Interview de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, dans "Le Monde" du 23 décembre 1999, sur les rapports avec le Medef, la représentativité au sein de l'assurance-maladie, l'actionnariat salarié et la réduction du temps de travail.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Q - Qu'avez-vous retenu de votre entrevue avec le Medef ?

J'ai senti le Medef plein de contradictions et un peu perdu quant à sa stratégie. Il cherche à régler des comptes avec le gouvernement et ressent le besoin de marquer des points après l'adoption de la loi sur les 35 heures. Dès lors, il utilise ses relations avec les organisations syndicales, le paritarisme, pour exercer une espèce de chantage. Nous ne sommes pas dupes du contexte politique. A partir de là, le Medef s'appuie sur une analyse critique des relations sociales que nous pourrions partager, même si l'organisation patronale est largement responsable de la crise que nous traversons. Dans les organismes paritaires, cela fait des années qu'aucune décision stratégique ne se prend sans que le Medef ne donne son accord. Par ailleurs, il s'est souvent appuyé sur des accords signés avec des organisations minoritaires, ce qui a permis un dialogue très superficiel. Aujourd'hui, le Medef constate que tout cela a ses limites, mais il est incapable de dire en quoi il pourrait améliorer le dispositif. Il se contente de prendre appui sur cette situation dégradée pour renvoyer, à l'avenir, l'essentiel des négociations à l'échelle de l'entreprise.

Q - Avez-vous compris son projet de refondation sociale ?

Il n'y a pas de chair autour de l'os. Ce projet de constitution ne nous est pas apparu étayé ni réfléchi. Nous sommes prêts, par exemple, à discuter de la hiérarchie des textes, mais pas forcément dans le sens de l'organisation patronale. C'est d'abord la loi qui sert de référence pour l'ensemble des salariés. Ensuite, c'est la convention collective, qui permet d'adapter la loi, voire de l'améliorer, puis il y a l'accord d'entreprise. Or, depuis 1983, on a donné la possibilité de déroger aux textes de référence et de faire moins bien que la loi. Nous souhaitons rétablir cette hiérarchie.

Q - Un terrain d'entente avec le Medef est-il possible ?

Lorsqu'on demande au Medef de confirmer sa volonté de négocier sur des points urgents, comme la réforme de l'indemnisation chômage, celle de la formation professionnelle ou l'égalité professionnelle entre hommes et femmes, nous n'avons pas de réponse. La rencontre, cette semaine, sur l'Unedic, nous laisse penser qu'il s'agit juste de proroger la convention existante. Il faut aller au-delà avec, comme le réclame le mouvement des chômeurs, l'amélioration du système d'indemnisation. La position patronale n'est pas de discuter le fond, mais d'alléger au maximum, voire de déserter le champ des discussions interprofessionnelles.

Q - Si le Medef s'en va, allez-vous quand même poursuivre les discussions ?

Nous ne sommes pas disponibles pour une nouvelle constitution sociale. Mais il y a un certain nombre de sujets que nécessitent d'être mis sur la table, départ du Medef ou pas. Concernant la Caisse nationale d'assurance-maladie, il y a, de toute façon, besoin de renouveler un dispositif largement dépassé. Le Medef prétend que la démocratie sociale est morte à cause d'un interventionnisme trop important de l'Etat. Pour nous, la démocratie sociale n'existe plus depuis longtemps. La représentation des salariés dans ces organismes est très artificielle depuis 1983, c'est-à-dire, depuis qu'ils n'élisent plus leurs représentants. De façon plus générale, plus d'un salarié sur deux est privé du recours aux élections de délégués du personnel, de comité d'entreprise. La seule élection de portée interprofessionnelle qui demeure est prud'homale. Elle ne sert toutefois pas de référence pour assurer la représentation dans tel ou tel organisme paritaire. On a un énorme déficit de ce point de vue-là.

Q - Vous voulez réorganiser des élections ?

C'est nécessaire pour définir les objectifs assignés à la « Sécu » ainsi que les rapports de l'assurance-maladie avec l'Etat. Cette crise est aussi le constat d'échec d'une certaine forme de majorité de gestion. Le système de protection sociale a connu des dérives par rapport à ses objectifs. Avec un approche comptable, nous n'avons plus eu de débat fondamental sur le rôle et les moyens de la Sécurité sociale.

Q - Faut-il élargir la représentation de la société civile à la « Sécu » ?

Les confédérations syndicales sont importantes mais ne constituent pas l'unique interlocuteur. D'autres opinions doivent compter : celles des professionnels de la santé, du mouvement mutualiste ou associatif, des entreprises, ainsi que celle de l'Etat-employeur. Nous ne faisons pas partie de ceux qui disent qu'il ne pourrait pas compter dans ce domaine. Ce débat majeur doit être rediscuté sous d'autres angles que ces dernières années, marquées par la logique du plan Juppé.

Q - Que proposez-vous pour combler le manque de démocratie sociale ?

Il faut permettre à tous les salariés, quelle que soit la taille de leur entreprise, d'exprimer une préférence syndicale, à période régulière. ON peut abaisser les seuils qui déclenchent l'élection des délégués du personnel ou de représentants au comité d'entreprise ; procéder à des élections sur un seul jour pour une même branche d'activité.

Q - Cela remet en cause la présomption irréfragable de représentativité…

De fait, c'est une clause qui ne tiendrait plus.

Q - Comment expliquez-vous la vision plutôt optimiste de la CFDT à l'issue de son entretien avec le Medef ?

Peut-être par le fait que la CFDT, si elle devait constater l'échec d'un édifice dans lequel elle s'est beaucoup impliquée, serait contrainte à une révision importante de sa démarche.

Q - La centrale de Nicole Notat plaide pour l'application du protocole de Maastricht…

On ne peut pas, sur les questions sociales, faire référence à des procédures pensées pour couvrir un terrain européen. En France, le fait syndical est contesté et le patronat ne discute que lorsqu'il est forcé. La loi doit pouvoir le contraindre pour permettre aux salariés de conserver un socle de garanties sociales.

Q - Comment vous situez-vous dans le débat actuel sur l'actionnariat salarié ?

Ce débat relève du problème plus global de la prise en compte de l'intérêt des salariés dans le fonctionnement ou les décisions stratégiques de leur entreprise. La tendance actuelle à vouloir généraliser l'actionnariat salarié présente la prise de capital comme le seul moyen de participer aux décisions de l'entreprise. Elle révèle surtout que le travail salarié n'est pas rémunéré à sa juste valeur. On voudrait nous faire croire que, en achetant des actions de son entreprise, chacun peut s'assurer un revenu supérieur à celui de son seul travail. C'est une bataille de conviction que nous ne sommes pas prêts à abandonner.

Q - Vous prévoyez une montée des conflits sur les 35 heures ?

Oui, c'est logique : il faut que les salariés se mêlent des négociations. La loi, avec les contours actuels, promet des conflits sur des dispositions que nous contestions dès le départ, notamment sur les cadres.

Q - Vous allez donc davantage mobiliser vos adhérents ?

Nous avons prévu une journée sur les libertés syndicales, le 20 janvier, date du délibéré concernant Charles Hoarau (leader de la CGT-chômeurs des Bouches-du-Rhône). Nous discuterons aussi avec FO de sa proposition d'action en janvier. Le 1er février, premier jour d'application de la loi sur les 35 heures, il y aura un déploiement des militants CGT vers les salariés pour qu'ils s'organisent en vue des négociations. Nous allons finir l'année avec près de trois mille syndicats nouvellement créés et près de soixante-dix mille adhésions. On devrait même atteindre les sept cent mille adhérents, ce qui ne nous était pas arrivé depuis des années.