Extraits d'une interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à Europe 1 le 17 novembre 1999, sur le maintien de l'embargo sur le boeuf britannique, la procédure d'infraction engagée par la Commission européenne contre la France, les négociations menées par l'Union européenne au sein de l'OMC.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - La Commission européenne a décidé, hier, de lancer une procédure d'infraction contre 1a France pour le non-respect de 1a levée de l'embargo sur l'importation du boeuf britannique. Avez-vous été surpris par cette décision ?
R - Surpris pas vraiment, parce qu'en même temps elle est dans son rôle. Nous avons décidé, nous, de ne pas lever l'embargo alors que l'Europe voulait le faire. Donc, d'un point de vue juridique, il n'est pas illogique que la Commission nous mette en demeure - encore une fois la mise en demeure c'est le début d'une procédure, cela ne veut pas dire du tout qu'il y a déjà une saisine de la Cour de justice...
Q - Elle aurait pu attendre un peu parce que...
R - Elle aurait pu, c'est ce que j'allais dire, attendre un peu. Elle n'y était pas obligée, compte tenu du fait que nous étions, et nous sommes, en négociation, à la fois, avec elle-même - donc elle connaît très bien le dossier - et avec les Britanniques. Il y a deux procédures qui cheminent parallèlement : il y a d'une part cette procédure juridique que nous espérons voir interrompre très vite, et d'autre part la recherche d'un accord avec les Britanniques, avec la Commission. Les négociations menées par Jean Glavany sont en bonne voie.
Q - Mais tous les jours, on nous dit que c'est en bonne voie, tous les jours on dit : ça y est, on est presque au bout. Va-t-on finir par conclure un jour ?
R - Ce n'est pas un problème de jour, il ne faut pas d'impatience. Dans cette affaire, ce qui nous a motivé en refusant de lever l'embargo est simple : c'est "le principe de précaution", la sécurité des consommateurs français. Nous cherchons à avoir des garanties complémentaires, rien d'autre, rien de plus. Dès que nous les aurons obtenues des Britanniques - et on en est quand même très proches sur les sujets dont on a parlé - la traçabilité : comment repérer dans un troupeau et écarter les viandes qui pourraient être en danger ; l'étiquetage : comment suivre du début à la fin un boeuf britannique ; comment savoir quel produit on a dans son assiette ; "comment aller de la fourche à la fourchette" comme on dit. Dès que nous aurons ces garanties, nous saisirons à nouveau l'Agence française pour la sécurité sanitaire des aliments - agence indépendante - qui s'était prononcée contre la levée de l'embargo.
Q - Si elle dit "non" que fait-on, que fait le gouvernement ?
R - Nous souhaitons d'abord obtenir de la Commission et des Britanniques - c'est l'esprit dans lequel nous travaillons -, des garanties complémentaires, qui étaient celles, au fond, que l'AFSAA avait demandées. Ensuite nous nous retournerons vers elle, dans l'idée effectivement de pouvoir ensuite lever l'embargo avec des garanties pour la sécurité alimentaire et la protection des consommateurs.
Q - Le ministre de l'Agriculture a dit "que le gouvernement prendrait des responsabilités politiques". Cela veut dire que l'on peut passer outre l'avis des scientifiques français ?
R - Je ne me place pas dans cette hypothèse. Je me place dans l'hypothèse où nous trouvons un bon accord avec les Britanniques.
Q - S'il y a un bon accord les scientifiques diront "oui" ?
R - Les scientifiques auront à considérer les garanties complémentaires offertes. J'espère qu'à ce moment-là, si l'accord est bon, l'avis sera positif et que tout le monde sera finalement en phase. C'est ce que nous recherchons dans cette affaire-là. Le risque zéro n'existe pas, mais ce que nous cherchons à faire c'est dans l'état des connaissances, à diminuer les risques pour les consommateurs."
Q - La France n'a-t-elle pas créé un précédent dangereux ? Demain, n'y aura-t-il pas une commission scientifique dans un autre pays de l'Union européenne qui dira : attention, les fromages français, le vin français non ! Ce n'est pas bon.
R - Je pense que nous avons eu raison même si l'on voit qu'on est en contradiction avec certaines logiques de l'Union européenne, car nous avons eu un souci. La France est un pays qui a une expertise scientifique très forte, qui a aussi une sensibilité très forte à ces problèmes. Nous avons eu le souci de protéger nos consommateurs. Je crois que ce débat finalement aura été utile. J'observe qu'il a été utile, y compris parce qu'il aura permis de faire progresser les Britanniques sur les précautions qu'ils prennent pour l'exportation de leur boeuf.
Q - Les citoyens britanniques doivent dire merci aussi aux Français ?
R - Je crois qu'ils n'auront pas à se plaindre du fait que leurs exportations se passeront dans de meilleurs conditions. Donc, au total, c'est par un dialogue effectivement entre des gouvernements, la Commission des experts français, mais aussi des experts européens qu'on fera avancer les choses. Je souhaite que l'on aboutisse, comme le président de la Commission, Romado Prodi l'a dit - assez vite à une agence européenne de sécurité alimentaire. Car ces problèmes de sécurité ne se posent pas qu'à la France.
Q - On n'arrivera jamais à mettre les scientifiques d'accord entre eux, c'est cela ?
R - Je pense qu'il faut qu'au niveau européen, il y ait une vraie prise de conscience de ces problèmes. On parle étiquetage, mais ce n'est pas un problème franco-anglais. D'ailleurs les Allemands sont concernés aussi par tout ce qui se produit.
Q - Ils s'en sortent mieux que nous, pour l'instant parce qu'ils attendent qu'on règle le problème.
R - De façon un peu bizarre, car je sais que dans ce qu'on appelle le Bundesrat - la Chambre des landër allemands, des régions allemandes - il y a une opposition absolue à la levée de l'embargo. Donc, ils se sont un peu cachés derrière nous ; ils sont dans les réunions en observateurs. Mais nous ne sommes pas les seuls à soulever ces problèmes-là. Ils existent et donc je crois qu'il serait bon qu'ils soient traités au niveau européen parce que les tests dont nous attendons l'amélioration - c'est cela l'élément qui continue à faire l'objet de discussion avec les Britanniques en ce moment, la traçabilité, tout ce qui concerne l'étiquetage - il faut aller vite vers l'établissement de normes au niveau européen. Je souhaite qu'il y ait une politique européenne de sécurité sanitaire des aliments.
Q - Autre exemple : le commissaire européen chargé de la Santé annonce un plan de lutte contre le tabac avec des règles strictes - taux de nicotine, étiquetage. Là, on va aussi dire : non, attendez, c'est à nous de fixer les règles, on ne veut pas que ce soit l'Europe qui le fasse à notre place ?
R - Là, il s'agit d'une autre démarche mais qui propose sur un même postulat. On vit dans une société dans laquelle le souci de la santé, de la sécurité sanitaire est devenu extrêmement fort.
R - ... Nous avons nous-mêmes pris des lois, les lois Evin, qui vont dans le sens de la protection du consommateur par rapport au danger du tabac. Certains les jugent excessives et d'autres pas. Nous avons donc fait notre loi. Mais l'idée c'est au niveau européen, d'abord une proposition de directive qui d'ailleurs durcirait un peu ces conditions. Je vous signale qu'une directive - et cela vaut pour la chasse, cela vaut pour la sécurité alimentaire, cela vaut pour tout -, doit être acceptée aujourd'hui, à l'unanimité, par les Etats. Donc, si nous ne le voulons pas nous ne l'accepterons pas. Il n'y a pas de contradiction entre la souveraineté nationale et l'Europe en la matière.
Q - En l'occurrence ce sont ceux qui sont les plus réticents à l'égard de la construction européenne qui disent : "Bravo le gouvernement !"
R - Encore une fois ce n'est absolument pas le problème. Nous ne sommes pas des souverainistes au sens de Charles Pasqua. Nous voulons faire respecter nos intérêts nationaux et nous pensons que l'Europe est un multiplicateur pour ces intérêts nationaux. Si la proposition de directive sur le tabac est bonne, nous l'accepterons ; si nous estimons qu'elle n'est pas bonne, nous ne l'accepterons pas. Et c'est à cette aune-là que nous nous déterminerons sans jamais abandonner à la fois notre capacité de dire "non" - pour parler comme l'autre -, mais aussi notre capacité de dire "oui" et de proposer. Et la France a toujours été une force de propositions dans l'Europe.
Q - On a déjà beaucoup de mal à se mettre d'accord, on le voit bien sur le boeuf britannique, alors, franchement, va-t-on rester solidaire à Quinze face aux Américains dans les négociations sur l'OMC ?
R - C'est ce à quoi nous travaillons. Il y a un commissaire, Pascal Lamy, qui est chargé de négocier pour l'Union européenne. Et, pour la première fois, c'est un mandat extrêmement complet et global. Il va négocier sur l'agriculture pour préserver le modèle social agricole européen. Il va négocier sur les normes sociales pour éviter, par exemple, que dans les échanges internationaux, on puisse vendre librement des produits qui naissent du travail des enfants. Il va négocier pour l'environnement. Il va négocier - j'ai vu le président de la République y était attaché, mais le gouvernement aussi - sur l'exception culturelle. C'est-à-dire faire en sorte de considérer que la culture n'est pas une marchandise et que l'on ne puisse avoir de libre-échange, et en la matière que l'on puisse préserver nos industries audiovisuelles. Tout cela est un mandat global. L'Europe est plus unie qu'elle ne l'a jamais été et elle ira à Seattle unie; L'Europe n'est pas demandeur. L'Europe n'a pas besoin de ce nouveau cycle. L'Europe sera, dans cette affaire, une force de propositions.
Q - Et la cohabitation fonctionne dans ces affaires : le boeuf britannique, la diversité culturelle... C'est bien !
R - Oh, c'est bien. La cohabitation c'est un système où le premier ministre est d'une couleur politique, le président d'une autre. En même temps, il faut qu'à l'extérieur du pays la France parle d'une seule voix. Et Jacques Chirac comme Lionel Jospin ont le souci que cela fonctionne. Et dans les affaires internationales comme européennes, cela fonctionne.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 novembre 1999)