Déclaration de M. Arnaud Montebourg, député PS, sur le projet de loi de sécurité intérieure déposé par le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy, à Paris, Assemblée nationale, le 15 janvier 2003.

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Circonstance : Discussion générale à l'Assemblée nationale du projet de loi "sécurité intérieure", Paris, le 15 janvier 2003

Texte intégral

Monsieur le Président, Monsieur le ministre, mes chers collègues,
La République est comme nos anciennes institutrices : elle peut être sévère, elle peut être ferme, si et seulement si elle est juste.
La justice, c'est le sentiment que chacun dans notre société peut être entendu et respecté, dispose de sa place et a droit à une chance.
La justice, c'est ce contrat invisible qui unit des citoyens appartenant à une même société dans laquelle chacun d'entre eux sera traité équitablement.
Et de ce point de vue là, Monsieur le ministre, lorsque vous réclamez l'application de la loi, toute la loi, mais rien que la loi, nul ne pourra vous en faire le reproche. Si la loi ne trouve pas à s'appliquer, c'est le contrat républicain qui est dévalorisé, la délibération commune qui perd de sa force, le respect de l'autorité librement consentie qui disparaît.
J'ai moi-même, à de nombreuses reprises, dans des combats il est vrai parfois solitaires, afin de protéger précisément le sentiment que nous devions être tous traités de façon égalitaire et équitable, demandé à de nombreuses reprises, que la loi puisse s'appliquer. Je l'ai demandé à l'égard d'illustres délinquants en col blanc pour lesquels le système judiciaire ménageait une curieuse mansuétude.
Vous me permettrez de citer l'Appel des juges européens, signé par Monsieur Renaud Van Ruymbeke, Madame Eva Joly, Monsieur Balthazar Garcon et les juges milanais qui ont été à l'origine de l'opération Mani Pulite : " Des circuits occultes empruntés par les organisations délinquantes et criminelles, se développent en même temps qu'explosent les échanges financiers internationaux pour recycler l'argent de la drogue, du terrorisme, des sectes, de la corruption et des activités mafieuses. Certaines personnalités et certains partis politiques ont eux-mêmes, à diverses occasions, profité de ces circuits. Par ailleurs, les autorités politiques, tous pays confondus, se révèlent incapables de s'attaquer clairement et efficacement à cette Europe de l'ombre. ".
De ces questions, Monsieur le ministre, votre texte ne dit mot. De cette nécessité d'améliorer la répression transnationale de réseaux qui collectent, recyclent et jouissent de cet argent sale ou criminel, votre texte n'aborde pas.
Il accroît finalement la répression contre les prostituées, les gens du voyage et même les mendiants au point de faire sursauter l'Abbé Pierre lui-même.
Mais que prévoit-il à l'encontre de la grande délinquance d'affaire internationale, utilisant les caisses noires ? Qu'organise-t-il contre la corruption du monde économique et politique ?
Nous touchons là, à la profonde signification de ce texte car le contrat républicain, c'est l'assurance que si la sévérité s'exerce en un point de ce contrat, elle ne peut s'exercer qu'en tous les points du même contrat. Réclamer l'impunité zéro est efficace si et seulement si on se l'applique à soi-même, et notamment au sommet de l'Etat.
Le profil de ce que dessine peu à peu, pierre après pierre, votre politique fait penser à ce qu'il y a de plus détestable dans Silvio Berlusconi : amnistie pour l'argent sale placé hors d'Italie, reprise en main des juges pour empêcher la progression des affaires. Affairiste au sommet et violemment autoritaire en bas !
C'est ainsi que l'on brise et détruit un contrat républicain, alors qu'on croyait le rétablir !
Croyez-vous que ceux à qui on ne passera rien parce qu'ils auront commis un écart ne se diront pas en leur for intérieur qu'on a passé beaucoup de choses à d'autres, beaucoup plus puissants qu'eux qui, eux, savent s'exonérer du respect de la loi ?
Vous avez donc décidé d'accroître les moyens de la répression par la création de nouvelles infractions pénales et par de nouvelles règles relatives à la procédure pénale.
A chaque fois que le législateur accroît les pouvoirs d'action de la police, il est toujours nécessaire de se poser la question des contrepoids.
Là où l'on accroît la force de l'autorité, vous devez permettre d'organiser la défense.
Là où l'on accroît le pouvoir, il est nécessaire d'organiser le contre-pouvoir. C'est la recherche de l'équilibre, c'est le moyen d'assurer la justice. Voilà ce que les bien modestes députés de l'opposition sont venus vous dire.
Je me souviens que Messieurs Devedjian, Houillon, Blessig, Albertini, tous députés ou ministres UMP aujourd'hui alors dans l'opposition, expliquaient leurs regrets de ne pas voir l'avocat en présence permanente pendant la garde à vue, car celui-ci était, je cite, " la meilleure garantie contre certaines pratiques qui se déroulent dans des conditions indignes ".
Monsieur Devedjian rappelait même que la France avait été trop souvent condamnée, " 246 constats de violation des droits de l'homme par la Cour Européenne des Droits de l'Homme " (Journal Officiel des Débats du 23 mars 1999). Il se plaignait déjà avec force et grandiloquence de ces écarts et de ces abus eux-mêmes dans un état de droit beaucoup plus protecteur que celui dont vous êtes en train d'accoucher.
Et lorsque hier soir vous disiez à notre adresse: " quand l'opposition évoque les risques d'arbitraire " vous insultez la police ou la gendarmerie " ", permettez-moi de vous dire que c'est un ministre qui siège à vos côtés aujourd'hui au Conseil des ministres, qui l'a fait à la tribune de l'Assemblée nationale, ici, à ma place, et que je ne vous ai guère entendu le réprimander.
La question de l'équilibre entre l'objectif de répression pénale et d'application de la loi, fort légitime, que nous défendons tous ici, et les contrepoids nécessaires pour éviter le risque d'arbitraire doit être la préoccupation permanente du législateur. Il n'y a nulle insulte à dire et à déclarer que tout homme disposant de tous les pouvoirs est toujours porté à en abuser. C'est là la leçon des pères fondateurs de la République, des inventeurs de la démocratie, il y a deux siècles, avec laquelle nous vivons encore.
Relisez les philosophes des Lumières, Montesquieu et Voltaire. Leurs bustes trônent encore dans nos couloirs et nul ne songerait à les y enlever, encore.
Votre texte, vous le savez parfaitement, ne garantit pas les citoyens suffisamment contre les excès. Nous pouvons savoir qu'en matière d'enquête de police, de garde à vue, le contrôle de l'avocat est en voie de disparition. En matière de perquisition domiciliaire, le contrôle du juge d'instruction qui instruit dans l'indépendance à charge et à décharge tend à disparaître. Les policiers auront les mains libres sous la direction du Procureur, sur lequel vous avez d'ailleurs repris la haute main politique. Où sont les contrepouvoirs ? Quelles sont les garanties ? Où est l'équilibre ?
On ne peut pas écarter d'un revers de main l'exigence constitutionnelle relative au contrôle de la sincérité des preuves. Car la loi n'est pas faite pour châtier des innocents. Elle est faite pour sanctionner les coupables après que des mécanismes de procédure pénale auront permis de distinguer sérieusement les coupables des innocents.
Nous apprécions que vous ayez cherché à équilibrer votre discours en indiquant hier dans la discussion générale et que vous ayez déclaré suivre un à un chacun des dysfonctionnements ou des bavures que vous verriez apparaître afin que celles-ci soient sévèrement sanctionnées.
Ces quelques mois devraient vous donner du travail car je voudrais vous lire le communiqué du syndicat CFDT - Air France en date du 7 janvier à propos du décès d'un passager expulsé de notre territoire à bord d'un avion Air France.
" Monsieur Barientos, de nationalité argentine a été embarqué de manière musclée puis maintenu fermement plié en avant par les deux policiers de son escorte. C'est à ce moment qu'il est décédé. Son corps a été traîné au sol jusqu'à l'avant de l'appareil où le décès a été constaté par le Samu. La CFDT - Groupe Air France dénonce la brutalité des membres des forces de l'ordre, rappelle que les faits de brutalité sont fréquents à bord de nos appareils dans de tels cas et qu'il s'agit là du troisième cas connu de décès à bord en Europe à la suite d'embarquement de force de passagers reconduits aux frontières. "
Je voudrais aussi vous lire certains passages du contenu de la lettre de Maître Daniel François, avocat à la Cour, ancien secrétaire de la Conférence dont la moralité et la dignité sont incontestables. Sa lettre est adressée au Bâtonnier de l'Ordre des avocats de Paris, ce 3 janvier dernier.
Cet avocat, expérimenté de surcroît et dont la sagesse ne fait aucun doute, a déclaré être arrivé au commissariat d'Aulnay sous Bois à 0h30, la nuit de la Saint Sylvestre, où il est resté s'entretenir avec son client une vingtaine de minutes, heure à laquelle il a fait part à l'agent de service de son intention de rédiger une note au sujet des violences dont son client avait été victime. Je tiens à votre disposition le certificat médical et de la note manuscrite que Maître Daniel François n'est pas parvenu à déposer au dossier de la police.
Et c'est précisément parce qu'il essayait de faire inscrire la mention de ces violences pendant la garde à vue dans le dossier que celui-ci s'est vu notifier l'ouverture d'une procédure d'outrage à agent de la force publique, puis placé dans l'exercice de ses fonctions en garde à vue.
Je cite l'avocat : " Je suis immédiatement conduit dans une cellule, défait de mes objets y compris ma sacoche professionnelle, mis en demeure de me déshabiller avec retirement de mes lacets, ce qui ne sera pas exigé du groupe des autres gardés à vue. Je dois aussi baisser mon slip pour tousser. A chaque fois, je m'exécute. "
Vous noterez que le Parquet de Bobigny a refusé de poursuivre l'avocat pour outrage, reconnaissant quelques doutes sur la réalité de cette accusation. En ce qui me concerne, puisque vous n'aviez pas réagi en saisissant vos services, j'ai pris la décision, comme parlementaire, de saisir la Commission nationale de déontologie de la sécurité, présidée par Monsieur Truche.
En l'espace de quelques jours, voici deux dossiers sur lesquels il va falloir que vous vous penchiez avec attention et nous vous en remercions par avance.
Hier au soir, Monsieur le ministre, vous avez mis au défi la plupart d'entre nous de citer un mot, une déclaration contenant un excès où une phrase en infraction avec les valeurs républicaines que vous prétendez défendre.
J'en ai trouvé une, Monsieur le ministre. Vous me permettrez de la soumettre à votre méditation. Vous avez dit, lorsqu'on vous interrogeait sur la politique à mener en matière de prostitution, la phrase suivante :
" Tous les droits de l'hommiste de la création passent devant la porte de Saint Ouen en disant " Mon Dieu, les pauvres ", puis s'en vont pour aller dîner en ville. "
Cette phrase, péjorative et dégradante, s'en prend en les ridiculisant, aux " droits de l'hommiste ". Cette phrase est inacceptable.
Vous savez pourtant combien dans notre pays sont morts pour défendre ce que nous appelons les Droits de l'Homme, parmi lesquels d'ailleurs figurent autant la sûreté que la résistance à l'arbitraire.
Et en parlant d'arbitraire, l'arbitraire est autant dans l'injustice d'une agression contre une personne innocente atteinte dans ses biens ou dans son intégrité corporelle que dans l'injustice de la violence faite à une autre personne innocente, victime d'un arbitraire fût-il policier ou judiciaire.
L'arbitraire est dans la société, il peut l'être aussi dans l'institution et à raison de ces deux dangers, vous devez nous garder des uns et des autres.
Les " droits de l'hommiste " que vous insultez, ce sont aussi vos ancêtres politiques, car le Gaullisme des origines et de la résistance, est-ce que ce n'était pas la restauration des Droits de l'Homme contre l'idéologie vichyste aujourd'hui portée et réhabilitée par le lepénisme ?
La dernière fois que j'ai vu vilipender les " droits de l'hommiste ", c'était dans les éditoriaux du journal du Front National, ce n'était pas dans les grands principes rappelés par le Conseil National de la Résistance dont vous feriez bien de relire les attendus et les considérants.
La recherche de cet équilibre se manifestera par le dépôt de quelques amendements que nous auront l'honneur de soumettre à la délibération parlementaire. J'espère qu'ils retiendront votre attention et qu'à tout le moins, ils provoqueront la réflexion sur les quelques mots que je me suis permis d'adresser directement à la fonction fondamentale dans notre République que vous occupez.
(source http://www.nouveau-ps.net, le 27 janvier 2003)