Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur la nécessité de distinguer entre l'Etat, l'administration d'Etat et le secteur public, Paris le 17 novembre 1999.

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Mesdames et Messieurs,
Je tiens tout d'abord à vous remercier de votre invitation à laquelle je suis sensible. Je constate en effet que parmi les quatre plus hauts personnages de l'Etat, vous avez choisi d'inviter le seul qui ne soit pas énarque, peut-être par curiosité. Celui aussi qui a le moins d'énarques dans son cabinet. Je dis cela naturellement, non pas pour m'en plaindre, ce serait discourtois à l'égard de mes collaborateurs, ni pour m'en réjouir, ce serait injuste à votre égard. Mais puisque vous avez voulu rattraper mes erreurs de jeunesse et me faire passer un grand Oral, vous me permettrez de profiter de l'occasion pour vous parler comme c'est mon habitude avec une franchise dont je suppose d'ailleurs que l'on se garde au moment des concours et hélas parfois par la suite.
Vous avez demandé au Président du Sénat, peut-être aussi à l'ancien Président de la Commission des finances ou à l'ancien rapporteur de la commission de suivi de la décentralisation de vous dire quel doit être à son sens le rôle de l'Etat dans l'économie.
Je commencerai par renvoyer tous ceux qui débattent à l'infini de ce sujet dos à dos car le débat est vicié. Que l'on dise que les impôts, la paperasse, la part du secteur public est excessive et voilà que l'on suscite l'inquiétude, non seulement chez les partisans de certains corporatismes, ce qui est naturel, mais parmi le très grand nombre de ceux qui sont attachés à l'intérêt général, au secteur public et qui craignent que des valeurs essentielles soient mises en cause. Les fonctionnaires en particulier, se sentent souvent insultés par ces discours dont ce n'est pourtant pas le but, même s'ils contiennent parfois une dose de poujadisme voire de mépris regrettable.
Les réactions des enseignants ou des fonctionnaires à des formulations très malheureuses d'Alain Juppé ou de Claude Allègre sur la " mauvaise graisse " de la fonction publique ou du mammouth est typique de ce phénomène que je décris. Des phrases qui n'avaient peut-être qu'une portée gestionnaire, qui n'avaient probablement qu'une intention strictement comptable ou fonctionnelle, ont été de manière compréhensible et légitime, perçues comme des insultes à la dignité des fonctionnaires et une volonté de remise en cause de leur mission.
Ainsi, la confusion s'organise entre l'Etat, cette entité indispensable, constitutionnelle, expression juridique de la volonté générale, dépositaire de nobles missions et l'administration d'Etat, voire plus largement le secteur public tout entier, au sens " maastrichtien " du terme qui englobe, sous l'angle des prélèvements et des dépenses, l'Etat, les collectivités locales et les organismes de sécurité sociale.
Hélas cette confusion est générale. On voit même des politiques glisser de la méfiance à l'égard de la dépense publique, à une hostilité de principe à l'idée même d'intérêt général et à l'encontre de ceux qui servent la sphère publique. Un climat de guerre civile et des conflits théoriques stériles entre libéraux et dirigistes se développent inutilement.
Surtout, les fonctionnaires se sentent dévalorisés et sont démotivés. J'ai le sentiment que des administrations entières sont dans un état dépressif. Elles s'interrogent sur leurs missions, doutent de la confiance de la population. Entourées d'un climat général de défiance à l'égard du secteur public, les administrations, découragées, finissent souvent par ne plus accomplir même leurs missions les moins contestées, faute d'enthousiasme. Des énarques rejoignent le secteur privé, pour lequel ils ne sont pas forcément faits, moins par goût souvent, que par dépit et croyant être dans le ton en adorant les valeurs de l'entreprise. Le service public se dégrade du seul fait de cette confusion qui jette l'opprobre indistinctement sur l'ensemble de ceux qui ont fait le choix du service collectif, et affaiblit leur autorité en même temps que leur motivation.
Je crois qu'il faudrait donc bien distinguer l'Etat, incarnation de la volonté générale, et l'administration d'Etat et a fortiori, le secteur public qui ne sont que des rouages toujours perfectibles. Cette distinction permet de protéger l'idée de l'Etat et le concept de République, des critiques formulées à l'encontre du poids de l'administration d'Etat.
Cette distinction me paraît utile et riche d'enseignements : d'abord, si vous me permettez la boutade, l'Etat, ce n'est pas seulement vous, c'est moi ! l'Etat, ce n'est pas que l'exécutif, c'est aussi en effet le législatif. Et je ne parle ici ni du judiciaire, ni des autorités administratives indépendantes qui exercent aussi, de manière peut-être contestable, des pouvoirs d'Etat. Certains hauts fonctionnaires ont parfois tendance, rédigeant les projets de loi, à penser qu'ils sont les dépositaires exclusifs de l'intérêt général, gênés par des parlementaires qui ont le culot d'avoir d'autres idées qu'eux sur la manière de procéder.
La deuxième conséquence, m'amène à relativiser le débat entre libéraux et dirigistes. l'Etat, par définition est tout. Il est la loi et comme elle, l'expression de la volonté générale. Il est souverain. S'il se lie les mains par des traités, il peut aussi les dénoncer. Le principe de cette primauté, qui est d'ailleurs une tautologie, doit être réaffirmé, y compris dans le domaine économique.
Mais l'administration d'Etat, les contraintes imposées par elle, le coût des services publics peuvent être réduits, allégés, sans que l'Etat qui en décide soit affaibli. Je vous ferai observer que la troisième République, qui a fait fort peu de prélèvements obligatoires, a produit des législations républicaines sur les monuments historiques, sur la salubrité publique, ou sur l'urbanisme. Il ne viendrait à l'idée de personne de dire qu'au temps des hussards noirs, de Ferry, de Combes, de Clémenceau, de Poincaré, la République était faible. Remontant plus loin, je vous invite à deviner qui a dit qu'une entreprise publique qui faisaient des pertes devait être fermée après la cinquième année ? Tout simplement Colbert, en parlant des manufactures royales. Il ne doit pas y avoir de lien entre la haute idée que l'on peut se faire des missions de l'Etat et le scepticisme que l'on peut avoir sur l'efficacité du secteur public.
Ceci montre bien que l'Etat n'est pas en cause lorsque l'on critique le volume ou les modalités de l'intervention de l'administration d'Etat. Un Etat qui fixe des règles du jeu claires, des impôts légers, qui gère à l'économie les services publics ne renonce en rien à sa souveraineté.
Ma réponse à votre question découle de cette analyse : l'Etat dans l'économie a donc théoriquement tous les droits car en République, la volonté collective est souveraine. Il me paraît erroné de dire, comme beaucoup de politiques le font, que l'Etat doit se concentrer sur ses fonctions régaliennes et qu'il n'a pas à s'occuper du reste. Même pour les théoriciens libéraux, il a le droit d'édicter un code de la concurrence et par conséquent, il n'a pas de raison de se limiter à la justice, à la police et à la politique étrangère. Il est fondé à s'occuper d'économie. Mais cela ne signifie pas qu'il soit opportun que l'administration se mêle de tout, que les prélèvements soient importants, ni bien sûr qu'elle fabrique des machines à laver ou des automobiles.
Avec constance, le Sénat a tiré les sonnettes d'alarme chaque fois que c'était nécessaire lorsque les dépenses dérapaient. Il a pris ses responsabilités en critiquant la manière dont on réduisait la durée du travail. Il a mis en garde le gouvernement Juppé contre les dangers du déplafonnement de l'ISF et a dénoncé les risques d'une fiscalité de l'épargne trop pesante. Il a ouvert la voie avant les autres à la création nécessaire de fonds de pension. Il a fait des propositions audacieuses pour rendre le marché de l'art français plus compétitif. Il a condamné la mauvaise gestion des personnels de l'éducation nationale.
Assumer complètement notre mission républicaine, user pleinement de la totalité du droit qui est le nôtre, parce que nous sommes l'Etat, à dire l'intérêt général, ne nous oblige pas à perpétuer des mode de gestion dirigistes et désuets.
En faisant cette distinction, nous évitons d'insulter la République et ses serviteurs chaque fois que nous dénonçons un abus administratif. Nous protégeons l'Etat et la République contre le poujadisme.
Mais j'irais plus loin, en tirant la conséquence de cette distinction. L'administration d'Etat, incarne-t-elle toujours l'intérêt général ? Bien souvent, n'a-t-elle pas oublié sa mission au service de l'Etat pour se replier sur le service de l'administration d'Etat ? Lorsque le ministère de l'Intérieur et le ministère des finances débattent des finances locales et des transferts, sont-ils guidés seulement par le souci d'une répartition optimale des financements ou aussi par la gestion de la trésorerie de l'administration d'Etat ? Lorsque le Gouvernement conduit des privatisations, ses décisions ne sont-elles pas polluées par les nécessités de bouclage de son propre budget ? Lorsque l'Etat régente les marchés financiers, est-ce que son problème de financement sur le marché de la dette publique ne passe pas avant l'intérêt général ?
Cette distinction est d'ailleurs bien vue du public qui découvre que l'administration d'Etat n'applique pas les lois que l'Etat édicte. On a vu pour les 35 heures l'effroi du Gouvernement qui a découvert qu'il était aussi employeur et qui s'aperçoit lorsqu'il doit abonder les dotations des établissements publics, que cela coûte cher, ce qu'il refuse d'admettre quand il s'agit du secteur privé.
A bien des égards, on doit déplorer que beaucoup des ministères aient délaissé la recherche de l'intérêt général au profit de leur propre gestion. Le ministère de la Santé est devenu un ministère de la maladie, car la gestion de cet énorme budget prend le pas sur l'ensemble plus vaste que représente la santé publique. Le ministre de la Culture se préoccupe-t-il suffisamment de l'enseignement artistique, de la création, des industries culturelles ? Son agenda n'est-il pas au contraire, comme ses marges de manoeuvres budgétaires, obéré par la gestion des institutions publiques, bibliothèque nationale de France, théâtre de Saint-Denis, centres dramatiques, et de leur personnel ? Le ministre de la recherche passe-t-il plus de temps à réfléchir aux priorités de la recherche ou à régler les problèmes du CNRS, dont le budget est devenu essentiellement un budget de fonctionnement et de personnel ?
Ce qui est en cause, dans la crise actuelle, ce n'est pas le rôle de l'Etat, qu'il serait à mon sens dangereux de contester, c'est l'identification exclusive entre l'administration d'Etat et l'intérêt général.
Lorsque mon prédécesseur René Monory, président du Conseil général de la Vienne, crée le Futuroscope, avec les retombées positives que l'on sait sur l'économie de la Vienne, mais aussi sur les flux touristiques, sur l'emploi, sur l'implantation d'entreprises étrangères, qui pourrait dire, qu'élu local, il n'incarne pas pour autant dans cette mission l'intérêt de la Nation toute entière. Quand le Sénateur Pierre Lafitte porte à bout de bras Sophia-Antipolis, en fait la réussite que cela représente avec l'implantation d'entreprises technologiques de tout premier plan, qui oserait dire que ce n'est pas l'intérêt de l'Etat ? Lorsque le Sénateur Albert Vecten, Président du Conseil Général de la Marne, met tout son poids et des financements considérables dans l'aérogare de fret de Vatry qui va devenir une plate-forme européenne pour le plus grand bénéfice de l'économie française, qui pourrait prétendre, que ce n'est pas l'intérêt de l'Etat ?
Vous me pardonnerez donc de ne citer que des sénateurs, mais c'est mon rôle de défendre l'institution que je préside et je me félicite que notre Assemblée compte tant de talents.
Au passage, pourquoi ne pas dire que les élus locaux n'ont pas à rougir de leurs réalisations ? Je m'inquiète de la vogue que rencontrent, dans notre pays, à intervalles réguliers, les partisans de la table rase, qui voudraient administrer un autre pays, voire un autre peuple. Vous connaissez les discours éculés, et qui passent encore pour modernes, sur la prétendue nécessité de supprimer des communes et sur l'abominable cumul des mandats. Ces discours ont pour seul résultat de désigner à la vindicte publique les élus locaux et les parlementaires. Pourquoi les élus accepteraient-ils de bon coeur que des génies réformateurs issus de tel ou tel grand corps, les accusent d'être des boulets que traîne le France ? Alors que ce sont souvent les mêmes qui sont responsables du désastre du Crédit Lyonnais, des ratages de la politique industrielle ou de la dérive des comptes de la sécurité sociale et par négligence ou omission, des retards accumulés dans bien des secteurs ? N'oublions pas que ce sont les collectivités locales qui ont qualifié la France pour l'euro, et que ce sont les finances centrales qui ont dérivé.
Aujourd'hui, il nous faut réhabiliter le politique, et pour cela éviter qu'il soit confisqué.
A l'évidence désormais, grâce à la décentralisation et à l'émancipation de la société civile, la réalisation de l'intérêt général passe aussi par des entreprises et des institutions qui sont à la périphérie de l'administration d'Etat, qui n'est que l'un des instruments. Cela montre que l'argument confortable qui oppose les gardiens de l'intérêt général à des élus locaux ou à des entreprises, uniquement voués à la défense d'intérêts partiels et indignes devient caduc.
De même qu'avec la " gouvernance des entreprises ", on rabat un peu les prétentions de la caste des dirigeants, souvent cooptés et souvent irresponsables, pour revaloriser le rôle des actionnaires, de même, l'évolution actuelle nous invite à nous rappeler que c'est au peuple assemblé, au Parlement, de reprendre la fonction essentielle d'arbitrage qui est la sienne.
C'est en effet naturellement au Parlement, autorité suprême dans l'Etat, qui vote les lois, de définir les équilibres et d'assigner à chacune des institutions une part plus ou moins grandes de responsabilités. Quels sont les degrés d'autonomie et les compétences des collectivités locales ? Quelle part entre la gestion publique et la gestion privée ? Quelle part entre le financement forcé et la contribution volontaire ?
Le Sénat fait courageusement ses choix. Il continuera à le faire. Mais j'espère aussi, ce sera mon voeu pour finir, que, dégagée des contraintes de la gestion, de son coût, l'administration d'Etat pourra redevenir davantage stratège, éclairer l'exécutif et le législatif, préparer l'avenir pour revigorer la République et préserver la cohésion sociale.
Je vous remercie.
(Source http://www.senat.fr, le 22 novembre 1999)