Déclaration du gouvernement sur les orientations de la présidence française de l'Union européenne prononcée par M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, au Sénat le 30 mai 2000.

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Circonstance : Déclaration du gouvernement et débat sur les orientations de la présidence française de l'Union européenne au Sénat le 30 mai 2000

Texte intégral

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Monsieur le président,
Mesdames, messieurs les sénateurs,
Alors que la France présidera dans quelques semaines l'Union européenne, le Gouvernement a tenu à présenter au Parlement les enjeux, les lignes de force et les priorités de cette présidence française. Je le fais aujourd'hui au Sénat, au nom du Gouvernement. Ces priorités ont été élaborées collectivement par celui-ci, puis examinées et arrêtées avec le Président de la République.
Nous venons de célébrer les cinquante ans de la " déclaration Schuman ". Le traité de Paris sur la Communauté européenne du charbon et de l'acier, puis le traité de Rome, puis l'Acte unique, les traités de Maastricht et d'Amsterdam ont été, depuis cette déclaration, autant d'étapes dans la réalisation de l'idéal visionnaire d'une poignée d'hommes qui ont voulu, sur les leçons et dans les ruines du fascisme et de la guerre, sceller la réconciliation entre l'Allemagne et la France, établir la paix entre les nations d'Europe et bâtir, dans la prospérité, une communauté de destin.
Aujourd'hui, l'Europe est libre, l'Europe est en paix, l'Europe est unie. C'est un modèle d'intégration sans équivalent qu'elle offre au monde et dont bien des peuples, bien des pays essaient de s'inspirer et, au premier chef, les treize pays candidats qui aspirent à nous rejoindre au sein de l'Union.
Notre pays a été, de bout en bout, un des artisans majeurs de cette grande aventure collective. A l'heure des choix, au moment des difficultés, la France a toujours su faire avancer la construction européenne de façon pragmatique mais résolue, et c'est bien cet état d'esprit qui nous anime aujourd'hui.
Ce gouvernement y a également fortement contribué. En rapprochant l'Europe de ses citoyens, en faisant de l'Europe un espace de croissance économique mais aussi de cohésion sociale, en oeuvrant pour que l'Union européenne reprenne le contrôle du processus d'élargissement et qu'il soit procédé préalablement à une réforme institutionnelle, ce qui est indispensable, il a pris, au cours des trois dernières années, une large part aux nouvelles orientations qui ont été décidées.
Cette présidence arrive à un " moment décisif ", expression convenue mais parfaitement exacte aujourd'hui.
La fin de la division de l'Europe, il y a presque dix ans, a rendu possible mais aussi impératif le grand élargissement. A partir de là, des interrogations légitimes se sont fait jour quant au fonctionnement d'un ensemble qui comptera progressivement, vingt, vingt-cinq, peut-être trente membres, voire plus, interrogations quant à son avenir en tant qu'organisation politique, quant à sa capacité à peser sur les affaires du monde et, en fait, à sa capacité à fonctionner, à décider. Ce sont des interrogations justifiées.
Répondre à ce défi exige que, outre les nécessaires réformes institutionnelles, avec nos partenaires, nous redonnions du sens à la construction européenne, un sens qui paraît parfois se perdre et que le Gouvernement a souhaité réaffirmer notamment devant vous.
Mesdames, messieurs les sénateurs, vous le savez, l'Union européenne est une union de nations, une union librement et pleinement consentie par les peuples. Loin d'être la négation de la nation, l'Europe doit en être, selon nous, le prolongement et l'approfondissement. Le débat européen n'est pas une donnée externe au débat national, comme l'histoire politique récente en France nous l'a amplement montré. La France existe pleinement, mais ne peut plus être séparée de l'Europe. C'est vrai, d'ailleurs, maintenant, pour tous les Etats membres.
L'Europe, ce sont des cultures proches qui s'enrichissent mutuellement et où la démocratie et les libertés s'épanouissent.
Ce gouvernement met tout en oeuvre pour que l'Europe soit un espace de croissance, pour que l'Europe soit mise au service du plein emploi et de la cohésion sociale. L'Europe doit, dans cette perspective, reconquérir une prééminence technologique, favoriser la créativité, défendre ses intérêts collectifs dans la compétition mondiale - on sait à quel point elle est rude - et contribuer à une globalisation maîtrisée. L'Europe est, pour nous, un ensemble où les luttes sociales ont fait avancer la conquête de l'égalité et de la justice, et où la performance économique est indissociable du progrès social.
Voilà ce qu'est, pour nous, l'Europe.
La France souhaite conduire une présidence ambitieuse tout en s'inscrivant dans la continuité des travaux de l'Union européenne. A cet égard, je salue l'excellent travail accompli par la présidence portugaise, dont la tâche n'est pas encore terminée.
Dans cette perspective, le Gouvernement travaillera comme un organe politique collégial : je serai amené à présider le conseil des ministres dit " affaires générales ", et alors Pierre Moscovici y représentera la France. Mais parfois, souvent même, ce sera Pierre Moscovici qui le présidera. Cela étant, en plus de la tâche qui nous est impartie et compte tenu de nos fonctions, chacun de nos collègues ministres sera pleinement mobilisé pour assumer la responsabilité qui nous est confiée.
Trois axes guideront la présidence française, et je regrouperai selon ces trois axes l'ensemble des tâches qui nous attendent et des actions que nous voulons mener.
Nous voulons, d'abord, une Europe au service de la croissance et du plein emploi ; ensuite, une Europe plus proche des citoyens ; enfin, une Europe plus efficace et plus forte, sans quoi tout le reste serait vain.
Premier axe, donc : une Europe au service de la croissance et du plein emploi.
Comme nous nous y étions engagés devant les Français, nous avons mis ces questions au coeur de l'action européenne : à Amsterdam, avec la résolution sur le pacte de solidarité et de croissance ; à Luxembourg, avec la première réunion du Conseil européen consacrée à l'emploi ; à Cardiff, en mettant l'accent sur la réforme économique ; à Cologne, enfin, avec l'idée d'un Pacte européen pour l'emploi.
C'est dans le même eprit que nous soutenons l'action de la présidence portugaise. La conjugaison de nos efforts nous a permis de définir, lors du récent Conseil européen de Lisbonne, un objectif stratégique qui répond à celui que nous avons fixé pour notre propre pays : la reconquête du plein emploi à l'horizon de la décennie. Pour y parvenir, une croissance annuelle moyenne de 3 % a été acceptée comme référence commune par les Quinze.
Nous allons maintenant travailler à la mise en oeuvre des propositions concrètes adoptées à Lisbonne.
Notre première priorité sera l'adoption d'un " agenda social ". S'il faut, certes, satisfaire aux exigences de la compétition économique mondiale, nous n'entendons pas renoncer au modèle de société que nous avons construit depuis un demi-siècle. Aucun européen ne le souhaite.
Une Europe plus forte, plus compétitive, c'est aussi une Europe au service de la justice sociale. Je souhaite donc que le contenu de cet agenda soit ambitieux, avec une protection sociale élevée, un droit adapté aux évolutions de l'organisation du travail, une politique de l'emploi qui tienne compte des mutations de l'appareil industriel, ainsi que la lutte contre l'exclusion et contre toutes les formes de discrimination. A cette fin, nous définirons un programme de travail à l'horizon de cinq ans avec la Commission européenne et tous les acteurs concernés - gouvernements, Parlement européen, partenaires sociaux, milieux associatifs.
Notre deuxième priorité est le renforcement du pôle économique que nous avons contribué à instaurer, à côté du pôle monétaire représenté par la Banque centrale européenne.
L'euro a contribué fortement à notre stratégie collective de croissance et d'emploi. L'euro a, jusqu'à présent, d'autant mieux joué ce rôle qu'il repose sur des fondements qui sont et qui restent solides : la croissance économique de la zone euro s'accélère ; les pressions inflationnistes sont contenues ; les transactions courantes sont en excédent et le pouvoir d'achat des citoyens européens est garanti.
L'euro a mis l'Europe à l'abri des désordres monétaires en jouant le rôle de " bouclier " qu'on attendait de lui. C'est pourquoi sa situation actuelle n'est pas représentative de ces atouts majeurs et du fort potentiel de croissance de la zone. Nous devons donc renforcer le rôle de l'euro 11 et veiller à la coordination de nos politiques éonomiques au-delà de ce qui se fait déjà, afin d'assurer une meilleure visibilité de la politique économique de la zone euro et de l'autorité, naturellement politique, qui doit la piloter.
Le Premier ministre, le ministre de l'économie et des finances et moi-même l'avons dit à plusieurs reprises il y a quelques jours, nous prendrons des initiatives concrètes sous notre présidence.
Nous nous efforcerons également, malgré des réticences que nous connaissons bien, malheureusement, de faire avancer l'harmonisation fiscale, nécessaire au bon fonctionnement du marché unique et à la lutte contre la concurrence déloyale. L'Europe doit aussi mettre en oeuvre pour elle-même, et proposer plus largement pour le monde, de nouvelles régulations économiques, et, pour cela, hâter l'organisation de la scène financière internationale, à travers, notamment, l'adoption de la directive sur le blanchiment des capitaux, en soutien de l'action menée par le G7.
Nous poursuivrons la lutte contre la criminalité organisée en favorisant le rapprochement des dispositions juridiques relatives au dépistage et à la confiscation d'avoirs d'origine criminelle ou provenant de centres off-shore. D'ailleurs, depuis les décisions rigoureuses prises au sein du G7 sur ce sujet, on voit enfin apparaître, sur ce sujet, de véritables informations et s'exprimer une vraie volonté politique que l'Europe devra relayer avec toute son énergie.
Notre troisième priorité est de placer l'Europe à la pointe de la société de l'information.
Pour nourrir sa croissance et retrouver le plein emploi durablement, l'Europe doit s'affirmer comme le continent de l'innovation. Nous soutiendrons la création d'entreprises innovantes grâce au capital-risque. Au profit de la compétitivité de nos entreprises, nous encouragerons l'Internet de deuxième génération ainsi que les contenus et les services européens. Nous nous efforcerons de faire progresser l'adaptation du cadre réglementaire européen aux exigences de la société de l'information.
Dans le même temps, il est important de préserver la cohésion sociale face à la menace de ce que certains appellent la " fracture numérique " : tous ces bouleversements technologiques comportent des potentialités considérables, mais aussi le risque de voir les sociétés éclater entre ceux " qui suivent " et ceux " qui ne suivent pas ".
Nous progresserons vers l'objectif, fixé à Lisbonne, d'un raccordement de toutes les écoles à l'Internet d'ici à la fin de 2001.
Notre quatrième priorité sera la construction d'un véritable espace européen de la connaissance.
C'est, en effet, par l'éducation que les jeunes Européens acquerront les références culturelles communes indispensables à l'émergence d'une citoyenneté et d'une Europe politiques. L'Europe, dans sa diversité, est forte de son système éducatif comme de sa recherche fondamentale et appliquée.
Elle dispose ainsi d'atouts décisifs dans la compétition économique et dans la compétition internationale, en matière de formation. Mais nous devons encore améliorer les échanges et la confrontation des idées, des pratiques et des techniques. C'est pourquoi il reviendra à notre présidence de définir une démarche permettant de lever les obstacles qui demeurent encore à la mobilité des étudiants, à celle des enseignants et à celle des chercheurs en Europe. Il est d'ailleurs stupéfiant que ces obstacles subsistent encore après tant d'années. Nous avons donc l'intention de nous y attaquer. L'objectif pourrait être de multiplier par dix, en cinq ans, le nombre d'étudiants en mobilité.
Les priorités que je viens d'évoquer se traduiront par des programmes de travail dont la mise en oeuvre dépassera naturellement le second semestre 2000, mais elles amplifieront la réorientation de l'Europe vers la croissance et l'emploi.
(http://www.sénat.fr le 30 mai 2000)
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J'en viens au deuxième axe de notre présidence : une Europe plus proche des citoyens, c'est-à-dire une Europe qui réponde mieux à leurs préoccupations concrètes ou d'une façon qu'ils perçoivent mieux.
Au premier rang de ces préoccupations figurent sans aucun doute aujourd'hui la santé publique et la protection des consommateurs. Nous avons tous à l'esprit, en particulier, le dossier de la " vache folle ". Le Gouvernement français souhaite pouvoir jeter les fondations d'une " autorité alimentaire européenne indépendante ", telle que la Commission européenne l'a préconisée dans son Livre blanc sur la sécurité des aliments.
La France cherchera aussi à faire progresser la réflexion sur le principe de précaution, qui est étroitement lié à cette question en s'appuyant, en particulier, sur les travaux que nous avons menés à l'échelon national. Elle s'attachera à ce que des mesures concrètes soient adoptées pour renforcer l'étiquetage des organismes génétiquement modifiés et la traçabilité des filières.
Une autre préoccupation majeure des citoyens est l'accès de tous à des services publics de qualité, respectant pleinement les impératifs de continuité, de fiabilité et d'égalité. La présidence française sera donc l'occasion de mener un travail de réflexion sur l'importance des services d'intérêt général en Europe.
Dans le domaine de l'environnement, la présidence française s'efforcera de faire progresser la lutte contre l'effet de serre lors de la conférence de La Haye de novembre 2000 et de faire franchir à l'Europe une étape déterminante dans la mise en oeuvre du protocole de Kyoto visant à lutter contre l'effet de serre. La conférence préparatoire, qui se tiendra à Lyon, en juillet prochain, constituera, à cet égard, une échéance importante.
Comme vous le savez, la France a été le premier pays européen à avoir adopté un programme national de lutte contre l'effet de serre. D'ailleurs, l'effort qui lui a été demandé a été le moins important. En effet, en raison de la part de l'électronucléaire dans notre production d'énergie, nous contribuons moins que les autres pays à cet effet de serre. Notre pays est, au reste, à peu près le seul de tous ceux qui se sont engagés à Kyoto à avoir atteint ses objectifs et donc respecté ses engagements.
Pour ce qui concerne la sécurité dans les transports, je souhaite - le Premier ministre l'avait annoncé après le naufrage de l'Erika - que notre présidence permette l'adoption d'un ensemble cohérent et concret de mesures visant à l'amélioration de la sécurité du transport maritime. Nous viserons aussi des progrès effectifs dans l'harmonisation des temps de travail dans le transport routier.
La maîtrise de la politique d'immigration et du droit d'asile intéresse également légitimement nos concitoyens. Elle justifie qu'une action concertée soit entreprise à l'échelle européenne. Des orientations importantes ont été décidées en octobre 1999, lors du Conseil européen spécial qui s'est tenu à Tampere, en Finlande. La présidence française en engagera la mise en oeuvre pour ce qui concerne, en particulier, la délivrance des titres de séjour de longue durée, l'harmonisation des conditions d'accueil et le renforcement de la lutte contre l'immigration irrégulière.
Quant à la réalisation d'un espace judiciaire européen, la multiplication des cas difficiles concernant, par exemple, les enfants de couples binationaux divorcés, appelle l'adoption, sous notre présidence, de mesures visant, notamment, à la reconnaissance mutuelle des jugements et des décisions judiciaires. Cette reconnaissance mutuelle sera également importante pour nos entreprises. Plus largement, nous devrons aussi progresser vers la création d'un réseau judiciaire européen. L'affaire Rezala a montré l'importance qui s'attache à marquer des avancées en matière pénale.
M. Robert Badinter. Très bien !
M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères. Dans le domaine du sport, nous souhaitons que le second semestre 2000 soit l'occasion de renforcer l'efficacité de l'action européenne contre le dopage.
Par ailleurs, une déclaration pourrait être adoptée au Conseil européen de Nice pour affirmer, dans le droit communautaire, la spécificité et le rôle social de ce secteur.
Enfin, nous devons préparer les Français - et les Européens membres de l'euro 11 - à la mise en circulation de l'euro. Certes, le passage pratique à l'euro relève d'abord de la responsabilité des Etats et des gouvernements - nous y veillerons pour ce qui nous concerne - mais nous devrons, sans attendre, accorder, à l'échelon communautaire, une attention particulière à la préparation de cette échéance qui sera, pour le grand public européen, le vrai moment de l'adoption de l'euro.
Nous devrons mettre en place un échange plus étroit d'informations et une meilleure coordination entre les Etats membres, afin de préparer, concrètement, l'introduction, en janvier 2002, des billets et des pièces en euro.
Répondre aux préoccupations des Européens, mesdames, messieurs les sénateurs, c'est aussi veiller à ce que leur sécurité collective, à l'échelle du continent européen, soit assurée.
Notre présidence sera, à cet égard, l'occasion de confirmer la perspective historique que nous avons ouverte depuis près de deux ans avec l'ébauche d'une Europe de la défense.
Pendant cette période, des progrès vraiment décisifs ont été accomplis. La France a joué un rôle essentiel, comme la Grande-Bretagne, de son côté. Ces progrès ont permis de rendre crédible un projet que nul n'osait évoquer encore récemment dans les enceintes européennes. Notre présidence s'attachera à préparer le passage aux structures définitives de cette Europe de la défense, sujet que le Président de la République a évoqué ce matin.
Grâce au rapprochement de ses forces armées, il faut que l'Europe, fidèle à son attachement à la paix et au respect du droit international, puisse assurer sa sécurité et participer également à la prévention des conflits à travers le monde. Le déploiement réussi de l'Eurocorps au Kosovo en est une étape. Il nous faudra être capables d'aller plus loin. C'est à cela que nous travaillons en permanence, en étroite coordination avec nos partenaires et en ayant comme objectif de franchir de nouvelles étapes au cours de ce second semestre 2000 pendant lequel nous exercerons la présidence.
Mesdames, messieurs les sénateurs, les priorités importantes que j'ai évoquées, le progrès du modèle social européen, l'assurance d'une Europe qui soit au service de tous ses citoyens et ressentie comme telle, tout cela n'a se sens que si l'Union européenne fonctionne, fonctionne mieux même, mais de toute façon fonctionne, ce qui m'amène à mon dernier thème.
Nous voulons, en effet, une Europe plus efficace et plus forte, et nous y consacrerons toute notre énergie pendant notre présidence.
Déjà, aujourd'hui, on constate que les institutions européennes ont plus de mal à opérer, pour un certain nombre de raisons dont la première tient au nombre : institutions conçues à six, elles se sont adaptées plus ou moins bien à chaque élargissement - il y en a déjà eu plusieurs - mais, on le voit bien aujourd'hui, elles ont des difficultés. Elles se sont adaptées également, difficilement, à certaines modifications des traités et des mécanismes qui, tout en perfectionnant, parfois alourdissent les choses.
Cette prise de conscience intervient alors même que nous sommes avant ce que j'appelais tout à l'heure le grand élargissement et chacun en Europe perçoit bien que cela n'a pas de rapport, que c'est d'une autre nature que les élargissements qui nous avaient fait passer de six à neuf, de neuf à dix, de dix à douze, voire de douze à quinze, même si c'est à partir de ce moment-là que sont apparus certains dysfonctionnements.
Donc, cette grande perspective de l'élargissement environne toutes les décisions et toutes les réflexions européennes depuis la chute du mur, c'est-à-dire depuis une dizaine d'années environ. C'est par rapport à elle que nous avons finalement, après beaucoup de discussions entre membres de l'Union européenne, apporté une réponse à Helsinki, lors du Conseil européen de décembre, réponse qui, je crois, est rationnelle et logique, et qui répond autant qu'il est possible à l'insistance française pour mieux maîtriser l'élargissement, pour le réussir et faire en sorte qu'il se fasse non pas en affaiblissant l'Europe, à la construction de laquelle nous avons consacré des décennies, mais en la renforçant.
Cette question de l'élargissement sera l'une de nos responsabilités essentielles pendant notre présidence et, à cet égard, nous aurons à coeur d'inciter la Commission à entrer dans l'essentiel de la négociation. Jusqu'à présent ce qui a été fait dans ce domaine est une sorte de travail préparatoire, qui a consisté à regarder les chapitres dans lesquels se posaitent des problèmes et ceux dans lesquels il ne s'en posait pas. Il faut maintenant, dans ceux où des problèmes se posent, que la vraie négociation s'engage, y compris sur les aspects les plus difficiles. Les pays candidats le demandent.
C'est important par rapport à leur opinion publique, mais cela est aussi conforme à nos intérêts. Puisque nous voulons réussir l'élargissement, nous avons intérêt à savoir le plus vite possible où se posent des problèmes, comment nous pourrons les surmonter et selon quel calendrier. Celui-ci n'est pas fixé à l'avance puisque, à Helsinki, nous avons sagement écarté l'idée de fixer arbitrairement des dates pour l'entrée de tel ou tel pays. Nous avons simplement fixé une date afin d'être prêts nous-mêmes pour accueillir ceux qui seraient prêts à entrer, mais il faut une perspective pour avoir une idée du temps qui est encore nécessaire au cas pas cas, pays par pays, sujet par sujet, pour boucler complètement cette négociation.
Tout cela nous amène à la même conclusion : il faut que cette Europe fonctionne mieux et puisse encore fonctionner demain après les différents élargissements qui nous conduiront à ce grand élargissement. Cela suppose des mécanismes de décision clairs, compréhensibles et, surtout, efficaces. C'est une condition préalable avant d'aborder tous les autres sujets que j'ai évoqués depuis le début de mon propos. En effet, si cette Europe excessivement élargie n'était plus en mesure de prendre les décisions nécessaires, à quoi servirait-il d'avoir des programmes de plus en plus ambitieux dans tous les domaines ?
Vous le comprenez bien, je vais en venir, à propos de ce cap politique de la présidence française, à la question de la conférence intergouvernementale. Auparavant, je dirai un mot de la charte européenne des droits fondamentaux. A l'origine, il s'agissait d'une proposition allemande, acceptée par les autres partenaires et sur laquelle nous travaillons pour donner une forme compréhensible par tous à cette communauté de valeurs qu'est de plus en plus l'Europe d'aujourd'hui.
Les travaux d'élaboration de cette charte sont en cours. Le Parlement européen, les parlements nationaux, les gouvernements et des experts y participent activement. A la fin de notre présidence, entre le Conseil européen de Biarritz qui se tiendra en octobre et le Conseil européen de Nice qui aura lieu en décembre, nous verrons quel statut exact nous pouvons donner à cette charte.
Nous nous orienterons vraisemblablement vers un statut politique, sans qu'il soit pour autant exclu de donner à cette charte une force juridique dans les traités, mais c'est un débat dont on voit aujourd'hui qu'il ne peut pas être conclu de façon consensuelle entre les différents pays européens qui n'ont pas la même approche sur le sujet. Cela ne doit pas nous empêcher de négocier pour le moment le texte politique le plus fort possible, visant à rendre les institutions européennes plus sensibles aux préoccupations des Européens dans les domaines de la liberté, de la justice, de la croissance, de l'emploi, de la santé, de la sécurité, de l'égalité des chances et de l'environnement. Et par étape - cette étape politique peut un jour permettre d'aller plus loin, jusque dans les traités - cette charte trouvera sa place dans la conscience politique des Européens.
Mais le second semestre 2000 - et ce seront mes dernières remarques - constituera un moment décisif pour la réforme des institutions de l'Union européenne.
Vous vous rappelez que, après l'échec d'Amsterdam, il ne s'était trouvé en Europe que trois pays - la France, la Belgique et l'Italie - pour réclamer une réforme des institutions avant tout prochain élargissement. Après, la prise de conscience de ce que représente l'élargissement a amené les pays, les uns après les autres, à se rallier à cette idée. Ensuite, nous avons décidé ensemble d'ouvrir une nouvelle conférence intergouvernementale pour cette réforme ; c'est celle-là qui a été lancée par nos amis portugais au mois de février et qui a commencé ses travaux, lesquels portent d'ailleurs jusqu'à présent surtout sur les questions de la majorité qualifiée.
Nous allons donc prendre cette présidence de la CIG en même temps que nous prendrons la présidence de l'Union européenne début juillet. Vous avez tous à l'esprit que cette conférence intergouvernementale a comme programme prioritaire de régler trois questions qui ne l'ont pas été à Amsterdam. Il s'agit de questions très importantes, dont on parle parfois en disant que ce sont des " reliquats ", mais ce terme conduit à sous-estimer l'importance du sujet ; on l'a bien vu à la difficulté des premiers échanges qui ont lieu sous présidence portugaise.
Je rappelle ces trois questions rapidement, car chacun les connaît : rendre à la Commission une taille et une organisation susceptibles de lui permettre d'assumer son rôle d'impulsion - se pose donc là un problème de nombre, un problème de répartition et, éventuellement, un problème de hiérarchisation ; généraliser, à quelques exceptions près, le champ du vote à la majorité qualifiée dans les domaines communautaires pour éviter la paralysie - là aussi, le travail méthodique a commencé pour voir dans quels domaines tel ou tel pays est prêt à élargir ce vote à la majorité qualifiée, mais, pour le moment, les disponibilités des uns ne correspondent pas aux disponibilités des autres et nous ne sommes donc pas encore au bout de nos peines ; enfin - mais toutes ces questions sont étroitement liées - rendre plus fidèle aux réalités démographiques le poids relatif de chaque Etat membre dans les décisions prises par le Conseil de l'Union. Aujourd'hui, si l'écart est de un à deux cents dans les populations des pays membres de l'Union, l'écart est de un à cinq dans les droits de vote.
Je n'oublie pas, bien évidemment, des réformes qui, bien qu'elles ne relèvent pas des traités, n'en sont pas moins très importantes : elles concernent, pour l'essentiel, l'organisation et les méthodes de travail de la Commission et du Conseil, qu'il s'agisse du Conseil européen ou du Conseil " affaires générales ", ainsi que de tous les autres conseils qui en procèdent. Il nous faut, en particulier, un Conseil européen mieux structuré, à même d'exercer une meilleure coordination des activités de l'Union et assumant l'ensemble de ses prérogatives par rapport à celles de la Commission européenne et du Parlement européen, qui doivent eux-mêmes se réformer et s'améliorer.
Nous ferons donc tout ce qui dépendra de nous pour conclure par un vrai résultat - car nous ne sommes pas prêts non plus d'accepter à Nice n'importe quel résultat sous prétexte que nous exerçons la présidence de l'Union, nous voulons un vrai résultat - la négociation engagée par nos amis portugais sur ces réformes strictement indispensables au fonctionnement de l'Union.
Dans ces réformes indispensables, j'inclus naturellement, en plus des trois sujets non traités à Amsterdam ou non réglés, les " coopérations renforcées ". On sait que, par ces termes, on désigne un mécanisme qui permet à quelques Etats d'aller plus loin, plus vite que d'autres, de traiter un sujet qui n'intéresse pas l'ensemble des Etats membres.
On sait aussi que beaucoup de choses se sont produites de cette façon dans l'histoire de l'Europe, même si ce n'était pas à proprement parler en application des traités. C'est ainsi que l'Union économique et monétaire a été lancée. C'est également ainsi que Schengen a été lancé. On pourrait même dire que Airbus ou Ariane sont, sur le plan industriel, des sortes de coopérations renforcées, à une époque où le concept n'existait pas et ne figurait donc pas dans les textes. Aujourd'hui, ce mécanisme existe dans le traité d'Amsterdam, mais il est subordonné à tellement de conditions quant au déclenchement, aux sujets et aux participants, il est assorti de tant de droits de veto par ceux qui seraient défavorables à cette procédure que, en réalité, il est inutilisable.
Nous estimons que l'un des objectifs de la conférence intergouvernementale par rapport à l'avenir - cela correspond aussi bien à des besoins pragmatiques qu'à des visions plus ambitieuses à plus long terme sur l'Europe - c'est l'assouplissement des coopérations renforcées.
Depuis cette prise de conscience qu'ont provoquée les décisions d'Helsinki sur l'ouverture de la négociation avec six autres pays, à laquelle s'ajoute l'enregistrement, mais sans ouverture de la négociation, de la candidature turque, des réflexions de plus en plus nombreuses se développent en Europe sur l'avenir à long terme de notre Union. Comment éviter la dilution ou la paralysie d'une Union très élargie ? Comment poursuivre le projet européen malgré tout ?
Surtout, à partir de cette réalité, des idées très variées sont avancées, qui se regroupent en deux familles principales : des idées très pragmatiques et des idées plus fédéralistes. Les réformes des différentes institutions qui sont proposées, dont je ne reprends pas la liste, s'apparentent plutôt à une approche ou à l'autre. L'approche à long terme, fédéraliste, s'est traduite par des propositions de constitution d'une avant-garde de quelques pays, d'une fédération d'Etats-nations, d'un noyau dur, caractérisé par un surcroît d'intégration. Ces derniers temps, dans ce débat très utile, on a vu être mise en avant l'idée d'une Constitution européenne qui serait l'occasion de redéfinir et de clarifier les compétences et les modes d'action entre l'Union et les Etats membres. Le ministre allemand des affaires étrangères, M. Joschka Fischer, a appelé dans un discours récent à la constitution à terme d'une fédération européenne composée d'Etats-nations, sous une forme à préciser.
Je voudrais dire que ces réflexions, comme le large dialogue démocratique qu'elles expriment ou qu'elles suscitent en réponse, sont légitimes. Elles sont utiles. Elles doivent être poursuivies très activement jusqu'à ce qu'elles convergent et puissent déboucher. Nous devons y participer : nous le faisons, nous le ferons. Nous ne devons pas pour autant nous dérober à nos responsabilités immédiates qui sont d'abord et avant tout de faire réussir cette conférence intergouvernementale, en tout cas de faire tout ce qui dépend de nous pour cela. Compte tenu des rapports personnels que j'entretiens avec M. Joschka Fischer et des discussions nombreuses que nous avons, même s'il a ses idées et si, moi, j'ai les miennes, je sais que lui-même, nos amis allemands et les autorités allemandes, comme nos autres partenaires européens, attendent de nous dans cette période, que nous fassions tout ce que nous pouvons pour faire réussir cette conférence intergouvernementale.
Il ne faut pas opposer ce travail, qui est notre responsabilité immédiate, et le très légitime débat sur l'Europe à plus long terme. En effet, si nous ne pouvions pas conclure une conférence intergouvernementale par un résultat satisfaisant, à quoi servirait-il de débattre et, éventuellement, de nous opposer les uns aux autres en Europe sur ce que pourrait devenir cette Europe assez longtemps après ? Il faut commencer par ce qui est notre responsabilité d'aujourd'hui, en ayant simplement à l'esprit, quand nous traiterons des trois sujets d'Amsterdam et des coopérations renforcées, les potentiels possibles de développement et ces différentes hypothèses, qui doivent répondre, pour nous Français, à une constante : poursuivre le projet de construction d'une Europe forte. C'est cela qui doit finalement résumer nos prises de position sur chacun de ces sujets.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, refonder l'architecture institutionnelle de l'Europe pour lui permettre de retrouver sa cohérence, de renforcer son rayonnement, lui conférer une volonté politique, contribuer à en faire un espace de croissance et de plein emploi, tels sont, en résumé, les objectifs auxquels nous voulons, au cours de notre présidence, travailler avec détermination, en étroite association avec vous.
L'Europe reste une grande promesse pour cette grande et vieille nation qu'est la France. Avec elle, notre pays se donne des atouts pour se projeter vers le monde, pour défendre ses intérêts, pour faire vivre les valeurs qui fondent son identité et qui sont partagées.
La présidence à venir nous offre une grande chance : montrer que notre pays est demeuré fidèle à sa vocation de bâtisseur, à son ambition de contribuer à l'édification d'une Europe plus unie et plus forte. Nous avons su, voilà cinquante ans, être des pionniers courageux et inventifs. Sachons aujourd'hui réunir la famille européenne autour de quelques grandes priorités pour lui donner les moyens d'être un des acteurs majeurs du xxie siècle, en préservant cette combinaison - unique - de souverainetés partagées et d'identités respectées qui fait l'originalité de l'aventure européenne et qui le restera.
(http://www.sénat.fr le 30 mai 2000)