Interview de Mme Martine Aubry, membre du bureau national du PS et présidente du mouvement Agir, dans "Le Nouvel observateur" du 13 juin 1996, sur l'évolution du PS, la défense, le service public et le droit de vote des étrangers.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel observateur : Le Parti socialiste semble hésiter aujourd'hui entre deux cultures : celle de gouvernement et celle d'opposition. Entre le réalisme et l'utopie, au risque pour l'opinion de gommer les différences entre gauche et droite…

Martine Aubry : J'entends ces critiques. Je ne les comprends pas. Nous avons dans l'opposition deux rôles à remplir : contester le gouvernement quand ses décisions vont à l'encontre des intérêts du pays et être capables de proposer un projet. L'enjeu n'est pas de critiquer le gouvernement après chaque Conseil des ministres.

Si on le faisait, on nous reprocherait d'être incapables de proposer, de passer notre temps à défaire et à casser. La gauche a bougé depuis 1993. Elle est retournée sur le terrain. Elle a pris conscience de la nécessité de faire de la politique autrement. Elle s'est remise au travail, pas seulement en écoutant des experts mais en repartant à la rencontre du monde associatif, syndical et intellectuel. Les Français s'en sont rendu compte, comme l'ont montré les résultats électoraux depuis l'élection présidentielle et leur retour dans les débats que nous organisons.

Aujourd'hui, dans un monde de plus en plus complexe qui accroît le besoin de sécurité, les Français réclament un projet qui ait du sens et redonne l'espoir. Le PS est en train de construire un vrai projet politique, de définir pour les dix ou quinze ans à venir la société dans laquelle nous souhaitons vivre, le programme de gouvernement qui sera présenté aux Français en 1998 constituant la première étape de sa réalisation.

Le Nouvel observateur : Le PS sait-il où il va ?

Martine Aubry : Oui, je le pense vraiment. Nous n'avons pas et nous n'aurons pas réponse à tout, mais nous voyons aujourd'hui se dégager les grands axes de la société que nous voulons construire, une société où chacun ait sa place et où nous vivions mieux ensemble. Il nous faut nous arrimer à cette ambition d'offrir un emploi pour tous. Cela ne veut pas dire que nous reprendrons cette idée sous forme de slogan. Mais nous mettrons tout en oeuvre pour y arriver : des dépenses publiques ciblées sur la création d'emplois (logement social, aménagement du territoire, reconstruction des villes…), une réforme fiscale qui pénalisera moins le travail et accroîtra la justice sociale, des actes clairs et forts pour renforcer la croissance, réduire la durée du travail et développer les emplois de service.

Ce sont nos comportements, notre répartition des richesses, notre façon de vivre ensemble qui doivent changer. Nous sortirons ainsi du dilemme dans lequel on veut nous enfermer : la flexibilité à l'américaine qui crée de l'emploi mais accroît la pauvreté et les inégalités ou la remise en question du modèle européen de protection sociale, qui, d'après les libéraux, serait la cause du chômage.

Le Nouvel observateur : Est-il encore possible de proposer de vraies réformes dans ce pays ?

Martine Aubry : Lorsque Alain Juppé ou Édouard Balladur viennent nous expliquer que les Français ne veulent pas de réformes, ils se trompent. Les Français veulent des réformes, à condition d'en comprendre la cohérence et les perspectives, qu'elles soient réalisées dans la transparence, concertées et justes. Ce gouvernement a peur des réformes. Il n'a pas de projet autre qu'un projet libéral : laissons faire, dérégulons, flexibilisons. Je ne pense pas que les prélèvements obligatoires puissent aujourd'hui baisser dans notre pays en cette période de crise.

Le Nouvel observateur : N'êtes-vous pas trop sévère quand vous dites que le gouvernement gère le statu quo ? La réforme du service national n'apporte-t-elle pas la preuve du contraire ?

Martine Aubry : Sur la défense, après la chute du mur de Berlin, il fallait bouger, c'est évident. Mais, n'aurait-il pas fallu commencer par se poser les questions de la défense au niveau européen : contre qui nous battrons-nous demain ? Avec quelles forces et quels moyens techniques ? Aujourd'hui, on parle d'abandon du Rafale, de fermeture de garnisons, de licenciements dans l'industrie de l'armement, de suppression du service militaire, mais on met la charrue avant les boeufs. Sans doute fallait-il faire évoluer le service militaire, mais pas le supprimer aussi brutalement par démagogie pour plaire aux jeunes. Où et comment les jeunes de notre pays de toutes catégories vont-ils demain se rencontrer ? Quand vont-ils apporter de leur temps et de leur énergie au pays ?

Le Nouvel observateur : Le gouvernement n'a-t-il pas la volonté de moderniser le service public, de l'adapter à son époque ?

Martine Aubry : Le gouvernement réagit par simple idéologie : c'est public donc c'est mauvais ; c'est privé donc ça ira mieux. Moyennant quoi, nous risquons d'être, demain, placés dans une situation à l'anglaise. Si le PS n'a pas encore toutes les réponses, c'est parce que tous ces sujets doivent se situer dans une réflexion beaucoup plus large. Le gouvernement prône la concurrence et la dérégulation. La position la plus simple pour nous consisterait à dire : défendons le statu quo. Mais nous allons au-delà. Il nous faut être plus exigeants, nous demander pour chaque service public quels sont les besoins fondamentaux et comment en garantir l'accès à tous.

À partir de septembre, nous allons rencontrer les associations et les syndicats et débattre avec eux de ces questions difficiles, secteur par secteur. En matière de santé, par exemple, notre priorité doit-elle être de garder en vie les gens le plus longtemps possible ou de prendre en compte le fait que 800 000 Français aujourd'hui ne bénéficient pas de la Sécurité sociale, et que des milliers d'autres ne peuvent pas se faire soigner, ramenant dans les quartiers des maladies que l'on croyait disparues, telle la tuberculose ? Autre exemple, la SNCF : peut-on aborder ce sujet sans se demander quelles possibilités de transport la collectivité doit garantir à chacun, quelle que soit sa situation ou sa localisation, et à quelles conditions ? De même pour les télécommunications : la question principale est de savoir quels services doivent être accessibles à tous et que faire pour qu'ils restent à des prix adaptés à tous.

Le Nouvel observateur : Vous avez récemment remis à l'ordre du jour le droit de vote des étrangers aux élections locales. Était-ce opportun ?

Martine Aubry : Pourquoi les étrangers ne participeraient-ils pas, aujourd'hui, à ce qui les intéresse directement : la voirie, les écoles primaires, la culture, le sport dans leur ville ? Ce serait un puissant moyen d'intégration, un geste symbolique important pour ceux qui nous ont aidés depuis vingt ou trente ans à reconstruire notre pays et qui n'ont pas eu accès à la naturalisation. Tout ce qui peut amener des gens à se mélanger, à se rencontrer est une bonne chose. Quand on voit quelle révolte, quelle humiliation la modification du Code de la nationalité a entraînées dans les familles d'immigrés, on peut accomplir ce geste. Ainsi que Lionel Jospin l'a déclaré, le PS le fera dès que les conditions constitutionnelles le permettront. C'est un principe auquel nous tenons tous et qu'il est important de faire figurer dans le projet de la gauche.

Le Nouvel observateur : Les partis politiques et le PS en particulier vous paraissent-ils être les meilleurs instruments pour mener ce genre de réflexion sur la société de demain ? En vous dotant vous-même d'une association et d'une fondation, n'avez-vous pas émis par avance quelques doutes ?

Martine Aubry : Chacun sa démarche. J'ai les deux pieds dans le Parti socialiste, mai, j'ai aussi besoin d'être sur le terrain pour comprendre, écouter et expérimenter. Je le fais de deux façons : sur le chantier de l'exclusion et dans la vie municipale à Lille. Je pense ainsi pouvoir apporter ma pierre à la construction du projet socialiste. La force du PS sera de proposer ce projet, mais, moins que jamais, le parti ne peut le bâtir tout seul. Nous le savons, il y a des gens qui ont des choses à nous dire, même s'ils n'ont toujours pas envie de se retrouver dans un parti. Pourquoi ne pas les entendre ? Dans le mouvement Agir sont venus beaucoup d'hommes et de femmes de gauche, qui avaient envie de se réengager mais qui n'étaient pas prêts à venir au PS sans avoir la certitude que celui-ci allait vraiment bouger. Si demain ces gens veulent faire un pas de plus, tant mieux ! C'est aussi comme cela qu'on aidera le PS à évoluer.

Le Nouvel observateur : Vous vous sentez bien aujourd'hui dans ce parti ?

Martine Aubry : Tout à fait ! J'y suis maintenant depuis vingt-deux ans. Je n'y ai pas rempli de fonctions particulières jusqu'à l'année dernière, car je me sentais mal dans la logique des courants où la défense d'un homme passait le plus souvent avant celle des idées. Je suis entrée au conseil national l'an dernier parce que j'ai senti un profond accord avec ce que Lionel Jospin veut faire : redonner l'espérance à notre pays en rénovant la gauche.

Le Nouvel observateur : Si l'an prochain, à l'issue du congrès, Lionel Jospin vous proposait d'entrer dans la direction, accepteriez-vous ?

Martine Aubry : Je ne l'ai pas fait l'année dernière car, venant d'être élue, je voulais me consacrer à Lille. J'ai maintenant mieux pris la mesure de l'action à mener et qui me passionne. Je serai donc un peu plus disponible l'an prochain pour m'engager davantage auprès de Lionel Jospin.

Le Nouvel observateur : L'état d'esprit dans les rangs socialistes a-t-il beaucoup changé en un an ?

Martine Aubry : Je le pense. Le parti est apaisé. C'est ce que souhaitaient les militants, qui ont toujours été en avance sur les dirigeants. Ils demandent à présent qu'on les aide à réfléchir et pas simplement qu'on leur donne pour les élections trois slogans et allez-y camarades ! Ils veulent aussi être des acteurs du changement entrepris. De vrais débats ont lieu aujourd'hui dans le Parti socialiste, et je m'en réjouis.

Le Nouvel observateur : La cohabitation vous paraît-elle aller de soi en 1998 si la gauche emporte les élections législatives ?

Martine Aubry : Il est clair aujourd'hui que, lorsque la gauche ou la droite ont une majorité à l'Assemblée nationale, elles doivent diriger le pays. C'est ce que veulent les Français. Comment se passera cette cohabitation si elle se produit en 1998 ? Nous verrons. C'est une erreur d'en parler aujourd'hui.

Le Nouvel observateur : Lionel Jospin a la volonté d'engager beaucoup de femmes dans ces élections législatives. Est-ce que cela peut se décréter ?

Martine Aubry : Il a deux fois raison. Cela ne peut que réconcilier les Français avec la politique. Les femmes lui apporteraient un certain nombre de leurs caractéristiques : le sens du concret, l'absence de langue de bois, la volonté d'être efficace. Si la gauche s'impose d'aller ainsi vers la parité, elle contribuera également à renouveler la classe politique en puisant dans le milieu associatif et syndical et apportera ainsi l'indispensable sang neuf.