Texte intégral
Le Figaro magazine : Samedi 25 avril 1998
Q. Vous êtes ministre depuis bientôt un an. Diriez-vous qu’avec vous le « mammouth » a bougé ?
Claude Allègre : Oui, mais comme un mammouth ! Je ne vais pas vous chanter l’éternel couplet de ceux qui ne veulent rien faire en plaidant que faire bouger les choses prend du temps. Ce n’est pas mon genre. Mais c’est pourtant dans mon cas une réalité. Cette maison était ultra centralisée : nous avons engagé une déconcentration en deux temps. J’ai encore besoin de six mois pour mener la tâche à son terme. C’est un délai relativement court eu égard à l’éducation nationale, mais énorme en comparaison de ce que peut faire le directeur d’IBM en un mois…
Q. Cette déconcentration entraîne quels changements pour les enseignants ?
Claude Allègre : Les choses vont beaucoup changer pour eux, en bien. Actuellement, un professeur n’a aucun interlocuteur pour le conseiller sur le déroulement de sa carrière. S’il désire être muté, il en émet le vœu par courrier en remplissant un questionnaire illisible dont l’explication fait 60 pages ! Il ne reçoit aucune réponse jusqu’à la rentrée suivante. À partir de la rentrée 1999 – j’aurais préféré dès la rentrée prochaine, mais il était impossible d’aller plus vite –, ce professeur pourra s’adresser directement à une direction des ressources humaines qui lui fournira tous les renseignements utiles dans des délais satisfaisants, il suivra la progression de son dossier et il pourra même faire appel des décisions si des irrégularités ont été commises. Et pour être transféré de Roubaix à Tourcoing, il n’y aura pas besoin de l’avis de Paris. Paris n’interviendra que pour aller de Roubaix à Bergerac !
L’enseignant sera traité humainement, pas par un ordinateur, pas comme un numéro matricule anonyme. Et puis, surtout dans le domaine pédagogique, il sera plus libre, moins dépendant de la hiérarchie, des circulaires, des programmes contraignants, il pourra innover, créer, entreprendre. Il bénéficiera de moyens nouveaux (banques de programmes, ordinateurs, etc.).
Q. Et au niveau de l’école, qu’y a-t-il de nouveau ?
Claude Allègre : Nous avons créé 40 000 emplois jeunes surtout dans les écoles – nous les aurons doublés au mois d’octobre – ce qui, mine de rien, est en train de changer la vie dans les établissements. Les enseignants se sentent moins seuls. Les relations se sont sensiblement assouplies, ce qui permet une meilleure personnalisation de l’enseignement. Ces emplois jeunes ont en outre un effet incontestable sur la diminution de la violence dans les quartiers semi-difficiles. Je suis désormais tenu informé au jour le jour de l’évolution des choses : j’ai demandé aux recteurs de m’envoyer quotidiennement un état de la situation. On peut y voir par exemple que la violence atteint un seuil critique en Seine-Saint-Denis, sans équivalent au niveau national, que la région Midi-Pyrénées est, elle, plus affectée par la drogue, et le Nord par les affaires de mœurs… J’ai lancé un plan antiviolence qui fonctionne globalement bien. Dans certains cas, il est insuffisant. Je suis un scientifique, vous le savez, et j’ai donc pour ambition (et habitude !) de résoudre les problèmes. Je vais donc adapter ce plan antiviolence au cas par cas pour les situations les plus extrêmes… Avec Jean-Pierre Chevènement, avec Élisabeth Guigou, et maintenant Claude Bartolone, et bien sûr Ségolène Royal, je suis sûr que nous allons avancer sur ce dossier essentiel…
Q. Pourtant, en Seine-Saint-Denis, votre action semble plutôt décevoir…
Claude Allègre : Je commencerai par indiquer qu’aucun ministre avant moi ne s’était occupé de ce département : j’ai été le premier ministre de l’Éducation nationale à m’y rendre depuis trente ans. J’y suis même allé à trois reprises : dont une fois « anonymement », pour voir, me rendre compte de la situation. Avant d’annoncer mon plan, je tenais à constater sur place quelle était la situation exacte. Ce plan a été salué unanimement par les élus. Plus tard, il a été jugé, par certains, insuffisant. Était-ce juste ? Je ne me prononce pas, mais je rappelle tout de même que le plan comportait un volet urgence et un volet pluriannuel qui était pour moi le plus important. La passion a pris le dessus en se focalisant sur le plan d’urgence. C’est peut-être regrettable mais c’est ainsi. Je mesure bien l’ampleur des problèmes, de la désespérance accumulée, de l’espoir que la gauche fait naître après tant d’années de négligence. Mais je dis aussi que l’école ne va pas tout résoudre et surtout pas tout de suite. Quand on me dit que les collèges de la Seine-Saint-Denis sont dégradés, je note que l’entretien de leurs locaux ne relève pas de l’éducation nationale, mais du conseil général de Seine-Saint-Denis ; lorsqu’on me parle de l’état des lycées, je rappelle que le responsable est le conseil régional d’Île-de-France ; quand on me dit que l’insécurité monte dans les rues, je rappelle que cela ne concerne pas l’éducation nationale. Cela étant, mon ministère a sa responsabilité. Je ne l’esquiverai pas. On parlait récemment de collectif budgétaire, mais imaginez – faisons un rêve – que nous accordions 1 000 postes supplémentaires à ce département d’un coup : qu’est-ce que cela changerait ? En fait, peu de choses ! Puisque je ne serais pas en mesure d’embaucher des titulaires – les professeurs ne se recrutent pas, voyez-vous, en sonnant de l’olifant ! Paradoxalement, je risquerais d’aggraver la situation de ce département, dont le problème actuel tient précisément à une carence de personnels titulaires, de permanence, de stabilité.
Encore une fois, la solution ne peut que passer par un programme pluriannuel progressif, déterminé, conçu notamment avec le conseil régional, le conseil général, le ministère des Transports, le ministère de la Ville, les élus, les parents d’élèves, les enseignants.
Q. Comment s’explique cette désertion des professeurs qualifiés ?
Claude Allègre : Les titulaires refusent cette affectation ! Au cours des trois dernières années, le nombre des agrégés de ce département est passé de 400 à 100, et 25 postes d’assistantes sociales sont vacants. Je me suis promis de m’attaquer à cette question, je vous assure que je le ferai. Ainsi l’action ne doit-elle pas seulement être ciblée sur le traitement de la violence, aussi important soit-il. Mon devoir est de restaurer les valeurs républicaines, le respect des règles, des lois, le respect mutuel entre enseignants et élèves, etc. Elle doit également déboucher sur le développement de nouvelles méthodes pédagogiques. Comment enseigner le français dans une classe dont 75 % des élèves ne le parlent pas chez eux ? Au collège Victor-Hugo d’Aulnay, 55 % des enfants sont issus de parents étrangers ; le collège Elsa-Triolet compte 73 % d’étrangers. Mais les chiffres varient. À Rosny, par exemple, le collège Albert-Camus compte seulement 6 % d’étrangers. Il faut donc traiter ces problèmes au cas par cas. C’est de la dentelle pédagogique ! Et les enseignants ont déjà fait beaucoup… avec peu de moyens. Je veux d’abord les aider, les conforter, les encourager dans leurs efforts d’innovation.
Q. Cela signifie-t-il qu’on ne peut pas enseigner partout les mêmes choses ?
Claude Allègre : Il faut enseigner les mêmes choses, mais selon des méthodes différentes dont certaines restent peut-être à inventer. Le résultat doit être finalement le même, mais il passera par des trajets différents. Le bac doit être le même partout, mais la manière d’atteindre le niveau doit s’adapter.
Q. La situation actuelle prouve-t-elle que l’intégration ne se fait plus par l’école ?
Claude Allègre : L’école ne peut pas tout faire toute seule, quelles que soient les qualités de ses enseignants dont certains, je le souligne, sont trop seuls même s’ils font souvent des prouesses. Compte tenu des conditions absolument invraisemblables dans lesquelles ils travaillent, ce sont parfois de véritables héros ! J’ai proposé de donner à ces enseignants de Seine-Saint-Denis des points supplémentaires d’ancienneté et des possibilités de promotion accrue. J’ai demandé à ce qu’on stabilise en urgence les maîtres auxiliaires de talent qui y exercent souvent par idéalisme. Les syndicats me suivront-ils dans cette démarche de discrimination ?
Mais j’y reviens, l’un des points les plus urgents est à mon avis la violence.
La violence frappe tous les niveaux de la société et il faut donc une approche globale. C’est dans cet esprit que j’ai décidé de rencontrer Hervé Bourges, président du CSA, les présidents de chaînes de télé, les distributeurs de films. Je souhaite avoir des échanges avec un groupe de réalisateurs pour discuter avec eux de la violence à la télé, au cinéma, les films américains sont d’une sauvagerie intolérable, tout comme d’ailleurs les jeux animés japonais. Pourquoi accepterions-nous d’importer des cultures qui ne sont pas les nôtres ? Vous avez aujourd’hui des systèmes interactifs qui permettent, grâce à un pistolet relié à un écran, de tirer sur les acteurs, qui s’effondrent dans une flaque de sang ! Or pour un enfant qui vit ainsi dans un monde virtuel, quelle est la différence entre l’acteur que l’on dégomme sur un écran pour s’amuser et le camarade de classe sur lequel on tire, quelques heures plus tard, avec un vrai pistolet ? C’est cela qui devient infernal !
Q. Est-il possible d’éradiquer cette exaltation de la violence ?
Claude Allègre : Oui, mais il appartient à chacun de faire son travail. Ministre de l’Éducation nationale, j’essaie de traiter le problème dans le cadre. J’ai réuni les acteurs – bientôt les proviseurs. J’ai écrit au Premier ministre pour lui suggérer un projet de loi sur la limitation des armes. J’ai également adressé un courrier à Mme Guigou pour lui demander que des procureurs soient prêts à juger les faits délictueux dans les établissements scolaires avec rapidité, humanité mais sévérité, et j’ai pris contact avec le ministre de l’Intérieur pour protéger les établissements sensibles. Bref, je le répète, j’essaie de faire « mon boulot ». Si chacun en fait autant, on parviendra à des résultats.
Q. Dans le questionnaire que vous avez envoyé aux lycéens, la violence faisait-elle partie de leurs réponses ?
Claude Allègre : Ce questionnaire a surtout fait jaillir un cri de détresse épouvantable. Le grand message qui filtre à travers les douze millions de réponses qui ont été dépouillées est le suivant : « Nous sommes seuls, personne ne nous écoute, personne ne nous parle ! » Il en ressort une vraie demande d’attention et de dialogue. Il ne faut jamais oublier l’ambivalence de l’école : si elle fabrique la société, elle en est aussi le reflet. Le ministre de l’Éducation nationale a entendu ce cri. Il ne l’oubliera pas, soyez-en sûr !
Q. Et comment, au plan scolaire, avez-vous répondu à ce message ?
Claude Allègre : D’abord, j’essaye de faire entrer les nouvelles technologies à l’école avec un système accéléré. 80 % des lycées sont branchés sur Internet, ce qui contredit certains de vos confrères qui prétendent que la France accuse du retard en ce domaine, alors qu’elle devance même les États-Unis. Ensuite, j’essaye de moderniser la manière d’apprendre. Je souhaite modifier les programmes, les horaires pour donner plus de temps pour le travail personnel des élèves, pour l’aide à l’étude, pour les relations personnalisées enseignants-élèves. Ma position n’a pas changé : je veux que l’école publique soit impeccable. L’absentéisme des enseignants, par exemple, est insupportable. Il y a, d’une part, l’absentéisme des enseignants qu’il n’est pas nécessaire de décrire et qui ne concerne que 10 % des enseignants et, d’autre part, l’absentéisme créé par le système et qui est très préoccupant. Pars exemple, il est fréquent de réquisitionner des salles de classe pour faire passer des examens – surtout au cours du troisième trimestre, ce qui met les élèves non concernés à la rue – ou de voir des inspecteurs convoquer les enseignants pendant leurs heures de cours. Il va falloir remédier à tout cela. Je le répète, les enseignants ne sont pas seuls en cause, ils sont souvent les victimes ! La maison s’est progressivement dégradée. Même si j’ai conscience que ce n’est pas une tâche bien glorieuse. Je « serre les boulons » ! Je les serre à tous les niveaux, en pensant d’abord et avant tout aux élèves, aux enfants : ainsi, un certain nombre de problèmes graves qui ne concernent pas uniquement la pédagogie ont-ils déjà été réglés.
Q. Lesquels, par exemple ?
Claude Allègre : D’abord la pédophilie à l’école, dont on me signale en moyenne un cas par semaine en France. J’estime, sur cette question, avoir avec Ségolène Royal, mis fin à la loi du silence. Aujourd’hui, comme des plaintes sont déposées et des coupables dénoncés, condamnés et sanctionnés, le phénomène est en régression, alors que, jusqu’à présent, l’administration ne faisait rien contre des pédophiles parfois avérés et répertoriés depuis des années.
Ensuite, j’évoquerai les actes de violence contre des enseignants – on en enregistre en moyenne deux par jour – qui sont désormais immédiatement sanctionnés. Le recteur porte automatiquement plainte et cette plainte est suivie d’effet : la semaine dernière, des jeunes ont été incarcérés après avoir attaqué l’un de leurs professeurs. Certes, tous ces progrès sont encore insuffisants, mais je pense très sincèrement qu’ils auraient déjà dû être accomplis depuis longtemps… Petit à petit, nous parvenons à rétablir un certain nombre de pratiques normales, républicaines.
Q. On a beaucoup entendu dire que vous couriez à l’échec pour avoir pris les syndicats « à rebrousse-poil » ?
Claude Allègre : La stratégie de mon prédécesseur « dans le sens du poil » a-t-elle réussi à améliorer l’enseignement ? À vous de juger. Je suis ministre de la République. Mon but premier est de satisfaire les élèves, car ce sont eux qui se trouvent au centre du système éducatif. Je traite avec les fédérations syndicales des sujets qui les concernent. Je respecte les syndicats : je demande qu’ils me respectent. En n’oubliant jamais que le corporatisme est moins fort que la légalité républicaine. Il n’y a rien à ajouter.
Q. Alors, qu’est-ce qui a changé avec votre arrivée rue de Grenelle ?
Claude Allègre : La doctrine que je m’efforce de mettre en pratique est simple. Il faut que les directeurs dirigent, que les enseignants enseignent, que les étudiants étudient, que les inspecteurs inspectent et que le ministre agisse, qu’il gère le ministère et pas sa carrière politique ! Certains changements imprimeront peu à peu un nouveau style, la nomination de cinq directrices dans l’administration centrale, par exemple, ou un cabinet composé pour moitié environ de femmes, ça a déjà des conséquences importantes.
Q. Que faisiez-vous en mai 1968 ?
Claude Allègre : Mes élèves allaient sur les barricades. Moi, je préférais observer les choses depuis mon laboratoire et écrire des articles scientifiques. Vous savez, le gauchisme, ce n’est pas mon truc. Être gauchiste, c’est bien quand on a 18 ou 20 ans. Mais le slogan caché des grands contestataires de l’époque était trop souvent : « Je veux être calife à la place du calife ! » Et vous avez vu ? Beaucoup le sont devenus ou presque !
Le Monde : 28 avril 1998
Q. Sur quoi vont déboucher les consultations que vous avez organisées sur les lycées et, notamment, le colloque des 28 et 29 avril à Lyon ? Y aura-t-il une « loi Allègre » sur les lycées ?
Claude Allègre : Je préfère essayer de changer les choses en faisant un minimum de lois. On fait trop de lois dans ce pays. Plus on change les choses, en fait, mieux cela vaut…
La sélection la plus terrible dans ce pays se fait par les contenus des enseignements, qui sont trop nombreux, trop copieux, avec des horaires trop chargés. Cette situation entraîne une sélection sociale terrible, parce qu’il y a les enfants qui peuvent être aidés de multiples manières – il y a même, maintenant, un « marché secondaire » de l’éducation – et puis il y a les enfants des familles modestes. Ce qui me fait le plus de peine, c’est qu’alors que dans l’enseignement supérieur on a, maintenant, plus de 50 % d’une classe d’âge, le nombre d’élèves de familles modestes qui entrent dans les très grandes écoles – Polytechnique, l’ENA, écoles normales supérieures, HEC – a diminué en valeur absolue. Autrement dit, on a fabriqué un système qui, en apparence ou d’une certaine manière, est démocratique, mais qui, en fait, est plus restrictif que ne l’était l’ancien système.
On a pris une mesure qui va commencer cette année : les élèves de familles très pauvres qui ont mention « bien » ou « très bien » au bac recevront des bourses assurant leur prise en charge à 100 % par l’État.
Q. Comment corriger ces inégalités au niveau des lycées ?
Claude Allègre : Au moment où les connaissances explosent et se diversifient, il faut faire l’inverse de ce qu’on a fait depuis des années : au lieu d’essayer de courir après les connaissances, ce qui ne fait qu’allonger les études ou alourdir les problèmes graves, il faut revenir sur les fondamentaux, avec des programmes allégés, mais en étant beaucoup plus exigeant sur ce qui est fondamental. Par exemple, écrire : que quelqu’un qui sort du lycée sache écrire une lettre ou un compte rendu, faire un exposé en dix ou vingt minutes. Qu’il sache, aussi, lire un journal, en le comprenant du début jusqu’à la fin. Qu’il connaisse un certain nombre de poètes, d’auteurs principaux de notre pays (…). Intensifier l’enseignement, c’est ce qui ressort, je crois, de la consultation menée par Philippe Meirieu et qui va faire l’objet du colloque de Lyon…
Q. Auquel Lionel Jospin n’ira pas. Considère-t-il que ce n’est pas une question prioritaire pour le Gouvernement ?
Claude Allègre : Non, pas du tout. Je ne sais pas si c’est à lui d’aller à Lyon… Moi, j’y vais pour écouter ce qui se dit, pour observer les convergences entre ce que disent les élèves, les parents d’élèves, les enseignants. Entendons-nous bien : on ne va pas demander aux élèves de faire les programmes ! Il est important de savoir comment les lycéens reçoivent l’enseignement, mais ce sont les enseignants qui ont donné leur avis d’abord. Et puis il y a, d’un autre côté, la deuxième partie de la consultation, qui a été menée par Edgar Morin et qui est celle du monde du savoir. Après cela, M. Giscard d’Estaing m’a écrit en me disant : « Les régions paient les lycées, on aimerait bien participer. » Donc, les régions seront consultées. Les parlementaires ont demandé à l’être aussi : cela me paraît normal.
Q. Mais, après les consultations, qui décidera, sur quoi et dans quel délai ?
Claude Allègre : Les nouveaux programmes ne seront en place qu’en octobre 1999. Certains allègements seront opérés plus tôt, notamment pour donner davantage de liberté aux enseignants : par exemple, actuellement, dans les cours de français, il y a des ouvrages imposés ; je crois que l’on peut donner un cadrage et laisser chaque professeur choisir les ouvrages. Mais certaines innovations sont déjà en cours. Savez-vous que, aujourd’hui, 85 % des lycées sont branchés sur Internet ? Le chiffre a été triplé depuis que nous sommes arrivés ; c’est-à-dire qu’on est maintenant, en France, devant les Américains !
Q. La « méthode Allègre » ne court-elle pas le risque de l’accident politique ?
Claude Allègre : Je ne suis pas prophète… Je me suis occupé de l’enseignement supérieur auprès de Lionel Jospin quand il était ministre de l’Éducation nationale. C’est lui qui prenait les décisions, mais c’est moi qui les préparais. Au début, j’ai bousculé pas mal de choses dans l’enseignement supérieur. Il y a eu beaucoup de grognements, et puis, finalement, je crois, un certain consensus sur ce qu’on a fait. On ne peut pas réformer sans bousculer un peu. Si vous ne vous attaquez pas à certaines habitudes, mais aussi à des positions de pouvoir, vous ne réformez pas. Moi, je n’ai accepté ce poste qu’avec l’idée de faire bouger les choses. Sinon, ce n’est pas la peine.
Il faut revitaliser cette maison, parce que je crois qu’elle est potentiellement formidable. J’y crois profondément. Simplement, elle s’est un peu dégradée, et l’une des raisons qui expliquent cette dégradation, c’est le centralisme. Dans nos sociétés modernes, on ne peut faire les choses que si les décisions sont proches des gens.
France inter : jeudi 30 avril 1998
Q. La concertation a-t-elle donné sa forme et son projet au lycée du XXIe siècle ? Trois millions de lycéens ont été sollicités, 80 % d’entre eux et 50 % de leurs professeurs se sont engagés dans une réflexion sur la question des savoirs à enseigner au lycée. Promesse vient de leur être faite que cette exploration collective des enjeux de l’enseignement et des savoirs serait prise en compte. Reste posée la question des moyens financiers et humaines de ce pari sur l’enseignement. Et si la réforme des lycées n’entrera en vigueur qu’à l’automne 1999, après encore de nombreuses consultations et un débat au Parlement, les enseignants et lycéens de Seine-Saint-Denis ne cessent de rappeler au ministre de l’Éducation nationale qu’ils n’ont pas l’intention d’attendre. La question de la Seine-Saint-Denis, comme résumé des manques de toute nature dans l’enseignement au lycée, est-elle un préalable à la mise en œuvre du lycée du XXIe siècle ? C. Allègre, le dossier de la Seine-Saint-Denis, le considérez-vous en effet comme une question préalable ?
Claude Allègre : Pour la Seine-Saint-Denis, c’est une question préalable. Je voudrais à ce sujet faire remarquer qu’il ne faudrait tout de même pas inverser les choses. Je suis le premier ministre qui s’occupe du problème de la Seine-Saint-Denis à avoir soulevé cette question et à décider de s’attaquer à ce problème. De la même manière, d’ailleurs, que la semaine prochaine, j’annoncerai un plan pluriannuel de rattrapage pour les DOM. Ce sont les deux zones qui sont vraiment noires. Donc il faut mettre les moyens conséquents dans les régions qui ont été négligées depuis des années. Je regrette simplement qu’on n’ait pas posé ces questions à mon prédécesseur, ça aurait permis de rattraper les choses beaucoup plus lentement et non d’un coup.
Q. Mais là vous êtes quand même confronté à une réalité : est-ce que cette réalité-là vous pose vraiment des questions sur ce que le lycée doit devenir ? Est-ce qu’au fond la Seine-Saint-Denis est un assez bon résumé de toutes les difficultés que l’enseignement peut connaître ?
Claude Allègre : Non, La Seine-Saint-Denis, ce sont des difficultés tout à fait anormales, pas absolument exceptionnelles parce qu’il ne faut pas non plus ne pas faire très attention. Il y a des choses extraordinaires qui se font dans la Seine-Saint-Denis, il y a des réussites formidables, il y a des expériences pédagogiques. Et moi je crois, je l’ai dit à plusieurs occasions, que les banlieues sont une chance si on sait retourner l’énergie qui s’y trouve. Donc je crois qu’il…
Q. Mais si on leur donne les moyens aussi ?
Claude Allègre : Eh bien les moyens, on va les leur donner, ce n’est pas de ça dont j’ai discuté. Je dis simplement qu’on ne peut pas donner les moyens d’un coup parce que si on donne les moyens par exemple d’un coup, on va recruter encore du personnel qui est non permanent, ne pas être exactement prêt. La deuxième chose, c’est que je voudrais que l’on distingue que dans la Seine-Saint-Denis, il y a des établissements qui sont en très mauvaise condition, qui sont dans des environnements très peu favorables. Et il y en a d’autres qui sont beaucoup plus dans la normalité. Donc il faut là aussi ne pas faire une généralisation, ne pas faire des règles de trois, ne pas appliquer à toutes les règles. Sinon on laisse les injustices persister. Donc moi, mon but, c’est de rattraper les injustices. Mais on n’est pas là pour parler de la Seine-Saint-Denis, je vais en parler ce soir.
Q. Vous les recevez ce soir.
Claude Allègre : Et je vais faire une conférence de presse après.
Q. Tout de même, la philosophie, on peut en débattre, d’ailleurs le projet semble recueillir en effet beaucoup d’avis favorables, même si du côté des syndicats, il y a, comme toujours évidemment et naturellement, des réticences, voire des restrictions. L’argent, où allez-vous le trouver ? Les moyens financiers, parce que c’est très important ?
Claude Allègre : Mais attendez, on n’est pas en train de parler d’argent. Pour l’instant…
Q. Ah mais ça compte ! Tout le monde vous posera la question, vous le savez bien.
Claude Allègre : Mais tout le monde me posera la question et on se replacera dans la logique qui a été celle du passé, sur laquelle on s’est beaucoup trop préoccupé des problèmes de moyens et pas assez des problèmes qualitatifs. La question, au lycée, quand on dit : les programmes sont surchargés, ce n’est pas un problème d’argent. Quand on dit : les horaires sont surchargés, ce n’est pas un problème d’argent. Quand on dit : on utilise mal les moyens qu’on a, il faudrait davantage aider les élèves, ce n’est pas une question d’argent. Alors il y a des moyens financiers qui seront donnés, par exemple le plan d’informatisation de l’école et d’Internet à l’école. Savez-vous quand même que depuis qu’on est arrivé, le nombre de lycées qui sont branchés sur Internet a été augmenté d’un facteur 2,5 ou même 3 et qu’aujourd’hui, 85 % des lycées français sont branchés sur Internet, ce qui est supérieur à ce qui existe aux États-Unis comme le faisait remarquer l’ambassadeur des États-Unis il y a dix jours. Donc il y a un travail de fond qui est fait. Les moyens doivent venir, chaque fois qu’ils viennent appuyer un projet qualitatif qui nécessite des moyens nouveaux. Mais la première des choses, c’est d’abord de savoir où nous allons. Et je crois qu’au lycée, on a empilé les programmes, on a empilé les connaissances, or il faut savoir que les connaissances augmentent tous les jours d’une manière fabuleuse. Si l’on continue comme ça, on finira par déstructurer totalement l’enseignement. Et c’est ça le but n° 1 du colloque qu’a magnifiquement mené et animé P. Meirieu, E. Morin et leurs équipes.
Q. Au fond, ce qui importe le plus, qu’est-ce que c’est ? C’est la question de l’égalité des savoirs, c’est ce lycée unique, ce tronc commun avec évidemment les spécificités de chacun, les lycées professionnels ou techniques ou d’enseignement général ?
Claude Allègre : Non, ce qui m’importe, c’est qu’on ait des programmes qui soient moins copieux mais mieux sus, que les savoirs fondamentaux et les apprentissages fondamentaux soient mieux maîtrisés. Par exemple, on apprend aujourd’hui que plus de 60 % des élèves qui sortent du lycée n’ont jamais fait un exposé devant leur classe, que les élèves ne savent pas écrire une lettre, ne savent pas faire un rapport. D’un autre côté, on mélange des connaissances extrêmement savantes sur certains points et puis un certain nombre de bases de notre culture – je dis des bases historiques, de littérature, de la culture scientifique. Vous savez, cette année, peut-être pas mais à l’entrée à l’université, à l’entrée dans l’enseignement supérieur, le nombre d’élèves qui ont demandé à faire des sciences a chuté de plus de 20 %. C’est un gros souci pour notre pays : comment allons-nous avoir les ingénieurs de demain, les scientifiques de demain ? Nous rentrons dans un monde de plus en plus technique, il y a un désintérêt pour les sciences ! Donc il faut bien réfléchir à ce qui est enseigné. Hier, G. Charpak a dit : il faut revoir l’enseignement des sciences totalement, il faut que ce ne soit pas des savoirs mais des apprentissages. D’autres on dit : il faut que ce soit des éléments de culture. Donc nous avons un vrai problème, qualitatif. Je voudrais que tout le monde comprenne que ce n’est pas avec des milliards qu’on va inventer les choses. Je suis un scientifique, et je vais vous dire une chose : on ne fait pas des découvertes avec des milliards. Il y a des pays qui dépensent des sommes considérables dans leur recherche scientifique et qui ne trouvent rien. Il y a un problème d’idées, il y a un problème de projets. Ce que nous essayons de bâtir, c’est un projet pour le lycée : comment enseigner, quoi enseigner et à quel rythme ? Et comment ? Pourquoi, par exemple, les lycées professionnels ne sont pas mieux intégrés dans l’ensemble général de l’enseignement. N’auraient-ils pas droit à la culture, comme les autres lycées ? Pourquoi est-ce qu’on n’enseignerait pas la philosophie dans les lycées professionnels ? Des questions comme cela ont été posées par le colloque.
Q. Voilà des questions importantes…
Claude Allègre : Et là, vous me parlez d’argent…
Q. Mais parce qu’on ne fait pas grand-chose sans.
Claude Allègre : Est-ce que chaque fois que vous faites une nouvelle émission à Air Inter, vous avez…
Q. C’est France Inter ici, mais on vole aussi bien qu’eux !
Claude Allègre : Pardon, excusez-moi de ce lapsus.
Q. Quand même, puisque vous dites : il faut réfléchir en amont sur les méthodes pédagogiques, sur les champs de l’enseignement, pourquoi vous ne voulez pas changer le bac ? Pourquoi vous ne posez pas la question du bac qui, au fond, est l’examen qui va valider le parcours de la formation ? Si vous ne changez pas ça, vous ne changez pas le reste ?
Claude Allègre : Mais non, pas du tout. Je n’ai pas dit que je ne voulais pas changer le bac, je n’ai pas parlé de ça. J’ai dit qu’à partir du moment où je souhaitais que l’enseignement soit diversifié, soit personnalisé, je souhaitais aussi – parce que je souhaite l’école républicaine – qu’à un certain moment, il y ait des contrôles communs. C’est-à-dire qu’on puisse savoir que dans l’ensemble de la France, quelles que soient les filières, quand on a le bac, on a un certain nombre de choses communes. C’est ça l’école de la République, c’est pour ça que c’est un grand service public. Et par conséquent pour moi, le bac est un point de passage à un certain moment, qui valide cet enseignement diversifié. Les chemins pour y parvenir peuvent être multiples, peuvent être variés mais à un certain moment, il faut avoir cela de commun. Ça ne veut pas dire pour autant que je ne souhaite pas qu’il soit réformé dans sa forme. Plus que ça, j’ai même posé des questions taboues de savoir s’il ne fallait pas rétablir la première partie du bac ou bien la session de septembre. Donc, vous voyez bien que je ne suis pas figé sur ce problème du bac. Je dis simplement que je trouve très bien par exemple les projets qui ont été évoqués, d’avoir une épreuve sur dossier préparé par les élèves. Je trouve tout ça très bien. J’y suis favorable. Il faut que le bac évolue comme tout, mais il doit rester un examen national, le même pour tous et il doit constituer le calibrage si vous voulez de la sortie des lycées.