Texte intégral
O. de Rincquesen : Les résultats des élections en Russie vous semblent-ils conformes à l'après-communisme tel que vous l'imaginez ?
R. Barre : Cela ne m'étonne pas. Je ne pensais pas que M. Eltsine puisse bénéficier d'une très forte avance en dépit du soutien considérable que l'Occident lui a apporté.
O. de Rincquesen : Et que vous aviez dénoncé ?
R. Barre : J'ai dit qu'il fallait être prudent et je continue à penser qu'il faut être prudent Ce qui me paraît intéressant, c'est le score fait par le général Lebed.
A. Duhamel : Est-ce que vous considérez que la transition économique entre le système communiste et le système capitaliste est actuellement plutôt en train de réussir ou pas ?
R. Barre : Je crois que la situation économique en Russie est chaotique. Mais il est difficile de former un jugement. Quand on compare ce qui se passe en Russie à ce qui se passe en Tchécoslovaquie et en Hongrie ou en Pologne, on voit la différence. Les pays d'Europe orientale qui se sont engagés dans la transition marquent une volonté très nette de modifier leur système, de respecter la démocratie et enregistrent des résultats significatifs.
O. de Rincquesen : Et en Russie ?
R. Barre : En Russie, on a encore rien de très positif à l'heure actuelle, sinon beaucoup d'argent dépensé pour une campagne électorale.
O. de Rincquesen : Mais il y a un ticket de retour pour le monde communiste.
R. Barre : Je ne pense pas que les votes qui se sont produits dans d'autres pays en faveur des anciens communistes manifestent une attention ou une volonté des populations de ces pays de revivre le communisme. Je crois que c'est le coût social de la transition qui est payé sur le plan politique. Mais les objectifs restent l'adhésion à l'Europe et l'économie de marché.
O. de Rincquesen : La crise de la « vache folle » relève-t-elle des dysfonctionnements européens ?
R. Barre : Je crois que les Européens n'y sont pour rien. Il y a des problèmes sanitaires qui se posent. Bruxelles remplit sa mission. Il appartient aux gouvernements de déterminer quelle est la politique qu'ils veulent suivre dans leurs pays respectifs. Je ne crois pas que la Grande-Bretagne ait arrangé les choses.
A. Duhamel : Et comment sort-on d’une telle crise ? C’est maintenant un problème pratique.
R. Barre : J’aurais tendance à vous répondre : les élections en Grande-Bretagne.
A. Duhamel : C'est-à-dire le remplacement de J. Major ?
R. Barre : Non, des élections qui clarifient la situation politique parce qu'il est évident que M. Major est à l'heure actuelle dans une situation très difficile. Il ne dispose pas de majorité, il a une voix de majorité, je crois. Dans ces conditions, il est difficile, surtout face aux euro-sceptiques qui sont nombreux dans son parti, de prendre une position qui puisse donner de quelque façon le sentiment qu'il est attentif à ce que dit Bruxelles et ses partenaires européens.
O. de Rincquesen : Question à celui qui fut jadis universitaire, à l'heure où planchent les bacheliers, pensez-vous toujours qu'il faille casser le ministère de l'Éducation nationale et c'est vous qui avez dit « casser » ?
R. Barre : Oui, tout à fait. Quand j'utilise une expression, je ne l'utilise pas par erreur de langage ou lapsus linguae puisque nous parlons aujourd'hui comme au temps où l'on passait le bacho. Non, je crois que le ministère de l'Éducation nationale joue son rôle en France, mais qu'il est devenu une immense machine et qu'il faut repenser le système éducatif sur la base de la déconcentration, de la décentralisation et surtout de l'autonomie des institutions. Tous les pays le font sauf nous.
O. de Rincquesen : Et pour tous ces jeunes qui passent le bac maintenant, si on veut les aider à trouver du travail quand ils sortiront de leur formation, à votre avis, quelles sont les deux trois priorités pour améliorer les choses ?
R. Barre : La priorité, c'est d'abord de ne pas les engager sur des voies qui sont des impasses, ne pas considérer que les universités sont des parkings, les orienter vers des formations qui peuvent avoir des débouchés. Et surtout leur dire que ce n'est pas en conquérant des diplômes que l'on va trouver un emploi. Les diplômes permettent de se former à des emplois futurs, de vous rendre adaptables mais ne vous confèrent pas le droit à l'emploi. Donc, ce qui est demandé à l'heure actuelle aux jeunes, c'est bien entendu de travailler mais c'est aussi de chercher par tous les moyens à trouver un premier emploi, étant entendu qu'ils ne doivent pas se montrer exigeants sur les conditions dans lesquelles cet emploi est obtenu, par exemple en matière de rémunération.
O. de Rincquesen : Est-ce qu'il faut élaguer l'arbre des aides à l'emploi qui cacherait mal... ?
R. Barre : Il y a longtemps que je pense que le système d'aide à l'emploi en France est un système qui encourage le chômage plutôt qu'il aide à retrouver un emploi. Je ne vous dis pas que certaines mesures ne sont pas indispensables mais il y a des quantités de doublons, de mesures incompatibles et incohérentes. D'ailleurs, je le dis depuis de nombreuses années, j'ai constaté qu'à l'Assemblée nationale, M. Péricard avait demandé et obtenu la formation d'une commission qui étudie ces aides. Et je crois que lorsqu'on aura fait l'audit de ces aides, on pourra voir clairement ce qui est utile et ce qui ne l'est pas.
A. Duhamel : Et pour vous, la réduction de la durée du travail est une fausse fenêtre ou une piste ?
R. Barre : Il ne faut jamais parler de réduction de la durée du travail en théorie ou d'une manière générale. S'il s'agit de réduire la durée du travail en France pour toutes les entreprises à niveau de salaire maintenu, je crois que c'est une folie. En revanche, je crois que les entreprises ont intérêt à aménager la durée du travail chez elles, à condition bien entendu qu'elles le fassent en liaison avec leurs salariés et surtout que ces entreprises aient la possibilité, du fait des lois et des conventions collectives, d'aménager le temps de travail. Je suis pour l'aménagement du temps de travail. Il peut y avoir, grâce à l'aménagement du temps de travail, un accroissement de productivité. Cet accroissement de productivité peut servir d'une part à maintenir les salaires, d'autre part à créer de nouveaux emplois.
A. Duhamel : Et dans la Fonction publique, est-ce qu'il y a du gras ou de la mauvaise graisse ?
R. Barre : Écoutez, n'utilisons pas ces formules qui prêtent à discussion, encore qu'il faille avoir mauvais esprit pour le faire, pour réagir violemment Tout le monde sait que la Fonction publique en France est pléthorique.
J.-F. Rabilloud : Votre ville va accueillir le G7. Que peut-on attendre de ce genre de réunion ?
R. Barre : Je ne crois pas qu'on puisse en attendre beaucoup. La tradition du Sommet est de permettre aux chefs d'État et de gouvernement de se rencontrer, de discuter librement des problèmes qui se posent et de se mettre d'accord sur un certain nombre d'orientations que les gouvernements sont ensuite chargés de mettre en œuvre. Malheureusement, les sommets sont devenus de grandes messes, de grandes machines. J'ai connu le premier Sommet où il n'y avait que cinq pays membres et cinq sherpas représentant les Présidents. Aujourd'hui, ce sont des Parlements qui se réunissent et qui rédigent un communiqué de vingt pages dans lequel on écrit tout, même si on n'est pas d'accord sur beaucoup de choses. Ce qui me parait essentiel dans ce genre de rencontre, c'est que les hommes se connaissent mieux, peuvent se parler les yeux dans les yeux, selon l'expression consacrée, et par conséquent créent des liens personnels qui sont très utiles lorsque des problèmes se posent, lorsqu'il faut trouver des solutions.
C. Nay : C'est seulement l'intérêt ? Les hommes se voient et aucune décision ne se prend ?
R. Barre : Il y a certains problèmes qui sont devenus mûrs et sur lesquels tout le monde se met d'accord pour que la solution retenue soit mise en œuvre. Je crois que cette rencontre annuelle est très utile mais je ne pense pas qu'il faille en faire un élément considérable de la vie diplomatique, économique et politique.
J.-F. Rabilloud : C'est la première fois qu'un sommet du G7 va se tenir dans une métropole régionale.
R. Barre : C'est très important.
J.-F. Rabilloud : Vous dites que l'Europe doit s'occuper des villes, pourquoi ?
R. Barre : Nous avons maintenant en Europe, comme d'ailleurs aux États-Unis, un problème qui devient majeur, c'est le problème urbain. Nous n'avons plus, comme par le passé, une répartition de la population entre la ville et la campagne. Les afflux vers les villes sont considérables, venant des campagnes, venant aussi de pays étrangers. D'où le problème des minorités, le problème qu'on appelle aujourd'hui celui des banlieues qui sont en réalité le problème lié à cette urbanisation qui ne cesse de croître. Aujourd'hui, je ne m'occupe plus seulement de Lyon, je m'occupe du grand Lyon, 1,2 million d'habitants. Au sein de l'Europe, de l'espace européen qui est très grand, je pense qu'il y aura des regroupements qui vont s'effectuer et que les liens entre les villes vont jouer un grand rôle.
Je constate que dans la région Rhône-Alpes, la rencontre régulière que nous avons entre les maires des huit principales villes est très utile parce que cela nous permet d'aborder certains problèmes et de les faire avancer plus vite que si on passait par le département, par la région. Nous ne sommes pas contre le département ni la région, mais nous aidons le département et la région à réaliser un certain nombre de solutions qui sont indispensables. Je pense que l'avenir va donner une importance de plus en plus grande aux réseaux de villes. Nous sommes en train, autour de Lyon, de constituer le réseau des villes de Rhône-Alpes et d'y joindre Genève et Turin. Parce que, dans l'Europe telle qu'elle est, les regroupements qui sont en train de se faire orientent Genève et Turin vers l'Europe latine, le Sud-est européen plutôt que vers l'Europe des régions.
C. Nay : En quoi cela résout-il le problème des quartiers difficiles ?
R. Barre : C'est autre chose. Les quartiers difficiles, ils se résolvent à la suite d'une politique sur mesure. Un quartier est différent d'un autre et c'est une action qui doit mettre en œuvre la responsabilité des autorités municipales et de l'État. Mais dans cette affaire, c'est surtout le contact, c'est le dialogue, c'est la reconnaissance de ces populations qui se croient exclues, rejetées, qui constituent l'élément essentiel. On pourra prendre les mesures fiscales, sociales, tout cela est très bien. Mais fondamentalement, s'il n'y a pas un effort de compréhension de ces populations qui se croient sinon exclues, du moins marginalisées, je crois qu'on n'avancera pas.
J.-F. Rabilloud : Un Sommet comme le G7 apporte-t-il de vraies retombées à une ville comme Lyon ?
R. Barre : Oui. Il y a une première chose qui est très importante en France, c'est que c'est la première fois qu'il y a un événement international qui ne se tient pas à Paris. C'est la preuve que les esprits ont beaucoup évolué. Que Lyon ait été choisie, nous en remercions le président de la République et nous constatons simplement que Lyon bénéficie là de la reconnaissance de l'action qui a été menée depuis de nombreuses années et du fait qu'elle est la deuxième ville de France. Et puis il y a le coup de projecteur formidable qui est porté sur la ville. Je dis souvent que l'intérêt du G7 pour Lyon, c'est que la ville était peu connue, elle commence à être connue – il suffit de lire la presse étrangère – et que d'autre part, elle est reconnue. C'est-à-dire que tout le potentiel de Lyon apparaît clairement à tous ceux qui y viennent Les journalistes me disent : on ne pensait pas que cette ville était si puissante, si belle, qu'il y a tellement de ressources intellectuelles, de qualité de la vie etc.
C. Nay : Faites-vous partie des maires qui vont interdire la mendicité dans votre ville ?
R. Barre : Je m'interroge : je ne suis pas sûr que les interdictions, dans ce cas, aient une grande efficacité. Je crois qu'il vaut mieux chercher à résoudre par d'autres moyens les problèmes qu'exprime la mendicité. C'est ce que, avec mes adjoints du conseil municipal, nous essayons de faire : traiter humainement ce problème autrement que par des circulaires ou des arrêtés du maire.
J.-F. Rabilloud : Autour des grandes villes, il y a des hypermarchés. Pensez-vous, comme le Gouvernement, qu'il faut freiner leur développement et fallait-il par exemple taxer les stations-service des grandes surfaces ?
R. Barre : On peut avoir des opinions diverses sur ce sujet. Moi, je crois qu'on n'arrête pas le progrès. C'est vrai qu'il y a des problèmes qui se posent à un petit commerce ou un commerce moyen qui n'a plus aujourd'hui les moyens d'entrer dans la concurrence.
J.-F. Rabilloud : C’est une taxe censée aider les petits pompistes.
R. Barre : J'entends bien, j'entends bien. Ce sont des mesures temporaires. A moins de les maintenir pour l'éternité ou d'utiliser des mesures de protection durables, il vaut beaucoup mieux essayer d'agir sur les entreprises elles-mêmes, les conforter. Nous essayons, par exemple, à Lyon, de renforcer les petits commerces, les artisanats de centre-ville, parce que nous pensons que c'est indispensable au tissu urbain. Mais il faut bien reconnaître que les actions qui sont mises en œuvre contre les grandes surfaces sont des actions qui relèvent beaucoup plus du « window dressing » que d'une considération des phénomènes économiques fondamentaux. Je ne suis pas du tout contre le fait qu'il y ait un plan d'urbanisme commercial, notamment que ce plan d'urbanisme dépasse le cadre de la ville, voire l'agglomération, et même dans certains cas, le département et les limites du département, car il est facile – on le voit à Lyon – que les grandes surfaces aillent s'installer à la frontière du département. Mais rien à l'intérieur même de la ville de Lyon. Il faut regarder tout cela, mais je pense que fondamentalement, nous allons vers une évolution du commerce qui est d'ailleurs favorable aux consommateurs. Il ne faut pas oublier que l’activité économique a pour but de satisfaire le consommateur.
C. Nay : La réforme fiscale vous semble-t-elle être une nécessité absolue ?
R. Barre : Absolue, absolue.
C. Nay : Et dans quel laps de temps peut-on la faire ?
R. Barre : Je vous dirais que c'est une nécessité absolue, je précise, ce n'est pas du tout pour essayer de trouver une clientèle électorale que je dis cela : la France a un niveau de prélèvements beaucoup trop élevé et surtout, les prélèvements frappent les entreprenants et la jeune génération, entre 30 et 40 ans, qui aujourd'hui s'interroge sur les moyens qu'elle a de se constituer un début de patrimoine. On paie le fisc, on paie la Sécurité sociale et vraiment les gens que je rencontre sont absolument submergés, surtout au cours de ces derniers mois. Je ne blâme pas le Gouvernement d'avoir pris les mesures qu'il a prises parce qu'il ne pouvait pas faire autrement.
C. Nay : Mais vous donnez raison à tout le monde, à la fois à ceux qui veulent moins d'impôts et au Gouvernement ?
R. Barre : Non, non. Je dis qu'il faut distinguer. Le Gouvernement s'est trouvé dans une situation où il fallait à tout prix boucher les trous. Qu'on le veuille ou non, on les bouche. Maintenant, ce qu'il faut, c'est engager la réduction des dépenses de manière à pouvoir réduire les prélèvements et d'abord l'impôt sur le revenu. C'est pour cela que j'ai soutenu la thèse qui me convenait, dès 1997, de faire un geste qui soit significatif. J'ai eu l'occasion de dire que je ne souhaitais pas des mesures substantielles ; quand j'entends parler de dizaines de milliards qui serviraient à financer une réforme fiscale, je dis que ce n'est pas raisonnable. En revanche, sur un certain nombre de points, les Français se rendent compte que l'on s'est engagé sur la voie d'une réduction d'impôt sur le revenu, je crois que c'est absolument nécessaire sur le plan psychologique et sur le plan économique.