Discours de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, suivi d'un débat sur le thème "Le droit, la force et la justice" et point de presse avec la presse française à Londres le 27 mars 2003, sur le sort de la guerre en Irak, l'administration et la reconstruction du pays à l'issue du conflit.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Voyage en Grande Bretagne de M. de Villepin le 27 mars 2003 à l'invitation de l'International Institute for Strategic Studies (IISS) à Londres : intervention sur le thème "Le droit, la force et la justice"

Média : Agence Algérie Presse Service - Presse

Texte intégral

(Discours à l'Institut international d'études stratégiques à Londres, le 27 mars 2003) :
Le droit, la force et la justice
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
C'est un grand honneur pour moi d'avoir été invité à prononcer la conférence donnée chaque année en souvenir du fondateur de votre Institut, Alastair Buchan.
C'est dans ces moments de crise qu'un lieu de réflexion comme le vôtre prend tout son sens : il offre un espace d'échanges et de débat indispensable à la pensée, un laboratoire nécessaire à l'action.
Je m'exprime devant vous à un moment déterminant de notre histoire. A un moment grave où le Royaume-Uni est directement engagé dans les opérations militaires en Irak. Je souhaite bien sûr que ce conflit puisse trouver une issue rapide et être le moins meurtrier possible.
Et, dans cette épreuve, je viens vers vous avec un esprit de respect, d'amitié et de dialogue, conscient que votre pays est en guerre et que vos soldats risquent leur vie. Je viens avec la volonté d'aborder les chemins de l'avenir, au-delà des divergences actuelles entre nos deux pays. Car j'ai une conviction : nous ne surmonterons les obstacles du moment qu'en mesurant ce qui nous sépare, avec lucidité et franchise. J'ai aussi une certitude : dans le monde troublé où nous vivons, nous avons, plus que jamais, besoin d'unité. J'ai enfin un espoir : vous présenter une vision française qui veut construire et renouer les fils du dialogue.
Membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, la France et le Royaume-Uni ont des responsabilités particulières. Elles doivent les exercer dans le même but : la stabilité internationale, la sécurité et la paix. Cela suppose de définir ensemble l'équilibre nécessaire à toute action internationale : le droit, la force et la justice.
Où en étions-nous il y a dix ans ?
Avec la fin de l'affrontement entre les deux blocs, nous avons changé de monde. Si le droit a été placé au coeur des préoccupations internationales, sa relation avec la force a été profondément modifiée.
Pendant près de cinquante ans, l'ordre avait été assuré par la dissuasion nucléaire. L'Occident, comme le monde communiste, savait que le recours à la force entraînerait des deux côtés des dommages incalculables. Dès lors, la guerre aurait signifié l'échec de la dissuasion, et l'impossible apocalypse.
Mais, avec la fin de la guerre froide, la force est redevenue une option. Elle a pu à nouveau être envisagée, parce qu'elle n'entraînait plus de dommages supérieurs aux gains qu'une puissance pouvait escompter.
Si pourtant elle a été peu employée, c'est pour deux raisons : l'affirmation des valeurs occidentales a rencontré peu d'opposition ; et les Etats-Unis ont su faire un usage modéré de leur force. Or, depuis toujours, seule la modération rend acceptable la puissance, comme l'affirmait déjà Thucydide : "Nous méritons des éloges, pour nous être montrés plus justes que ne l'impliquait notre puissance."
Aucun ordre international cependant ne peut reposer sur le seul bon vouloir des puissances. Des normes collectives ont donc été définies, visant à contenir l'emploi de la force dans les limites de la responsabilité collective.
Ce nouvel ordre a enregistré des succès importants.
Il a mis un terme aux agressions territoriales : en 1991, le respect du droit et l'emploi de la force ont permis de chasser Saddam Hussein du Koweït. Aujourd'hui, une invasion similaire ne manquerait pas de conduire à une réaction immédiate et déterminée de la communauté internationale.
Cet ordre a également permis de porter secours aux populations victimes de la guerre civile, de régimes autoritaires ou de catastrophes naturelles. Après la guerre du Golfe, l'opération "Provide Comfort" a arrêté le flot de réfugiés kurdes vers la Turquie et favorisé leur retour au nord de l'Irak. Elle a ouvert la voie au droit d'ingérence humanitaire et aux grandes opérations de l'ONU : en Somalie, à Haïti, au Rwanda, en Bosnie, au Timor Oriental et en Sierra Leone.
Enfin, le nouvel ordre a contribué à la définition d'un ensemble de normes mettant la force à la disposition d'un droit fondé sur l'humanisme. Le respect de l'individu, la défense des libertés, la lutte contre la pauvreté ou les épidémies ont eu force de loi.
Mais cet équilibre entre le droit et la force n'a pas apporté de solution à tous les problèmes de sécurité. D'abord, il n'a pas répondu à la question du désarmement de l'Irak, sinon par une politique de sanctions qui a affecté en premier lieu la population irakienne. Ensuite, il n'a pas ouvert de perspectives de règlement des crises régionales qui menacent la stabilité de la planète : le Proche-Orient en premier lieu, qui reste prisonnier d'une logique de violence et de représailles ; mais aussi les différends de Chypre et du Sahara occidental, ou la crise du Cachemire. Dans ces régions, les promesses du nouvel ordre mondial ont buté sur la complexité des rapports religieux et ethniques, le poids de l'histoire, les données de la géographie.
De plus, le soutien de la communauté internationale à cet ordre s'est progressivement érodé. Les résultats obtenus ont demandé l'engagement de ressources considérables de l'ONU : en Sierra Leone, pays de 4 millions d'habitants et de 71 000 km2, 16 000 soldats des Nations unies sont nécessaires pour maintenir un ordre qui demeure précaire.
Les limites du concept d'ingérence humanitaire sont progressivement apparues : s'il offre la possibilité d'intervenir contre la volonté des Etats lorsque l'imminence d'un désastre humanitaire l'exige, il suscite les inquiétudes des puissances émergentes, et prête à la critique de la partialité. Pourquoi s'engager ici, plutôt qu'ailleurs ? Qui prend la décision d'intervenir, au nom de quelle légitimité ?
L'exemple du Kosovo reflète la complexité de ces questions. Dans cette crise, nous avons été confrontés à des réalités difficiles. Le concept d'ingérence humanitaire a pour la première fois soulevé des interrogations. Certaines puissances du Sud craignaient qu'il ne permette aux démocraties occidentales d'empiéter indûment sur leur souveraineté. Et, dans ces démocraties mêmes, le Kosovo a provoqué nombre de critiques, déplorant un recours prématuré à la force, ou l'immixtion des dirigeants dans la conduite des opérations militaires.
Au total, l'opération du Kosovo a été une entreprise légitime et un succès politique, même si elle a pu être source de divisions : certains y ont vu le premier exemple d'un droit coutumier d'intervention humanitaire sans mandat de l'ONU. Nous y avons vu au contraire une exception, justifiée à la fois par un large soutien et la menace d'un désastre humanitaire imminent.
Le 11 septembre 2001 a mis fin à la période de construction d'un nouvel ordre mondial.
D'abord, le monde est entré dans l'ère du terrorisme de masse. Désormais, nous savons que les organisations terroristes ne reculeront devant aucun moyen pour propager leur message de haine.
Ensuite, il a ouvert la voie à une véritable révolution de la puissance : dans un monde où le faible peut faire chanceler le fort, où des idéologies bafouent les droits les plus élémentaires, le recours à la force ne constitue pas une réponse suffisante. Quand le couteau s'allie aux nouvelles technologies, il contourne les règles classiques de la puissance.
Enfin, il a révélé la vulnérabilité des Etats-Unis, avivé un sentiment de colère et d'injustice, et amené ce pays à modifier sa vision du monde. Attaquée au coeur, l'Amérique a recentré ses priorités autour de ses intérêts propres de sécurité, de son territoire et de sa population.
Dans ces temps de bouleversement, une relation renouvelée de confiance et de proximité avec les Etats-Unis s'impose. La France y est prête. Elle comprend l'immense traumatisme dont ce pays a été victime. Elle a témoigné de sa solidarité sans faille aux Américains après le 11 septembre et partage sa détermination totale de combattre partout et sans répit le terrorisme : notre engagement militaire en Afghanistan, notre coopération, en particulier en matière de renseignement, en sont une bonne illustration. Elle veut enfin poursuivre nos travaux en commun pour répondre aux grands défis de prolifération qui se présentent à nous, notamment en Corée du Nord.
Parce qu'ils se sont construits sur un socle de valeurs communes, les Etats-Unis et la France ont vocation à renouer une coopération étroite et solidaire. Nous le devons à l'amitié entre nos peuples, pour l'ordre international que nous voulons construire ensemble.
Au cours des derniers mois, d'aucuns se sont interrogés sur les motivations de la France dans le règlement de la crise irakienne. Je tiens à dire fortement que nos choix n'ont pas été faits contre un pays ou un autre, mais au nom d'une certaine idée de la responsabilité collective et d'une vision du monde.
Mesurons bien, en effet, l'importance des enjeux. Il s'agit aujourd'hui de savoir suivant quelles règles nous souhaitons vivre ensemble : seuls le consensus et le respect du droit donnent à la force la légitimité nécessaire. Si nous sortons de ces limites, l'emploi de la force ne risque-t-il pas de devenir un facteur de déstabilisation ?
Il s'agit également de savoir comment gérer les multiples crises. Le cas de l'Irak n'est pas isolé : en Corée du Nord et dans d'autres pays, de nouvelles menaces de prolifération existent. Nous devons donc nous donner les moyens d'y répondre. Nous avons commencé à définir ensemble une méthode de désarmement qui donnait des résultats.
Nous avons enfin une inquiétude fondamentale : comment ne pas voir les risques d'une incompréhension grandissante entre les peuples, qui pourrait aboutir à un affrontement entre les cultures ? N'est-ce pas là le grand défi de notre temps et s'agit-il d'une fatalité ? A nous d'apporter les réponses nécessaires, en nourrissant l'esprit de dialogue et de respect entre les peuples.
Dans ce cadre, nous sommes partis d'un double constat qui est au coeur de la résolution 1441 : la communauté internationale n'est jamais aussi efficace que lorsqu'elle est unie ; elle n'est vraiment légitime que si elle assume toutes ses responsabilités.
Le principe de responsabilité impliquait d'abord que le Conseil cherche en permanence à améliorer l'outil des inspections afin de tirer tout le parti de la résolution 1441. Nous avions proposé le renforcement des moyens des inspecteurs, des échéanciers rigoureux pour chaque domaine d'inspection, l'adoption dans les meilleurs délais d'un programme de travail centré sur des tâches prioritaires clairement délimitées et la définition d'une date rapprochée pour la remise d'un rapport de bilan.
Ce principe impliquait également que les Etats membres du Conseil de sécurité décident ensemble des actions à entreprendre et gardent à chaque étape la maîtrise du processus. C'est pourquoi un ultimatum autorisant un recours automatique à la force ne pouvait recevoir l'assentiment du Conseil : il sortait du cadre défini à l'unanimité par la résolution 1441 et s'éloignait de l'esprit même dans lequel nous avions voulu travailler. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons des blocages constatés au Conseil de sécurité lors des derniers efforts de négociation. Dans ce contexte, chacun voit bien que la France a été en permanence à la recherche d'un compromis. Au cours de ce processus, elle s'est toujours gardé la liberté de ses choix et notamment celui du recours à la force si les inspections devaient se solder par un échec.
Si la situation au sein du Conseil de sécurité n'a pas été modifiée, pas même d'une seule voix, c'est parce qu'une majorité d'Etats était convaincue que nous n'étions pas allés jusqu'au bout des solutions pacifiques : parce que l'impression a prévalu, à partir du début de cette année, que le calendrier militaire effaçait l'agenda diplomatique, parce que le sentiment s'est très vite imposé que les inspections étaient remises en cause dans leur principe même, parce que, enfin, l'idée d'un glissement progressif d'un objectif de désarmement de l'Irak vers un changement de régime, voire un remodelage du Moyen-Orient, n'a pu qu'accroître les incompréhensions.
A travers la crise irakienne, ce sont deux regards sur le monde qui se confrontent. C'est un rapport différent entre le droit et la force, entre la légitimité internationale et la défense des intérêts de sécurité nationaux.
L'une de ces thèses laisse entendre que la démocratie pourrait être imposée de l'extérieur.
La confiance dans le droit serait donc en partie un leurre. Les instruments juridiques internationaux seraient davantage des contraintes que des moyens de garantir la sécurité internationale, certains allant même jusqu'à avancer que les Etats-Unis exerceraient seuls leurs responsabilités en affirmant leur puissance, tandis que la position de l'Europe s'expliquerait par sa faiblesse. Enfin, face à l'ampleur des menaces, certains gouvernements s'autoriseraient seuls à frapper les premiers. La légitime défense serait abusivement étendue, sans limite ni contrainte.
Les limites du recours à la force en Irak, les perspectives incertaines pour l'avenir politique de ce pays nourrissent bien des questions sur ces analyses.
Le monde contemporain est complexe. Il ne se laisse plus réduire à un jeu d'alliances, comme cela pouvait être le cas au XIXème siècle ou durant la guerre froide. La réalité du monde, c'est la conjonction de menaces nouvelles : terrorisme, prolifération des armes de destruction massive. C'est le caractère éminemment volatil des crises régionales. C'est l'importance des idéologies extrémistes et du fondamentalisme, qui relaient leur message d'un bout à l'autre de la planète. C'est enfin le risque que la criminalité organisée ne devienne un instrument supplémentaire du financement et de la réalisation de ces menaces. Traiter cette situation par la force ne résoudra pas les problèmes de fond et risque de créer de nouvelles fractures.
Nous partageons la même foi que les Britanniques et les Américains dans la démocratie. Avec la Grande Charte, la Déclaration de 1789 et la Constitution américaine, nos pays sont aux sources de la révolution démocratique. Nous sommes persuadés que la démocratie demande de la détermination, de la conviction et un long apprentissage.
Nous ne refusons pas l'usage de la force, mais nous voulons mettre en garde contre les risques d'un emploi préventif, érigé en doctrine : quel exemple donnerions-nous aux autres Etats de la planète ? Quelle légitimité accorderions-nous à notre action ? Et quelle limite mettons-nous à l'exercice de la puissance ? En souscrivant à cette doctrine, il y aurait alors le risque d'introduire un principe d'instabilité et d'incertitude permanents, de ne pas maîtriser les situations et de nous lancer dans une fuite en avant. N'ouvrons pas cette boîte de Pandore.
Alors comment agir ? Notre propre vision repose sur plusieurs exigences.
L'unité : face à la complexité du monde, elle constitue une nécessité première. Nous ne parviendrons à éradiquer le terrorisme que si nous renforçons notre coopération dans les domaines policier, judiciaire et du renseignement. Nous n'apporterons de réponse à la prolifération que si nous définissons ensemble une méthode efficace. Ce que nous avions commencé à faire en Irak doit être poursuivi. Nous ne mettrons fin aux crises régionales qu'en ouvrant un dialogue constructif avec toutes les parties concernées.
La responsabilité : tous les Etats sont responsables du renforcement de la sécurité et de la stabilité dans le monde. La force n'est pas le privilège des uns le droit l'alibi des autres. Le droit nous engage tous.
La légitimité : elle est la clé de l'efficacité de l'action internationale. Si nous voulons définir des réponses à la hauteur des enjeux de notre monde contemporain et prendre les mesures nécessaires, y compris le recours à la force, nous devons le faire au nom d'une décision collective.
Forts de ces exigences, nous devons retrouver la voie de l'unité européenne et la réaffirmation de la solidarité transatlantique. Nous devons reconstruire un ordre mondial ébranlé par la crise irakienne.
Cet objectif concerne tous les Européens : les Quinze, mais aussi les nouveaux membres de l'Union européenne. Il pose cependant un défi particulier à la France et au Royaume-Uni, qui ont chacun, pour des raisons historiques, des relations différentes avec les Etats-Unis. Mais chacun est également soucieux de la qualité et de la vigueur du lien transatlantique, convaincu que celui-ci contribue à la stabilité du monde.
Il n'y a pas, d'un côté le choix de la force, de l'autre le choix du droit. La force doit être mise au service du droit. Elle doit être encadrée par le droit afin de renverser la proposition de Pascal : "Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste". La primauté du droit n'est pas un aveu de faiblesse, ni un facteur d'impuissance. Elle est une exigence morale et politique, la condition de la justice, mais aussi de l'efficacité. Seule la justice en effet garantit une sécurité durable.
A l'inverse, si le système international continue d'être perçu comme injuste ; si la force semble l'emporter systématiquement sur le droit ; si l'opinion des peuples n'est pas prise en compte, alors les facteurs de désordre en sortiront renforcés, les programmes proliférants seront accélérés, les jeux de puissance se poursuivront inutilement et la manipulation de l'hostilité idéologique envers les démocraties occidentales se développera.
A nous désormais de définir des objectifs communs.
D'abord, il faut aller jusqu'au bout du désarmement de l'Irak. Cet objectif, qui a fait l'unité de la communauté internationale, devra être mené à bien par les inspecteurs. Les Nations unies devront conduire ce processus. Surtout, elles devront être au coeur de la reconstruction et de l'administration de l'Irak. La légitimité de notre action en dépend. Dans une région du monde dominée par le sentiment d'insécurité et traversée par des fractures profondes, nous devons pouvoir nous retrouver pour forger ensemble la paix.
La lutte contre le terrorisme doit rester notre priorité. Nous devons poursuivre notre coopération, renforcer nos échanges de renseignements, définir de nouveaux instruments de lutte contre le financement des réseaux terroristes.
Notre partenariat avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni en matière de lutte contre la prolifération demeure régulier et nourri. Il doit être complémentaire avec les travaux que nous allons conduire sur ce sujet dans l'enceinte des Nations unies, à l'occasion du sommet des chefs d'Etat et de gouvernement proposé par la France. Nous suggérons également que les Etats européens se concertent étroitement pour établir une analyse commune des risques de prolifération, afin d'évaluer les moyens d'y répondre. Nous avons commencé à définir des instruments de désarmement qui reposent sur un équilibre entre le droit et la force. La création d'un corps d'inspecteurs des Nations unies donnerait une forme concrète à nos aspirations.
Enfin, tous ces défis impliquent que nous unissions plus que jamais nos efforts pour trouver une solution politique à la crise du Proche-Orient. Parce qu'elle est une crise fondamentale, parce qu'elle se nourrit d'un profond sentiment d'injustice, nous ne pourrons y bâtir une paix durable que si elle est fondée sur la justice, une justice qui doit répondre aux attentes du peuple palestinien et garantir la sécurité d'Israël, une justice qui seule conférera sa force au droit et à la paix.
Tous ces objectifs ne pourront être atteints qu'avec l'impulsion des Nations unies. Mais ils peuvent être mis en oeuvre dans le cadre de grands pôles régionaux.
Pour être stable, le monde nouveau doit en effet s'appuyer sur différents pôles, organisés pour faire face aux menaces actuelles. Ces pôles ne devront pas être rivaux, mais complémentaires. Ils sont les piliers sur lesquels nous devons construire une communauté internationale solidaire et unie face aux nouveaux défis.
La volonté des Etats européens de construire une politique étrangère et de sécurité commune doit répondre à cette attente. Elle traduit la volonté de faire émerger une véritable identité européenne, à laquelle aspirent tous les peuples de notre continent. Nous souhaitons avancer résolument dans cette voie, avec le soutien et la participation du Royaume-Uni. Dans le domaine de la défense notamment, où nous avons franchi ensemble des étapes importantes, après la Macédoine nos projets doivent se poursuivre : relève de l'OTAN en Bosnie, création d'une agence européenne de l'armement. Une Europe forte servira l'intérêt de tous. Elle renforcera la sécurité du monde.
La France et le Royaume-Uni doivent surmonter les difficultés actuelles et rester unis.
J'en suis convaincu : ce qui nous rassemble touche au plus profond de l'identité de nos peuples. Nous partageons le même sens de l'indépendance. Nous avons une même conscience du rôle de notre pays dans le monde. Je n'oublie pas qu'aux heures les plus difficiles de notre histoire, le Royaume-Uni a accueilli l'homme qui a porté l'honneur et l'esprit de résistance de notre pays, alors que Winston Churchill et le peuple britannique incarnaient l'espoir des peuples libres.
Forts du respect et de l'amitié qui les unissent, le Royaume-Uni et la France veulent être au rendez-vous de l'Europe pour apporter leur contribution à un monde qui réponde aux aspirations partagées de justice et de paix.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 mars 2003)
(Débat à l'issue du discours de M. de Villepin à l'Institut international des études stratégiques à Londres, le 27 mars 2003) :
Q - Etes-vous d'accord avec le fait que le processus de désarmement n'a été entrepris effectivement en 2003 qu'en raison de la menace de la force et de la présence des forces américaines dans la région ? Pensez-vous qu'une fois qu'existe une situation donnée, en dépit de toutes les bonnes raisons du Conseil de sécurité, où divers Etats voient manifestement le problème d'un point de vue différent, et où il n'existe aucune perspective d'autoriser l'emploi de la force, l'adversaire n'a plus aucune raison à ce moment-là d'obéir à un processus de désarmement ou, tout du moins, d'accéder à toutes les demandes clairement énoncées dans la résolution 1441 ?
R - Mon sentiment personnel sur la manière dont nous avons étudié la résolution 1441, c'est que, dès le départ, il y avait des ambiguïtés dans les positions des uns et des autres. Dès le départ, il était clair que chacun cherchait à parvenir à un désarmement pacifique de l'Irak. Dans le même temps, la présence militaire dans la région se renforçait. Il convient de bien distinguer, cela est très important, entre : exercer des pressions sur un pays au moyen d'une présence militaire et préparer une guerre. Il est apparu au début de l'année que nous passions d'une situation de pressions à la préparation de la guerre. Je me souviens que, lorsque je me suis rendu à Washington pour la réunion du 20 janvier sur le terrorisme que nous avions demandée, il y avait eu le 18 un deuxième signe de la mobilisation de l'armée américaine. Tous les contacts que nous avons eus au début de l'année - contacts directs avec la Maison-Blanche ou avec les différents ministères - ont fait apparaître très clairement que la détermination à déclencher la guerre était très forte. Nous avons alors pensé que, si la fin des inspections, c'est-à-dire le désarmement pacifique, était prévue pour quelques semaines plus tard, nous devions faire tout notre possible durant cette période pour renforcer l'efficacité et la capacité des inspecteurs. Nous considérions qu'il ne s'agissait pas seulement de la crise en Irak, mais aussi de la capacité de l'ONU et des inspecteurs à faire face, à l'avenir, à toutes les crises de prolifération. Nous considérions que cet instrument - ces inspections - était très important si nous ne voulions pas nous retrouver à nouveau dans une situation différente où nous devrions à nouveau employer la force. L'enjeu n'était donc pas seulement la situation en Irak, mais bien davantage : la capacité de créer un véritable outil de lutte contre la prolifération.
Dans une certaine mesure, je reconnais naturellement, comme nous l'avons toujours dit, que les pressions militaires étaient très importantes. Mais avant les pressions militaires, il y avait aussi quelque chose de très important, quelque chose que nous ne devons pas oublier parce qu'il s'agit de l'un des éléments-clés de l'efficacité de la communauté internationale : c'est le fait qu'en adoptant la résolution 1441, nous étions parvenus à l'unanimité. Je me rappelle que pendant toute la durée du processus, le mois dernier, le fait que nous ayons décidé, à la demande de la France, d'avoir des réunions ministérielles ouvertes et transparentes à l'ONU, avec les rapports des inspecteurs, exerçait également des pressions importantes. Vous avez raison : sur le terrain, exercer des pressions militaires était important, avoir ce système de réunions toutes les deux ou trois semaines pour s'assurer du respect par l'Irak de ses obligations et pour vérifier la manière dont ce pays traitait le désarmement dans ses aspects balistiques, nucléaires et chimiques, tout cela exerçait aussi des pressions. Cependant, changer la nature des pressions exercées et préparer véritablement la guerre, c'est s'engager sur une voie automatique, et nous nous sommes toujours opposés à l'emploi automatique de la force. Nous pensions qu'une responsabilité collective était nécessaire si l'on voulait adapter sa stratégie à chaque étape. Nous l'avons dit dès le départ, le 9 septembre, lorsque le président français a accordé un entretien au New York Times et exposé la manière dont nous conduirions les négociations pour la rédaction de la résolution 1441. Nous avions dit qu'il y aurait deux étapes : celle des inspections, et tant que les inspections se poursuivraient, nous serions dans la phase d'inspection - nous avons cru jusqu'à la fin que nous étions dans la phase d'inspection -, et que si nous nous trouvions dans une impasse, si les inspecteurs nous disaient, nous ne pouvons plus travailler, si la majorité du Conseil le pensait aussi, alors nous devrions changer de stratégie. Nous aurions, alors, été convaincus et nous aurions été prêts à examiner d'autres options.
Les faits sont là : personne au Conseil de sécurité, à l'exception des trois ou quatre pays qui avaient décidé de s'en tenir à la logique de l'ultimatum, n'a cru que les inspecteurs avaient eu toutes leurs chances. Personne. C'est pour cette raison que nous avons cette situation au Conseil. Ensuite, alors que chacun écoutait les inspecteurs, régulièrement, nous pouvions tous constater les progrès accomplis. Il faut donc tenir compte du fait que la prise de conscience de la communauté internationale est quelque chose de très important. Le calendrier militaire progressait plus rapidement que cette prise de conscience, que cette conviction de la communauté internationale et du Conseil de sécurité.
Q - Monsieur le Ministre, je voudrais seulement vous poser une question sur le dilemme qui se pose aujourd'hui quant à l'Irak. D'une part, la France a dit très clairement qu'elle ne voulait pas d'une résolution qui légitimerait l'invasion anglo-américaine de l'Irak, vous l'avez dit dans le cadre de l'assouplissement de l'aide "pétrole contre nourriture" en faveur de l'Irak, et d'autre part, vous avez dit très clairement, comme Tony Blair et d'autres personnes, que l'administration de l'Irak doit être confiée rapidement à l'ONU. Il me semble que ces deux objectifs de la politique française sont quelque peu contradictoires ; au bout du compte, ne devrez-vous pas accepter le fait que l'ONU devra de facto, voire "de-euro", entériner ce qui s'est passé ?
R - Pour commencer, je voudrais dire que ce n'est pas seulement la position française, c'est la position, j'irai jusqu'à dire, de l'ensemble de la communauté internationale au Conseil de sécurité. Chacun s'accorde à reconnaître que nous avons besoin de cette résolution "pétrole contre nourriture" et que nous ne devons pas légitimer l'emploi de la force parce que c'est la position de longue date de la majorité du Conseil de sécurité et qu'il ne sert à rien de revenir en arrière. Nous pensons tous qu'il est dans l'intérêt de la communauté mondiale, des Nations unies, de chacun d'entre nous, y compris des Etats-Unis et de votre pays, de placer l'Irak sous administration des Nations unies. En effet, s'il n'y a pas d'organe légitime pour prendre la responsabilité de ce qui se passe et organiser l'avenir politique de l'Irak - je fais ici la distinction entre la période de la guerre où les forces qui sont sur place doivent assumer la responsabilité de ce qui se passe, et les conséquences -, je considère comme essentiel pour la sécurité même des soldats américains et britanniques sur le terrain, de disposer d'un organe légitime, tel que les Nations unies, qui assume la responsabilité devant les Irakiens, devant le monde arabe et devant la communauté internationale. Nous connaissons tous l'histoire de l'Irak et, en Grande-Bretagne, vous connaissez peut-être mieux que quiconque le problème de l'unité de l'Irak, le problème du communautarisme, les affrontements entre groupes ethniques et religieux ; il est très difficile de préserver l'unité. C'est là un défi très grave et j'ai la conviction que la période qui suivra la guerre sera très difficile. Donc, lorsque nous disons que nous voulons que l'ONU prenne la responsabilité de la reconstruction, nous le pensons, non parce que nous aurons demain à nous partager une sorte d'eldorado appelé Irak, mais parce que nous croyons qu'il existe de nombreux problèmes et une grande insécurité dans la région. Avant la guerre, nombreux étaient ceux qui disaient "la rue arabe n'existe pas". Nous voyons ce qui se passe aujourd'hui. Nous devons tenir compte de la réalité et ce n'est qu'en regardant la réalité en face que nous pourrons être sûrs de prendre la bonne décision. Et pour la reconstruction, je crois que la communauté internationale doit être unie. Les Nations unies doivent être pleinement impliquées parce que c'est là un facteur essentiel de succès de la période après la guerre et une préoccupation pour chacun d'entre nous en ce qui concerne la sécurité mondiale.
Q - Je suis certain que vous trouverez un terrain d'entente concernant les aspirations que vous avez énoncées. Le problème dont je pense qu'il intéresse beaucoup de gens, ce sont les mesures pratiques que la France, et peut-être même l'Europe, pourront prendre immédiatement après la guerre pour recréer cette relation que vous avez évoquée. Nous sommes nombreux à penser qu'il est très improbable que les Etats-Unis cèdent le contrôle de l'Irak à l'ONU rapidement, et que cela provoquera d'autres divisions. Quelles sont les mesures concrètes ? Pouvez-vous nous indiquer ce qui se passerait, puisque après tout, votre président et celui des Etats-Unis ne se sont pas parlé depuis des semaines, voire des mois ? La rupture est davantage consommée qu'à aucun moment de notre histoire récente. Quelles sont donc ces mesures ? Comment imaginez-vous les choses ? Quel sera le remède a posteriori ? Comment allez-vous aborder la situation ? Il est évident que les Etats-Unis prennent une direction très différente de celle que vous avez mentionnée et qu'ils avancent très vite.
R - Pour commencer, je voudrais dire que nous sommes confrontés à une situation qui évolue rapidement. Les choses évoluent tous les jours et la réalité doit être à la base de toute décision. Il y a naturellement tous les projets, les nombreux projets qui ont été arrêtés aux Etats-Unis le mois dernier, pour la reconstruction, sur la manière dont les Etats-Unis voient l'avenir de l'Irak et tous ces objectifs divers et variés qui ont été discutés au sein de l'administration américaine et en dehors des Etats-Unis. Je crois que cela a beaucoup nui à l'unité de tous nos pays, de constater que l'objectif n'était plus le désarmement de l'Irak mais un changement de régime, puis un remodelage du Moyen-Orient et la démocratisation. Je crois que nous partageons tous le même objectif de démocratie, celui de la stabilité de la région. Mais à un moment, nous devons voir la réalité de la situation, et ma première préoccupation est, naturellement, la sécurité, la sécurité de chacun, la sécurité contre le terrorisme, la sécurité de la région. Comment pouvons-nous être sûrs que toutes les personnes concernées, y compris les militaires sur le terrain, seront en sécurité ? Seront-ils plus en sécurité avec une administration américaine de l'Irak, ou avec une administration de l'ONU ? Telle est la question, et à ce stade, ce que nous allons faire, c'est poser les questions.
Je crois que nous devrions également garder à l'esprit ce que nous savons de la région, tirer les leçons de notre expérience. Nous avons une expérience de ce genre de choses et nous savons aussi que, même si nous souhaitons que le peuple irakien se réjouisse de la libération de son pays, à un moment ou à un autre, une réaction de refus peut se produire, parfois en quelques semaines, parfois en quelques jours. Nous en avons fait l'expérience alors même que nous avions une attitude légitime. Nous l'avons vécu en Côte d'Ivoire. Nous avons proposé des solutions sur la Côte d'Ivoire avec l'ensemble des partis politiques de ce pays, appuyés par la légitimité des groupes régionaux, de la CEDEAO, avec le soutien de l'Union africaine, de l'ONU. Et même alors, vous voyez que c'est difficile et il y a un grand nombre de malentendus. Vous pouvez imaginer ce qui se passerait en Irak.
Voilà la réalité. Je ne veux pas dire qu'il ne faut pas faire ceci ou cela. Je veux dire que nous devons étudier le moyen le plus sûr de travailler en Irak. Nous voulons dire aussi que la manière dont nous allons traiter ce problème aura des conséquences, non seulement pour l'Irak, non seulement pour la région, mais également pour le monde tout entier. Je crois donc qu'il est très important de discuter du rôle du Conseil de sécurité. C'est la première chose que j'ai dite à mon homologue Jack Straw : "rencontrons-nous, discutons". C'est ce que j'ai dit à Colin Powell : "rencontrons-nous, travaillons". Parce qu'en travaillant, alors nous pouvons déterminer, un peu à l'avance, le genre de problèmes auxquels nous serons confrontés. Notre conviction, c'est qu'un si grand nombre de problèmes nous attend, même après la guerre, que nous devons faire en sorte que les décisions que nous allons prendre soient les bonnes. Bien sûr, la première mesure est une résolution humanitaire, "pétrole contre nourriture". Je crois réellement que, sur les principes et les détails, nous devons arriver très rapidement à une solution.
La deuxième mesure, c'est de décider du type d'administration pour l'Irak. Comme je l'ai dit, je crois qu'en temps de guerre, la sécurité est la préoccupation des forces sur le terrain. Mais lorsque nous nous trouverons dans une situation différente, nous devrons d'abord préparer un règlement politique, la capacité politique des Irakiens à prendre leur avenir en main. Et dans l'intervalle, il est certain que l'ONU aura un rôle déterminant à jouer dans la région, à cause de la sécurité, de la stabilité, et en raison de sa capacité à faire la synthèse et à répondre aux besoins des Irakiens de la meilleure manière possible. Je crois que dans ce monde qui est le nôtre, nous ne devons pas oublier que les problèmes d'identité, de culture, de religion sont des problèmes essentiels. Je déclare solennellement devant cet Institut que, bien souvent, ces dix dernières années, nous avons parlé de la stratégie du monde en oubliant l'histoire, la culture, la religion, en oubliant les mouvements très importants du monde. Aujourd'hui, nous sommes dans la situation que nous connaissons, et n'oublions pas que lorsque Al Qaïda a frappé New York - immense tragédie -, l'une des raisons fondamentales qui l'ont motivée était la présence d'étrangers au Moyen-Orient. Nous devons donc agir avec beaucoup de prudence, avec beaucoup de respect en ce qui concerne l'organisation de la région. Nous ne pouvons nous contenter de penser qu'il suffit d'y aller et faire ce que nous voulons. Nous devons être très prudents, nous devons préserver un dialogue solide avec le monde arabe. Je crois que cela a été l'un des résultats majeurs, après le 11 septembre, de pouvoir travailler avec le monde arabe. L'un des résultats majeurs du Sommet de Beyrouth au début de 2002 a été que le monde arabe s'est uni pour proposer la paix. Et je crois que cela a aussi été l'un des grands résultats de la résolution 1441, c'est que la Syrie la soutienne. Nous ne devons pas oublier de travailler avec tous ces pays et c'est pourquoi la France a adopté cette position au Conseil de sécurité : nous croyons que nous devons tenir compte de la position du reste du monde. Nous ne pouvons décider et arrêter l'avenir du monde de manière isolée et séparée.
Q - Une question très brève. Vous avez évoqué la possibilité d'une sorte d'administration de l'Irak par l'ONU après la guerre. Il en existe différentes versions, mais l'expérience a montré, je crois, que sans la sécurité, nous ne pouvons absolument rien faire. La question est donc : quelle sera cette présence et cette force de sécurité qui rendra cela possible ? Qui la commandera ? Qui fournira les forces ? Je ne pense pas vraiment que vous puissiez répondre à tout cela, mais ce sont là des questions auxquelles il faut réfléchir dès à présent, en particulier si vous pensez à une administration de l'ONU, parce que cela pose toutes ces questions.
R - Vous avez tout à fait raison. Je crois que, si nous sommes d'accord sur le fait que l'ONU doit avoir la légitimité politique pour agir en Irak, nous nous heurtons alors à d'autres questions : comment coordonner les différents acteurs ? Comment organiser la sécurité ? Et bien sûr, les forces qui seront présentes doivent être acceptées de part et d'autre. Je crois que cela doit se faire sous l'égide, avec la légitimité de l'ONU. Le reste est coordination, préparation, négociation entre toutes les parties et je crois que tous les membres de la communauté internationale doivent en assumer la responsabilité, pour la reconstruction, pour l'organisation d'un Irak plus sûr.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez parlé d'une volonté de faire en sorte que ce soit un effort international, que tout ce qui sera fait en Irak après la guerre le soit sur la base d'un consensus international. Mais pas plus tard qu'hier, Colin Powell affirmait de manière claire que les Etats-Unis n'avaient pas l'intention de voir l'Irak échapper à leur contrôle après la guerre et qu'ils avaient déjà les noms des personnes qu'ils voulaient mettre en place, pour au moins aider à la reconstruction de l'Irak après la guerre. Si c'est aujourd'hui aussi ancré dans l'esprit des Américains, comment la France, comment la Grande-Bretagne, comment la communauté internationale pensent-elles changer cela ?
R - Je pense que c'est toute la question de la responsabilité collective. Je pense que ce dont nous devons discuter, c'est la faisabilité, et c'est pour cette raison que nous posons des questions. Est-il possible qu'un seul pays prenne la responsabilité d'un pays comme l'Irak ? Personnellement, ma réponse est qu'il est très, très difficile d'envisager cette possibilité, à cause des risques, risques pour eux-mêmes, risques pour le maintien de l'unité, de la souveraineté et de l'intégrité de l'Irak. C'est de cela que nous parlons. Quel est le meilleur moyen de préserver la sécurité, l'intégrité et la souveraineté de ce pays dans une région où les tensions vont devenir plus fortes que jamais ? C'est pourquoi nous pensons que nous devrions avancer dans le processus de paix. C'est pourquoi nous pensons qu'il aurait été judicieux d'accélérer le processus de paix avant d'aller faire la guerre en Irak. Et à présent, nous avons une responsabilité commune dans cette affaire. Nous allons devoir non seulement faire face à la question de l'Irak, mais également traiter les problèmes du processus de paix et reprendre l'initiative dans cette région. Je ne pense pas qu'un seul pays puisse, à lui tout seul, assumer la pleine responsabilité d'agir au coeur d'une région comme celle-ci. Regardez la carte : c'est une question d'histoire, c'est une question de géographie, c'est une question d'expérience de la région. Personnellement, je suis très sceptique sur la possibilité d'y parvenir et je suis prêt à en discuter avec tous pour trouver la meilleure solution. Nous en avons discuté avec nos collègues russes, avec nos collègues allemands, avec les membres du Conseil de sécurité et je dois dire qu'au Conseil de sécurité, chacun pense très clairement qu'il est nécessaire qu'il y ait une organisation tout à fait légitime pour prendre en charge les intérêts de sécurité de toutes les parties.
Q - Vous avez dit que vous souhaitiez voir la guerre finir au plus vite. Pourriez-vous nous dire qui vous voudriez voir gagner cette guerre rapidement ? Deuxièmement, puisque vous avez dit que vous voudriez prendre des responsabilités, soutiendrez-vous ce qui paraît être aujourd'hui la position commune des Britanniques et des Américains d'avoir une autorisation de l'ONU plutôt qu'une administration par l'ONU ? La déclaration des Açores parle d'une autorisation des Nations unies pour un gouvernement d'après Saddam qui consisterait simplement à donner sa bénédiction, son approbation au système qui serait mis en place, quel qu'il soit ? Insistez-vous pour que les Nations unies administrent matériellement ce que la bureaucratie onusienne ne paraît pas très disposée à faire ?
R - Je ne vais pas répondre à la première partie de votre question car je pense que vous n'avez pas bien écouté ce que j'ai dit auparavant. Ce n'est pas la peine que je réponde à la question car vous avez déjà la réponse.
La seconde partie à propos de l'autorisation et de l'organisation : je pense qu'il s'agit d'une question de principe. En politique, la légitimité est toujours une question de principe. Qui a le droit de dire : "c'est juste, c'est injuste" ? Le Conseil de sécurité a cette responsabilité. Et je pense que l'ONU est la seule qui puisse dire "c'est légitime, ou bien ce n'est pas légitime". Et dans une région où il y a tant de tensions, dans une période où il y a tant de tensions, nous sommes tous confrontés au risque du terrorisme, au risque de prolifération, nous les connaissons tous. Nous devrions faire très attention à bien prendre en compte le fait que nous devons être légitimes si nous voulons être efficaces. Et l'on ne peut pas inventer la légitimité. C'est pourquoi je crois que naturellement, les Nations unies doivent être le premier partenaire. Mais les Nations unies vont bien sûr travailler avec tous les pays, avec tous les pays qui ont l'expérience, avec les pays qui sont là, qui sont prêts à aider à le faire. Et bien sûr, les pays qui ont pris le risque d'aller là-bas doivent avoir un rôle très important, primordial. Ceci est très clair pour moi. Mais je parle des principes. Les sources de la légitimité doivent être entre les mains de l'ONU.
Q - Pensez-vous que la guerre en Irak soit principalement motivée par le pétrole ? Il est vrai que les réserves avérées et supposées de l'Irak s'élèvent à 330 milliards de dollars, au prix actuel du baril. C'est l'équivalent du PNB des Etats-Unis. Si vous me dites que ce n'est pas pour le pétrole, pourriez-vous me dire pourquoi les Etats-Unis n'ont pas attaqué la Corée du Nord qui a dit détenir des armes nucléaires ? Si là encore la réponse est que la Corée du Nord est une cible militaire difficile, n'est-ce pas une justification morale pour les autres pays, y compris l'Irak, pour vouloir acquérir des armes nucléaires et des armes de destruction massive ?
R - Un grand nombre de facteurs peuvent expliquer ce qui se passe. Je ne vais pas les distinguer parce que je pense que l'élément central est la sécurité. Et je pense que l'accélération du calendrier en Irak trouve son origine dans le 11 septembre qui a changé la vision que les Etats-Unis avaient de leur sécurité. C'est ce qui l'a rendu nécessaire, quelque chose qui n'était peut-être pas si urgent que cela et pas par les moyens qui ont été utilisés. Je pense donc que le souci de la sécurité et la manière dont les Etats-Unis envisageaient leur sécurité sont à l'origine de la situation actuelle. La manière dont ils ont expliqué leur propre politique : passer du désarmement à l'idée du changement de régime et de la refonte montrait bien qu'ils avaient des préoccupations de sécurité.
Pendant cette période, nous avons entendu des accusations, des anathèmes, d'un côté et de l'autre. La France s'est toujours attachée à ne pas critiquer, à ne jamais personnaliser la crise. Vous n'entendrez pas un mot dans la bouche du ministre des Affaires étrangères, ou dans celle du président de la République contre quiconque, que ce soit contre votre pays ou contre les Etats-Unis, parce que nous ne pensons pas aujourd'hui être contre les Etats-Unis. Ce n'est pas un problème pour nous. Le problème est la manière dont l'on pourra régler la crise irakienne et les différentes situations du monde. Et je pense que nous devrions nous attacher à avoir une attitude constructive. C'est aujourd'hui un défi pour l'ensemble de la communauté internationale. Et je crois qu'il n'est pas très utile de rechercher des boucs émissaires pour expliquer des difficultés personnelles ou politiques. Nous devons affronter la situation directement et personnellement et rester fidèles à nos convictions. C'est ce que fait la France
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 avril 2003)
(Point de presse avec la presse française à Londres, le 27 mars 2003) :
Q - Est-ce que la position de la France concernant l'Irak peut s'expliquer pour des raisons commerciales ? De plus les sociétés britanniques ont déjà du mal à obtenir des contrats pour la reconstruction de l'Irak, est-ce que vous pensez que, dans ce contexte, la France a la moindre chance de participer à la reconstruction de l'Irak ?
R - Je crois, d'abord, qu'il ne faut pas refaire l'histoire ni travestir la réalité. Tout le monde connaît le point de la situation de la France et tout le monde sait qu'à aucun moment, évidemment, cette donnée économique et commerciale n'a pesé. L'Irak est un partenaire infinitésimal de la France sur le plan commercial. C'est la réalité des faits. En ce qui concerne l'avenir, je crois qu'il faut se pencher sur la priorité qui est d'abord la reconstitution politique. Pour ce faire, il faut un cadre. La conviction de la France, comme celle de la majorité des membres du Conseil de sécurité, la majorité de la communauté internationale, c'est que ce cadre doit être posé par l'Onu, pour des raisons de sécurité parce qu'il va falloir assurer l'unité, l'intégrité, la souveraineté de l'Irak, dans un contexte national et régional de très grande tension. Il faut évidemment prendre en compte tous ces facteurs et l'idée que la reconstruction soit le fait des nations, permet à chacun d'apporter sa contribution. Je crois qu'il ne faut pas imaginer que l'Irak, demain, sera un quelconque Eldorado et qu'il s'agirait de se partager ses richesses. Ce serait faire un profond contresens sur ce qu'est l'Irak et ce que sera l'Irak dans les prochains mois. Ce sera un défi très lourd pour la communauté internationale. Il faudra beaucoup de courage. Il nous faudra d'abord partager les difficultés, partager avec beaucoup d'énergie, partager ensemble ce fardeau qui est celui d'assurer l'unité de l'Irak et d'assurer la stabilité de l'ensemble de la région.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce que la France est prête à accepter l'installation d'une espèce de proconsul américain pendant une période limitée en Irak ?
R - J'ai longuement évoqué cette question ce matin et je crois qu'il faut d'abord se poser des questions. Est-ce qu'un pays seul peut aujourd'hui prétendre reconstruire ou construire la paix en Irak ? La conviction de l'ensemble de nos partenaires au Conseil de sécurité, de l'ensemble de nos partenaires de la communauté internationale, c'est qu'il faut l'action et les efforts de tous - aucun pays seul ne peut reconstruire cette région dont je vous rappelle qu'elle est l'une des plus difficiles, des plus dangereuses, où il y a le plus grand nombre de tensions et de fractures. Attention ! Nous connaissons tous l'équilibre fragile entre les communautés, entre les ethnies, entre les groupes en Irak. Pour maintenir cette unité, il faut une légitimité. Seules les Nations unies disposent de la légitimité nécessaire.

Q - Monsieur le Ministre, qu'est-ce qu'on attend pour remettre en route le programme pétrole contre nourriture pour l'Irak ?
R - Vous le savez, les discussions ont commencé depuis plusieurs jours dans le cadre du Conseil de sécurité. Nous travaillons tous pour aboutir à une solution. La France souhaite que cette résolution soit adoptée très vite, parce que cette donnée humanitaire, cette urgence humanitaire, nous mobilisent tous. Je crois que tout est réuni aujourd'hui pour qu'une décision soit prise, pour que cette résolution soit votée. Faisons en sorte de ne pas mélanger les enjeux. Cette résolution doit se concentrer sur le problème humanitaire, sur le problème de l'urgence à satisfaire dans cette région.
Q - Est-ce que la France va prendre des mesures humanitaires spéciales, elle ?
R - Tout à fait. J'ai rencontré il y a quelques jours les organisations non-gouvernementales. Je suis allé à Genève rencontrer le Comité international de la Croix Rouge. Aujourd'hui même se tient une réunion à Matignon pour évoquer ces questions et nous serons très rapidement en situation de répondre à ces demandes d'urgence.
Q - Comment voyez-vous, après l'épisode de l'Irak, les relations entre l'Europe et les Etats-Unis ?
R - C'est un défi pour nous tous et c'est sans doute la grande priorité pour nous tous de faire en sorte que l'Europe se retrouve. Ma conviction, c'est que les défis auxquels nous sommes confrontés sont si importants qu'il faut évidemment travailler dans le sens de cette unité. Nous voyons bien, les questions qui se posent aujourd'hui, qu'il s'agisse de la politique étrangère de l'Europe, de la politique de défense, d'une position commune vis-à-vis de l'élargissement futur de cette Europe, sont des questions difficiles. Et nous devons trouver ensemble le code de conduite qui nous permette à la fois de respecter les positions et les libertés de chacun, mais en même temps de respecter les engagements que nous prenons dans le cadre de cette Europe. On a vu, alors même que des positions communes étaient prises, que des initiatives qui ont divisé cette Europe se sont multipliées. Nous devons tirer les leçons de cette crise irakienne et travailler ensemble. Notre conviction, dans la crise irakienne comme dans les autres crises du monde, - car nous n'oublions pas qu'il y a le terrorisme, d'autres crises de prolifération, des crises régionales comme la crise du Proche-Orient -, c'est que l'Europe peut faire la différence. L'Europe, si elle est mobilisée, peut faire entendre sa voix. L'Europe a une vocation de trait d'union, de compréhension vis-à-vis des problèmes du monde et nous devons donc assumer pleinement nos responsabilités, certainement pas en le faisant contre qui que ce soit et certainement pas contre les Etats-Unis. Nous croyons à un monde multipolaire où il n'y aurait pas de rivalité entre les grands pôles du monde mais au contraire le souci de la complémentarité. Mais cela implique que chacun réfléchisse, tire les leçons, avance avec la conviction suivante : c'est que nous sommes plus forts ensemble que séparés.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 mars 2003)