Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur la responsabilité pénale des élus locaux et la nécessité de poursuivre la décentralisation, Léognan (Gironde), le 14 octobre 1999.

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Circonstance : 5èmes Assises de l'association des petites villes de France, Léognan (Gironde) le 14 octobre 1999

Texte intégral

Monsieur le Président, Cher Ami Martin Malvy,
Messieurs les Parlementaires et chers collègues,
Mesdames et Messieurs les élus locaux,
Chers collègues et amis,
Permettez-moi, tout d'abord, de remercier très chaleureusement votre président, M. Martin Malvy, pour son invitation à m'exprimer en clôture de votre première table ronde intitulée " Qui sont les maires des petites villes ? ".
A cet égard, je tiens à saluer l'intérêt de l'enquête réalisée par la SOFRES, sous l'égide de votre association, qui vient conforter une démarche dont je me sens solidaire. Il s'agit d'aller à la rencontre des élus locaux pour mieux connaître leurs aspirations, et surtout pour mieux faire connaître à l'opinion publique l'extrême difficulté de leur mission, afin de moderniser et d'améliorer le cadre d'exercice de leurs mandats.
Une telle réforme serait-elle impossible ? A l'évidence non. Il suffit, pour s'en convaincre, de voir l'ensemble législatif que vient d'adopter le parlement belge, prévoyant la revalorisation des indemnités des élus, l'élargissement des possibilités de congé, ainsi que l'adaptation du régime de la responsabilité. Il est donc plus que jamais nécessaire de poursuivre notre travail de persuasion.
Ma contribution personnelle à cette croisade est constituée par la tenue des Etats généraux des élus locaux qui ont d'ores et déjà eu lieu, dans une ambiance oecuménique, à Strasbourg et à Lille, grâce à la participation active de mon ami Pierre Mauroy, le père de la décentralisation à la française. Les prochaines étapes de ce tour de France me conduiront à Caen, puis tout près d'ici, à Bordeaux.
De région en région, j'organise ainsi, avec les sénateurs concernés, quelle que soit leur sensibilité politique, une véritable consultation des élus locaux sur les grands thèmes de la décentralisation, qu'il s'agisse de la sécurité juridique et de la responsabilité des élus, de l'avenir de la fiscalité locale ou du devenir de l'intercommunalité. Ce contact direct est indispensable, car c'est de l'immense armée des élus de terrain que doit venir l'élan réformateur. Et c'est à nous, parlementaires, de traduire ces attentes en actes législatifs.
Des résultats de votre enquête, je retire le sentiment d'une grande convergence avec mes conclusions personnelles.
En résumé, et pour répondre à l'interrogation de votre table ronde " Qui sont les maires des petites villes de France ? ", je dirai que ce maire est une personne qui a voulu se mettre bénévolement au service de sa collectivité, qui se trouve de plus en plus accaparée par sa fonction, qui est mal indemnisée et qui se trouve de plus en plus exposée aux risques juridiques liés à l'exercice de sa fonction.
A cet égard, vous me permettrez de m'attarder tout particulièrement sur le problème, devenu lancinant, de la responsabilité pénale des élus locaux. Car le républicain que je suis éprouve un sentiment d'indignation à voir l'écharpe tricolore, que nous avons l'honneur de porter, devenir la " cible " systématique des plaideurs à la recherche d'un bouc émissaire.
Notre République possède, envers ses plus précieux serviteurs, le devoir de prendre des dispositions pour enrayer l'inquiétante hémorragie des vocations dont souffre notre démocratie locale.
Les chiffres du ministère de l'Intérieur se passent de commentaires : depuis les dernières élections municipales de 1995, 1.652 maires de ville de moins de 20.000 habitants ont démissionné de leur mandat.
Comment ne pas voir dans ce phénomène inédit, l'impact de l'insécurité juridique croissante à laquelle nous sommes soumis.
Nous sommes en train de devenir les victimes expiatoires d'une société de plus en plus caractérisée par la " judiciarisation " et la recherche obsessionnelle du " risque zéro ".
Sur cette question délicate de la responsabilité des maires, je tiens cependant à établir une distinction essentielle :
- lorsque la responsabilité pénale de l'élu est recherchée pour des infractions relatives à sa probité, la justice doit être impitoyable. Toute indulgence serait coupable car elle ferait le lit des extrémistes qui cherchent à saper les fondements de notre démocratie ;
- lorsqu'en revanche, la responsabilité pénale de l'élu est recherchée pour des infractions involontaires, en particulier des homicides ou blessures involontaires ou des atteintes à l'environnement, je considère qu'une nouvelle modification du code pénal est devenue indispensable. La loi de 1996, adoptée à l'initiative du Sénat, n'a manifestement, à ce jour, pas permis de modifier de façon substantielle la démarche des magistrats.
A cet égard, je tiens d'emblée à préciser que cette réforme future devra à tout prix éviter un écueil : celui d'accréditer l'idée, parmi nos concitoyens, que les élus veulent s'autoamnistier ou bénéficier d'une justice à deux vitesses.
A cette fin, je suggère deux pistes de réflexion :
- la première, qui a ma préférence, car elle est d'application générale, repose sur l'extension du champ d'application de la responsabilité pénale des personnes morales à toutes les activités des gestionnaires locaux, en particulier celles qui ressortent des pouvoirs de police, et sur une définition plus précise de la faute d'imprudence, qui est, jusqu'à présent, une notion très large et imprécise. Des spécialistes disent même que les juridictions ne retiennent que des " poussières de fautes ". C'est pourquoi je propose que, désormais, nul ne puisse être poursuivi pénalement, en matière d'imprudence, que s'il a commis une faute grave, une imprudence grossière, et non une simple erreur d'inattention ;
- la seconde piste, qui pourrait être envisagée, en cas d'impossibilité de mener à bien la réforme pénale que je viens d'expliciter, consisterait à limiter aux seuls élus locaux, dont on ne peut contester qu'ils exercent des fonctions spécifiques, l'exigence d'une faute grave.
Comme vous l'avez compris, mes chers collègues, l'objectif du Sénat est de formuler, dans les meilleurs délais, des propositions, raisonnables et efficaces, susceptibles de rendre l'espoir et de redonner l'enthousiasme aux élus locaux. Notre but est d'enrayer cette crise des vocations municipales, afin d'éviter que notre pays ne s'achemine vers une démocratie fantôme, c'est-à-dire une démocratie sans électeurs et sans élus...
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Au terme de mon intervention, je voudrais, mes chers collègues, mettre à profit cette tribune pour aborder un sujet, non pas susceptible de fâcher, mais délicat ... Il s'agit du projet de réforme du mode d'élection des sénateurs, qui comporte des incidences négatives sur le poids électoral des petites villes.
D'emblée, je tiens à vous dire, haut et fort, que je suis favorable à une représentation plus fidèle du milieu urbain au sein du collège électoral des sénateurs.
Bien plus, je ne vois que des avantages à un tel rééquilibrage entre les villes et les campagnes, si cet indispensable correctif préserve une représentation harmonieuse de toutes les collectivités locales.
En effet, je suis convaincu qu'une meilleure prise en compte de la réalité urbaine devrait permettre de purger, une fois pour toutes, cette querelle en représentativité, et donc en légitimité, qui est instruite, çà et là, à l'encontre du Sénat.
Ainsi lavé de tout soupçon, le bicamérisme, qui constitue un gage d'efficacité législative et une chance pour notre démocratie, pourra produire tous ses effets bénéfiques.
C'est à l'aulne de ces préoccupations qu'il nous faut juger les effets du projet gouvernemental qui repose sur un principe mathématique simple, de stricte proportionnalité démographique, exprimé par la règle : " un délégué sénatorial par tranche de 500 habitants ".
Mais toute idée, même séduisante, peut avoir des effets pervers. Tel me semble être le cas de ce projet de réforme dont l'application se traduira par une perte sensible du poids des petites villes dans le collège électoral des sénateurs. C'est ainsi, par exemple, qu'une ville de 11 000 habitants ne disposerait plus, si le projet de loi est adopté en l'état, que de 22 électeurs sénatoriaux au lieu de 33 dans le système actuel, soit une amputation d'un tiers de son influence électorale et de sa capacité à se faire entendre.
Cette diminutio capitis est contestable - c'est un euphémisme - pour au moins deux raisons :
- En premier lieu, parce que les petites villes jouent un rôle irremplaçable,
d'une part, de pôles structurants de notre aménagement du territoire et,
d'autre part, d'éléments essentiels du maillage du tissu social.
- En second lieu, parce que les petites villes sont appelées à un bel avenir, comme en témoigne le processus, perceptible de recensement en recensement, de reflux des populations qui quittent les grandes cités devenues inhumaines, pour élire domicile dans des villes à taille et à échelle humaine.
Qu'importe, pourrait-on être tenté de me dire, puisque cet accroissement démographique des petites villes se traduira mécaniquement, en application de la règle " 1 électeur sénatorial pour 500 habitants ", par une augmentation du nombre de leurs délégués sénatoriaux.
Certes, mais permettez-moi d'appeler votre attention sur le fait que la ville de 11 000 habitants - dont l'exemple illustre notre démonstration- devra voir sa population augmenter de moitié (soit de 5 000 habitants) et atteindre le seuil de 16 000 habitants, pour simplement retrouver le nombre d'électeurs sénatoriaux dont elle dispose actuellement, c'est-à-dire 33.
Le Gouvernement semble avoir pris conscience de cet inconvénient et l'on me dit qu'il serait prêt à abaisser la tranche de population qui donne droit à un électeur sénatorial, de 500 à 400 habitants.
J'en accepte l'augure, mais force m'est de constater que cette modification n'aurait pour effet, par rapport au projet initial, que de réduire la perte d'influence électorale des petites villes, sans pour autant la supprimer. En effet, notre ville fétiche de 11 000 habitants ne disposerait que de 28 électeurs au lieu des 33 auxquels elle a actuellement droit.
Je me permets donc de vous inciter à réfléchir sur le dispositif proposé par le Sénat. Il s'agirait de maintenir le système actuellement en vigueur pour les communes de moins de 9 000 habitants et, au-delà de ce seuil démographique, de prévoir qu'en plus de leurs conseillers municipaux, qui sont de droit délégués sénatoriaux, les villes disposeraient d'un délégué supplémentaire par tranche de 700 habitants.
Pour revenir, une dernière fois, à notre ville de 11 000 habitants, elle aurait droit, dans le système proposé par le Sénat, à 36 délégués au lieu de 33.
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Au-delà de ces deux problèmes particuliers (- l'engagement tous azimuts de la responsabilité pénale des maires et les incidences de la réforme du mode d'élection des sénateurs sur la représentation des petites villes -), je voudrais, en guise de conclusion, mes chers collègues, vous faire partager ma foi dans la décentralisation.
Cette réforme, relancée par Pierre Mauroy dans les années 1980, est à l'évidence positive comme en témoignent ses effets bénéfiques que plus personne ne conteste à l'exception de quelques jacobins nostalgiques. En effet, la GESTION de proximité constitue, tout à la fois, un facteur d'efficience de l'action publique et un vecteur de démocratisation de la vie publique.
Pourtant la décentralisation apparaît, aujourd'hui, comme inachevée et au milieu du gué : elle est à la recherche d'un second souffle.
C'est pourquoi je milite, depuis mon accession à la Présidence du Sénat, en faveur d'une relance de la décentralisation.
Cet acte II de la décentralisation, que j'appelle de mes voeux depuis plus d'un an, devrait, me semble-t-il, comporter notamment, une clarification et une extension des compétences des collectivités locales, et l'édiction d'un véritable statut de l'élu local, et une réforme de l'Etat.
Cette action, alliée à celle conduite par certaines associations d'élus, n'aura pas été vaine puisque, hier, à Toulouse, M. le Premier ministre, a admis que le temps était venu de " rénover la décentralisation ".
Je me félicite de cette prise de conscience et je peux vous dire que le Sénat, grand Conseil des collectivités territoriales de la République, continuera de prendre toute sa place dans la phase de réflexion collective qui va maintenant s'ouvrir avec la constitution de la commission Mauroy.
Notre démarche doit être consensuelle car plus que jamais la décentralisation apparaît comme une réponse pertinente au besoin d'enracinement et de participation exprimé par nos concitoyens et exacerbé par la mondialisation.
(Source http://www.senat.fr, le 18 octobre 1999)