptionnels pour les constructeurs automobiles. Les ventes de voitures ont, par exemple, progressé de près de 30 % en août. Ces résultats m’ont amené à penser que le nombre de clients qui auraient été directement motivés dans les prochains mois par la prime serait en nette diminution, car les plus intéressés en ont déjà profité. En outre, je pense qu’il n’est pas très sain qu’un secteur économique soit assisté en permanence. Enfin, dans un contexte de rigueur, nous ne pouvions reconduire une telle mesure.
Le Parisien : Le bilan global de la juppette reste cependant positif pour vous ?
Franck Borotra : Tout à fait. Contrairement à ce que certains pensent, elle n’a pas coûté d’argent mais au contraire, elle en a rapporté. La TVA supplémentaire récoltée correspond à un gain moyen de 200 francs par voiture primée. J’estime que cette primé a généré 0,2 point de croissance car elle s’est directement traduite par une augmentation des achats de véhicules en France. Près de 30 % des ventes de voitures réalisées depuis octobre dernier ont bénéficié d’une prime de l’État et je pense que 15 % des ventes ne se seraient pas faites du tout sans cela.
Le Parisien : Vous avez donc l’intention de couper définitivement le robinet des aides à l’automobile ?
Franck Borotra : Absolument pas ! Près de 700 000 personnes travaillent directement ou indirectement dans le secteur automobile, le gouvernement ne va sûrement pas s’en désintéresser. En revanche, nous allons plutôt aider les constructeurs français à accroître leur compétitivité plutôt que d’apporter un soutien direct à la consommation. Notre intervention sera d’ordre industriel, nous allons chercher des moyens de favoriser des accords de coopération entre les entreprises, ou encore l’exportation des véhicules français ou enfin, apporter un appui technique à l’amélioration de leurs prix de revient.