Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, sur le devoir de mémoire face à la Shoah, Stockholm le 26 janvier 2000.

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Circonstance : Conférence internationale sur l'éducation, la mémoire et la recherche sur la Shoah à Stockholm (Suède), le 26 janvier 2000

Texte intégral

Mesdames et Messieurs les Chefs d'Etat et de Gouvernement,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs,
" Si l'écho de leur voix faiblit, nous périrons ". Ce mot du poète Paul ELUARD donne toute sa dimension au devoir de mémoire qui rassemble aujourd'hui les représentants de tant de nations qui ont payé un si lourd tribut au plus grand cauchemar du XXème siècle. Il témoigne de notre volonté que ne s'éteignent ni le cri des suppliciés, ni la parole des survivants. Nous le ressentons tous : parler de la Shoah, c'est engager notre responsabilité d'hommes du présent ; c'est travailler à rendre plus humain le monde de demain.
Si des milliers d'ouvrages ont été écrits sur la " Solution finale ", l'énigme, pourtant, demeure : comment, dans la civilisation européenne, a pu surgir le massacre planifié de millions d'êtres humains ? La Shoah n'a pas éprouvé tous nos pays de la même façon, mais tous ont été marqués par elle. Tous ont aujourd'hui le devoir d'interroger leur passé avec lucidité -la lucidité, ce courage de l'intelligence.
Ce courage est nécessaire pour comprendre la leçon de l'Histoire : les chambres à gaz ne surgirent pas " tout à coup " ; il y eut d'abord l'exacerbation des nationalismes, la montée de l'intolérance, le lent pourrissement des consciences, l'enracinement du racisme et de l'antisémitisme, l'enseignement du mépris, qui finirent par insensibiliser des peuples et inculquer à une chaîne d'exécutants l'idée qu'il était possible de tuer des femmes, des hommes et des enfants dans les camps d'extermination, mais impossible de désobéir à l'ordre d'un supérieur. Beaucoup des assassins et de leurs complices étaient des gens très ordinaires et exprimaient cette " banalité du Mal " dont a parlé Hannah ARENDT. Comment, dès lors, inventer un monde où pareille monstruosité soit non seulement bannie, mais impensable ? Cette interrogation donne tout son sens à la présence, aujourd'hui, à Stockholm, des responsables politiques que nous sommes.
Notre rencontre est porteuse d'une espérance. Que la première conférence mondiale du siècle soit consacrée non aux affaires économiques ou à la politique financière, mais à la dignité de l'Homme, aux valeurs éthiques et à l'éducation : voilà qui me paraît essentiel.
Le respect de cette dignité passe par la mémoire de ce qui fut. Etablir la vérité de cette mémoire, c'est la mission de l'historien. Il nous permet de regarder lucidement notre passé. Avec ses clartés -ses oeuvres de l'esprit, ses cultures, ses grands accomplissements historiques. Avec cette grande ombre, aussi, qui voile un monde que nous voudrions entièrement fruit des Lumières. Je veux donc rendre hommage aux chercheurs qui ne cessent d'approfondir notre connaissance de la Shoah -le mal poussé à sa limite- connaissance indispensable pour combattre le négationnisme et transmettre le souvenir aux générations nouvelles. L'enseignement de la Shoah, la compréhension des causes qui l'ont permise, l'hommage rendu à ceux qui l'ont combattue, constitue un devoir.
En France, nous souscrivons désormais pleinement à ce devoir de mémoire et d'éducation.
Si les gouvernements français ont tardé à reconnaître la responsabilité de l'Etat dans la persécution et la spoliation des Juifs de France pendant la deuxième guerre mondiale, l'uvre accomplie en quelques années est très importante. Le 3 février 1993, le Président François MITTERRAND a institué une Journée nationale de commémoration des persécutions racistes et antisémites ; elle a lieu le dimanche suivant le 16 juillet, date anniversaire de la rafle du vélodrome d'hiver. En juillet 1995, le Président Jacques CHIRAC a reconnu la responsabilité de l'Etat dans les persécutions survenues en France pendant la période 1940-1944.
Nous continuons de faire la lumière sur les pages les plus douloureuses de notre passé. Une commission présidée par Jean MATTEOLI -lui-même ancien déporté- a été instituée pour étudier les spoliations dont furent victimes les Juifs résidant en France durant la guerre. Plusieurs de ses membres m'accompagnent. A l'issue du rapport définitif que me rendra bientôt cette commission, la France réparera ce qui doit encore l'être. J'ai déjà proposé au Gouvernement de créer une commission d'indemnisation des victimes. De même, nous avons décidé de participer largement au financement des travaux d'extension du Mémorial du martyr juif inconnu, qui abrite le Centre de documentation juive contemporaine. Nous allons également mieux encore développer l'enseignement de la Shoah à l'école. Je sais qu'un éditeur français se propose de distribuer dans l'ensemble des écoles un ouvrage consacré à la Shoah. Il bénéficiera du soutien de l'Etat. Nous avons l'intention de créer une fondation dont le souci essentiel sera l'enseignement de la Shoah. Pareille fondation ne peut espérer une véritable audience si l'aide et le concours de l'Etat ne lui sont pas acquis durablement. Ils le seront.
Pour l'avenir, je souhaite qu'une part conséquente de notre action soit consacrée à la dimension culturelle de la mémoire. La diversité des cultures est notre bien commun. Qu'une culture disparaisse, et ce sont toutes les cultures qui s'en trouvent appauvries. A travers l'extermination des Juifs d'Europe, des cultures ont été ensevelies : je pense notamment au judaïsme de Pologne, de Lituanie ou d'Ukraine. C'est pourquoi il nous faut enseigner ce que fut le monde yiddish. Je me réjouis des projets qui y concourent dont, en particulier, la création à Strasbourg d'un Centre européen des cultures yiddish.
Mesdames et Messieurs,
Nos nations ne surent pas entendre le cri des victimes de la Shoah. De l'écho de ce cri, nous sommes aujourd'hui responsables : il nous appartient de le faire résonner chez tous les peuples que nous représentons ici.
Pour qu'ils en portent témoignage.
Pour rester fidèles à tous ceux qui laissèrent leur vie dans la grande catastrophe du XXème siècle.
Pour que le respect de la dignité humaine soit au premier rang des valeurs qui guident nos nations.
Pour transmettre aussi aux générations futures l'affirmation d'un refus radical et un message d'espoir lucide.
(Source : http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 28 janvier 2000)