Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, dans "Le Figaro" du 7 septembre 1996, sur la réforme fiscale, la stabilité monétaire, la rentrée sociale, la majorité et l'éventualité d'un changement du mode de scrutin.

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Le Figaro : La baisse des impôts que vous venez d’annoncer vous paraît-elle suffisante pour relancer l’économie ? Pourquoi 25 milliards de francs et pas plus ?

Alain Juppé : Parce que nous ne pouvons pas faire plus ! J’aurais aimé baisser les impôts dès l’année dernière, quand mon gouvernement a été constitué. C’est ce que me demandait le président de la République. C’est ce qu’attendaient beaucoup de Français. Nous ne l’avons pas fait parce que n’en avions pas les moyens. Nos finances publiques étaient beaucoup plus dégradées qu’on ne le pensait. Les dépenses s’emballaient. Le déficit réel était très supérieur au déficit annoncé. Il a fallu enrayer cette spirale, qui nous conduisait à la faillite. J’ai donc été amené à prendre des décisions difficiles dans l’urgence. Nous avons réussi à arrêter la dérive, et nous pourrons présenter pour l’an prochain un déficit public global ramené à 3 % de la richesse nationale. Nous l’avons fait, non seulement pour tenir nos engagements, mais surtout parce que c’était le bon sens.

Ce préalable acquis, nous avons regardé quelle était la marge de manœuvre disponible pour baisser les impôts. Notre choix s’est porté sur l’impôt sur le revenu pour une baisse de 75 milliards en cinq ans (soit le quart du produit de cet impôt), dont 25 milliards dès l’an prochain.

Le Figaro : Ce chiffre de 25 milliards suffira-t-il à retourner les anticipations et à rétablir la confiance ?

Alain Juppé : L’important était de faire un choix clair. Nous avons choisi de concentrer la baisse au profit de ceux qui travaillent, c’est-à-dire des salariés et des travailleurs indépendants, surtout quand ils ont charge de famille.

Le Figaro : Édouard Balladur évoque le chiffre de 120 milliards ; le CNPF, celui de 100 milliards…

Alain Juppé : Je crois que notre proposition est à la fois réaliste et juste. Depuis quinze ans, la pression fiscale sur ceux qui travaillent n’a cessé d’augmenter en France. On a systématiquement avantagé, sous les gouvernements socialistes, les revenus de l’argent qui dort, c’est-à-dire du capital, disons plutôt de la rente, au détriment des revenus du travail. C’est paradoxal, mais c’est ainsi. Un couple qui ne vit aujourd’hui que de ses salaires paie plus d’impôts que s’il vivait de ses revenus mobiliers. Ce n’est pas normal. Voilà très précisément l’injustice que nous voulons corriger. Nous voulons redonner de l’oxygène à tous ceux qui travaillent, innovent, investissement, et rétablir ainsi la confiance.

Le Figaro : Mais, en baissant de 25 milliards les impôts, vous ne rendez approximativement qu’un franc sur les trois que vous avez prélevés l’an dernier. Votre collectif budgétaire s’établissait à environ 75 milliards en rythme annuel.

Alain Juppé : J’entends même dire que nous aurions prélevé 120 milliards supplémentaires en 1996 ! C’est fantaisiste. Prenez l’exemple de la hausse de la TVA : elle n’a pas été répercutée dans les prix, et le consommateur ne l’a donc pas ressentie. Nous ferons des comptes précis dès que nous le pourrons, à la fin de 1996. En revanche, personne n’évoque les baisses d’impôts que nous avons réalisées l’an dernier, et en particulier la diminution considérable des charges sociales sur les entreprises : 40 milliards de francs environ !

Le Figaro : On vous reproche aussi de n’avoir pas suffisamment réduit les dépenses : vous n’avez supprimé que six mille postes de fonctionnaires…

Alain Juppé : Nous supprimons des emplois là où ils deviennent moins utiles, et nous en créons là où ils deviennent utiles. Mon gouvernement fait une proposition, juste et équitablement répartie. La décision revient maintenant au Parlement.

Prenez l’Éducation nationale : le nombre d’enfants se réduit de plusieurs dizaines de milliers dans le primaire et le secondaire. Il est normal que les effectifs d’enseignants soient ajustés à la baisse. Le mouvement inverse s’est produit dans l’enseignement supérieur. Nos y augmentons les effectifs d’enseignants. La balance est donc à peu près équilibrée.

Je ne vais pas jouer les apprentis sorciers, me laisser enivrer par une sorte de vertige ultralibéral et supprimer des dizaines de milliers d’emplois dans la fonction publique simplement pour faire plaisir à quelques idéologues. Le pays n’a pas besoin de tensions sociales inutiles.

Le Figaro : Au fond, quelle est votre doctrine ? Vous ne disposez plus du levier monétaire, vous ne pouvez plus jouer sur la dépense publique, il ne vous reste que le levier fiscal. Or vous ne semblez pas croire en la théorie de l‘offre, qui mise sur une forte baisse de la pression fiscale pour relancer la machine…

Alain Juppé : Je ne suis pas un doctrinaire, mais un réaliste. Seul le bon sens permet de gouverner, pas les doctrines. Le bon sens, c’est quoi ? Diminuer les dépenses pour réduire les déficits ainsi que la dette, sans quoi c’est le déclin. Cela n’est peut-être pas fulgurant sur le plan intellectuel, mais c’est sage. J’aimerais bien que les docteurs « tant mieux » se souviennent de leurs propres performances : pour la première fois sous a Vème République, les dépenses publiques, en 1997, n’augmenteront pas en valeur courante par rapport, à celles de 1996.

Parallèlement, si nous baissons les impôts, c’est parce que nous pensons que cela relancera l’activité et permettra d’augmenter à nouveau les recettes. Nous croyons, enfin, que, pour avoir des taux d’intérêt bas, il nous faut une monnaie stable. Voilà mes convictions.

Le Figaro : Comment expliquez-vous que le débat sur la stabilité monétaire, autrement dit le franc fort, existe toujours ?

Alain Juppé : Nous sommes en démocratie. Pourquoi le sujet monétaire serait-il, seul, tabou ? Nos hommes politiques ont le droit de dire ce qu’ils pensent. Nous affirmons, au gouvernement, que l’intérêt de la France est d’avoir une monnaie stable. Son niveau actuel nous convient parfaitement. Il a permis d’obtenir une baisse spectaculaire des taux d’intérêt, qui n’ont jamais été aussi bas. Les donneurs de conseil de tous ordres devraient y réfléchir davantage.

Cela dit, avec l’inflation très faible que nous avons aujourd’hui, il serait utile que nous allions encore plus loin dans la baisse des taux. Ce n’est pas sacrilège de le dire. J’imagine que le gouverneur de la Banque de France pense la même chose.

Le Figaro : Êtes-vous satisfait de l’état des relations avec l’Allemagne et de la politique de la Bundesbank ?

Alain Juppé : Je peux vous affirmer que nos relations sont excellentes et qu’elles bénéficient du contact chaleureux qui existe entre Jacques Chirac et Helmut Kohl. Nous avons deux problèmes à gérer. Le premier est de savoir comment la monnaie unique, que pratiquement plus personne ne conteste, sera gérée par rapport aux autres grandes monnaies du monde, principalement le dollar et le yen. Il appartient aux gouvernements de répondre à cette interrogation, dans le cadre de ce que nous pourrions appeler le gouvernement économique de l’Union européenne.

Le deuxième problème, c’est l’avenir des relations entre le pays qui auront rejoint cette monnaie unique et les autres. La France ne cesse de dire qu’il faut une règle du jeu. Nous ne pouvons accepter qu’entre l’euro et les autres monnaies européennes ce soit la jungle. Il faudra mettre au point un système permettant de contrôler les marges de fluctuation. Sinon tous nos efforts d’assainissement budgétaires seront annihilés par des mouvements monétaires incontrôlés. Nous y travaillons.

Le Figaro : Certains membres de la majorité demandent que l’on anticipe l’application du traité de Maastricht. Qu’en pensez-vous ?

Alain Juppé : Restons fidèles à nos engagements. Au-delà de ce discours économique, la monnaie unique est un projet politique auquel le président et le chancelier ont rappelé leur attachement. Il faut poursuivre la démarche. La France ne sera forte que dans une Europe forte !

Le Figaro : Vous parliez, avant la rentrée, des « barils de poudre » qui vous attendaient. Que redoutez-vous le plus : les enseignants, les agriculteurs… ?

Alain Juppé : Je suis vigilant sur tout ! C’est la seule manière de ne pas être surpris. Je ne redoute pas : je suis vigilant sur tout. Un certain nombre de pyromanes, depuis un mois, se promènent sur la place de Paris ou ailleurs, répétant que « ça va péter, ça va exploser ». Curieuse façon de concevoir l’intérêts général du pays. Quelle est la situation aujourd’hui ?

Dans le secteur privé, elle me semble calme, pour utiliser un mot simple, bien que le gouvernement accorde toute son attention à tous ceux qui sont concernés par les plans sociaux.

Dans les entreprises publiques, elle est contrastée. À France Télécom, la réforme, est maintenant admise. À EDF, il faut encore expliquer que les décisions que nous avons prises à Bruxelles permettent de développer l’entreprise en sauvegardant sa mission de service public.

Reste la fonction publique. Je suis convaincu que les fonctionnaires, dans leur très grande majorité, se rendent compte qu’en matière d’effectifs nos décisions, là aussi, sont justes et réalistes. L’année dernière, dans la situation très difficile où nous nous trouvons, j’ai annoncé qu’il n‘y aurait pas de mesure générale d’augmentation des rémunérations, ce qui ne veut pas dire que les salaires individuels n’ont pas augmenté. Il est évident qu’on ne peut pas maintenir le gel indéfiniment. Dominique Perben et les organisations syndicales en parleront dans les semaines qui viennent.

Le Figaro : Vous poursuivez vos entretiens avec les chefs de la majorité qui, souvent, vous contestent. Lesquels ont l’analyse la plus pertinente, à votre avis ?

Alain Juppé : j’écoute tout le monde ! M. Barre formule un jugement très positif sur la politique du gouvernement. M. Monory, depuis que je suis là, m’a apporté un soutien constant. François Léotard a déclaré que l’UDF n’était pas suffisamment entendue, même si j’ai cru comprendre que son jugement sur la politique fiscale était plutôt positif.

Je serai toujours prêt à écouter davantage. Le dispositif fiscal pour les fonds de retraite, par exemple, inscrit dans la loi de finances fera l’objet d’une proposition de loi de l’UDF, puisque c’est un sujet sur lequel Jacques Barrot et quelques autres ont pris des initiatives dans le passé.

Le Figaro : Alain Madelin n’est pas le seul à diagnostiquer un risque de déflation…

Alain Juppé : Il faut être précis. Au premier trimestre, la croissance était de 1,1 %. C’était un résultat inattendu, qu’on a déjà oublié. Cela signifie, en tout cas, que nous ne sommes pas en récession, même si le deuxième trimestre a été mauvais. Le prochain devrait être meilleur. Quant à la déflation, il faut aussi bien peser les mots, et il faut se garder de créer un climat qui n’a rien à voir avec la réalité.

La déflation, c’est quand les prix s’effondrent. Nous sommes à 1,1 % d’augmentation des prix avec, certes, des baisses dans certains secteurs industriels ; disons que nous avons une inflation zéro : ce n’est pas la déflation.

Nous avons, il est vrai, un problème européen de soutien de l’activité, en Allemagne comme en France – nous sommes à peu près à égalité avec l’Allemagne, qui a eu un bon deuxième trimestre mais un mauvais premier -, et c’est pourquoi nous avons pensé qu’un allégement de la pression fiscale était de nature à modifier les anticipations grâce aux perspectives à cinq ans que nous traçons.

Le Figaro : Charles Pasqua, ostensiblement boude les journées des jeunes RPR. Le compagnonnage gaulliste a-t-il encore un sens ?

Alain Juppé : Ce que je souhaite, c’est inviter les jeunes du RPR à réfléchir à ce que peut être le gaullisme de l‘an 2000. Voilà la question. Or je sens dans ce mouvement aujourd’hui une très forte volonté d’union et de mobilisation.

Le Figaro : Mais que M. Pasqua se décommande à la dernière minute ne vous inquiète pas ?

Alain Juppé : Non. Sa place est toujours réservée. Il n’est pas sûr que les absents marquent toujours des points.

Le Figaro : À force de coller au président de la République comme vous le faites, êtes-vous encore en situation de le protéger ? Le Premier ministre a-t-il perdu sa qualité de fusible ?

Alain Juppé : C’est un vieux problème de la Ve République. Le président, le Premier ministre… Ce n’est pas mon problème. Je fais ce que je crois bon, et, n’ayant pas de conflit avec le président, je ne vais pas m’en créer pour faire joli dans le paysage ! Cela peut gêner beaucoup la classe politique, mais cela rassure les Français, car c’est vraisemblablement la première fois depuis bien longtemps qu’il n’y a pas de différend entre le président de la République et le Premier ministre. Les exemples sont connus !

Le Figaro : Est-ce que vous sentez venir, dans l’opinion, le moment où il sera insupportable que le même homme soit à la fois Premier ministre, chef d’un grand parti, maire d’une grande ville ?

Alain Juppé : Il faut traiter les questions au moment où elles se posent. Certains ont découvert qu’un chef de parti ne pouvait pas être membre du pouvoir exécutif. C’est curieux comme les gens changent d’avis !

Moi, je ne suis pas à géométrie variable dans mes convictions. Je ne voyais pas d’inconvénient au cumul quand je n’étais ni chef de parti ni Premier ministre, je n’ai pas changé d’avis. Mais je ne veux pas en faire une question personnelle. Je pense que le débat sur la modernisation de nos institutions mérite d’être ouvert.

Le Figaro : Et le débat sur le mode de scrutin, mérite-t-il d’être ouvert, lui ?

Alain Juppé : Peut-être. Un bon mode de scrutin, c’est un mode de scrutin qui dégage une majorité de gouvernement, comme le scrutin majoritaire, - là, c’est le gaulliste qui parle -, mais qui, en même temps, donne la parole aux minorités.

Le Figaro : Chaque fois que vous réunissez vos ministres en séminaire, vous leur demandez d’occuper d’avantage le terrain. Pourquoi le font-ils aussi peu ?

Alain Juppé : Je peux vous dire qu’ils sont beaucoup sur le terrain ! Je trouve que le gouvernement est bon. Dans beaucoup de secteurs, des ministres ont effectivement, comme tout le monde et comme moi, fait leur apprentissage, mais ils l’ont bien fait.

Le Figaro : Votre modestie n’a-t-elle pas été offensée par les tonnes de fleurs que M. Bayrou vous a lancées ?

Alain Juppé : Recevoir des compliments n’est jamais désagréable. En ce moment, je n’ai pas d’excédent en la matière. Quand il y en a, je les prends volontiers. Le gouvernement forme une bonne équipe, solide, unie. J’ai siégé dans d’autres gouvernements, en 1986 et en 1993, je n’ai jamais vu aussi peu qu’aujourd’hui de rivalités et de croche-pieds entre ministres.

Le Figaro : Un gouvernement qui vous convient à ce point vous paraît donc inamovible jusqu’aux législatives ?

Alain Juppé : Je ne ferai pas de pronostic à long terme, mais je ne vois pas pourquoi un gouvernement qui fonctionne bien ne continuerait pas à fonctionner.

Le Figaro : Dans vos moments de solitude, vous arrive-t-il de pratiquer l’autocritique ?

Alain Juppé : Je me suis fixé une règle en politique depuis que j’ai pris un peu de bouteille, c’est de laisser aux autres le soin de me critiquer.

Je garde l’autocritique pour mes Mémoires. Actuellement, nombreux sont ceux qui se chargent se dire ce qui ne va pas. Y compris dans certaines franges de la majorité. Je n’ai, pour ma part, aucun instinct suicidaire. Dois-je en rajouter ?

Le Figaro : Avez-vous l’impression d’être maltraité par les journalistes ?

Alain Juppé : Oui, bien sûr, mais c’est une impression générale qu’ont eue tous les chefs de gouvernement depuis que la fonction existe.

Le Figaro : Avez-vous parfois le sentiment d’être incompris de l’opinion ?

Alain Juppé : Non, pas du tout. Il y a un tel décalage entre ce que je lis et ce que j’entends chez les gens que je rencontre sur le terrain !

Je vois surtout des gens qui me disent : Tenez bon… On est avec vous ! Sans doute ceux qui ne le pensent pas évitent-ils mon chemin. Mais, enfin, je vous rassure : je ne passe pas mon temps à me faire critiquer dans la rue, au contraire.