Texte intégral
Mme la présidente
L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (nos 1983, 2070).
La parole est à M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice
Madame la présidente, madame la ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations – chère Aurore –, monsieur le président de la commission des lois,...
M. Yoann Gillet
Cher Sacha !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice
Si cela vous fait plaisir : cher Sacha.
…monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, " Les filles comme moi gâchaient la journée des médecins. [...] elles les obligeaient à se rappeler la loi qui pouvait les envoyer en prison et leur interdire d'exercer pour toujours. Ils n'osaient pas dire la vérité, qu'ils n'allaient pas risquer de tout perdre pour les beaux yeux d'une demoiselle assez stupide pour se faire mettre en cloque. "
C'est par ces mots que la narratrice du roman L'Évènement, d'Annie Ernaux, se remémore les circonstances de son avortement clandestin en janvier 1964. Ces mots pourraient être ceux de nos mères, de nos soeurs, de nos grands-mères, de nos tantes, de nos amies. Ces mots pourraient être ceux de toutes les femmes qui ont vécu dans leur chair l'interdiction de l'avortement, ce sentiment de ne pas pouvoir disposer de leur corps, d'être à la merci d'une grossesse qu'elles ne désiraient pas.
Ces mots et la souffrance qu'ils définissent nous obligent. Ils nous rappellent un fait simple : il n'y a pas de démocratie digne de ce nom lorsque la moitié de sa population ne peut s'émanciper. Non, une démocratie ne peut pas maîtriser son destin si les femmes qui y vivent n'ont pas la liberté de maîtriser le leur. La liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) n'est pas une liberté comme les autres, car elle permet aux femmes de décider de leur avenir.
L'histoire regorge d'exemples de libertés et droits fondamentaux, conquis au prix du sang et des larmes, que tous – je dis bien : tous – croyaient définitivement acquis, et qui, dans la stupeur ou l'indifférence, ont été balayés d'un revers de manche. C'est d'ailleurs l'histoire de la femme qui nous en offre les plus cruels exemples. Oui, les premiers droits qui disparaissent sont souvent ceux des femmes. C'est ce que nous a rappelé récemment la décision de la Cour suprême des États-Unis. Cet exemple rend plus que jamais criants de vérité les mots de Simone de Beauvoir rapportés par Claudine Monteil : " N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. " Nous avons désormais la preuve irréfutable que plus aucune démocratie, pas même la plus grande d'entre toutes, n'est à l'abri.
Je suis particulièrement fier d'être parmi vous pour défendre le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse. Si je parle d'un projet de loi, c'est bien parce que ce texte est présenté par le Gouvernement, mais je dois à la vérité de dire qu'il s'agit plutôt d'une forme de troisième lecture, tant les initiatives parlementaires ont été nombreuses et tant le sujet a été débattu au Parlement ces derniers mois. Je veux ici rendre solennellement hommage à l'ensemble des initiatives parlementaires, de celle de l'ancienne présidente Bergé – ma chère Aurore – à celle de la présidente Panot,...
M. François Piquemal
Chère Mathilde !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice
…en passant par celle de la sénatrice Mélanie Vogel et celle du sénateur Philippe Bas.
Le projet que je vous présente fait suite à ces travaux et à la volonté exprimée par le Président de la République d'inscrire cette liberté dans le marbre de la Constitution. Le 8 mars dernier, dans le discours qu'il a prononcé en hommage à Gisèle Halimi, il a émis le souhait de " changer notre Constitution afin d'y graver la liberté des femmes à recourir à l'interruption volontaire de grossesse pour assurer solennellement que rien ne pourra entraver ou défaire ce qui sera ainsi irréversible ". Voilà ce que nous nous apprêtons à faire cet après-midi à l'Assemblée nationale.
Ainsi que le Conseil d'État l'a souligné dans son avis d'une très grande qualité, il n'existe pas aujourd'hui de véritable protection supralégislative du droit ou de la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse. La Convention européenne des droits de l'homme ne comporte pas de disposition spécifique relative à l'avortement. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l'homme considère que le droit au respect de la vie privée et familiale, protégé par l'article 8 de la Convention, ne consacre pas un droit à l'avortement. De la même manière, la Cour de justice de l'Union européenne se borne à rappeler, en l'absence de disposition spécifique sur ce point, la compétence des États membres et renvoie à l'appréciation du législateur national.
Quant au Conseil constitutionnel, il a jugé conforme à la Constitution les différentes lois relatives à l'interruption volontaire de grossesse. Ce faisant, il a examiné l'équilibre ménagé entre, d'une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d'autre part, la liberté de la femme qui découle de l'article 2 de la Déclaration de 1789. Il n'est pas allé plus loin ; il a même pris le soin de souligner, au sujet de l'interruption volontaire de grossesse, qu'il " ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement " et qu'il ne lui appartient donc pas " de remettre en cause, au regard de l'état des connaissances et des techniques, les dispositions prises par le législateur ". Ainsi, la liberté des femmes de recourir à l'interruption volontaire de grossesse ne bénéficie pas, à ce jour, d'une véritable consécration constitutionnelle.
Lorsqu'elle s'est exprimée devant l'Assemblée nationale le 26 novembre 1974 pour défendre sa grande loi, Simone Veil a inscrit son projet sous le signe de l'espérance. Permettez-moi de reprendre humblement les mots par lesquels elle a conclu son discours, afin de convaincre les députés encore hésitants : " Je ne suis pas de ceux et de celles qui redoutent l'avenir. " Simone Veil croyait profondément que la loi qu'elle présentait alors permettrait à la société française de progresser. L'avenir lui a, bien heureusement, donné raison.
Mais, car il y a un " mais "... Près de cinquante ans après la légalisation de l'avortement, j'aimerais tant vous dire à cette tribune que non, moi non plus, je ne redoute pas l'avenir. J'aimerais tant pouvoir vous dire que je ne suis pas de ceux qui s'inquiètent face à l'avenir et aux incertitudes qu'il charrie parfois. J'aimerais tant être de ceux qui, tranquilles et d'un pas assuré, avancent insouciants sur le chemin de la vie, croyant que ce qui est acquis l'est pour toujours. J'aimerais tant, enfin, être de ceux qui, d'un revers de main, balayent les exemples étrangers dans lesquels le droit recule et, avec lui, souvent, la condition des femmes. Tel est le cas aux États-Unis, en Hongrie ou encore en Pologne, où les femmes sont forcées, avant d'avorter, d'écouter les battements de coeur du foetus.
Qui peut garantir que ce qui s'est produit outre-Atlantique ne pourra pas se produire en France ? Non pas demain, bien sûr, mais à plus long terme. Le pire n'est jamais certain ; le meilleur, non plus. C'est en raison de cette incertitude que je suis favorable à ce que l'on élève la grande loi Veil, celle de 1975 telle qu'elle a été modifiée, au sommet de notre hiérarchie des normes. À ceux qui répondent que l'IVG n'est pas menacée en France, je dis que l'on écrit la Constitution non seulement pour le présent, mais d'abord et surtout pour l'avenir.
M. Erwan Balanant
Exactement !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice
Le propre même de la loi suprême est de durer, de valoir pour l'avenir, en protégeant nos droits, les acquis démocratiques et notre État de droit.
Vous l'avez compris, l'objectif du Gouvernement est clair. Il rejoint, je crois, les positions déjà exprimées par l'Assemblée nationale et le Sénat. Il s'agit, par le présent projet de loi constitutionnelle, d'accorder à cette liberté une véritable protection constitutionnelle, laquelle doit être suffisamment souple pour permettre au législateur de continuer son oeuvre en la matière, donc ménager un équilibre satisfaisant au regard, notamment, des évolutions techniques, médicales ou scientifiques qui pourraient advenir. Il s'agit d'empêcher que le législateur puisse un jour interdire tout recours à l'interruption volontaire de grossesse ou qu'il en restreigne si drastiquement les conditions d'accès que la substance même de la liberté d'y recourir s'en trouverait irrémédiablement atteinte. Voilà notre objectif.
Le Gouvernement s'est attelé à trouver un équilibre entre les versions votées au Sénat et à l'Assemblée. La rédaction proposée permet de répondre non seulement aux attentes, mais aussi aux craintes d'une grande partie des parlementaires. Le Gouvernement souhaite consacrer pleinement la valeur constitutionnelle de la liberté de la femme de recourir à l'interruption volontaire de grossesse, tout en reconnaissant le rôle du législateur d'organiser les conditions d'exercice de cette liberté.
En effet, le projet de loi constitutionnelle comporte une disposition unique ayant pour objet de modifier l'article 34 de la Constitution en y ajoutant, après le dix-septième alinéa, un alinéa ainsi rédigé : " La loi détermine les conditions dans lesquelles s'exerce la liberté garantie à la femme d'avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ".
Mme Sandrine Rousseau
Les femmes ! La femme n'existe pas ! (Exclamations sur plusieurs bancs des groupes RE, Dem et LR.)
Mme la présidente
Madame Rousseau, s'il vous plaît.
M. Philippe Gosselin
Vous interviendrez tout à l'heure !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Si vous pouviez, madame la députée, me laisser prononcer mon discours sans m'interrompre en permanence, je vous en serais extrêmement reconnaissant.
Le Gouvernement a tout d'abord retenu l'article 34 de la Constitution, comme l'avait fait le Sénat. En termes juridiques, cet emplacement paraît en effet le plus adapté. Il faut rappeler que la jurisprudence du Conseil constitutionnel reconnaît que l'article 34 de la Constitution peut, contrairement à ce qu'une première lecture pourrait sembler indiquer, accueillir des règles de fond et mettre des obligations positives à la charge du législateur. C'est ce qui a été fait avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui a prévu à l'article 34 que la loi fixe les règles concernant " la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias ".
Le projet fait par ailleurs le choix du mot " liberté " plutôt que du mot " droit ". Ce choix, très commenté, ne doit pas être surestimé. Car, ainsi que l'a relevé dans son avis le Conseil d'État, il n'existe pas, en droit positif ni dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de différence établie entre les deux termes. Si le Gouvernement a choisi ce terme, c'est dans un souci de clarté : il ne s'agit pas de créer un droit absolu et sans limite, mais de faire référence à l'autonomie de la femme,…
Mme Sandrine Rousseau
Des femmes !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
…et de garantir ainsi l'exercice d'une liberté qui lui appartient, dans les conditions prévues par la loi. (Mme Ségolène Amiot s'exclame.)
Mme la présidente
Madame la députée, vous interviendrez tout à l'heure. Nous avons doublé le temps de la discussion générale pour permettre à chacun des groupes d'exprimer son opinion.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Vous aurez deux fois plus de temps pour critiquer le texte le moment venu. En attendant, s'il vous plaît, laissez-moi terminer.
Enfin, le Gouvernement a souhaité, par la rédaction qu'il propose, insister sur le fait que si les conditions de cette liberté sont déterminées par le législateur, cette liberté doit rester dans tous les cas garantie aux femmes qui en bénéficient. C'est là un point particulièrement important. Le mot " garantie ", issu des travaux menés par votre assemblée, vise là encore à exprimer clairement l'intention qui nous anime. Que les choses soient bien claires : il s'agit non d'une simple attribution de compétence au législateur, mais bien de la création d'une obligation positive à sa charge, celle de protéger une liberté que la Constitution garantit dans les conditions qu'il estime appropriées. L'objectif est bien qu'aucune majorité future ne puisse réellement porter atteinte à la liberté intangible qu'est celle pour la femme de disposer de son corps.
Mme Sandrine Rousseau
Les femmes !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Un mot, enfin, sur les effets attendus de cette révision constitutionnelle.
Tout d'abord – c'est un point important –, aucune disposition législative en vigueur ne devrait se voir remise en cause par l'adoption de cette révision de la Constitution. Le Conseil d'État lui-même l'a constaté, et telle est bien l'intention du Gouvernement. De manière claire et précise, et pour répondre par anticipation à certaines craintes exprimées ici ou là – je pense notamment à celles de la députée Bonnivard, qui pose des questions légitimes –, la consécration de cette liberté n'emporte la remise en question d'aucune autre liberté, et surtout pas de la liberté de conscience des médecins et des sages-femmes, qui leur permet de choisir de ne pas pratiquer d'IVG si cet acte est contraire à leurs convictions. Cette liberté-là est totalement préservée. Autre point important, le principe de respect de la dignité de la personne humaine est lui aussi préservé. Une loi qui porterait le délai maximal pour avorter à 30 semaines, par exemple, pourrait tout à fait être censurée, y compris avec la présente révision.
Ensuite, la rédaction proposée tend à rendre clair le fait que la décision d'avorter appartient à la femme enceinte, et à elle seule. Elle ne nécessite ni l'autorisation d'un tiers, que ce tiers soit le conjoint ou les parents, ni l'appréciation d'une autre personne. Cette liberté est strictement personnelle. Elle est d'ailleurs reconnue à toutes les femmes enceintes, et même à toute personne enceinte, sans considération de son état civil, de son âge, de sa nationalité ou de la régularité de son séjour en France.
Enfin, j'insiste sur ce point, cette rédaction ne vise pas à créer une forme de droit opposable, absolu et sans limites. Le Gouvernement n'ignore pas les difficultés matérielles et concrètes qui peuvent encore exister dans l'accès à l'interruption volontaire de grossesse, notamment dans certaines parties du territoire, mais il s'agit là d'un autre sujet, qui n'est pas d'ordre constitutionnel. Nous nous retrouvons aujourd'hui pour réviser la Constitution, et non pour voter je ne sais quelle mesure relevant du périmètre du ministère de la santé, lequel est pleinement mobilisé pour améliorer l'accès à l'IVG partout en France. Cette révision de la Constitution ne lèvera pas toutes les difficultés mais elle protégera les femmes, en France, d'une éventuelle régression brutale de leur liberté de recourir à l'avortement. C'est là la volonté exprimée par l'Assemblée puis par le Sénat ; c'est là l'objectif du Président de la République, repris par le Gouvernement.
Je veux prendre un instant pour remercier le rapporteur Gouffier-Valente, militant éclairé et infatigable du droit des femmes et partenaire hors pair dans le projet qui nous réunit aujourd'hui. Je sais que sa pédagogie a convaincu en commission, comme en témoigne l'adoption du texte.
Mme Sarah Legrain
Merci messieurs !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Nos débats en séance poursuivront dans cette voie du dialogue, du consensus et du respect.
Mme Ségolène Amiot
Aucun remerciement à toutes celles qui se sont battues ?
M. Erwan Balanant
Cela a déjà été fait ! Le seul qui n'ait pas été remercié jusqu'à présent, c'est moi, et je n'en fais pas un drame.
Mme la présidente
Madame la députée, je le répète, votre groupe aura dix minutes pour s'exprimer. Vous pourrez alors remercier qui vous souhaitez.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Un dernier mot, enfin, pour répondre à un certain nombre de critiques et de craintes qui ont été exprimées. Depuis que je suis à la Chancellerie, j'ai toujours respecté les convictions de chacun sur les sujets sociétaux. J'entends et je respecte les craintes que suscite ce que certains perçoivent comme la création d'un droit absolu et sans limite. Je veux les rassurer : il n'en est rien. Il s'agit aujourd'hui de donner une protection constitutionnelle à l'état actuel de notre droit. J'ai entendu aussi la crainte du président Larcher que la Constitution ne devienne, je le cite : " un catalogue de droits sociaux et sociétaux ".
M. Jérôme Guedj
C'est le préambule !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Je partage sa crainte. Oui, la Constitution doit demeurer ce qu'elle est, à savoir le recueil de nos libertés fondamentales.
M. Erwan Balanant
Exactement !
M. Jérôme Guedj
Eh oui !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Je crois donc que la liberté de recourir à l'IVG y a toute sa place.
Enfin, je veux revenir sur la question du calendrier parlementaire. Je sais l'émoi qu'a provoqué la pseudo-annonce d'une date de Congrès, avant même que les chambres ne se soient prononcées. Cela a été perçu par certains comme un manque de respect à l'égard du Parlement. Afin de dissiper tout malentendu, permettez-moi de revenir à la parole présidentielle initiale. Lors des rencontres de Saint-Denis, le Président de la République n'a jamais parlé que d'une possibilité de Congrès. Voilà les termes précis de ce qu'il proposait aux différents partis politiques : « Un examen dans chaque assemblée pourra avoir lieu au premier trimestre 2024, afin qu'un Congrès puisse être envisagé le 4 mars prochain. » Vous le voyez, il ne s'agit là que d'une possibilité.
C'est pourquoi je veux vous rassurer et vous dire que nous prendrons le temps qu'il faut pour aller au bout de cette révision, car je crois profondément que nous pouvons y arriver. Tout, j'insiste, tout dans le projet de loi constitutionnelle qui vous est présenté est fait pour que chacun puisse voter sans crainte cette écriture calibrée et soupesée.
Ce projet de révision de la Constitution constitue le point d'équilibre de nombreux travaux engagés dans les deux chambres et commencés ici même. Parce qu'elle respecte les priorités de l'Assemblée, parce qu'elle respecte le travail du Sénat, la rédaction proposée doit nous permettre de trouver une majorité dans les deux chambres et d'obtenir ensuite une majorité qualifiée au Congrès. Nos débats doivent permettre de dissiper les dernières hésitations afin que notre pays, par le vote d'une loi constitutionnelle, franchisse un pas historique pour les femmes de notre pays. La France deviendrait alors le premier pays au monde à protéger cette liberté inaliénable de la femme dans sa Constitution. Mais, avant cela, il faut que l'Assemblée adopte le texte de la manière la plus large possible. Les Français, et peut-être surtout les Françaises, nous regardent ; si nous réussissons dans ce travail, n'en doutons pas, ce sera le monde entier qui tournera son regard vers notre pays. La France aura alors été, une fois de plus, au rendez-vous de sa vocation universelle. (Applaudissements sur les bancs des groupes RE, Dem et Hor, ainsi que sur quelques bancs des groupes LFI-NUPES, LR et SOC.)
Mme la présidente
La parole est à Mme Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations.
Mme Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations
L'histoire de l'avortement, c'est d'abord l'histoire du corps des femmes, qui est et a toujours été un corps politique. Un corps scruté, réglé, rangé ; un corps que la loi examine sous toutes ses coutures et auquel on n'a cessé de prescrire des façons d'être, de se tenir, de se vêtir ; un corps pour lequel des hommes réunis en assemblée ont déterminé des règles lui donnant le droit de recourir ou non à la contraception, de vivre ou de ne pas vivre sa grossesse, d'entrer dans la maternité.
Quand la loi s'est-elle penchée de cette façon sur le corps des hommes ? Quand s'est-elle interrogée sur leur sexe, est-elle entrée dans leur ventre, a-t-elle scruté jusqu'au fond de leurs entrailles ?
M. Olivier Marleix
Oh là là ! On est loin de Simone Veil !
Mme Émilie Bonnivard
On était bien, avec Éric Dupond-Moretti !
M. Olivier Marleix
N'exagérons rien !
Mme Aurore Bergé
L'histoire de l'avortement, c'est l'histoire de celles qui ne se rangent pas parce qu'elles ne le veulent pas, parce qu'elles ne le peuvent pas. C'est celle de femmes à qui l'on réserve tous les raffinements de la douleur et de la honte. Car il n'a jamais suffi d'interdire aux femmes : encore fallait-il les faire souffrir.
L'histoire de l'avortement, c'est un cintre plongé dans un utérus, sur une table de cuisine ; ce sont des vessies et des intestins perforés ; ce sont des femmes mourant de septicémie, comme il en meurt encore 40 000 par an dans le monde à la suite d'un avortement réalisé dans des conditions indignes. Ce sont des curetages pratiqués sans anesthésie dans les hôpitaux, parce que " ça lui apprendra ". Ce sont ces gamines violées qu'on enfermait dans les couvents de la Madeleine pour " leur apprendre à aguicher les hommes ". C'est cette mère de famille épuisée que l'on embarquait au poste parce qu'elle n'avait pas voulu d'un nouvel enfant.
Dans cette histoire, des femmes ont lutté, et des hommes auprès d'elles. De grandes héroïnes comme Simone Veil et Gisèle Halimi, et à leurs côtés Lucien Neuwirth, Eugène Claudius-Petit, Jacques Chirac, des médecins et des avocats ; mais aussi des foules d'anonymes, des femmes qui se recommandaient une adresse dans le coin d'une cuisine, qui se formaient comme elles le pouvaient aux méthodes d'aspiration, qui s'entouraient et qui s'entraidaient.
Parmi elles, les plus exposées n'ont peut-être pas été celles à qui nous avons le plus rendu hommage, car la lutte pour l'avortement était aussi une lutte de classes. Qui a-t-on condamné dans les procès de l'avortement ? Les caissières, les ouvrières, les employées. Celles qui triment, qui écument et qui galèrent ; celles à qui s'imposent toujours en premier les servitudes que l'on réserve aux femmes. Et qu'en est-il aujourd'hui ? Quel soin leur apportons-nous ? Sommes-nous à la hauteur de ce qui pèse sur leurs vies et sur leurs corps ?
Quand nous avons déposé, il y a maintenant plus d'un an, une proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire la liberté des femmes à recourir à l'avortement dans le texte fondamental et fondateur de notre République, tant de voix se sont élevées pour nous dire que c'était inutile et superflu, qu'il s'agissait d'une diversion politique visant à détourner le regard de sujets " sérieux ", que ce n'était qu'un symbole pour bourgeoises en mal de combats. Eh bien oui, cette loi est un symbole ! Elle symbolise la fierté de ce que nous sommes, de ce en quoi nous croyons et de ce qui fonde le projet d'émancipation et d'égalité de notre pays.
Mais cette loi n'est pas seulement un symbole. Parce que pour trop de femmes encore, le droit à l'avortement reste entravé par des défauts d'accès à l'information, aux soins et à un accompagnement adapté ; parce qu'insidieusement, partout à travers le monde, ce droit recule ; parce que dans des sociétés qui apparaissaient comme des terres de liberté, les fractures et le repli conduisent à s'attaquer à ce qui nous semblait définitivement acquis, il n'est pas de raison de croire que ce qui arrive autour de nous ne pourra pas arriver chez nous, comme si nous étions préservés de toute régression.
Et si l'on abattait ce symbole, si ce qui a incarné au plus haut point la lutte d'émancipation des femmes en venait à tomber, alors tout le reste céderait. Je fais partie d'une génération qui croyait que l'histoire avancerait inéluctablement vers le progrès des sociétés, que les combats se gagneraient pied à pied et sans retour. L'avortement était acquis, et avec lui la libération sexuelle et l'égalité des droits, puis viendraient l'égalité des salaires, l'égalité réelle et finalement un monde où il ne serait plus question d'être une femme ou d'être un homme mais seulement d'être soi, libéré des déterminismes, des assignations, des conditionnements, des rôles imposés et de toute violence. Il suffisait que d'autres générations prennent la place et l'affaire serait réglée.
Mesdames et messieurs les députés, j'aurais voulu qu'il n'y ait plus besoin d'un ministre de l'égalité. J'aurais voulu que ce combat s'achève par la disparition de son objet. J'aurais voulu que nous puissions déposer les armes en sachant que, grâce à notre intelligence collective, nous étions parvenus à nous défaire de ces enfermements et de cette violence. J'aurais voulu que cette inscription de l'IVG dans la Constitution soit une cérémonie d'hommage, un point final, le clairon que l'on sonne après la victoire – votons, réjouissons-nous et finissons-en !
Mais ce temps n'est pas encore venu. L'histoire résiste et c'est pourquoi nous sommes ici réunis, conscients du caractère fondateur d'un tel débat et d'un tel vote. Vous vous apprêtez – du moins, je l'espère – à voter pour inscrire l'avortement dans la Constitution, à la faveur d'un projet soutenu par le Président de la République et par le garde des sceaux dès le premier jour, ainsi que par des parlementaires issus de tous les bancs, à l'Assemblée nationale comme au Sénat. Cela aurait été inimaginable il y a cinquante ans, tout comme le fait de voir une femme parler à une assemblée composée indistinctement de femmes et d'hommes et présidée par une femme.
Mais nous savons aussi désormais qu'il ne suffit pas d'un changement de génération pour acter la victoire des droits des femmes. Ce texte n'est donc pas un point final. Il est un moment que prend la République pour mettre en sécurité une liberté précieuse avant de reprendre sa marche. Mesdames et messieurs les députés, ce vote sera l'un des plus importants, l'un des plus marquants de cette législature. Je suis la fille d'une mère qui a risqué la prison et la mort pour avorter dans la clandestinité, et la mère d'une fille que je souhaite voir grandir libre, libre de disposer de son corps, d'un corps qui ne soit plus scruté, réglé, rangé.
Mesdames et messieurs les députés, dans ce débat et par vos votes, soyons tout simplement à la hauteur de nos mères et de nos filles. (Applaudissements sur les bancs des groupes RE, Dem et HOR et sur quelques bancs des groupes LFI-NUPES, SOC et Écolo-NUPES. – Mme Elsa Faucillon applaudit également.)
source https://www.assemblee-nationale.fr, le 26 janvier 2024