Déclaration de M. Cédric O, secrétaire d'État au numérique, sur la proposition de loi visant à lutter contre les propos haineux sur internet, au Sénat le 26 février 2020.

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  • Cédric O - Secrétaire d'État au numérique

Circonstance : Examen au Sénat en séance publique de la proposition de loi visant à lutter contre la haine en ligne

Texte intégral

Monsieur le Président,
Madame la Présidente,
Monsieur le Rapporteur,
Mesdames et Messieurs les sénateurs,


Nous sommes réunis une nouvelle fois pour examiner cette proposition de loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, un texte dont l'urgente nécessité est chaque jour un peu plus confirmée.

Cette urgence, nous la connaissons tous : l'impunité de ceux qui bafouent chaque jour nos lois en ligne est devenue inacceptable. Cette exigence est impérative, j'oserais même dire vitale pour les démocraties. Car chaque nouvel épisode – dernièrement Noisiel ou encore Mila – est un coup de canif dans la crédibilité de la puissance publique en sa fonction première, celle de faire respecter la loi.

A cette fin, il nous faut mettre à jour notre fonctionnement institutionnel, peut-être même notre cadre réglementaire, pour faire en sorte que la loi soit effectivement appliquée. Cette application effective, c'est le sens de cette loi et notamment du fameux article 1er dont nous débattons depuis plusieurs mois, puisque – je le rappelle - l'obligation de prompt retrait existe depuis des années à l'article 6 de la LCEN – et que la responsabilité pénale des acteurs peut déjà être engagée au titre de ce même article. Là où le bât blesse, c'est précisément que ce retrait n'est pas mis en oeuvre, ou alors à des conditions à la main des réseaux sociaux, ce dont la puissance publique ne peut se contenter.

Dans ce contexte, que propose le présent texte ? Il rend effective cette obligation, notamment par la création d'un délit autonome, complété par un dispositif de régulation et de supervision absolument inédit, confié au Conseil supérieur de l'audiovisuel et qui doit permettre de créer des règles et de la transparence là où aujourd'hui règne la plus grande opacité. Il est temps de demander à ces réseaux sociaux des comptes sur la manière dont ils décident de retirer ou non les contenus mis en ligne par nos concitoyens. Il est temps de leur imposer des exigences à la hauteur du rôle et de l'emprise dont ils disposent aujourd'hui de facto sur nos démocraties et face auxquels le statu quo n'est plus tenable.

Il s'agit, je tiens à le souligner, d'une initiative qui n'a pas encore d'équivalent puisque, à la différence de la loi adoptée en Allemagne, il repose sur un véritable dispositif de supervision par une autorité administrative indépendante, qui doit permettre d'assurer un dialogue étroit avec les acteurs concernés, de décliner de manière opérationnelle cette loi et d'en assurer l'application efficace.

Mais ce texte ne s'en remet pas à la seule régulation des réseaux sociaux pour faire appliquer nos lois : en parallèle de ces nouvelles règles, c'est tout notre arsenal judiciaire qui sera progressivement modernisé, avec la spécialisation d'un parquet sur les infractions commises en ligne et le déploiement progressif de dispositifs de plainte en ligne. Cette mise à niveau est absolument cruciale pour agir efficacement contre l'impunité qui prévaut actuellement en ligne et le Gouvernement est pleinement mobilisé pour y parvenir.

Je ne m'explique toujours pas – ou peut-être me l'expliqué-je trop bien – comment une écriture de compromis n'a pu être trouvée entre les deux assemblées, sur un sujet, où le consensus était à portée de main, et au vu de la gravité de l'enjeu et du travail approfondi qui avait été mené en préparation de ce texte. Je veux d'ailleurs saluer le travail du rapporteur Frassa qui a su, à son niveau, travailler positivement avec le Gouvernement.

Puisque nous sommes en nouvelle lecture et puisque chacun de nous connaît donc déjà les tenants et les aboutissants du débat, vous me permettrez d'en venir directement à ce qui fait débat entre nous.
Disons-le clairement : la question de l'équilibre entre la liberté d'expression et la protection des populations est une question essentielle. A cet égard, je comprends parfaitement que le sujet ait été un point sensible pour nombre des parties prenantes au débat. La question de la liberté, qui sous la pression de la demande de sécurité de nos populations peut dans les sociétés être parfois trop vite dépassée, est une pierre cardinale de la démocratie.

Le Gouvernement et la députée Laetitia Avia, à l'origine de cette proposition de loi, ont été à l'écoute de ces questions et des remarques conséquentes. C'est notamment pour cette raison que le texte a largement évolué depuis sa première version, après son passage au Conseil d'Etat, en première lecture à l'Assemblée nationale mais aussi en première lecture au Sénat, dont nombre des ajouts ont été conservés par l'Assemblée en nouvelle lecture.

La majorité sénatoriale, malgré toutes ces avancées, a choisi de faire échouer les discussions en Commission Mixte Paritaire - sans chercher du reste à rentrer réellement dans le débat. Pourquoi ? Parce que celui-ci représenterait « une police de la pensée et de l'expression », pour reprendre un terme utilisé ici par la présidente Morin-Desailly. Ce sont des paroles fortes et de beaux ou de bons mots, mais qui s'accommodent mal de la réalité des faits.

D'abord, parce qu'il s'agit, dès lors que nous cherchons une ligne de crête, de s'intéresser au détail des nombreuses modifications apportées, notamment à l'article 1. Les compléments apportés, notamment ceux concernant la notion d'intentionnalité ou encore la suppression de la peine de prison, renforcent cette certitude : L'article 1, encore plus dans sa dernière version, ne conduira pas à de sur-retraits massifs de la part des plateformes - du fait de la loi. Ces phénomènes ont pu être observés récemment, c'est vrai. Je pense notamment au retrait de certaines oeuvres culturelles. Ils relèvent, à chaque fois d'une application rigoureuse des Conditions Générales d'Utilisation.

Le texte qui vous a été transmis en nouvelle lecture est, en conséquence, un texte équilibré, qui a aussi été adapté et mieux calibré pour répondre aux préoccupations de la Commission européenne, tout en restant ambitieux. C'est un texte qui permet de concilier la défense des libertés publiques, et notamment de la liberté d'expression, tout en faisant respecter la loi en ligne – et rien que la loi. C'est une proposition de loi qui permet à la France de se positionner en pionnière dans cette urgence quasi vitale de la régulation de la haine en ligne.

C'est l'ensemble de ces garanties qui ont poussé, du reste, la quasi-totalité des députés à voter cette proposition de loi, notamment le groupe Les Républicains de l'Assemblée nationale que je veux remercier au nom du Gouvernement pour son sens des responsabilités.

Mais ce n'est pas le seul point qui ne lasse pas de m'étonner dans les positions de la majorité sénatoriale. Je pense, par exemple, à cet amour subit à la personne du juge et au rôle de la justice dans l'équilibre de la décision publique, qui ne m'a pas frappé lors des débats sur la loi anti-casseurs ou dans les propos de la même majorité relative au traitement des fichés S. Cette hémiplégie est baroque. On peut comprendre que cette majorité refuse de donner ce qu'elle voit comme une victoire politique au Gouvernement – à tout le moins peut-on l'expliquer. Mais qu'elle se présente comme le héraut des libertés publiques, c'est plus discutable.

C'est d'autant plus incohérent que cette même majorité a choisi, à l'initiative du président Retailleau, de réintroduire une mesure relative au durcissement des suppressions de compte par les plates-formes. La suppression des messages racistes, antisémites, homophobes ou des menaces de mort, non : c'est trop attentatoire à la liberté d'expression. La suppression des comptes de ceux qui s'expriment en ligne serait, à l'inverse, une mesure justement proportionnée.

J'avoue, enfin, avoir été particulièrement surpris par les déclarations de certains sénateurs Les Républicains, au premier rang desquels le président Larcher, suite à la malheureuse affaire qui a touché le candidat LREM à la mairie de Paris. Je veux, du reste, le citer ici dans le texte, ou plutôt dans le twitter : "il est grand temps de réguler les torrents de boue qui se déversent sur les réseaux sociaux. La liberté d'expression doit s'arrêter aux frontières de la vie privée que chaque citoyen est en droit d'exiger".

Il semble donc que l'équilibre évoqué lors des débats soit à géométrie variable, précisément car la dernière phrase du président Larcher, prononcée le 14 février, va complètement à l'encontre de ce que cette majorité a défendu longuement dans cet hémicycle à peine un mois plus tôt.

J'ajoute qu'il m'apparaît comme une bien mauvaise bataille que de lancer l'offensive de manière circonstancielle, à un moment où la classe politique se sent menacée. Ce qui doit nous presser, c'est l'affaire Noisiel, c'est l'affaire Mila, c'est l'explosion du cyberharcèlement ou de la haine en ligne, ce n'est pas l'affaire Griveaux. Affaire dans laquelle, du reste, la fin de l'anonymat n'aurait rien résolu ni rien empêché. Ce dont a besoin notre société, ce n'est ni de plus de voyeurisme, ni de plus d'inquisition. Probablement, du reste, gagnerait-elle à retourner à un peu plus d'oubli et de mansuétude. Non, ce dont elle a besoin, c'est de sanctionner effectivement les actes illégaux, et de protéger les victimes dans l'urgence. Ce sont précisément les bases posées par cette proposition de loi.

Alors même que, dans d'autres domaines qui me semblent moins vitaux – au sens propre du terme, vous ne cessez d'en appeler à des actions audacieuses, à une régulation forte, vous semblez vous satisfaire d'une forme de statu quo, plutôt que de soutenir ce premier pas législatif.

Je m'arrêterai là, s'agissant donc d'une opposition qui me semble plus politique que principielle. Dans ces conditions, j'assume parfaitement d'être en total désaccord avec la majorité de cette assemblée sur l'article premier de ce texte. Assumons clairement que notre ambition diffère.

Je veux le dire ici très instamment : il y a urgence. Il nous faut passer des mots aux actes. Je veux le dire ici avec la plus grande détermination qui soit, et je souhaite que ce message soit entendu bien au-delà de cette enceinte : nous ne laisserons pas des vies être détruites, des jeunes filles ou jeunes garçons être humiliés, insultés à raison de leur genre, de leur origine ethnique (nous l'avons encore vu avec nos compatriotes d'origine asiatique en cette période de coronavirus) ou simplement parce qu'ils s'expriment librement, sans concevoir une réponse forte et dissuasive à l'encontre de celles et ceux qui impunément les menacent. Tenir des propos haineux illicites en ligne ne relève pas de la liberté d'expression, c'est un délit qui doit être sanctionné.

Il faut, me semble-t-il, appréhender par ailleurs le texte que nous examinons aujourd'hui dans un contexte plus large, et en saisir toute la portée.

Comment ne pas voir la menace qui plane sur nos institutions démocratiques elles-mêmes ?

S'il y a un élément au regard duquel les évènements survenus dans le cadre de l'élection municipale parisienne doivent collectivement nous interpeller, c'est bien la nécessité que nos outils et nos lois s'adaptent enfin à l'heure du numérique. Bien sûr, cette PPL n'aurait rien empêché à l'épisode en question. Mais il est urgent que l'Etat montre et démontre qu'il est capable de protéger efficacement ses citoyens en ligne comme hors ligne. Et de manière efficace.

Il y a, en la matière, une continuité dans l'action de ce Gouvernement. Je pense notamment :

- à l'introduction de la plainte en ligne qui sera expérimentée dès cette année ;
- à la spécialisation d'un parquet en matière numérique ensuite, qui permettra de mieux combattre les abus en ligne et de gérer plus efficacement les échanges avec les réseaux sociaux ;
- à la proposition de loi dont nous débattons aujourd'hui, pour enfin lutter contre les contenus haineux sur internet.

C'est dans ce même souci d'efficacité que la France se bat pour que soit mis en place au niveau européen un véritable cadre de supervision des réseaux sociaux en matière de contenus dangereux.

Comme le président Larcher, qui a eu des mots justes, je vous propose de mettre un coup d'arrêt aux " torrents de boue" qui n'ont rien de virtuels, et qui détruisant des réputations et vies quotidiennement, finissent par salir notre démocratie dans son ensemble.

La puissance publique ne doit pas avoir la main qui tremble, au moment de prévoir des sanctions sévères à l'encontre des plateformes et des réseaux qui ne se mettront pas à niveau pour protéger nos concitoyens. Parce que ce qui est en jeu, ce n'est seulement notre vie en ligne. Ce qui est en jeu, c'est le respect de la dignité des personnes, le respect de l'Etat, le respect de la loi, de tout ce qui fait tenir notre société. Ce qui est en jeu ici, c'est le début d'une forme de reconquête républicaine.


Je vous remercie.


Source https://www.economie.gouv.fr, le 28 février 2020