Déclaration de Mme Catherine Trautmann, ministre de la culture et de la communication, sur la politique urbaine, notamment le combat pour la ville et la citoyenneté, l'urbanisme et le patrimoine architectural, Vaulx en Velin le 10 décembre 1999.

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Circonstance : Rencontres pour la ville et la citoyenneté de Vaulx-en-Velin le 10 décembre 1999

Texte intégral

Permettez-moi tout d'abord de vous dire mon grand plaisir de me trouver parmi vous. Le sujet qui nous réunit, la ville, est pour moi central. Il nous commande d'agir ensemble.
Etre ici, à Vaulx-en-Velin, à l'invitation de Claude Bartolone, ministre de la Ville, aux côtés de Louis Besson, secrétaire d'Etat au Logement, c'est affirmer la volonté du gouvernement de Lionel Jospin de mener avec force et cohérence le combat pour la ville et la citoyenneté.
La question politique pourrait se résumer à celle du savoir et vouloir vivre ensemble. Cette volonté de voisiner, de partager des valeurs et de définir des perspectives propres à amplifier les destins individuels : n'est-ce pas l'origine et la fin de la polis grecque , berceau de la cité et ferment de la politique ? Edifier ces territoires de vie commune que sont les villes, les villages, les pays : n'est-ce pas énoncer une histoire de l'homme attaché à faire souche, à se rassembler et à traverser le temps ?
La ville est un étrange composé de temps et d'espace qui, le plus souvent, fut avant nous et qui se poursuivra après nous.
En ces temps de mobilisation pour la diversité culturelle, il me paraît important de s'interroger sur le renouvellement urbain et sur ce qui fonde notre capacité à vivre ensemble.
La ville européenne n'est pas réductible à une valeur générique et interchangeable. Ancienne ou nouvelle, elle s'inscrit dans une continuité, par une lente sédimentation de valeurs et d'espaces.
Il n'y a pas " la " ville, sorte de standard universel, qui relierait le semblable au même, de Strasbourg à Singapour, en passant par Bogota et Kinshasa. La ville européenne a des caractéristiques de formes, d'étendue, de hiérarchisation des espaces, d'ordonnancement des pièces urbaines, d'écritures architecturales, de qualité des espaces publics. Elle est dense, hétérogène, ouverte à la mixité sociale. Génératrice de liberté, elle est initiatrice de nos démocraties.
Ne pensez pas que je m'éloigne des réalités d'aujourd'hui et de ce qui nous réunit. Mais pour traiter des questions du jour, il importe de garder à l'esprit cet arrière-plan magnifique qui nous fit inventer une cité emplie d'urbanité qui, pour beaucoup, symbolise l'esprit européen.
Que recherchons-nous ? La citoyenneté, la mixité, l'appartenance, le projet et la solidarité.
Ces vertus sont les composantes de toute culture, et, notamment, d'une culture urbaine trop souvent oubliée.
La ville existe tout autant par sa matérialité que par son récit porté par le temps. Chacun devrait disposer du viatique nécessaire pour lire la ville, la connaître. Une part de ce bagage vient de loin, des parents, de l'école, des paysages et des pays, d'une mémoire enfouie; une autre se trouve dans l'air du temps, dans les bruits de la ville, sur les façades, dans les cafés, sur les places, dans les rues, histoire quotidienne et cependant ancienne, projet qui se vit comme un trajet.
La ville européenne avait ce foisonnement. La ville d'aujourd'hui nous laisse parfois perplexes, tant ses écartèlements et sa dureté contraignent et réduisent le partage d'une culture commune. Il nous arrive de nous laisser dominer par la prééminence d'une matérialité technique et constructive qui parle d'éclairage, de voirie, des transports, du nettoiement, d'édification et d'urgences fonctionnelles.
Mais la ville n'est pas de la voirie plus des équipements, plus des transports, plus des centres commerciaux, plus de l'habitat... La ville n'est pas davantage soumise à une décision administrative qui attribuerait les centres anciens, la cité historique et la qualité architecturale au Ministère de la culture, l'urbanisme au Ministère de l'équipement et la " politique " au Ministère de la ville. L'identité multiple de la ville ne peut être appréhendée que lorsque ses constituants séparés s'agrègent en un tout qui a une forme, des symboles, une unité vivante, qui fait parler les hommes qui l'habitent et les lieux qui les abritent. Nous avons toujours su trouver cette unité et nous sommes convaincus que nous saurons la retrouver aujourd'hui. Mais si nous le croyons et si nous le voulons, nous devons lui rendre sa dimension culturelle et historique aujourd'hui cachée, négligée, minorée. Il est temps d'affirmer nos priorités et de reconsidérer notre façon de penser la ville.
Projet politique et culturel, la ville s'inscrit dans une continuité. Si les territoires changent d'appellations, si l'intercommunalité imprime désormais sa dynamique, les questions posées restent celles de la ville. Si nul ne rêve plus de dessiner une ville et de la réduire à une forme, il s'agit de rendre la ville habitable, et d'y inscrire le renouvellement urbain dans le mouvement d'une démocratie active. L'absence de participation citoyenne et de mixité sociale peut défaire la ville. Leur seule présence ne suffit pas cependant à la faire.
Il faut aussi une maîtrise et une volonté politiques, un intérêt public affirmé par la loi et un savoir-faire garanti par des compétences professionnelles. L'article premier de la loi de 1977 sur l'architecture esquisse cette approche : " la création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion harmonieuse dans le milieu environnant, le respect des paysages naturels ou urbains ainsi que du patrimoine sont d'intérêt public ". Cette vision fédératrice implique une coopération de l'ensemble des professions de la maîtrise d'uvre, architectes, ingénieurs, urbanistes, paysagistes... afin de donner à nos villes équilibre, solidarité et qualité du cadre de vie.
La qualité du cadre de vie passe par une double redéfinition, actuellement en cours sous l'impulsion de Jean-Claude Gayssot, Louis Besson et Claude Bartolone, de nos concepts, procédures et modes d'action, dans le cadre du renouvellement urbain et de la prise en compte de nouvelles solidarités nécessaires. Le renouvellement urbain répond à la nécessité d'une ville resserrée, rejetant les clivages qui la menaçaient dans son existence même, et dont l'expression territoriale et sociale était l'extension infinie des espaces, la dilution des solidarités et la création de zones de relégation. Ce resserrement des espaces est nécessaire. Nous ne pouvons plus décrire la ville partagée en un centre ancien minoritaire, couvrant 5% de l'espace urbanisé, protégé et dense, et une ville majoritaire indifférenciée et distendue. Polycentrique, la ville d'aujourd'hui doit être perçue dans son unité et sa diversité.
Il faut notamment s'interroger sur la conscience historique de l'apport du siècle qui s'achève. On laisse trop souvent dire qu'il n'a pas su édifier la ville et qu'il faut oublier son architecture et son urbanisme. Cette assertion est injuste. Nombre de réalisations sont remarquables. Mais rien n'a été fait pour les lire à leur juste valeur.
Lorsqu'il faut démolir dans la ville historique, les espaces et les bâtiments y sont suffisamment hiérarchisés pour distinguer ce qu'il convient de protéger, de ce qui ne l'est pas et peut être détruit. Il en va autrement dans la ville majoritaire. Rien n'y indique la moindre hiérarchie. Rien, ou presque, n'y est protégé. Les bâtiments du XXè siècle représentent moins de 3% du patrimoine protégé de notre pays et se situent, pour la plupart, dans la ville ancienne. Les habitants des barres et des tours vivent une ville sans lisibilité, où tout égale tout et où n'apparaissent pas ces signes de distinction qui sont une nécessité de la perspective sociale et culturelle, c'est-à-dire de l'histoire.
La ville du XXè siècle ne peut plus demeurer une ville sans histoire, sans conscience de son épaisseur, sans trace et sans mémoire. Tant que l'on continuera à opposer ville ancienne et ville d'aujourd'hui, il n'y aura ni équilibre ni solidarité. Tant que ne sera pas formée la conscience d'une ville hiérarchisée, protectrice de ses valeurs et capable de choisir son développement, le renouvellement urbain sera perçu comme une agression inacceptable. Il faut donc à la fois affirmer une continuité de la ville et la circulation de valeurs partagées entre ses différents centres.
Les règles d'urbanisme devront prendre en compte cette double nécessité de hiérarchisation et de continuité. Il faudra donc faire en sorte qu'à l'instar des futurs Plan d'Occupation des Sols, les Plans de Sauvegarde et de Mise en Valeur des secteurs sauvegardés intègrent davantage une dimension de projet et d'évolutivité, et ne soient plus seulement un recueil attentif du bâti et des soins qu'il requiert, mais l'instrument d'une réflexion dynamique sur les espaces publics et les stratégies de déplacement. On pourra, en sens inverse, s'interroger sur l'apport de procédures plutôt patrimoniales à la ville d'aujourd'hui.
Les zones de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP) permettent, dans une pratique partenariale avec les élus, de définir des " périmètres intelligents " aux abords des monuments historiques adaptés aux formes et aux réalités de la ville. Une telle procédure pourrait sans doute évoluer et mieux répondre aux objectifs de la ville d'aujourd'hui. D'une manière générale, il conviendrait de ne plus s'en tenir à une opposition entre ce qui est protégé et ce qui ne l'est pas. Il faudrait introduire une catégorie intermédiaire qui distinguerait des zones de sensibilité architecturale et urbaine qu'il faudrait prendre en considération, sans que cette attention n'entraîne des effets juridiques de protection. Cela vaudrait autant pour les espaces urbains que pour les bâtiments. Dans un cas comme dans l'autre, ce principe de précaution appliqué à la qualité de notre environnement n'entraînerait aucune décision définitive mais conduirait à analyser avec plus de précautions encore les choix ultimes. Pour les bâtiments du XXe siècle, cela correspondrait à une politique de signalement, de labellisation des " bâtiments remarquables ", c'est-à-dire à un début de hiérarchisation de la ville contemporaine.
Cette action globale sur la ville entière doit permettre de densifier la ville du XXe siècle, comme l'est la ville ancienne dont les centres sont trois fois plus denses que le reste de l'espace urbanisé, et de requalifier les centres anciens, qui se dégradent dangereusement. Le taux de logements vacants y est de 14% auxquels s'ajoutent 6% de logements utilisés comme résidences secondaires. Cette situation, unique en Europe, génère une précarité que la collectivité ne saurait ignorer. Renouveler la ville, c'est faire vivre - en la requalifiant - la ville ancienne, et épaissir - en la densifiant et en la hiérarchisant - la ville du XXe siècle.
Ce que je propose aujourd'hui, c'est d'ajouter une politique de la qualité à la gestion de la complexité. Le défi qualitatif doit être une priorité de l'action publique. Il suppose la conduite d'une réflexion qui oppose à la notion de modèle celle de la diversité, à la notion d'unicité celle de la pluralité, à la notion de normes celle de logiques d'adaptation, à la notion de répétition celle d'invention...
La révolution culturelle de la ville impose de dépasser les cadres et outils traditionnels de l'urbanisme, bâtis dans la certitude de l'après-guerre et des années de croissance économique. Le défi du renouvellement urbain est celui de notre capacité à rénover nos cadres et nos catégories de perception et de définition de l'action. Cette révolution des esprits passe par une remise à plat des outils traditionnels de la construction de la ville.
Promouvoir la qualité doit être une exigence de chacune des échelles du projet urbain, tant il est vrai qu'elles sont toutes liées. Que peut être un espace public de qualité s'il n'est intégré dans un dispositif plus vaste qui lui donne sens, l'ordonne et le hiérarchise avec l'espace privé du logement et des ses abords ? Sans doute les architectes furent-ils les premiers à saisir l'importance de cette continuité qualitative de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Dans les ateliers du Bauhaus, il était d'usage de travailler dans la même temporalité sur les objets usuels de la vie domestique et sur la ville à l'échelle métropolitaine.
Promouvoir la qualité doit être une exigence de chacune des échelles du projet urbain, tant il est vrai qu'elles sont toutes liées. Que peut être un espace public de qualité s'il n'est intégré dans un dispositif plus vaste qui lui donne sens, l'ordonne et le hiérarchise avec l'espace privé du logement et des ses abords ? Sans doute les architectes furent-ils les premiers à saisir l'importance de cette continuité qualitative de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Dans les ateliers du Bauhaus, il était d'usage de travailler dans la même temporalité sur les objets usuels de la vie domestique et sur la ville à l'échelle métropolitaine.
L'espace public doit tout particulièrement retenir notre attention. Lieu de la mise en scène de soi, il est aussi le lieu qui publicise la relation à l'autre. Il est l'espace d'interaction sociale et culturelle qui forge le destin collectif du " vivre ensemble ". Menacé par l'extension de l'espace privé, l'espace public n'est plus toujours à même de remplir les fonctions de socialisation qui lui sont traditionnellement dévolues. Oublié, détruit ou simplement ignoré, délaissé ou livré entièrement à l'usage de l'automobile, il exige de la part de la puissance publique un effort sans précédent de reconquête et de requalification, qui lui permettra de retrouver sa mission naturelle de mixité sociale et culturelle. Penser l'espace public, c'est forger un espace qualitatif qui justifie les sentiments de sécurité, de confort, de bien-être et de disponibilité propres à assurer la tolérance, la civilité et la solidarité de la civilisation urbaine que nous voulons construire.
Porter une attention soutenue à la qualité de nos modes et espaces de vie, c'est exprimer une volonté de démocratie citoyenne.
Rendre la ville habitable, c'est d'abord la rendre à ses habitants. La ville est parsemée de frontières invisibles. Ce tramage symbolique en fait le charme et la géographie secrète, permet le regard singulier. C'est ainsi qu'elle peut nous appartenir. Mais rien ne peut justifier que des barrières, en tranchant au cur du vivant, viennent à créer progressivement une ville à deux vitesses. La ville qui se construit sur elle-même et se renouvelle, celle dont nous parlons aujourd'hui, cette ville a ses habitants : ce sont eux qu'il faut d'abord questionner. Nous devons écouter, entendre ; rien ne se fera sans démocratie citoyenne et sans médiation. S'ils savent entendre et interpréter, les architectes seront des acteurs de cette médiation.
Deux aspirations me paraissent évidentes : l'intégration et l'autonomie ou, pour le dire autrement, l'appartenance et la responsabilité. Les citoyens, les citadins veulent habiter et agir. Il leur faut un territoire de référence ; ce ne peut être le quartier ou le grand ensemble, ce doit être la ville, dans sa complexité et son unité. Mais ils doivent, forts de cette appartenance à un tout, tisser un lien et trouver un lieu.
Lien et lieu, sont les deux piliers de cette construction. La culture crée le lien. Donner lieu est essentiel. C'est là encore la mission de l'architecture. L'espace ne suffit pas s'il est informe, fragmenté, sans signification. L'espace doit devenir lieu, usages, et repères. Donner lieu, c'est donner, à la fois forme et sens.
Où qu'ils soient dans la ville, les habitants d'aujourd'hui éprouvent des aspirations partagées. Ils veulent être fiers de leur ville, de leur cité. Ils ont besoin d'y trouver des espaces publics, une diversité des occupations. Mais ils veulent également y voir l'expression de leur citoyenneté, c'est à dire disposer d'équipements et de services publics, d'espaces de culture et de loisirs.
Je finirai sur un mot simple, qui pourra paraître ingénu ou incongru : la beauté. Je voudrais que chacun dans la ville puisse s'approprier, fièrement et secrètement, le sentiment du beau. Il faut chasser cette honte du "là, c'est moche".
Ce n'est pas simple propos. C'est l'enjeu, l'éthique, le défi du siècle qui s'avance. Ce n'est pas une valeur abstraite, c'est le ressort d'une vie commune. Pierre Bourdieu observait : "il se joue dans l'art ce que le chômage décompose, la capacité d'être un auteur". Tel est notre objectif, notre travail : droit d'auteur, droit de cité.
(Source http://www.culture.gouv.fr, le 13 décembre 1999)