Article de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, dans "Le Monde" du 6 juin 1996, sur la nécessité de revoir le cadre juridique de l'audiovisuel public, ses missions et son financement, intitulé "Pour une éthique de la télévision publique".

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Voilà quatorze ans que la France a aboli le monopole audiovisuel d’Etat. Pas une année ne s’est écoulée depuis sans que la même question se pose : comment concilier dynamique de marché concurrentiel et valeurs de service public ?

D’où vient que cette question soit posée aujourd’hui avec une vigueur si particulière ?

De mauvaises performances de nos chaînes en termes d’audience ? Certainement pas : avec 41 % de parts de marché pour France Télévision, elles réalisent un score qui est globalement en progression.

D’une ingérence des gouvernants ? Une telle critique, si souvent formulée dans le passé, n’est plus de mise aujourd’hui. Chacun se félicite au contraire — et à juste titre — des acquis irréversibles en matière d’indépendance de l’information, et du rôle joué par le CSA à cet égard.

De résultats économiques décevants ? Tel n’est pas le cas puisque les comptes présentés sont revenus à l’équilibre.

D’une comparaison désavantageuse par rapport à l’étranger ? Quiconque voyage dans d’autres pays revient pourtant en France avec le sentiment que nos chaînes publiques n’ont pas grand-chose à envier à la plupart de leurs homologues. A l’exception sans doute de la BBC, qui a su préserver une part cumulée de plus de 40 % d’audience, mais qui a aussi, il est vrai, la particularité d’être financée à plus de 80 % par la redevance.

Satisfaisants en apparence, ces critères ne rendent toutefois pas compte de la pression que font peser sur l’avenir des chaînes publiques les exigences de la formidable mutation que va entraîner la compression numérique.

Dans le paysage nouveau qui se dessine, la télévision publique ne pourra occuper la place centrale qui lui revient qu’en assurant le service public dans des conditions de totale transparence, en affirmant sa spécificité au sein du paysage audiovisuel français, en faisant vivre son exigence de qualité et sa capacité d’innovation, notamment dans le numérique.
L’enjeu des contenus, d’abord. Les polémiques lancées à l’occasion du lancement sur les ondes publiques d’émissions ostensiblement dictées par des considérations commerciales ont eu le mérite de prouver que le degré d’exigence collectif envers la qualité des chaînes publiques étaient intact ; et que celles-ci, à vouloir concurrencer sur leur terrain les chaînes privées, risquaient d’y perdre leur âme.

Cette différence entre chaînes publiques et chaînes privées, qui fait sa légitimité, la télévision publique la trouve dans le respect de certaines valeurs qui tendent à disparaître dans tous les pays où le service public télévisuel est en déclin, bref, dans une éthique de la télévision publique.

Pour maintenir cette différence, il faut que chacun joue son rôle. C’est aux pouvoirs publics de définir les missions du service public, et le cadre de son service, et aux présidents des chaînes de les mettre en œuvre.

C’est la raison pour laquelle j’entends revoir le cadre de l’audiovisuel public et les cahiers des charges des missions de France 2 et France 3, en liaison avec le CSA. Ce sera aux hommes et aux femmes qui travaillent dans ces entreprises que reviendra la mission de traduire en image cette éthique du secteur public.

Une telle définition doit s’appuyer sur :
– la volonté de favoriser la création sous toutes ses formes ; sur une programmation complémentaire entre chaînes combinant l’éveil de l’esprit et le sens du divertissement populaire, sur l’assurance pour le téléspectateur du respect de la personne, de ses croyances, de ses opinions et — s’agissant des plus jeunes — d’une protection contre les images de nature à choquer par leur violence ou — ce qui est tout aussi insoutenable — par leur médiocrité ou leur vulgarité ;
– une information tournée vers le citoyen, soucieuse de proximité, insensible au sensationnalisme ou à la pression des lobbies.

Les chaînes publiques doivent aussi aspirer à jouer un rôle majeur dans l’animation du débat public, indispensable au bon fonctionnement de la démocratie. On pardonnera au médecin que je suis de s’étonner qu’un enjeu national comme celui de la réforme de la Sécurité sociale ait à peine été esquissé sur le fond. Les exemples ne manquent pas, il est vrai, de sacrifices du rôle éducatif et pédagogique de la télévision sur l’autel de l’Audimat.

L’existence d’une chaîne de savoir ne saurait à cet égard se substituer à la mission éducative du service public, qu’il importe de renforcer. Pas plus que l’essor d’Arte ne saurait servir de prétexte à ignorer que la mission de divertissement se conçoit au sens noble du terme, c’est-à-dire en incluant l’ensemble des spectacles, des arts et des idées qui constituent l’éventail de la vie culturelle, dans toute sa diversité.

La télévision publique ne s’éloigne jamais de sa mission, de son éthique de respect du téléspectateur, et de service du citoyen, quand elle vise vers le haut.

Second enjeu-clé de la période actuelle, la transparence de la gestion du secteur public apparaît tout aussi indispensable. La réaction, des téléspectateurs comme des personnels des chaînes, aux contrats des producteurs-animateurs prouve que l’éthique du service public ne s’incarne pas seulement dans le contenu des chaînes mais aussi dans leur fonctionnement.

Comme dans les autres secteurs de l’activité économique, deux besoins existent : une plus grande exigence dans les prises de décision et les procédures d’évaluation ; la construction dans la durée d’un véritable dialogue social jouant pleinement son rôle dans la modernisation de ces entreprises.

Dès lors, deux questions principales se posent : l’autonomie des équipes dirigeantes et les moyens financiers d’une telle ambition.

S’agissant de l’autonomie des équipes dirigeantes, chacun constatera qu’à aucun moment elle n’a été remise en cause par la tutelle publique. Mais il est sans doute possible d’aller plus loin. Les prochaines étapes pourraient porter sur une plus grande implication effective des conseils d’administration des chaînes. J’entends dans les semaines qui viennent, avec les équipes dirigeantes des chaînes, voir comment mieux organiser le contrôle interne et le dialogue avec le conseil d’administration.

Par ailleurs, je suis personnellement favorable à l’allongement du mandat du président du groupe France Télévision à cinq ans pour lui permettre de disposer de la durée nécessaire.

Sur le plan financier, je tire des évènements récents, la conclusion que nous devons limiter la part des recettes provenant des ressources publicitaires, dans des proportions compatibles avec la situation financière.

La logique commerciale conduit en effet à la recherche de « cibles » publicitaires. Or, ce ciblage des émissions pour telle ou telle catégorie de téléspectateurs est contraire à l’esprit d’une télévision publique qui doit demeurer la télévision de tous les citoyens.

Il faut aussi avoir le souci d’éviter un trop grand déséquilibre entre les différents médias (presse, radio, télévision) dans la répartition des ressources publicitaires.
Si le mot « crise », dans son étymologie grecque, signifie « l’instant de la décision », c’est bien ce moment décisif que vient de vivre la télévision publique. Nul doute qu’elle en sorte rénovée et renforcée, n’en déplaise à ceux qui escomptaient son déclin et guignaient déjà ses téléspectateurs.

Fort du soutient de l’Etat et de la motivation de l’ensemble de ses personnels, le service public de la télévision reste une grande mission d’intérêt général et, j’en suis persuadé, une idée d’avenir.