Déclaration de Mme. Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, sur les droits des enfants, la lutte contre la pauvreté, la réforme du droit de la famille, notamment le droit à la protection et à l'expression, Paris le 18 novembre 1999.

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Circonstance : Journée des droits de l'enfant à Paris le 18 novembre 1999

Texte intégral

Une société se juge à la façon dont elle traite l'enfant, le faible ou le handicapé, les personnes très âgées ou les plus démunies . Or, aujourd'hui, nous savons que, partout dans le monde, des enfants sont battus, violés, exploités, victimes innocentes ou acteurs de conflits qui les dépassent.
Même ici dans notre pays en France, trop d'enfants souffrent encore de la misère ou de la violence des adultes.
Et pourtant, à deux exceptions près, tous les pays du monde ont ratifié la convention internationale des Droits de l'enfant (CIDE) qui a cette année 10 ans. Seuls les Etats-Unis et la Somalie ne se sont pas encore joints à ce concert presque unanime des nations. Si l'on peut plus facilement comprendre le second, le refus du premier est peu admissible. Certes, ils existent des conflits entre le Président démocrate et la majorité républicaine du congrès mais cela n'explique pas tout. On sait que la plus " grande puissance " du monde applique encore la peine de mort à des enfants et que cette peine de mort peut même dans un Etat américain être désormais appliquée dès l'âge de 11 ans.
D'autres pays se sont contentés " d'apposer leur nom au bas d'un parchemin ". Ils ont signé la Convention mais ne l'appliquent guère : et je ne peux m'empêcher, là, de penser aux petites filles qui travaillent en Inde, aux petits orphelins de Roumanie, aux enfants qui meurent de faim au Soudan et à tous ces enfants victimes de la guerre, au Kosovo ou aujourd'hui en Tchétchénie. Et que dire de ces enfants soldats dont les images bouleversantes sont dans toutes nos têtes.
Ces drames ne doivent pas pour autant nous faire oublier que la Convention internationale des Droits de l'enfant a constitué un Formidable pas en avant. Elle est encore très jeune. Il nous faut donc d'abord la faire mieux connaître partout à travers le monde de la faire appliquer sur toute la planète.
La convention de New York doit être un guide pour nous permettre de remplir notre premier devoir à l'égard des enfants : leur garantir le droit à l'enfance, c'est-à-dire le droit de grandir dans l'insouciance et la joie de vivre, dans un climat de " bonheur, d'amour et de compréhension " pour reprendre le préambule de la Convention. Elle nous montre aussi la voie pour que les enfants d'aujourd'hui soient les citoyens de demain.
Sans prétendre que la France est irréprochable - car tel n'est pas le cas - je crois néanmoins que notre pays n'a pas à rougir et peut être donné en exemple. Si besoin était le rapport que je viens de remettre au Parlement sur l'application de la Convention en France (qui vous a été distribué ce matin) serait là pour prouver les progrès que nous avons accomplis ces dernières années et j'ajouterai que, depuis deux ans, nous n'avons pas ménagé nos efforts pour améliorer encore plus le sort des enfants de France. N'oublions pas le rôle majeur joué par les associations depuis toujours dans notre pays sur ces questions. La situation des enfants leur doit beaucoup.

I- Droit à la survie et au développement (article 6)
Agir en France pour les Droits de l'enfant, c'est bien sûr d'abord agir sur les situations de pauvreté tant il est insupportable que, dans un pays riche comme le nôtre, des enfants n'aient pas droit à une enfance heureuse pour des motifs économiques, qu'ils n'aient pas de toit stable, qu'ils vivent en squats ou en logement insalubre, qu'ils aient des problèmes pour se soigner, qu'ils connaissent des carences alimentaires ou qu'ils ne puissent pas partir en vacances.
C'est pourquoi nous avons fait de la lutte contre les exclusions un des axes majeurs de l'action gouvernementale. Cette politique passe bien sûr d'abord pour la lutte contre le chômage : les deux lois sur les 35 heures, les " emplois-jeunes " mais aussi toute la politique économique et fiscale qui favorise la reprise de la croissance nous permettent aujourd'hui de voir l'avenir de façon plus optimiste. Elle passe aussi, bien sûr, par la mise en uvre du programme et de la loi de prévention et de lutte contre les exclusions.
Certains commencent à dire que cette loi serait mal appliquée. J'ai envie de leur dire qu'ils font injure à tous ceux qui, sur le terrain, se démènent pour la faire vivre. Je rappelle régulièrement aux services de l'Etat que, chaque jour qui passe, ils doivent encore plus se mobiliser pour mettre en uvre cette loi afin que la misère recule enfin dans notre pays. Jamais un programme d'une telle ampleur n'a été mis en uvre. Il faut du temps pour qu'il se traduise concrètement dans la vie quotidienne de nos concitoyens les plus défavorisés. Je comprends que l'importance des attentes et des difficultés se traduisent par de l'impatience à voir appliquer pleinement les dispositions de la loi. Le Conseil national de lutte contre les exclusions fait des bilans périodiques et nous rendrons public dans quelques mois un premier bilan global. Des réformes importantes sont déjà en place :
- augmentation des minima sociaux, des aides au logement, de l'allocation de rentrée scolaire,
- réforme de l'expulsion, des coupures d'eau, de gaz et d'électricité,
- programme nouveau d'insertion vers l'emploi,
- et à partir du 1er janvier 2000, mise en place de la couverture maladie universelle qui permettra à 6 millions de personnes dont beaucoup d'enfants de bénéficier d'un accès aux soins gratuits.
Et, le cas échéant, nous prendrons les mesures complémentaires qui s'avéreraient nécessaires.
La loi " exclusions " comporte d'ailleurs un certain nombre de dispositions qui concernent directement les enfants et inscrivent dans notre droit des dispositions de la Convention. J'y reviendrais.
Au-delà du droit à la survie et de l'assurance d'un minimum de conditions matérielles, le droit à un développement harmonieux pour un enfant, c'est aussi le droit de vivre en famille et aussi souvent que possible le droit de garder des liens avec ses deux parents.

II- Droit de vivre avec ses deux parents (article 9)
Cela signifie que lorsque les autorités administratives et judiciaires doivent décider de séparer un enfant de sa famille, c'est, plus que partout ailleurs, le seul intérêt supérieur de l'enfant tel que défini à l'article 3 de la Convention qui doit les guider dans leur décision.
C'est avec ce souci que j'ai particulièrement veillé à ce que des dispositions spécifiques soient adoptées dans le cadre de la loi " exclusions " afin de renforcer le droit de maintenir des liens avec sa famille pour l'enfant pour lequel le placement est inévitable.
Aujourd'hui, de nouveau alertée par le mouvement associatif, je pense qu'il faut aller plus loin. En effet, la " judiciarisation " des procédures de protection de l'enfance ne me paraît pas une bonne chose en soi. Certes, elle est la conséquence de l'amélioration de notre arsenal législatif pour protéger l'enfance maltraitée mais pas seulement. Des enfants signalés en risque le sont souvent pour de strictes raisons familiales et culturelles. Pire, les mesures d'aide éducative dans le milieu familial sont en train de suivre la même voie ; elles sont elles-mêmes de plus en plus décidées par le juge. Elles sont donc plus tardives que les mesures administratives. Et il n'est pas surprenant alors que, faute de mesures prises en temps utiles, la situation des familles se dégrade et que le placement soit souvent la seule mesure crédible pour le juge.
Cette évolution parallèle à la montée de la précarité des familles conduit inéluctablement à ce qu'un certain nombre de placements soient motivés par des raisons purement économiques. Cela n'est pas tolérable. Nous savons tous ici que la maltraitance n'est pas l'apanage des familles pauvres et qu'une famille pauvre peut transmettre à un enfant tout l'amour dont il a besoin pour grandir. C'est pourquoi je souhaite, en accord avec ma collègue Elisabeth GUIGOU, qu'une mission conjointe " justice-affaires sociales " analyse rapidement les motivations réelles des décisions de placement tant administratif que judiciaire et les raisons de l'échec d'une partie substantielle des mesures d'AEMO (action éducative en milieu ouvert).
Contrairement à beaucoup d'idées reçues, la famille qu'elle soit riche ou pauvre, est, au sein de la société, l'élément qui a le mieux résisté au cours des vingt dernières années. Et ce sont les solidarités familiales qui assurent encore les meilleures protections.
Une seule illustration : parmi les gens les plus désocialisés, ceux qui vivent à la rue ou dans des structures d'hébergement d'urgence, une grande majorité n'a pas eu la chance d'avoir une famille.
Il nous faut donc tout faire pour préserver ces liens familiaux et éviter leur dégradation. Je crois, à cet égard, que les réseaux de " parentalité " que nous mettons en place depuis le début de l'année, sous l'impulsion de la délégation interministérielle à la famille, sont un outil essentiel. Partant d'expériences de terrain, nous avons souhaité faciliter le développement de structures qui peuvent être aux côtés des familles pour les aider à se rencontrer et le cas échéant à prendre contact avec des professionnels. Les réseaux de " parentalité " ont donc avant tout un rôle préventif. Ils doivent permettre à nombre de familles de s'appuyer sur les expériences des autres pour faire face à leurs difficultés, être accompagnées et conseillées par des professionnels et éviter ainsi des tensions plus grandes, voire des situations de conflits.
Le droit à la parentalité, c'est aussi dans notre société, faire face à l'évolution du droit de la famille. Qu'y a-t-il de plus dramatique pour un enfant que de voir les deux êtres qu'il aime le plus au monde se déchirer et se séparer ? Qu'y a-t-il de plus normal que, dans ces moments-là, il soit entendu avant que l'on ne décide du parent à qui il va être confié et de l'endroit où il va vivre. Des progrès importants ont été réalisés et les juges aux affaires familiales consultent de plus en plus souvent les enfants avant de prendre leur décision mais nombre d'associations regrettent que la parole des plus petits ne soit pas mieux entendue. Nous avons encore à progresser en la matière.
Comme vous le savez, Elisabeth GUIGOU a engagé une réforme sur le droit de la famille. Plusieurs rapports ont été réalisés en ce domaine. Avant la fin de l'an 2000, toutes les conséquences au niveau du droit devront en être tirées et les inégalités les plus scandaleuses pour les enfants devront être rectifiées. Je pense notamment à l'égalité successorale entre enfants légitimes naturels et adultérins afin que les enfants ne payent plus les conséquences des circonstances dans lesquelles ils ont été conçus. Nous devons aussi réfléchir au droit pour un enfant de connaître ses parents et de la retrouver.

III- Le droit à la protection
Grandir dans un climat qui permette un développement harmonieux, c'est aussi bien sûr être protégé et trouver de l'aide quels que soient la violence, les menaces ou les dangers qui pèsent sur vous. Particulièrement vulnérable, l'enfant a besoin d'une protection renforcée. La Convention consacre de nombreux articles à cette protection.
Nos enfants ont la chance de grandir dans un pays où les actes de maltraitance sont particulièrement condamnés mais il demeure encore trop d'enfants confrontés à ces situations dont on n'ose pas toujours parler.
J'ai fait de la lutte contre les maltraitances en institution une de mes priorités car je considère qu'en ce domaine, l'Etat doit montrer l'exemple. Le 24 septembre dernier, Dominique GILLOT a fait un premier bilan de la circulaire que j'avais adressée aux préfets en avril 1998 et a annoncé un renforcement des dispositifs existants notamment afin d'améliorer la prévention et la vigilance de tous les professionnels qui sont au contact de l'enfance. Nous sommes aussi préoccupés, et je sais que nombre d'associations l'attendent, par l'amélioration de la protection des professionnels qui dénoncent des situations de maltraitance. Nous sommes en train de consulter les organisations syndicales afin d'étudier avec elles les mesures les mieux adaptées pour y pourvoir.
Je voudrais aussi évoquer la question de la protection des enfants vis à vis de l'exploitation économique. Le travail des enfants dans notre pays ne peut en aucun cas être comparé aux conditions que connaissent des centaines de millions d'enfants à travers le monde si ce n'est quelques cas extrêmes qui restent exceptionnels mais qui méritent qu'on veille avec d'autant plus de vigueur à les éliminer. La législation française offre aux enfants (et je rappelle qu'au sens de la Convention cela concerne les jeunes jusqu'à 18 ans) en situation de travail, une protection réelle même s'il existe quelques failles dans son application. L'existence de ces situations abusives, mises en exergue l'année dernière lors de la journée des Droits de l'enfant, m'a conduite à demander une vigilance accrue des services du travail.
Au vu des conclusions définitives de ce travail, je n'exclus pas la nécessité d'intervenir par la voie législative pour corriger certains abus notamment en matière d'entraide familiale, de pseudo-stages en entreprise ou d'apprentissage.
Faire bénéficier nos enfants de toutes les protections nécessaires à leur développement harmonieux est indispensable mais non suffisant dans un pays comme le nôtre. Nous devons faire bénéficier nos enfants des aspects les plus novateurs de la Convention. En effet, ceux qui ont porté la Convention voulaient qu'elle aille au-delà des principes, pour l'essentiel déjà reconnus, de protection et de bien être des enfants, et que désormais les enfants soient reconnus non seulement comme sujets mais comme objets de droits, qu'ils aient les moyens de faire l'apprentissage de la citoyenneté.
A cet égard, le droit fondamental me paraît être le droit à l'expression, le droit à la parole. Et je me félicite que le COFRADE ait choisi de faire de ce droit le thème central de son forum des associations samedi matin.

IV- Droit à l'expression
Guidé par ses parents et ses éducateurs, l'enfant doit peu à peu construire son identité, forger ses opinions et apprendre jour après jour à les exprimer.
De nombreux instruments d'apprentissage existent et se multiplient dans notre pays. D'abord à l'école, où les enfants ont de plus en plus de possibilités de s'exprimer via leur délégués et les différents conseils où ils ont désormais des représentants comme le conseil de la vie lycéenne ou les comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté.
Ils sont de plus en plus nombreux à écrire leurs journaux et même à jouer les apprentis reporter. Internet leur donne des possibilités d'expression fantastiques et ils savent très vite les utiliser, souvent même bien mieux que les adultes.
Les conseils municipaux d'enfants et de jeunes rencontrent un succès de plus en plus vif et les assises nationales de la vie associative ont reconnu une liberté d'association à part entière aux mineurs via les associations juniors.
Mais ce droit d'expression ne vaudrait rien ou presque si cette parole de l'enfant n'était pas mieux reconnue. Il faut que nous apprenions à mieux écouter cette parole de l'enfant dans la vie quotidienne mais aussi et surtout chaque fois qu'il est confronté à des difficultés. Vous allez y travailler dans le cadre de vos ateliers aujourd'hui et demain. Je ne veux donc pas anticiper sur vos travaux.
On ne doit perdre aucune occasion de donner la parole à un enfant car cela permet de multiplier les possibilités de l'aider quand il rencontre des difficultés et même tout simplement parce que c'est essentiel pour l'aider à grandir.
Donner la parole à l'enfant, c'est aussi notre meilleure chance pour qu'adulte demain, il ne fasse pas partie de ceux qui ont oublié leur enfance, et les rêves qu'ils faisaient alors pour l'avenir du monde, de ceux qui ignorent ce que l'on doit à tous les enfants dans une société qui entend avoir un futur.
Avant de conclure, je voudrais remercier les membres de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l'Homme) et du COFRADE (Comité français des associations pour les Droits de l'enfant) pour leur mobilisation. Je ne doute pas notamment que la CNCDH dont le président, Pierre Truche, s'est beaucoup investi pour la réussite de nos journées, saura transformer les travaux d'expertise de ces deux jours en avis précieux pour le gouvernement afin de nous aider à mieux appliquer encore la Convention dans notre pays.
Petit d'homme, l'enfant n'a pas de petits droits mais des droits à part entière. C'est en respectant ses droits que nous l'aiderons à comprendre les devoirs de chacun dans la société.
Adulte en herbe, il construit la société de demain.
Notre devoir est d'y penser sans relâche.

(Source http://www.affaires-sociales.gouv.fr, le 18 novembre 1999)