Texte intégral
Le Figaro : Monsieur Barre, comment va la France ?
Raymond Barre : La France ne va pas si mal. Certes la croissance est ralentie, le problème de l’emploi est préoccupant et douloureux, mais les indicateurs de l’activité économiques sont dans l’ensemble satisfaisants (prix, taux d’intérêt, balance commerciale, franc).
La France pourrait aller mieux encore, si les Français acceptaient les réformes qui s’imposent et qu’ils appréhendent, alors qu’elles libéreraient notre économie et notre société d’un certain nombre de freins. La France ne va pas si mal, mais elle fait du surplace, quand autour d’elle le monde évolue à vive allure !
Le Figaro : Vous avez souvent désigné les domaines prioritaires de la réforme : la fiscalité, le système éducatif, l’État-providence. Êtes-vous satisfait de la façon dont le Gouvernement s’y prend dans chacun des trois.
Raymond Barre : Je sais gré au Gouvernement de s’être engagé fermement là où certains ne l’attendaient pas ! Il a entrepris la réduction des déficits budgétaires qui s’imposait de toute urgence, compte tenu de l’endettement du pays : le budget de 1997 sera le test de son efficacité en la matière. Il a eu le courage d’entamer la réforme de la Sécurité sociale et plus particulièrement de l’assurance maladie : nous sommes au début du processus, il importe d’appliquer le plus rapidement possible et sans faiblesse les dispositions prévues. Le Gouvernement a engagé une politique de réforme de certaines structures menacées, dont la SNCF est un premier exemple. Enfin, il s’attaque à la réforme fiscale. Tout ne peut se faire en un jour, mais les premiers pas ont été faits. On verra la suite !
Le Figaro : Commençons par la réforme fiscale. Êtes-vous sûr qu’on réduira les déficits en diminuant les impôts ?
Raymond Barre : Depuis longtemps j’ai préconisé une profonde réforme fiscale. Elle est envisagée maintenant et je m’en félicite. Je souhaite qu’on abaisse les impôts, et en priorité l’impôt sur le revenu, celui qui frappe particulièrement les revenus moyens et les revenus des « entreprenants ». Bien entendu, rien ne sera possible sans réduction durable des dépenses. Ce qui se fera en 1997, dans le domaine des impôts sera psychologiquement et politiquement essentiel. Non qu’il faille demander au Gouvernement d’affecter des montants considérables à cette réduction de l’impôt : il faut être réaliste et raisonnable, à moins de vouloir se lancer dans des opérations de clientélisme électoral.
Le Figaro : Vous souhaiteriez combien en gros ?
Raymond Barre : Il est difficile de donner des chiffres quand on ne dispose pas de tous les éléments d’appréciation. À mon avis, on pourrait envisager d’affecter une vingtaine de milliards de francs à la réduction de l’impôt sur le revenu.
Le Figaro : L’étalement d’une baisse de l’impôt sur cinq ans vous paraît-il la bonne méthode ?
Raymond Barre : Oui, car on peut faire beaucoup et bien sur cinq ans à condition de maintenir le cap. Ce qui serait psychologiquement contre-productif serait d’annoncer la baisse des impôts pour la fin de la cinquième année ! Je pense que les Français attendent dès maintenant qu’un geste soit fait à leur égard. Ce n’est pas impossible. Le Gouvernement est-il prêt à réduire un certain nombre d’avantages fiscaux, qui n’ont plus à l’heure actuelle de justification, et à affecter les sommes ainsi dégagées au financement de la baisse de l’impôt sur le revenu ? Par ailleurs, la réduction des dépenses publiques devrait être poursuivie avec vigueur et servir à la réduction des déficits.
Le Figaro : Qu’attendez-vous du Gouvernement en matière d’éducation nationale ?
Raymond Barre : C’est un sujet délicat parce que chaque fois qu’apparaît en France un grand projet ou une grande réforme dans le domaine de l’éducation, les forces les plus conservatrices se mobilisent pour bloquer les évolutions nécessaires. Il faut donc procéder de façon pragmatique et par étape. Trois choses me paraissent essentielles et urgentes : la déconcentration du système éducatif ; l’autonomie des universités ; l’orientation sélective des étudiants. Une remarque sur ce dernier point. On ne veut pas entendre parler de sélection, alors que cette sélection se pratique aujourd’hui de la manière la plus brutale et la plus scandaleuse. J’ai toujours été pour ma part partisan de l’orientation sélective, c’est-à-dire de dispositions permettant de préparer les élèves, dès les dernières années de l’enseignement secondaire, à remplir les conditions nécessaires pour suivre des études universitaires. Dans toutes les universités étrangères, des conditions sont fixées pour que les étudiants puissent s’inscrire dans telle ou telle discipline, suivre telle ou telle filière. Le baccalauréat ne peut à lui seul permettre l’accès à l’enseignement supérieur. Il ne faut exclure personne, mais il faut tenir compte des exigences de cet enseignement et de l’aptitude des étudiants à le satisfaire.
Le Figaro : Sur cette réforme de l’université, le Gouvernement vous paraît-il sur la bonne voie ?
Raymond Barre : Le ministre de l’éducation nationale a fait part des conclusions qu’il a tirées des états généraux de l’université. Il ne les finalisera qu’après une nouvelle année de concertation. Je retiens les suggestions relatives à l’orientation des étudiants, à la réorganisation des premiers cycles, à la création d’une grande filière technologique, à la reconnaissance d’une autonomie de gestion très limitée pour les universités. Nous avons l’esquisse d’un avant-projet de réforme, empreint de la plus grande prudence. J’émettrai des réserves sur l’institution d’un statut de l’étudiant. Encore un statut pour compléter la panoplie nationale ? Comment le financer ? Je préfère le système républicain de bourses.
La commission Fauroux a remis de son côté un rapport étoffé et novateur : renforcement de la déconcentration, et en particulier, délégation aux académies de l’organisation du baccalauréat ; recommandations en faveur de l’autonomie des établissements, et principalement des universités ; promotion de l’identité de l’enseignement professionnel ; développement des procédures d’orientation des jeunes. Les vingt et une propositions du rapport Fauroux méritent de ne point être sacrifiées aux conservatismes corporatistes et aux tabous, qui affectent notre système éducatif.
Le temps de réflexion est maintenant passé ; c’est l’heure de l’action. Je ne critiquerai pas une démarche progressive et pragmatique, à condition qu’une politique claire mette fin aux ambiguïtés et aux complaisances.
Je comprends que l’on veuille éviter les remous, mais l’intérêt national commande parfois de les accepter de ne point y céder.
Le Figaro : Tous les grands pays industrialisés ont pratiquement réformé leur système d’État-providence : l’Allemagne, les États-Unis, la Grande-Bretagne… Pourquoi est-ce plus difficile en France qu’ailleurs ?
Raymond Barre : C’est plus difficile en France qu’ailleurs parce que l’un des éléments fondamentaux de la psychologie française est non pas l’égalité, mais l’égalitarisme. Relisez Tocqueville qui explique fort bien que les Français sont capables de renoncer à la liberté pour l’égalité. Ainsi sont-ils attachés de façon viscérale à ce qu’ils appellent leurs acquis sociaux, qu’ils défendent d’autant plus qu’ils souhaitent posséder davantage que leurs voisins ! Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans un système de protection sociale indifférencié. Il ne s’agit pas de détruire la protection sociale, il s’agit de la sauvegarder en veillant à ce qu’elle bénéficie à ceux qui en ont en priorité besoin. Rappelons-nous que la Sécurité sociale, au départ, comportait un certain nombre de dispositions limitatives, que l’on a supprimées au fur et à mesure que l’expansion économique le permettait. Tant qu’il y avait deux actifs pour un inactif, que la forte hausse des salaires rendait indolores les prélèvements de cotisations, on pouvait généraliser les avantages : au moins était-ce électoralement payant ! Aujourd’hui, il faut arrêter l’explosion des dépenses et obtenir une plus grande discipline des bénéficiaires, tenant compte de la nature des besoins et des différences de ressources.
Le Figaro : N’y a-t-il pas lieu de désespérer de la mise en œuvre de toute réforme, quand on observe la résistance de la société à la volonté politique du pouvoir, même légitimé par une récente élection ?
Raymond Barre : On a observé depuis longtemps que les Français sont un peuple difficile à gouverner. Quelle que soit la légitimité politique des gouvernants, ils se heurtent toujours à des réactions imprévisibles de l’opinion.
Mais plus je réfléchis à cette singularité, plus je me demande s’il ne faut pas faire une distinction entre le champ des réactions superficielles, avivées par leur médiatisation, et le fond de compréhension des Français, pourvus de bon sens et prêts à accepter les efforts nécessaires, à condition que le Gouvernement n’hésite pas à leur dire ce qu’il va faire, à leur expliquer les raisons de ses décisions, à réaliser la réforme dans un esprit de justice. Il faut fixer le cap et s’y tenir. C’est possible, à mon avis, sous la Ve République, parce que la Constitution donne au président de la République et au Gouvernement la stabilité sur une période temps suffisamment longue. C’est la raison pour laquelle j’ai regretté que le président n’ait pas dissous l’Assemblée au lendemain de son élection, car il aurait disposé d’une période de cinq années au cours de laquelle il lui eût été possible de mettre en œuvre les réformes fondamentales sans l’épée de Damoclès de futures élections législatives.
Le Figaro : Est-ce trop tard, maintenant, pour dissoudre ?
Raymond Barre : Selon la Constitution, il appartient au président de la République seul de décider de la dissolution de l’Assemblée nationale.
Le Figaro : Vous avez été le Premier ministre d’élections législatives réputées perdues, mais gagnées par votre majorité, en 1978. Comment voyez-vous les prochaines législatives ?
Raymond Barre : Je vous livre mon expérience. Avant les élections de 1978, beaucoup de gens de toutes tendances, y compris dans la majorité, étaient persuadés qu’elles allaient être perdues. J’aurais eu tendance à le craindre, si je n’avais perçu des frémissements positifs dans l’opinion. Ainsi, au lendemain de mon face-à-face avec François Mitterrand, sur lequel la classe politique de l’époque dans sa quasi-totalité s’était empressée de jeter un voile très pudique. Puis il y eut les élections sénatoriales, bien meilleures qu’on ne s’y attendait. Pendant la campagne législative, fin février 1978, j’ai physiquement senti après plusieurs réunions électorales en France, que l’opinion avait basculé. La confiance existait ! J’avais maintenu le cap d’une manière indéfectible et les gens se rendaient compte que je faisais ce que je disais, que la barre était tenue. Il faut à mon sens que, dans les circonstances présentes, le Gouvernement soit clair et déterminé.
Le Figaro : Ce qui vous est arrivé en 1978 peut arriver à Juppé en 1998 ?
Raymond Barre : Bien sûr ! Je le lui souhaite de tout cœur.
Le Figaro : Le chômage : pensez-vous que le Gouvernement est au moins sur la bonne voie ?
Raymond Barre : Le chômage n’est pas seulement un problème de Gouvernement, c’est un problème de société, de mentalités et de comportements. Je le dis depuis longtemps, au risque de passer pour un personnage insensible à ce qu’on appelle les problèmes sociaux. Je répète que le chômage en France n’est pas dû seulement à des ralentissements de la conjoncture, mais aussi, pour une large part, aux rigidités du marché du travail, et pour une autre part, aux mécanismes d’aide au chômage qui tendent à perpétuer l’inactivité au lieu de favoriser le retour à l’activité. Je sais bien qu’il n’est pas politiquement commode de tenir un tel discours, mais on finira bien par comprendre pourquoi les Gouvernements successifs ont épuisé toutes les mesures possibles sans obtenir de résultats satisfaisants. Les mesures prises en faveur de l’emploi s’empilent les unes sur les autres ; bien peu s’y reconnaissent, à l’exception de spécialistes qui choisissent les procédés les plus aptes à apporter à l’entreprise des avantages temporaires, et des chômeurs habiles qui parviennent à combiner les possibilités qui leur sont offertes de toucher des allocations non négligeables. J’avais demandé, il y a plus de deux ans, que l’on fasse un audit des mesures de lutte contre le chômage pour faire apparaître les contradictions, les double-emplois, les incompatibilités. On vient de commencer à le faire à l’Assemblée nationale. On verra ce qui en résultera et surtout, si l’on en tirera les conclusions.
Le Figaro : Feriez-vous une exception pour les mesures en faveur des jeunes ?
Raymond Barre : Ne nous dissimulons pas la réalité. Parlez à des chefs d’entreprise : ils vous diront qu’ils n’ont aucun intérêt à embaucher des jeunes au niveau du smic et ce n’est pas le fait de réduire les charges sociales pendant un certain temps qui les incitera à embaucher de manière durable. D’où le recours à des contrats à durée déterminée. La suppression de l’autorisation administrative de licenciement a été acquise, mais ont réintroduit, par une série de dispositions conventionnelles ou législatives, des mesures qui rendent extrêmement onéreux l’ajustement des effectifs. Beaucoup de chefs d’entreprise sont conduits à ne pas embaucher. Nous en sommes arrivés à un système où la protection de l’emploi est devenue en réalité la protection du chômage. Pourrons-nous le supporter longtemps ? Ceux qui désirent travailler en sont les premières victimes.
Le Figaro : Approuvez-vous le Premier ministre lorsqu’il fait l’éloge de la réduction du temps de travail ?
Raymond Barre : Tous les moyens utilisés se révélant peu efficaces, on cherche une autre recette et on en revient à la réduction du temps du travail. Or, tout le monde sait que la réduction de la durée du travail sans réduction de salaire n’entraînera pas une augmentation de l’emploi, sauf si le Gouvernement subventionne l’emploi. Tel est notre système : on protège le chômage et on subventionne l’emploi à titre précaire. Je crois que les entreprises françaises n’ont pas suffisamment recours à l’aménagement du temps de travail, du fait d’ailleurs de la réglementation du marché du travail. Donnons-leur plus de flexibilité et laissons-leur le soin d’agir en fonction de leur intérêt.
Le Figaro : La réduction du temps de travail vous paraît donc un leurre ?
Raymond Barre : Oui, pour une large part. Devant les difficultés nées du chômage, n’oublions pas l’essentiel.
Nous aurons beau avoir un retour de la croissance, nous n’aurons pas de réduction substantielle du chômage, non pas parce que la croissance moderne n’est pas riche en emplois – voyez le cas des États-Unis, et même de la Grande-Bretagne – mais tout simplement parce que les opportunités offertes par la croissance ne pourront être saisies tant que nous n’aurons pas introduit plus de flexibilité dans le fonctionnement du marché du travail et tant que nous n’aurons pas substitué à l’aide au chômage l’incitation à l’activité sous ses formes les plus variées.
Le Figaro : Comment expliquez-vous que, de tous les continents, l’Europe connaisse la plus faible croissance ?
Raymond Barre : Depuis la fin de la Seconde Guerre occidentale, à la faveur d’une forte croissance, ont mis en place « l’État-providence » (le fameux « welfare state ») et ont pris du retard dans l’adaptation de leurs économies et de leur société à l’évolution mondiale. Ils ploient aujourd’hui sous le poids des dépenses publiques, des prélèvements obligatoires, d’une dette considérable. Leur productivité s’est affaiblie ; leur compétitivité est compromise. Ils n’ont plus qu’une faible marge de manœuvre. Voilà pourquoi ils sont contraints de remettre de l’ordre dans leurs finances publiques et dans leurs systèmes sociaux et de procéder à des réformes de structure. Les Américains ont fait chez eux, depuis 1980, un travail de nettoyage et de développement de leur économie dont ils bénéficient aujourd’hui. L’Europe est en train de s’y mettre. La Suède, l’Autriche, les Pays-Bas, l’Allemagne fédérale ont donné la priorité à la réforme, et nous y venons nous-même. Voyez l’exemple allemand : nos voisins ont compris que l’important, c’est la compétitivité de l’économie allemande et qu’il faut agir fortement. Le chancelier Kohl se heurtera sans doute à des difficultés, mais il s’est engagé pleinement et je lui souhaite de réussir, non seulement pour l’Allemagne mais pour nous.
Le Figaro : Redoutez-vous une crise politique européenne au moment du passage à la monnaie unique en 1999 ?
Raymond Barre : Nous allons arriver à un moment très sensible en 1999, et on peut s’attendre à ce qu’il y ait une crise à ce moment-là, encore qu’elle me paraisse aujourd’hui moins probable. Je ne dis pas qu’il n’y aura pas de crise avec les Anglais. Mais ce qui me frappe, c’est la façon dont des pays comme l’Espagne, et l’Italie, font aujourd’hui des efforts considérables pour rester dans le peloton de tête des pays européens. Pour le reste, ce qui me paraît le plus réconfortant depuis un an, c’est l’étroite coopération qui s’est établie entre les nouvelles autorités françaises et le Gouvernement allemand. Au début de cette année, j’aurais encore été très prudent en ce qui concerne la troisième phase de l’Union économique et monétaire. Depuis quelques mois, j’observe que les marchés anticipent maintenant la réalisation de l’Union : ils ont basculé le jour où ils ont eu la conviction que la France et l’Allemagne étaient décidées à conduire ensemble cette politique puisque ces deux pays adoptaient des politiques qui rendaient leur engagement crédible.
Le Figaro : Qu’est-ce qui manque, à votre avis, au Gouvernement français après un an d’exercice ?
Raymond Barre : Je crois que le Gouvernement a fait face à une situation objectivement très difficile. Il a à ses débuts hésité avant de déterminer clairement sa ligne de conduite. Il a eu une majorité quelque peu rétive au départ. La majorité a pris quelque temps à se remettre des affrontements de la campagne présidentielle.
Le Figaro : Les plaies se cicatrisent ?
Raymond Barre : Le temps fait son œuvre. Et puis nous sommes sous la Ve République et les manœuvres ou les intrigues ne peuvent prévaloir contre un exécutif déterminé qui ne cède pas au jeu des partis et des courants !
Le Figaro : Vous avez été sherpa au premier somme des pays industrialisés tenu à Rambouillet en 1975. Vous recevez la même institution cette semaine à Lyon. A-t-elle bien évolué ?
Raymond Barre : Le premier sommet auquel j’ai participé était un sommet discret, dont l’objectif était de permettre à des chefs d’État et de Gouvernement de discuter entre eux dans le calme et l’intimité. Nous allons recevoir cette semaine environ 4 000 personnes à Lyon et je m’en réjouis en tant que maire. Je crois cependant que le nombre élevé de participants et la médiatisation excessive affectent l’efficacité de ces rencontres, par ailleurs très utiles. Le tournant a été pris à Versailles en 1982 : c’était un somme Roi-Soleil. Il faudra peut-être revoir la formule !