Contrairement à ce que le soulagement général à la fin Seconde Guerre mondiale aurait pu laisser penser, la commémoration de la victoire du 8 mai 1945 reste problématique en France. Dès sa naissance, elle est la célébration la plus contestée de toutes et encadrée par de nombreux textes réglementaires dans un pays féru de commémorations nationales (17 fêtes et journées nationales en 2025). Son histoire tourmentée, ses pratiques et signification révèlent l'importance des débats sur le "devoir de mémoire", expression à laquelle les historiens préfèrent celle de "travail de mémoire" ou "devoir d'histoire".
La longue marche vers la pérennisation du 8 mai
Les innombrables polémiques entourant la célébration du 8 mai sont liées aux conditions de la fin du conflit, du moins en Europe, puisque le Japon continue la guerre jusqu'en août 1945, mais aussi au nouveau contexte international et à la situation particulière de la France. Et pour compliquer les choses, deux actes de capitulation sont signés avec l'Allemagne, le premier le 7 mai à Reims, puis le second le 8 mai à Berlin à 23 heures. La Guerre froide pousse alors chaque camp à choisir sa date pour commémorer la victoire, le 9 mai pour le camp soviétique à cause du décalage horaire entre Berlin et Moscou, et le 8 mai pour le camp occidental.
Pour la France, les choses se compliquent encore. Après les réjouissances spontanées et chômées par décret qui se multiplient au lendemain de la reddition nazie, une loi du 7 mai 1946 fixe la date de la "commémoration de la victoire […] le 8 mai de chaque année si ce jour est un dimanche et, dans le cas contraire, le premier dimanche qui suivra cette date". Face aux impératifs de la reconstruction, et au grand dam des Anciens combattants et Résistants qui souhaitent une journée fériée, la commémoration risque d'être le plus souvent organisée le dimanche d'après le 8 où elle entre en concurrence avec la fête Jeanne d'Arc.
De plus, le général de Gaulle, soucieux de "renationaliser" la victoire contre le nazisme pour mieux se légitimer, ne prise guère cette célébration jugée trop internationale et qui risquerait de minorer le rôle des Résistances purement françaises. Il lui préfère largement le 18 juin commémorant son célèbre appel de 1940 à continuer la lutte, voire le 25 août de la Libération de la capitale et de son discours commençant par "Paris outragé, Paris martyrisé". L'ombre du Général, qui organise par ailleurs sa propre commémoration au Mont Valérien dès juin 1945 complique alors les choses dans une France hésitant sur la nature de la nouvelle République. Cependant, sur le terrain, la célébration reste souvent fixée le 8 mai, mais seulement en fin de journée pour laisser le pays travailler.
Face aux protestations de toutes sortes, notamment des associations de Résistants et anciens soldats, une loi est finalement votée le 20 mars 1953 qui rend la date officiellement fériée. Mais, selon son texte, elle célèbre un "armistice" qui pourtant n'a jamais existé puisque les Allemands capitulèrent sans condition. Ces mots erronés ont alors un but précis : marquer le début de la réconciliation franco-allemande en pleine Guerre Froide et tourner la page de la guerre.
Dans le pays, la confusion règne cependant, des communes communistes choisissent de célébrer le 9 mai pendant que d'autres retiennent le 8, le soir ou dans la journée alors que les célébrations gaullistes du 18 juin s'amplifient au Mont Valérien. Plus largement, la célébration est irrégulièrement organisée, phagocytée qu'elle est par les fêtes Jeanne d'Arc (premier dimanche de mai) ou simplement victime du trop-plein de célébration du mois. On y commémore ainsi le travail (1er mai), les mères (dernier dimanche du mois) mais aussi des fêtes locales (inauguration du "quai Stalingrad" à Oissel en 1946) ou patronales (fêtes de printemps).
Il est donc logique qu'une des premières décisions du général de Gaulle revenu aux affaires soit de supprimer cette commémoration afin de favoriser son 18 juin, 25 août voire le 11 novembre, compris comme un double hommage à la Grande Guerre qu'il fit et à la Résistance des étudiants défilant au nez et à la barbe des nazis en novembre 1940.
Le décret du 11 avril 1959 rétablit la loi de 1946 en repoussant la célébration, qui n'est plus fériée, au deuxième dimanche très johannique de mai. Le tollé est immédiat et les associations de combattants et Résistants, qui entendent donner à la célébration de la victoire sur le nazisme le même poids et statut que celle contre l'Allemagne en 1918, remontent au créneau. Mais l'inauguration du Mémorial du Mont Valérien le 18 juin 1960 fait un peu plus encore de l'anniversaire de l'appel du Général la réelle célébration de la victoire contre l'Allemagne nazie pour les gaullistes.
Cependant, face aux pressions du monde combattant et d'une partie de la classe politique, le pouvoir recule progressivement comme en témoigne son décret proclamant "exceptionnellement" férié le vingtième anniversaire du 8 mai en 1965. L'occasion est alors immédiatement célébrée avec faste et connaît un grand succès (inauguration des "allées du 8 mai 1945" à Reims) prouvant que la date conserve son sens initial. Trois ans plus tard, en pleine tourmente soixante-huitarde, la commémoration est finalement rétablie le 8 mai, mais uniquement en fin de journée.
Tout change une fois encore avec l'arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d'Estaing, jeune président d'une autre génération que celle de Gaulle qui entend inaugurer, selon ses mots, "une ère nouvelle". Le 7 mai 1975, il sidère le monde politique en annonçant que l'anniversaire de cette année serait le dernier. Tout à sa volonté de promouvoir l'Europe et de marquer la réconciliation franco-allemande, il le remplace par une "Journée de l'Europe et de la jeunesse" adossée au 9 mai, anniversaire de la déclaration de Robert Schumann jetant en 1950 les bases de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA).
Les autres arguments pour la suppression sont plus classiques, depuis le trop-plein de fêtes du mois de mai jusqu'à la désaffection pour ce type de cérémonies. Ils n'empêchent pas les protestations d'historiens, témoins, victimes et acteurs du conflit, tous inquiets de voir la mémoire d'un conflit entre démocratie et dictature s'affadir ainsi. Un "Comité pour la célébration du 8 mai" est même créé pour faire de la date un hommage à la défense de la liberté, et la commission des lois de l'Assemblée nationale vote le 4 décembre 1978 le rétablissement du 8 mai comme jour férié de fête nationale, ce que le gouvernement refuse pour des questions de forme. Malgré tout, dans bien des communes, la date continue d'être honorée en fin de journée comme étant celle de la victoire contre le nazisme, quitte à la jumeler à la fête Jeanne d'Arc comme à Orléans en 1979.
L'enracinement d'une commémoration à la scénographie assez classique
C'est finalement François Mitterrand, acteur de la Seconde Guerre mondiale et ancien prisonnier devenu Résistant, qui pérennise la commémoration du 8 mai. La loi du 2 octobre 1981 consacre simplement la date comme "fête légale fériée" en l'intégrant au code du travail pour "honorer la fin de la Seconde guerre mondiale et ses combattants" selon les instructions officielles du ministère de la Défense.
Depuis lors, la commémoration du 8 mai et son statut férié semblent faire l'objet d'un large consensus, même si la tentation de réduire le nombre de fêtes nationales perdure comme le montre le rapport Kaspi de 2008. Et même la réforme du président Sarkozy en février 2012, qui transforme le 11 novembre en commémoration de "tous les morts pour la France" dans tous les conflits, Seconde Guerre mondiale comprise, ne remet pas en cause cet anniversaire. En ce début de XXIe siècle, il reste un temps fort de la vie locale, bien célébré dans toutes les communes et la capitale comme le montrent les anniversaires décennaux tel le cinquantenaire, conjointement et fastueusement célébré à Paris et à Berlin.
De nos jours, si l'on considère que le modèle des célébrations de victoires est fixé par le rituel du 11 novembre, le 8 mai est célébré de manière classique, avec cependant quelques spécificités. Car depuis l'immédiat après-guerre, sa signification a évolué et il commémore bien plus que la seule capitulation de l'Allemagne nazie. Selon le site de l'armée de terre en 2025, il symbolise plus largement "la lutte et les sacrifices pour la liberté et la démocratie", il est un "symbole de résistance" mais aussi de "valeurs", celles de la Déclaration universelle des droits de l'Homme de René Cassin, et de la paix qui passe par l'Europe unie. Il rejoint ainsi les objectifs du 11 novembre qui marquait pour ses promoteurs de 1922 la victoire du "droit" et de la démocratie face à l'Allemagne impériale. Il les élargit à l'heure de la mondialisation et de la globalisation en en faisant la célébration de l'antitotalitarisme adossé aux droits de l'Homme occidentaux, ce que certains groupes politiques rejettent au nom de l'anticolonialisme.
Le socle de sa scénographie est classique. Dans chaque commune, son épicentre est le monument aux morts, essentiellement celui de la Grande Guerre sur lesquels sont ajoutés les noms des défunts de 39-45. Elle est complétée par le pavoisement de tous les bâtiments officiels, établissements scolaires et transports collectifs compris, quelques défilés, toujours des minutes de silence et remises de gerbes aux monuments commémoratifs devant les autorités civiles et militaires, les associations mémorielles, de déportés politiques et raciaux et de combattants, sans oublier les enfants des écoles. Il peut être complété par des hommages autour de lieux emblématiques du conflit, soit des monuments à la Résistance (Mont-Mouchet, Chasseneuil-sur-Bonnieure), soit des lieux de répression des opposants au nazisme comme le siège de la Gestapo à Rouen, la prison Montluc à Lyon ou le stand des fusillés au Grand-Quevilly en Normandie.
Surtout, les discours sont nombreux, parfois complétés par des lectures de lettres de combattants, captifs ou déportés souvent par des enfants des écoles, symboles d'avenir de paix et d'Europe. Les autres textes lus sont ceux des premiers magistrats de la commune qui s'inspirent de modèles fournis par le Journal des maires et reprennent les éléments cités plus haut : la lutte pour la liberté, la paix, le sacrifice, la mémoire, les disparus, le rejet des "doctrines barbares", l'idéal et l'avenir. Parfois, notamment pour les anniversaires décennaux, on écoute un message officiel du ministère des Armées ou des Anciens combattants, des enfants lisent l'allocution de général de Gaulle du 8 mai 1945 et l'on joue le Chant des partisans comme à Toulouse ou Poitiers.
Comme pour chaque fête nationale, la scénographie parisienne est particulière. Dans une capitale pavoisée, elle s'organise autour de l'Arc de triomphe et du défilé sur les Champs-Élysées. Après ou avant une minute de silence, le président de la République ravive la flamme du Soldat Inconnu, symbole de sacrifice pour la patrie et la liberté, avant d'y déposer une gerbe pendant que les drapeaux s'inclinent. Puis, comme partout ailleurs, après une sonnerie aux morts, la Marseillaise est jouée avant que le Président ne passe en revue les troupes sur la place de l'Étoile et le long de la célèbre avenue pavoisée. Par ailleurs, des gerbes sont déposées en divers endroits emblématiques de la guerre, à la statue de de Gaulle place Clemenceau, aux monuments aux généraux Leclerc et de Lattre de Tassigny ainsi qu'à la plaque pour les étudiants qui manifestèrent en novembre 1940. Dans tous les lieux de pouvoir comme l'Assemblée nationale, le Sénat ou la mairie de Paris, des dépôts de gerbes sont également organisés.
Cependant, partout dans le pays les affluences tendent à diminuer pour ne laisser subsister que les officiels, les associations et les enfants des écoles, alors que les derniers témoins disparaissent les uns après les autres. Cela pousse à réfléchir à la scénographie et au sens de telles célébrations, ainsi qu'au rapport entre histoire et mémoire.
Commémorations de guerres, mémoire et histoire : un débat
Le difficile consensus sur la date, le statut et la mise en scène du 8 mai illustre la tension entre histoire et mémoire, aussi bien que les risques encourus par ce type de commémoration.
La scénographie du 8 mai a en effet peu changé depuis les origines. Les acteurs y sont immuables, même si les associations se renouvellent sous l'effet générationnel, les airs joués connus comme l'hymne national. Les nouveautés y sont rares tel le Chant des marais joué en mémoire des déportés, qui par ailleurs ont leur propre commémoration chaque 28 avril. Les dépôts de gerbe, sonneries de clairons, inaugurations, remises de décorations, défilés, drapeaux, minutes de silences et présence des écoles, tous hérités de l'entre-deux-guerres sont aussi classiques. Seules les lectures de témoignages d'acteurs du conflit, mais aussi quelques manifestations de protagonistes du conflit trop oubliés, les troupes coloniales, les femmes, les Tsiganes ou homosexuels troublent la quiétude d'un rituel de moins en moins compris par les jeunes générations selon bien des sondages.
Faire évoluer le rituel et la signification du 8 mai : un défi
Depuis son rétablissement, les idées pour renouveler le 8 mai se multiplient. On peut les classer en deux familles, et d'abord celle qui se limite à des novations purement formelles comme l'ajout de chants (chant des partisans, hymne européen), poèmes (Aragon, Desnos) ou nouvelles chorégraphiques incluant des enfants ou des musiques originales. Mais d'autres préfèrent une modification plus philosophique, comme un député désireux en 2024 d'en faire une journée de célébration de l'histoire et du patriotisme. Outre que ce projet perpétue la confusion entre histoire et mémoire déjà évoquée, il nécessite aussi de définir le patriotisme, qui n'est pas le nationalisme, ce que ses attendus ne font guère. D'autres projets envisagent également de revenir à une journée de l'Europe qui correspond à la situation internationale et aux tensions géopolitiques actuelles. On le voit, le débat sur le 8 mai est loin d'être terminé à l'heure où la lutte contre les dérives autoritaires devient chaque jour plus urgente.
La minute de silence est un bon exemple du risque de sclérose et d'incompréhension de la mise en scène des commémorations, ce que l'on peut appliquer à d'autres anniversaires comme ceux de 14-18 ou de la fin de la guerre d'Algérie. Si elle est en effet "surutilisée" de nos jours, combien connaissent la réelle signification de ce qu'Antoine Prost appelle "une forme laïcisée de prière" parfois interrompue à présent par quelques sifflets voire ignorée ? En expliquant qu'elle doit reformer un court instant l'union nationale autour de la défense de la nation, souder les populations à l'arrière comme au front en hommage à ceux qui luttent pour la liberté, on peut éviter qu'elle soit contestée, voire mal utilisée. De même, ne pas renouveler la mise en scène des commémorations avec de nouveaux acteurs, des innovations textuelles, chorégraphiques ou visuelles risque d'en faire des rituels figés ne parlant plus aux jeunes qu'il faut absolument toucher à une époque où bien des libertés sont menacées. Mais pour cela, il faut faire œuvre de pédagogie, préparer les esprits à ces novations pour les contextualiser et ne pas hésiter à affronter les lobbies mémoriels et associatifs d'Anciens combattants de diverses obédiences, sans parler des politiques parfois bien conservateurs et souvent réticents devant toute modification des anciens rituels mémoriaux jugés "sacrés".
Plus largement, le "devoir de mémoire" si souvent évoqué dans les présentations du 8 mai dans les communes (Blois ou Échirolles 2024 par exemple) comme au sommet de l'État (déclaration du président Macron en janvier 2022 sur la Shoah) doit être explicité tant il comporte de contresens. Si les historiens lui préfèrent le devoir d'histoire, c'est que les commémorations doivent se détacher de la seule mémoire. Si elle est essentielle pour l'histoire, elle reste trop émotionnelle, partielle et subjective car chaque groupe à sa mémoire particulière. Ainsi pour le 8 mai la mémoire de la guerre n'est pas la même pour les gaullistes de la résistance extérieure et les communistes de la résistance intérieure, pour les déportés raciaux des centres de mise à mort et les déportés politiques des camps de concentration ou pour les maquisards et les soldats captifs en Allemagne.
Il faut donc compléter cette injonction mémorielle par des analyses historiques permettant de contextualiser, de se détacher des seules mémoires de groupes pour tendre vers l'objectivité, la rationalité et la compréhension de tous les points de vue et comprendre ainsi la logique des conflits. Cette grille de lecture permettrait d'arriver à un consensus sur le sens et la scénographie des commémorations du 8 mai, mais aussi d'autres conflits plus récents comme ceux de la fin de la Guerre d'Algérie. Cette guerre est commémorée par trois dates différentes (25 septembre, 5 décembre, 19 mars) votées par différentes majorités politiques de droite ou de gauche pour satisfaire les divers groupes mémoriels de Harkis, Pieds-noirs ou anciens conscrits, ce qui empêche tout travail de mémoire historicisé, critique, incontestable et donc fédérateur comme celui qui commence à être effectué sur le 8 mai.