Discours de M. Jean Auroux, ministre chargé du travail, sur les relations du travail dans le secteur public et nationalisé, Paris le 11 décembre 1982.

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Circonstance : Colloque national du PS "Nationalisations : la voie française" à Paris les 11 et 12 décembre 1982

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Chers amis,

Les nationalisations, première grande réforme structurelle du septennat, représentent à l'évidence un enjeu capital : même s'il nous faut du temps pour réussir, nous n'avons pas le droit d'échouer.

Il y va de la justification nécessaire de nos grands choix politiques, qui sont aussi - j'allais dire d'abord - l'exécution du mandat reçu des Français le 10 mai 1981.

Il y va de la justification de nos choix économiques, le pluralisme économique reconnu dans notre pays crée les conditions d'une émulation dont notre secteur nationalisé ne doit pas être le moins performant.

Il y va de la justification de notre capacité de répondre aux aspirations sociales des travailleurs de notre pays, qu'ils soient ouvriers, employés ou cadres.

Cet enjeu capital exige la réussite, mais la réussite exige la mobilisation de tous. Il nous faut aujourd'hui mobiliser les bras, les intelligences, les énergies et les cœurs autour d'un projet d'entreprise à l'élaboration duquel les travailleurs comme les citoyens auront été associés.

Or pour mobiliser il ne faut pas octroyer

- En effet la loi - la meilleure fût-elle - met des années à quitter les pages du Journal officiel pour entrer dans le quotidien des hommes, dans la vie sociale et dans l'entreprise notamment. Faut-il à cet égard rappeler que les comités d'entreprise n'existent pas partout où ils devraient aujourd'hui - 35 ans après leur création ?
- En effet la loi, si elle définit un cadre légitime d'action, n'a jamais remplacé la volonté des hommes.

Je mets donc en garde contre la tentation qui ne serait pas nouvelle et contre l'illusion qui serait fâcheuse de penser que tout serait réglé en matière de démocratisation dès lors que la loi serait promulguée.

Il est plus commode certes de rédiger ou d'amender des textes que de changer les comportements sur le terrain mais, si l'un ne va pas sans l'autre, il est bien clair que l'un ne peut se substituer à l'autre.

À cet égard qu'il me soit permis de dire à propos du secteur public et nationalisé que l'expérience de ces derniers mois ne m'a pas apporté une démonstration suffisante de l'exemplarité attendue tant en ce qui concerne l'application des premiers textes sur les droits des travailleurs, ou les négociations salariales souvent tardives.

Pour un socialiste le changement ne doit pas être seulement l'attente mais aussi le faire.

Pour mobiliser il faut rassembler les travailleurs

- Autour de l'entreprise, c'est-à-dire autour de ce qu'elle est : un projet économique et social commun. Il conviendra sur ce point de faire en sorte que le contrat de plan associe réellement et concrètement tous les travailleurs de l'entreprise et ne soit pas l'œuvre exclusive des techniciens voire des technocrates ou des cabinets. Il n'est point besoin de loi pour cela mais d'abord et surtout de la volonté des directions.
- Au sein de l'entreprise : c'est-à-dire par le développement de ce que j'appellerai " la démocratie interne " :
- d'une part : la démocratie directe rendue possible par la mise en œuvre du droit d'expression des salariés ;
- d'autre part : la démocratie représentative améliorée par les nouveaux textes qui devrait trouver une vie nouvelle aussi bien en ce qui concerne les institutions représentatives comme le comité d'entreprise ou le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, que les organisations syndicales dans le cadre du pluralisme reconnu et protégé.

Cela doit se traduire concrètement par une gestion diversifiée, intelligente des relations sociales désormais fondées sur l'information, la formation, les libertés et par conséquent les responsabilités : c'est-à-dire sur la recherche et la mise en œuvre du contrat plutôt que du conflit. Cette démocratisation interne, qui trouve son achèvement dans l'élection directe des salariés au plus haut niveau de responsabilités, c'est-à-dire à la participation au conseil d'administration même de l'entreprise, est un gage d'adhésion à l'entreprise et à la recherche d'une meilleure organisation du travail et d'une meilleure compétitivité.

Pour mobiliser il faut associer le secteur public et nationalisé à la vie de la nation mais aussi de la cité.

C'est ce que j'appellerai la " démocratie externe " car les entreprises nationalisées doivent vivre en solidarité économique et sociale avec leur environnement national et local.

- C'est d'abord par le moyen du contrat de plan qui l'associe avec la collectivité nationale.
- C'est ensuite la participation à la vie de la cité et de son environnement socio-économique local par le biais des commissions consultatives prévues par le projet de loi de démocratisation qui permettront l'échange fructueux entre les élus locaux, les dirigeants et le comité d'entreprise des différentes unités nationalisées.

Pour assurer cette mobilisation issue d'une vision saine et réaliste de la démocratisation du secteur public, il faut user de deux outils :
- En premier lieu la loi : la loi de démocratisation certes mais qui n'est en fait que le prolongement des quatre premières " lois Auroux ", comme il est convenu de les appeler désormais - et dont l'application est aussi nécessaire que complémentaire.
Sans perdre de vue que notre nouveau droit du travail - quoi qu'on en dise ici ou là - est un droit qui stimule plus qu'il n'encadre :
- un droit qui clarifie les rôles de chacun dans l'entreprise tant il est vrai qu'il ne peut y avoir de progrès dans la confusion ;
- un droit qui respecte les spécificités des branches et des entreprises, faisant la différence nécessaire entre le secteur concurrentiel ou non. Il est bon de rappeler quelquefois que, par exemple, il n'y a pas de concurrent japonais sur le marché français de l'électricité !
- En second lieu et corollairement, il doit y avoir une large place pour le droit conventionnel issu de la négociation élargie et tonifiée par les nouveaux textes sur la négociation collective qui sont porteurs d'un renouveau de la politique contractuelle. 
À ce point de mon propos je voudrais revenir sur la clarification nécessaire concernant trois questions clés de la démocratie responsable que nous entendons voir se développer dans les entreprises nationalisées.

Premier point : le rôle des organisations syndicales qu'il convient de repenser et de rénover par rapport aux données fondamentalement nouvelles :
- Par rapport à un détenteur du capital, un actionnaire parfois unique qui est la collectivité nationale, j'allais dire la solidarité nationale, les syndicats devront à l'évidence réfléchir à une nouvelle définition et hiérarchisation de leurs revendications dans la perspective de la gestion responsable, durable et réussie d'un bien public.
- Par rapport à un projet d'entreprise dont les relations économiques avec la nation sont fondées sur un contrat pluriannuel passé avec l'État dans le cadre d'un plan national issu d'une démarche démocratique, ayant associé d'abord l'ensemble des partenaires sociaux, avant d'être sanctionné par un vote du Parlement ayant donc force de loi.
- Par rapport à une direction à laquelle les travailleurs sont associés, qui devrait conduire à repenser les modes d'action au-delà des pratiques des luttes qui ont permis d'avancer sur le plan social face à la puissance généralement considérée comme conflictuelle du capital privé.
- Par rapport à un nouveau type de conseil d'administration dans lequel, quel que soit le mode d'élection, des syndicalistes seront élus. Au-delà des incompatibilités prévues par le projet de loi, la question se posera inévitablement de résoudre un certain nombre de contradictions, entre l'intérêt immédiat des salariés et l'intérêt durable et à moyen terme de la collectivité de travail.
- Par rapport au droit d'expression notamment dans le cadre des conseils d'atelier ou de bureau sur lequel je reviendrai dans un instant, l'exercice correct et effectif de ce droit est une condition nécessaire à l'adhésion des travailleurs et, par conséquent, à l'amélioration de la compétitivité de leur entreprise.

En fait, le secteur public et nationalisé doit être le premier champ où se lèvera une nouvelle génération syndicale, celle qui pourra remplacer la banderole par le tapis vert.

Second point : la nature et le rôle des conseils d'atelier et de bureau.

La loi du 4 août 1982 qui en définit les principes généraux indique à cet égard : " les salariés bénéficient d'un droit à l'expression directe et collective sur le contenu et l'organisation de leur travail ainsi que sur la définition et la mise en œuvre d'actions destinées à améliorer les conditions de travail dans l'entreprise ".

Le projet de loi de démocratisation précise les modalités de l'exercice des droits d'expression, avancée sociale considérable, qui pour réussir pleinement doit éviter trois écueils :
- la confiscation par la direction : il ne s'agit pas, en effet, de faire des travailleurs les spectateurs passifs d'un " récital patronal " ;
- la confiscation par les organisations syndicales : toute confusion doit être évitée avec le temps d'information syndicale qui est de toute autre nature ;
- la mise en place d'une hiérarchie parallèle, issue d'une institutionnalisation excessive de ce droit, qui doit demeurer avant tout un bien propre de chacun des salariés de France.

En fait, la bonne solution, les bonnes solutions, car il en faudra de multiples pour tenir compte de la diversité et de la spécificité des entreprises, ne peuvent qu’être le fruit de la négociation : c'est d'ailleurs ce que les textes ont prévu.

Troisième point : le problème des cadres. À ce sujet, je voudrais tout d'abord faire justice d'un procès d'intention - non dénué d'arrière-pensées très partisane - qui m'a été fait à la publication du rapport sur les droits des travailleurs, dans lequel je n'aurais pas donné leur place légitime aux cadres. Ce procès n'est pas fondé, en effet, je n'ai pas davantage cité les ouvriers spécialisés, pas plus que les ouvriers professionnels ou de haute qualification. J'ai plus largement, plus simplement pris en compte l'ensemble des salariés quelle que soit leur fonction dans l'entreprise.

Je tiens donc à réaffirmer à nouveau ici clairement et publiquement la place et le rôle de l'encadrement.

En effet l'efficacité du secteur public ne sera pas obtenue sans la motivation de l'encadrement, c'est pourquoi nous proposons :
- l'élection spécifique d'un délégué cadre par ses pairs aux organes de gestion ;
- la participation effective des cadres à l'organisation des conseils d'atelier ou de bureau ;
- l'attention particulière portée à ce que ne se développe pas une hiérarchie parallèle.

Au contraire nous nous situons dans une double perspective positive :
- Enrichir le rôle de l'encadrement en lui permettant d'animer les relations sociales dans l'entreprise : les cadres ont, en effet, dans ce pays beaucoup apporté sur le plan financier, sur le plan technologique, sur le plan économique, nous leur proposons aujourd'hui d'ajouter " une plus-value sociale " qui ne peut qu'accroître leur légitimité.
- Respecter ce que j'appellerai " la laïcité " de l'encadrement auquel il faut que soient offertes les meilleures place, promotion et carrière possibles dans le cadre de la collectivité de travail qui doit - et plus particulièrement dans le secteur public - reconnaître les " vrais professionnels ".

Ces précisions fondamentales étant apportées sur ces trois points essentiels, il m'appartient de conclure ce propos qui répondait au rapport de M. Chollet, dont j'ai apprécié la grande qualité du travail. Pour ce qui concerne sa proposition d'Agence pour l'innovation sociale, je dirai " pourquoi pas " en rappelant que c'est d'abord dans les entreprises elles-mêmes que les forces d'innovation doivent se réveiller et se développer.

En fait la politique sociale ne doit plus être considérée dans ce pays comme seulement destinée à réparer les dégâts des échecs économiques ou des mutations technologiques mal préparées, au contraire - au-delà même de la notion parfois ambiguë de dialogue social - il s'agit bien d'affirmer que c'est la transformation des rapports sociaux qui est au cœur du progrès économique et social. La " nouvelle entreprise " doit intégrer désormais la dimension sociale comme un paramètre égal à l'investissement économique.

Nous ne voulons pas bâtir une nouvelle société duale et le secteur public et nationalisé par leur exemplarité doit permettre de faire un pas plus vite et un peu plus loin mais sur le même chemin que tous les Français.
Jean Auroux