Texte intégral
M. François-Noël Buffet, président. - Nous entendons ce matin M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse, sur lequel nous examinerons, demain, le rapport d'Agnès Canayer et qui sera débattu en séance dans une quinzaine de jours.
Comme toujours, monsieur le ministre, nous sommes heureux de vous accueillir, pour cette audition qui, je le précise, est retransmise sur le site internet du Sénat.
Vous connaissez la position qui a été celle du Sénat au cours des précédents débats sur le sujet. La volonté d'inscrire l'interruption volontaire de grossesse (IVG) dans la Constitution revient aujourd'hui devant notre assemblée, à travers un texte porté par votre Gouvernement et sur lequel l'Assemblée nationale s'est déjà prononcée. Nous avons des questions de nature constitutionnelle à vous poser. Mais, au préalable, je vous invite à exposer votre projet et les raisons de vos choix.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. - Demain, mesdames, messieurs les sénateurs, votre commission examinera le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse, tel qu'il a été adopté - très largement - par l'Assemblée nationale. Je suis honoré de pouvoir m'exprimer devant vous sur ce sujet.
Ce projet, vous le savez, est le fruit d'un long processus parlementaire - nous pourrions presque parler d'une troisième lecture ! Comme le Président de la République s'y était engagé, le Gouvernement a proposé une rédaction reprenant largement l'ensemble de ces travaux, en particulier ceux du Sénat.
Avant d'évoquer cette rédaction, j'aimerais vous dire quel est mon état d'esprit.
Sans être démenti, je crois pouvoir dire que j'ai toujours respecté le travail parlementaire, notamment celui de votre commission ; je le respecte à plus forte raison sur cette question sensible, qui impose un débat apaisé et respectueux de la conscience de chacun. Je me présente donc devant vous pour écouter, débattre et tenter de vous convaincre, et je ne suis pas pressé. Si certains ont eu l'impression que " la charrue était mise avant les boeufs ", cela n'a jamais été mon intention, encore moins celle du Président de la République. Le Parlement doit faire son travail : nous prendrons le temps qu'il faut !
Venons-en au fond.
S'agissant de la nécessité de cette réforme, trois principes sont aujourd'hui en débat : la liberté de la femme de recourir à l'IVG, la liberté de conscience des médecins et des sages-femmes et le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.
Sur ces trois principes, seuls deux ont valeur constitutionnelle.
C'est le cas du principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, en vertu de la décision du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994, dont le deuxième considérant, rattachant ce principe au Préambule de la Constitution de 1946, précise : " [...] la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle ".
C'est le cas, également, de la liberté de conscience, en l'occurrence des médecins et des sages-femmes, qui a beaucoup taraudé les parlementaires. Dans le treizième considérant de sa décision du 27 juin 2001, le Conseil constitutionnel a ainsi indiqué qu'elle constituait " l'un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ", en la rattachant à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Dès lors, vous le savez, cette liberté de conscience a valeur constitutionnelle.
En revanche, ce n'est pas le cas de la liberté de la femme de recourir à l'IVG, qui, elle, est simplement rattachée à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, sans que d'aucune manière elle ne soit consacrée comme un principe à valeur constitutionnelle ou un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Le Conseil d'État partage cette analyse : dans son avis, il indique très clairement que cette liberté " ne fait aujourd'hui l'objet d'aucune consécration en tant que telle dans la Constitution française [...]. Elle n'est pas davantage consacrée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de la Cour européenne des droits de l'homme ou de la Cour de justice de l'Union européenne. "
L'objet de la révision constitutionnelle est précisément de protéger le recours à l'interruption volontaire de grossesse, en l'inscrivant dans notre Constitution. À l'heure actuelle, rien n'interdirait à une majorité parlementaire de contraindre excessivement la liberté des femmes d'y avoir recours, pire encore de l'abolir.
Il est donc nécessaire d'agir, et ce de manière calibrée et prudente. À cet égard, que les choses soient claires : le Gouvernement n'entend pas créer un droit absolu et sans limite. Il s'agit bien de protéger une liberté, pas de l'étendre ; d'éviter qu'une majorité future ne puisse mettre drastiquement à mal la liberté des femmes de disposer de leur corps.
Pour ce faire, nous présentons un projet de loi reprenant très largement la rédaction élaborée par le Sénat voilà un an - j'ai dit voilà peu, devant votre délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, qu'il y était conforme à 95%, mais ce pourrait être plus...
Jugez par vous-mêmes ! D'abord, cette version retient l'emplacement choisi par le Sénat, à savoir l'article 34 de la Constitution. Ensuite, comme l'avait souhaité votre assemblée, elle accorde une place centrale à la loi pour déterminer les conditions d'exercice de cette liberté et préserve ainsi le rôle du Parlement. Enfin, contrairement au vote initial de l'Assemblée nationale, le Gouvernement s'est rangé derrière la Haute Assemblée pour définir le recours à l'interruption volontaire de grossesse comme une liberté.
Je m'arrête sur deux points suscitant, je le sais, des débats parmi vous.
D'une part, je ne vois pas de raison d'écarter la formule " interruption volontaire de grossesse " : elle figure dans le code de la santé publique, et c'est celle qu'emploient tant le langage commun que la littérature médicale. Elle semble d'ailleurs plus restrictive que l'expression retenue dans un amendement du sénateur Philippe Bas, évoquant le fait de " mettre un terme à sa grossesse ". Nous devrions trouver un accord sur ce point.
D'autre part, le Gouvernement a souhaité préciser son intention en employant le terme " garantie ". C'était une demande forte de l'Assemblée nationale et, je le précise, la seule précision reprise de vos collègues députés. Toutefois, ce terme ne doit pas vous inquiéter : il ne crée aucun droit absolu, sans limite ou opposable. Nous entendons, je le répète, protéger la liberté de recourir à l'IVG, et non l'étendre.
Comme je l'ai déjà indiqué, les autres principes en jeu sont déjà consacrés à un niveau constitutionnel. Le Conseil d'État ne s'y est pas trompé, au vu du quatorzième considérant de son avis dans lequel il indique : " Par elle-même, l'inscription de la liberté de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, dans les termes que propose le Gouvernement, ne remet pas en cause les autres droits et libertés que la Constitution garantit, tels que notamment la liberté de conscience qui sous-tend la liberté des médecins et sages-femmes de ne pas pratiquer une interruption volontaire de grossesse ainsi que la liberté d'expression. "
La rédaction proposée ne crée donc aucune forme de droit opposable ou inconditionnel, et cette garantie découle précisément des termes retenus par le Gouvernement : il s'agit d'une liberté personnelle de la femme, exercée dans les conditions fixées par le législateur, mais sans que celui-ci ne puisse y porter atteinte au point d'en compromettre l'exercice.
La révision constitutionnelle n'appellera pas non plus une prévalence de la liberté de recourir à l'IVG sur d'autres principes à valeur constitutionnelle, ni n'empêchera de censurer une loi qui viendrait porter à huit mois et demi de grossesse le délai maximal pour pratiquer une IVG.
L'esprit de ce texte, c'est donc : protection de la loi Veil ; pas extension !
D'ailleurs, si nous sommes réunis aujourd'hui, c'est bien pour débattre d'une révision de notre Constitution, et non pour voter une mesure législative nouvelle qui relèverait du périmètre du ministère de la santé. Si le Gouvernement n'ignore pas les difficultés matérielles qui peuvent encore exister dans l'accès à l'interruption volontaire de grossesse, ce sujet n'est pas d'ordre constitutionnel et relève d'un autre portefeuille que le mien.
Le Sénat s'est déjà exprimé en faveur d'une protection constitutionnelle de la liberté de recourir à l'IVG - je veux à ce titre saluer l'engagement de Mélanie Vogel et Philippe Bas. J'espère donc sincèrement, mesdames, messieurs les sénateurs, que vous approuverez ce texte à la rédaction soupesée, fruit de nombreux travaux parlementaires, et qu'ensemble nous pourrons faire de la France le premier pays au monde à protéger la liberté des femmes à disposer de leur corps.
Mme Agnès Canayer, rapporteur. - Effectivement, c'est la troisième fois que nous débattons de la constitutionnalisation de l'interruption volontaire de grossesse.
Le projet présenté aujourd'hui, nous le notons, reprend certaines avancées introduites par le Sénat, notamment l'emplacement à l'article 34 de la Constitution, article procédural fixant la compétence du législateur. C'est à nos yeux la moins mauvaise solution, étant précisé que l'inscription dans la Constitution ne règlera pas toutes les difficultés constatées par les défenseurs - dont nous sommes - de cette liberté reconnue de recourir à l'IVG.
Par ailleurs, nous savons que les protections constitutionnelles relèvent de l'ensemble du bloc de constitutionnalité, dont fait partie la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Or celui-ci a toujours eu une démarche protectrice du droit à l'IVG et de la liberté de la femme à y recourir, sur le fondement de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Nous considérons donc cette liberté comme étant aujourd'hui constitutionnellement garantie.
S'il faut aller plus loin sur un plan symbolique, l'accroche à l'article 34 est, comme je l'ai dit, un moindre mal. Mais la formule retenue n'est que proche de la rédaction votée voilà un an par le Sénat et peut poser des difficultés.
Le Gouvernement introduit notamment un concept nouveau, que l'on ne retrouve nulle part dans la Constitution : la notion de " liberté garantie ". Vous nous expliquez, monsieur le ministre, que ses effets seront limités. En tant que constituants, nous devons néanmoins être attentifs aux conséquences. L'enjeu d'effectivité ne relève pas d'une révision constitutionnelle, mais c'est tout de même le principal but visé : que toutes les femmes puissent réellement exercer cette liberté et que celle-ci ne puisse être remise en question. Or cela entraîne une responsabilisation de ceux qui réalisent ces actes et encadrent ces démarches.
Nous sommes donc assez dubitatifs sur les termes retenus : vous nous assurez qu'il n'y aura pas d'effet en termes de responsabilisation, mais les juristes sont encore partagés sur la question.
Pourquoi ne pas avoir repris la formule du Sénat ? Elle a l'avantage d'être claire et limpide, et l'on sait qu'en droit, il est essentiel de ne pas laisser de doute, d'éviter tout risque de futurs effets inconsidérés par l'introduction d'un concept nouveau dont on ignore les contours.
Enfin, vous souhaitez prendre tout le temps qu'il faut... Pourquoi, en ce cas, le Président de la République a-t-il annoncé la tenue d'un Congrès, si possible réuni le 4 ou 5 mars prochain ? Cette date annoncée dans les médias a-t-elle pour fonction de faire pression sur le Sénat ? S'agit-il de tirer profit d'une semaine dédiée aux droits de la femme autour du 8 mars ? Ou est-ce simplement une annonce inconsidérée, sans effet autre que celui de créer un buzz médiatique ?
M. Philippe Bas. - Nous sommes heureux de vous entendre, monsieur le ministre, et vous remercions de vos éclaircissements.
Avant de vous poser quelques questions très simples, permettez-moi une remarque... J'ai relu la décision du Conseil constitutionnel du 27 juin 2001 : elle reconnaît que la loi dont celui-ci était saisie ne rompait pas l'équilibre entre la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et la liberté de la femme telle qu'elle découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Vous avez utilisé des mots bien choisis pour expliquer que cette liberté n'était pas reconnue " en tant que telle " dans la Constitution : elle est tout de même protégée par celle-ci et, de ce point de vue, nous ne jugeons pas indispensable son inscription noir sur blanc. Cela étant, avec la majorité de mes collègues, nous en avons accepté le principe, à la condition que ne subsiste aucune ambiguïté. C'est le texte adopté par le Sénat !
Je vous donne acte du fait que le Président de la République et le Gouvernement sont repartis de ce texte pour rédiger le leur. Mais, parce que cela a été demandé par l'Assemblée nationale - ce qui n'est tout de même pas une motivation de fond très solide -, vous avez accepté de faire référence à une " liberté garantie ". Alors, je me suis demandé s'il y avait, dans la Constitution, des droits et libertés garantis, et d'autres qui ne le seraient pas... Il serait intéressant de faire l'inventaire... En effet, quand il utilise un mot, le constituant entend qu'il ait un sens, un effet utile, une portée juridique - sans cela, il ne s'agit que de disserter.
Je voudrais donc vous interroger sur la portée juridique du terme " garantie " que vous avez retenu. S'il n'en a pas, il faut le retirer. S'il en a une, et que celle-ci tendrait à faire reconnaître un nouveau pouvoir du juge au travers d'un droit opposable, je ne serais pas favorable à ce que je considérerais comme un déplacement du pouvoir du Parlement vers le pouvoir du juge. Qu'en pensez-vous ?
Enfin, vous avez indiqué que le texte adopté par l'Assemblée nationale ne comportait aucune extension du droit à l'IVG ; il ne comporte pas non plus de restriction. Si, demain, le Parlement décidait de ramener de quatorze à douze semaines le délai maximal de l'interruption volontaire de grossesse, la Constitution s'y opposerait-elle ?
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - Nous vivons incontestablement un moment important. S'agissant du débat qui nous anime, je suggère déjà de mettre de côté les questions qui, me semble-t-il, ne se posent plus à nous.
Tout d'abord, comme le garde des sceaux l'a rappelé, la jurisprudence constitutionnelle ne protège actuellement pas le droit à l'IVG et l'avis du Conseil d'État est très clair sur ce point. J'écoutais le long développement, très argumenté, d'Agnès Canayer : le fait que le Conseil constitutionnel ne juge pas une loi inconstitutionnelle n'a rien à voir avec la protection d'un principe par la Constitution. On fait dire à la jurisprudence constitutionnelle plus qu'elle ne dit !
Pour les mêmes raisons - la clarté de l'avis du Conseil d'État -, on peut également évacuer la question de la liberté de conscience et, sans m'appesantir sur le sujet, le rattachement à l'article 34 est effectivement une bonne chose.
J'en viens donc à la notion de " liberté garantie ". On peut s'interroger sur le terme retenu - j'écouterai avec intérêt la réponse du ministre - ; pour autant, il n'a pas pour conséquence de créer un droit opposable et je trouverais singulier que, parce que d'autres libertés ne se verraient pas attribuer ce qualificatif dans la Constitution, il faudrait ne pas l'employer ici.
S'agissant de la temporalité, nous savons que la date annoncée du Congrès a suscité un peu de contrariété. Mais, dès lors que le Président de la République procrastine sur un certain nombre de sujets - je pense, par exemple, à la fin de vie -, j'ai plutôt apprécié le fait qu'il arrête une date et je suggère à ceux qui se sont émus de cette annonce qu'ils dépassent leurs premières réactions, vu l'importance du sujet.
Pour conclure, j'apprécie beaucoup la créativité de Philippe Bas, mais nous avons donné en la matière. Il est temps ! Il faut conclure ! C'est pourquoi nous soutenons le texte présenté, alors même, je le précise, que la rédaction retenue n'est pas la rédaction idéale pour nous.
Mme Mélanie Vogel. - Je le confirme, celles et ceux qui ont porté des formulations plus ambitieuses, claires et formelles sur la substance du droit qui allait être protégé auraient de nombreux arguments à avancer pour montrer que la rédaction finalement retenue n'entraînera aucune révolution.
Le droit à l'IVG dispose-t-il déjà d'une protection constitutionnelle ? La réponse à cette question est très claire. Nous avons ici suffisamment de compétences pour pouvoir lire une décision du Conseil constitutionnel : ce n'est pas parce que celui-ci estime qu'une loi ne remet pas en cause un équilibre, qu'elle ne contrevient pas à la Constitution, que telle liberté est consacrée comme principe constitutionnel. D'ailleurs, de 1958 à 1975, l'IVG était interdite en France, alors que nous avions la même Constitution !
Quant à la crainte - que je veux bien entendre - de voir un droit opposable se créer, le Conseil d'État affirme clairement dans son avis que le projet de loi ne fait que consacrer ce droit et laisse au législateur la liberté d'en déterminer les conditions d'exercice. C'est ce que vous souhaitiez, mes chers collègues de la majorité sénatoriale ; ce n'est pas l'équilibre auquel j'aspirais ! D'ailleurs, cette rédaction n'est pas à 95% celle du Sénat, comme l'a dit le ministre ; elle l'est à 105% : c'est le texte du Sénat, auquel on a ajouté le terme « garantie ».
Enfin, on trouve des déclinaisons du terme " garantie " dans la Constitution. À la dernière ligne du préambule de la Constitution de 1946, il est écrit que la France « garantit à tous l'égal accès aux fonctions publiques et l'exercice individuel ou collectif des droits et libertés proclamés ou confirmés ci-dessus ».
M. Philippe Bas. - Ce n'est pas la Constitution !
Mme Marie-Pierre de La Gontrie. - C'est le bloc constitutionnel ; ne soyez pas mauvais perdant !
Mme Mélanie Vogel. - De fait, les droits et libertés sont donc garantis par ce préambule et je me demande, pour ma part, quel effet serait recherché par le retrait du terme " garantie ".
J'y insiste, nous aurions souhaité un texte plus ambitieux. Mais l'histoire des droits et libertés publics en France a aussi démontré qu'à un moment, droite et gauche pouvaient travailler ensemble et trancher. C'est pourquoi nous nous satisfaisons de la formulation du Gouvernement.
Mme Dominique Vérien. - Je voudrais réagir, en m'appuyant sur les travaux de la délégation sénatoriale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes.
L'interruption volontaire de grossesse n'est aujourd'hui pas menacée en France, c'est vrai, et nous ne sommes pas un État fédéral comme les États-Unis. Mais nous pourrions être l'un des États américains, lesquels, les uns après les autres, font reculer le droit à l'IVG - en même temps, d'ailleurs, que le droit à la contraception. La question que ce débat soulève est donc bien celle, globale, de la maîtrise par les femmes de leur corps.
C'est l'effectivité de l'accès, et non la loi, qu'il faut travailler. Je rappelle à cet égard qu'un pays comme l'Italie n'a pas encore interdit l'IVG, mais a rendu son accès pratiquement impossible. Pour autant, partout dans le monde, les forces contraires à ce droit l'attaquent par le biais de la loi.
C'est pourquoi sa protection me semble absolument nécessaire.
Je conclurai en paraphrasant Philippe Bas : soit le fait de voter ne change rien, alors votons ; soit cela protège mieux, alors votons !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - À l'instant où je vous parle, mesdames, messieurs les sénateurs, sans doute la liberté de la femme de disposer de son corps n'est-elle pas menacée... Mais n'attendons pas qu'il soit trop tard ! Le jour où un législateur souhaitera abroger la loi Veil, il pourra le faire très simplement, et ce sera trop tard !
J'entends les discussions techniques qui se posent et je conçois qu'il faille regarder tout cela très attentivement. Mais, en réalité, l'avis du Conseil d'État répond à toutes ces questions.
Je ne partage pas votre avis, monsieur Bas, sur ce qui est protégé constitutionnellement et ce qui ne l'est pas. Vous êtes un fin juriste. Sur le triptyque que nous devrions voir protégé par la Constitution - liberté de conscience, respect de la dignité humaine, liberté de disposer de son corps -, une décision de juillet 1994 fait de la sauvegarde de la personne humaine un principe à valeur constitutionnelle - un PVC, fameuse notion que tout le monde connaît -, une décision de 2001 précise que la liberté de conscience est l'un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République - un des tout aussi fameux PFRLR - et cette même décision, dans son cinquième considérant, ne fait que rattacher le droit de la femme à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Soyons clairs : ce rattachement n'est pas une consécration constitutionnelle !
M. Philippe Bas. - Vous savez que ce n'est pas le cas.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Si je suis dans l'erreur, le Conseil d'État l'est également. Vous pouvez me concéder ce point...
M. Philippe Bas. - Non !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - J'insiste, la protection accordée à la liberté de la femme n'a pas valeur constitutionnelle.
Par ailleurs, le mot « garantie » est une explicitation bienvenue. On se situe effectivement au sein de l'article 34, article de partage entre loi et règlement, mais aussi article de consécration d'une liberté, ce que permet d'indiquer le terme retenu.
Bien sûr, le législateur peut aménager la liberté de recourir à l'IVG. Je vais m'arrêter un instant que ce qu'écrit le Conseil d'État à ce propos : " Par la rédaction proposée et ainsi qu'il ressort des débats devant le Conseil d'État, l'objectif du Gouvernement est d'encadrer l'office du législateur afin qu'il ne puisse interdire tout recours à l'interruption volontaire de grossesse ni en restreindre les conditions d'exercice de façon telle qu'il priverait cette liberté de toute portée. Pour cela, le Gouvernement souhaite, d'une part, affirmer que la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse est garantie par la Constitution et, d'autre part, renvoyer dans ce cadre au législateur la détermination des conditions d'exercice de cette liberté. Son intention n'est pas de modifier l'équilibre entre les deux principes de valeur constitutionnelle que sont la liberté de la femme et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation. Il n'envisage pas, enfin, que l'inscription dans la Constitution entraîne la nécessité de modifier les textes législatifs en vigueur régissant l'interruption volontaire de grossesse. "
Je poursuis avec le douzième considérant : « Le Conseil d'État estime que la rédaction du projet de loi constitutionnelle, telle qu'elle est proposée par le Gouvernement, est libellée de telle manière qu'elle devrait pouvoir s'adapter aux évolutions de toute nature, notamment techniques, médicales ou scientifiques. Il considère que cette rédaction, comme le souhaite le Gouvernement, laisse au législateur la possibilité de faire évoluer le cadre juridique dans lequel s'exerce cette liberté, en en fixant les garanties et les limites et dans le respect des principes mentionnés au point 8, sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Il souligne que la disposition examinée n'impose aucune modification des dispositions législatives existantes. »
J'ajoute que le Conseil constitutionnel prend en compte l'intention et la volonté du constituant, que vous ne manquerez pas d'exprimer. C'est une garantie supplémentaire.
Enfin, la Constitution faisant référence, dans son article 61-1, aux droits et libertés qu'elle " garantit ", je ne vois rien de troublant à l'emploi de l'expression " liberté garantie ".
S'agissant de l'annonce du Président de la République, je vous rappelle ses propos exacts : " Un examen dans chaque assemblée pourra avoir lieu au premier trimestre 2024, afin qu'un Congrès puisse être envisagé le 4 mars prochain. " On peut difficilement être plus prudent !
Une révision constitutionnelle exige des compromis, et nous avons fait de grands pas vers le Sénat. Sans aucune forme de pression, le temps n'est-il pas venu de consacrer, ensemble, cette liberté ? Cela aurait de l'allure, et c'est une décision attendue dans le pays.
M. Philippe Bas. - N'y voyez pas d'entêtement, monsieur le ministre, mais, quand rien n'est écrit dans le bloc constitutionnel, le Conseil constitutionnel peut reconnaître un principe à valeur constitutionnelle ou un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Mais il n'a pas besoin de le faire si la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen contient une disposition en ce sens. Or, je le rappelle, selon le Conseil constitutionnel, la liberté de la femme découle bien de l'article 2 de cette déclaration. Quoi de mieux ?
Mme Mélanie Vogel. - Dès lors, pourquoi l'IVG était-il interdit par le passé ?
M. Philippe Bas. - Dès lors qu'il existe un texte écrit, interprété d'une manière positive par le Conseil constitutionnel - et personne ne m'a vu récemment en contester les décisions -, on ne peut pas prétendre que cela n'a pas de valeur constitutionnelle. Ce débat est certes très intéressant, mais il peut continuer à nous séparer indéfiniment. L'important, c'est que nous trouvions une solution pour pouvoir inscrire cette liberté dans la Constitution, sans remettre en cause l'équilibre fondamental de la loi Veil lequel repose, d'une part, sur la liberté de la femme qui prévaut pendant les premières semaines de la grossesse et, ensuite, sur la protection de l'enfant à naître qui prévaut, sauf avortement thérapeutique, pendant la période suivante de la grossesse. Je ne souhaite pas que nous sortions de cet équilibre expressément visé par le Conseil constitutionnel dans sa décision de juin 2001.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Je suis moi aussi respectueux du Conseil constitutionnel et des décisions qu'il rend. Mais pourquoi celui-ci n'écrit-il pas que la liberté de la femme est un principe à valeur constitutionnelle ?
M. Philippe Bas. - Parce qu'il y a déjà la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. - Nous n'avons pas la même appréciation, monsieur le sénateur.
Source https://www.senat.fr, le 20 février 2024