Texte intégral
Entretien dans "Le Figaro" le 23 :
Q - La présidence française va se focaliser sur une réforme institutionnelle qui ne risque pas de passionner le citoyen moyen. Cela vous gêne-t-il ?
R - Ne nous cachons pas que l'Europe est une réalité complexe. On peut réduire cette complexité, mais pas l'ignorer ou la nier. Surtout, on ne fait pas de bonne politique sans bonnes institutions. C'est sur la réussite de la Conférence intergouvernementale (CIG) chargée de la réforme que la France sera jugée. Aujourd'hui, sur aucun des points principaux il n'y a de consensus ou de majorité claire. La réussite sera extrêmement difficile ! Mais je ne crois pas à un échec qui, cette fois, aurait des conséquences incalculables. Je suis optimiste par raison.
Q - A quels domaines la France voudrait-elle étendre le vote à la majorité qualifiée ?
R - Considérant que la majorité qualifiée doit être la règle et l'unanimité l'exception, il faut l'étendre à l'ensemble des politiques communautaires. A quelques exceptions près : les négociations commerciales internationales, par exemple, car c'est la diversité culturelle qui, là, pourrait être mise en cause. Pour les questions fiscales, passer au vote à la majorité qualifiée, est aussi un sujet très sensible.
En revanche, on pourrait le faire pour les questions sociales ou pour le rapprochement des règles de droit civil entre les Etats membres, comme dans tous les domaines où l'UE influe sur la vie quotidienne.
Q - De la même façon, dans quels secteurs voudriez vous lancer des coopérations renforcées ?
R - L'éducation, l'environnement, la recherche, voire certains droits sociaux, me paraissent être de bons exemples de domaines où quelques Etats pourraient vouloir aller plus loin ensemble. Pourquoi pas aussi certaines politiques à l'intérieur de l'Union économique et monétaire ?
Q - La France (60 millions d'habitants) est-elle prête à avoir moins de voix que 1'Allemagne (82 millions) dans le nouveau système de vote en préparation ?
R - Jean Monnet avait dit à Konrad Adenauer que le système communautaire devait assurer l'égalité perpétuelle entre la France et l'Allemagne, en y incluant à l'époque l'ex-Union française et en envisageant déjà la réunification allemande. Le chancelier avait répondu : "tout à fait". La puissance d'un pays ne se mesure pas uniquement à sa démographie... I1 faut revenir aux principes fondateurs de l'Union.
Q - La mort de 58 Chinois à Douvres est-elle de nature à renforcer la coopération des Quinze contre l'immigration illégale ?
R - Ce drame montre, dans toute son horreur, combien cela est nécessaire. Il faut plus d'harmonisation et de coopération. La France l'avait déjà proposé avant le Sommet de Tampere, en octobre, et le principe en avait été accepté. Il faut maintenant accélérer la mise en oeuvre. Nous allons nous y employer sans délai, avec détermination.
Q - Une agence européenne de sécurité des aliments va-t-elle être créée ?
R - Comme le Sommet de Porto vient de le confirmer, la création de cette agence sera lancée sous notre présidence. Elle aura pour tâche d'évaluer et de contrôler les risques. Elle contribuera à l'application du principe de précaution et fonctionnera en réseau avec les agences nationales, sans se substituer à elles.
Q - Peut-on s'attendre aussi à des progrès dans le domaine de la sécurité du transport maritime ?
R - Nous avons fait en février des propositions nationales - sur la généralisation de la double coque ou le renforcement des contrôles sur les navires - qui n'ont de sens que si elles sont reprises au niveau européen et international. Jean-Claude Gayssot se battra pour cela.
Q - Les pays candidats à l'UE attendent de la France un scénario d'adhésion avec, si possible, un calendrier précis. Est-ce réaliste ?
R - Nous devons être en mesure de fixer un scénario et une méthode permettant d'achever, si possible, les négociations durant l'année 2001 pour les pays les plus avancés. Ce qui n'est pas réaliste, aujourd'hui, c'est de fixer une date unique. Elle aurait d'autant moins de sens que le principe qui s'applique aux négociations est celui de la différenciation. Chacun sera jugé selon ses mérites. Mais l'Union s'est fixée à elle-même une date : fin décembre 2002, pour être prête à accueillir de nouveaux membres. Cette date n'a pas été choisie au hasard. Elle signifie que l'objectif 2003 doit être mobilisateur pour les pays candidats.
Q - Les sondages montrent qu'une majorité de Français sont plutôt contre l'élargissement. Cela vous surprend-il ?
R - Cela ne me décourage pas... L'élargissement est une perspective vraiment historique. Mais il faut répondre aux inquiétudes des Français en étant exigeants dans les négociations et savoir que l'Union à trente sera une autre Europe. C'est le sens du débat relancé, après d'autres, par Joschka Fischer. Cette Europe à trente sera plus hétérogène. Ses règles de fonctionnement devront être plus souples, l'uniformité ne pourra plus être la règle.
Q - Un revers à Nice pourrait-il retarder l'élargissement ?
R - Nous avons fait de la réforme institutionnelle un préalable à l'élargissement. Mais pas un préalable contre l'élargissement, car la réforme est la condition de sa réussite. Un échec de la CIG obligerait à repenser l'élargissement de façon totalement différente. C'est parce que chacun est conscient de cet enjeu que je demeure confiant. Le coût d'un échec serait considérable.
Q - Vous avez dit que cette CIG, même en cas de succès, ne sera pas la dernière..
R - J'ai le plaisir de constater que ceux qui me reprochaient cette phrase - y compris à la Commission - en reconnaissent la pertinence : Il est clair que nous devrons inventer ensemble, au fur et à mesure du processus d'élargissement, l'Europe à trente. Toutes les formules doivent être examinées sans parti pris : Constitution européenne, fédération d'Etats nations, avant-garde (c'est-à-dire une Europe à deux vitesses), ou bien coopérations renforcées multiples (ce qui signifie une Europe à géométrie variable, une Europe des projets). Personnellement, je suis plutôt favorable à cette dernière formule, sans porter de jugement définitif... Cette CIG est la première étape d'un chemin à poursuivre sans timidité. Il y en aura bien d'autres. Mais attendons : si nous échouons à Nice, le chantier institutionnel européen sera dévasté !
Q - La charte des droits fondamentaux paraît mal partie...
R - Il faut maintenant trier et étudier les amendements proposés pour rédiger, d'ici à septembre, un texte clair et lisible pour les citoyens, afin qu'il puisse être examiné lors du sommet de Biarritz, en octobre. Deux questions se posent : celle du caractère contraignant de cette charte et celle de son extension aux droits économiques et sociaux. Je préfère un texte substantiel et non contraignant plutôt qu'un texte contraignant mais sans contenu.
Q - Que pensez-vous du projet de Constitution Juppé-Toubon ?
R - Il n'a été que partiellement dévoilé. Mais l'idée d'une Constitution européenne n'est pas à réfuter en tant que telle. A la lecture du projet Juppé-Toubon, je me suis posé la question de savoir s'ils n'avaient pas répondu à la vision, un peu allemande de Fischer par une vision plaquée à l'excès sur le modèle français de la Vème République. La Commission a sans doute des défauts, elle doit être réformée, mais il faut y réfléchir à deux fois avant de vouloir sa suppression, car le modèle communautaire a bien servi la cause européenne ...
Q - Une solution se dessine-t-elle pour sortir l'Autriche de sa quarantaine ?
R - L'Autriche n'est pas "en quarantaine ". Elle est associée, sans réserve, au fonctionnement de l'UE et fait simplement l'objet de sanctions bilatérales. La présidence portugaise s'apprête, semble-t-il, à prendre une initiative, non pas pour lever ces sanctions, mais pour évaluer la situation en Autriche, et notamment l'évolution de la nature du FPÖ de Jörg Haider. Nous examinerons cette initiative. Mais ne me semble pas qu'il y ait eu des changements propres à modifier notre position sous la présidence française.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 juin 2000)
Entretien à France 2 le 25 juin :
Q - C'est l'Euro 2000. Quand vous vous réunissez entre ministres ou technocrates européens à Bruxelles, à Luxembourg ou ailleurs, parlez-vous du foot ou pas du tout ?
R - Cela nous arrive. Vous savez, dans ce gouvernement nous sommes plusieurs à beaucoup aimer le sport. A commencer par le Premier ministre et bien sûr la ministre des Sports. Nous avons tenu à ce que pendant cette Présidence française de l'Union européenne, on inscrive le sujet du sport. Prenez l'exemple du foot. Vous savez qu'il y a eu cet arrêt Bosman qui permet aujourd'hui la libre-circulation des joueurs. Du coup, on a des situations absurdes où l'on voit 10, parfois 11 joueurs d'une même équipe qui sont étrangers, c'est le cas en Grande-Bretagne, ce qui affaiblit considérablement les équipes nationales. Je pense qu'il faudrait, par exemple, être capable de prendre une règle où l'on aurait 6 joueurs qui sont sélectionnables dans l'équipe nationale, dans chaque équipe de clubs et puis 5 qui seraient étrangers. Garder la liberté, mais aussi organiser, car le sport c'est bien, l'argent aide le sport d'une certaine façon, mais trop d'argent tue un peu le sport.
Q - Là je vais m'adresser au politique. Si on devait aboutir à la logique européenne d'une Europe presque indivisible, justement on ne pourrait plus du tout se soucier de la nationalité de tel ou tel ...
R - C'est déjà le cas. Je parlais de l'arrêt Bosman, c'est cela. Mais simplement l'Europe, ce n'est pas seulement la libre-circulation. C'est aussi, malgré tout, une collection de nations. Je crois que si l'on veut faire aimer l'Europe, il ne faut pas opposer la France et l'Europe, il faut dire : " Voilà ; je suis Français et Européen, Européen et Français " mais garder l'importance des nations. Quand on voit le débat entre Joschka Fischer et Jean-Pierre Chevènement, il s'agit aussi de cela : quelle place fait-on aux nations ? Les uns veulent que la nation soit tout, ce n'est pas mon cas, les autres voudraient que l'Europe soit tout, ce n'est pas mon cas non plus. Je souhaite qu'on arrive à bien marier l'Europe et les nations.
Q - Joschka Fischer et Jean-Pierre Chevènement, qui ont débattu pour le journal le Monde et le journal allemand Die Zeit, ne se sont absolument pas mis d'accord. On voit la difficulté d'établir une sorte de consensus au sein de l'Europe ...
R - Ils ne se sont pas mis d'accord mais c'était un débat très intéressant. On pouvait craindre des oppositions un peu rustiques entre les souverainistes et les fédéralistes. C'est quand même un peu plus subtil que cela. Les uns et les autres maintenant reconnaissent qu'il faut une part de fédéralisme dans l'Europe mais aussi une part nationale.
Q - Autre actualité tragique, qui nous ramènera toujours d'ailleurs à l'Europe : Douvres avec la mort terrible des 58 immigrés clandestins chinois. Votre sentiment sur ce terrible drame.
R - Un drame insoutenable qui, en plus, est stupide et qui paraît franchement d'un autre temps. Voir 58 Chinois qui sont venus de façon clandestine en Europe, asphyxiés dans un camion, c'est quelque chose qui laisse sans voix et en même temps, cela appelle des réactions à la fois nationale et européenne parce que c'est un drame de l'immigration clandestine. C'est une forme moderne d'esclavage qui est en cause et contre cela, il faut être capable, non pas de revenir à des doctrines nationales - on a pu accuser, par exemple, l'espace Schengen d'être responsable, d'avoir laissé filtrer tout cela - il faut au contraire donner plus d'Europe...
Q - Vous l'avez évoqué justement au Sommet de Feira au Portugal. Est-ce que vous vous êtes mis d'accord sur une lutte plus intensive contre l'immigration, contre le trafic d'êtres humains plus exactement ?
R - Il y a eu un sommet précédent sous la Présidence finlandaise qui se déroulait à Tampere. Il avait été décidé de renforcer la coopération judiciaire et policière et c'est ce que nous allons faire sous notre présidence selon deux axes : le premier, c'est qu'il faut absolument lutter contre les phénomènes de mafia internationale, contre la criminalité internationale, car c'est vraiment insoutenable. Et pour cela, il faut renforcer ce qu'on appelle Europol et aussi étendre la coopération d'Europol avec les pays de l'Est, d'Europe centrale et orientale qui sont candidats à l'Union européenne. Et puis, il y a une deuxième chose, c'est qu'il faut aussi développer les politiques de co-développement avec les pays d'origine, de façon à stabiliser ces pays et à éviter que ces phénomènes d'immigration se déroulent de façon incontrôlée et sauvage.
Q - Précisément, Hubert Védrine, qui est le ministre français des Affaires étrangères, propose une réflexion sur l'instauration de quotas. Quel est votre sentiment ?
R - D'abord, je crois qu'il l'a fait de façon un peu plus nuancée que cela. C'est vrai qu'il a raison de dire que dans certains pays, par exemple aux Etats-Unis et récemment en Allemagne pour les informaticiens, cette politique existe. Je dirai, en toute amitié, que je n'ai pas exactement la même sensibilité. Je crois que la politique de quotas est complexe du point de vue politique. Elle politise le débat, qu'elle ne résout pas tout, parce qu'elle crée de nouvelles bureaucraties ; elle n'est pas adaptée au marché du travail. Mais, je conçois tout à fait que ce débat ait lieu et j'y apporte ma contribution à l'instant. Je crois que ce n'est pas nécessairement la solution. La solution, c'est la coopération. Nous avons en France une bonne politique de l'immigration et de la nationalité, renforcée au cours de ces trois dernières années. Je pense que cette politique-là peut servir de modèle à l'échelle européenne, à condition qu'on travaille ensemble.
Q - Un élément s'ajoute à cette actualité que vous avez choisie, c'est la grève des contrôleurs aériens prévue en France demain et qui est liée directement à l'Europe. Quand je dis que vous êtes en situation, vous l'êtes vraiment, même si c'est Jean-Claude Gayssot qui, demain, va représenter la France, à la réunion à Luxembourg des ministres des Transports. Les contrôleurs aériens font grève parce qu'ils protestent contre un projet européen de "privatisation possible du contrôle aérien".
R - Vous savez, ce n'est pas parce que je suis ministre des Affaires européennes que toutes les affaires européennes sont sous ma dépendance et chaque ministre dans le gouvernement, heureusement, a affaire à ses propres logiques et donc, c'est Jean-Claude Gayssot qui va défendre cela. Il faut à la fois observer une logique qui existe, qui est celle de l'Open Sky, de la libéralisation du ciel et en même temps, être capable d'en contrôler les effets. C'est cette thèse-là que Jean-Claude Gayssot défendra demain à Luxembourg.
Q - Oui mais alors, cela veut dire quoi ?
R - Je le laisserai agir parce que c'est une négociation extrêmement délicate, tant au niveau européen que français.
Q - Mais plus précisément, je tente de comprendre. Va-t-on permettre de donner le contrôle aérien à une société séparée par exemple ?
R - Je crois que ce n'est pas souhaitable encore une fois. Mais je laisserai Jean-Claude Gayssot s'exprimer dès demain. Vous savez ce sont des dossiers très sérieux et très pointus.
Q - La grève risque-t-elle de continuer ou est-elle ponctuelle ? Ne durera-t-elle que 24 heures ?
R - J'ai l'impression qu'elle ne devrait durer que 24 heures mais qu'elle pourrait se répéter s'il y avait des difficultés, d'où l'importance effectivement de cette réunion, d'où aussi l'importance de conserver nos batteries et nos atouts.
Q - On voit bien la difficulté, même si la tension existe, d'établir une ligne commune européenne. On a pris ces quelques exemples d'actualité. Il y a une actualité qui va venir, qui est très importante, qui porte sur l'élargissement. C'est déjà difficile de marcher à quinze. Comment va-t-on faire pour marcher à 27 ou à 30 ?
R - Justement, c'est la question. Vous avez dit, tout à l'heure, que l'Europe était menacée d'implosion et que la Présidence française était extrêmement importante. Je n'utiliserai pas le terme d'implosion parce que nous avons tant de liens communs maintenant marqués par l'Histoire que, de toute façon, cela va durer. Mais je crois, effectivement, que si nous ne sommes pas capables de réformer nos institutions pour mieux fonctionner à quinze et pour aller vers l'Europe à trente alors, pour le coup, ce sera une crise extrêmement sévère. Vous avez raison : à quinze, cela ne marche pas. La Commission connaît une crise assez sérieuse et structurelle. Le Parlement européen joue beaucoup de rôles peut-être davantage dans des domaines qui ne sont pas les siens et pas assez dans les domaines qui sont les siens. Le Conseil des ministres ne fonctionne pas aussi bien que possible. Et donc, l'ensemble de l'édifice est plutôt en panne, ou en tout cas fortement engorgé. A quinze, c'est déjà très compliqué. A trente, cela ne marcherait pas. C'est l'enjeu de la Conférence intergouvernementale de la réforme des institutions européennes. Et mon sentiment effectivement, c'est que si nous n'y parvenons pas pendant la Présidence française, alors l'Europe connaîtra probablement l'une de ses crises les plus importantes, parce que ce sera une crise d'identité, parce que justement ce sera la remise en cause du projet que nous poursuivons d'une Union européenne élargie qui retrouve son unité avec trente Etat membres. Je soutiens l'élargissement parce que je crois que c'est une perspective historique formidable, parce qu'on ne peut pas dire à ces pays qui ont connu le joug communiste, qui ont retrouvé la liberté : " maintenant, vous restez dans une sorte de no man's land ". Maintenant il faut le maîtriser.
Q - Jacques Delors, dont on connaît les convictions européennes dit qu'il faut un acte refondateur.
R - Jacques Delors a justement cette thèse de la crise refondatrice. Je crois qu'au fond il imagine que tout cela ne peut pas marcher désormais et qu'on aurait dû d'ailleurs faire autrement, ne pas proposer aux pays candidats l'adhésion à l'Union européenne mais bâtir un ensemble un peu différent, c'est la confédération européenne de François Mitterrand, si vous voulez, un noyau qui aurait été l'Union européenne et autour les pays associés. Ce n'est pas le choix qu'on a fait et à partir de ce moment-là, on se trouve conduit à penser à autre chose : c'est la thèse de Joschka Fischer. Comment faire en sorte dans cette Europe qui sera une Europe à trente, qu'il y ait bien une avant-garde, un centre de gravité, des pays qui peuvent travailler ensemble et c'est cette thèse des coopérations renforcées que nous défendons, c'est-à-dire l'idée que cinq, six, huit pays peuvent ensemble mener une politique en matière monétaire, de défense, de recherche, d'éducation, à condition que ce centre de gravité soit ouvert et qu'ensuite les autres puissent s'y joindre.
Q - Est-ce que c'est vraiment l'Europe si cela devient l'Europe à géométrie variable ?
R - Je crois que oui. L'Europe à trente sera nécessairement à géométrie variable parce qu'on voit bien qu'elle sera de plus en plus hétérogène. Soyons conscients que les pays candidats tous ensemble ont à peu près le PIB d'un pays comme les Pays-Bas et qu'en même temps, ils ont une population qui est celle de la moitié de l'Union européenne actuelle. Donc, on voit bien que ce sont des pays qui ont des niveaux de développement, des niveaux culturels, des systèmes politiques qui sont différents des nôtres. La souplesse, la flexibilité, comme vous voulez, tout cela doit exister. Par contre, je ne suis pas pour l'Europe à deux vitesses, c'est-à-dire pour figer définitivement un groupe arbitrairement défini de six pays, par exemple les fondateurs, de huit, de neuf pays et dire aux autres, qu'ils sont en deuxième division. Il faut que ce soit ouvert.
Q - On va essayer d'être le moins technique possible. Dans les projets de réforme, il y a le vote à la majorité qualifiée, je ne vais pas employer à mon tour des termes que je maîtrise mal, mais, pour être très politique, est-ce qu'un jour, la France accepterait d'avoir, étant moins peuplée que l'Allemagne, moins de voix que l'Allemagne ?
R - Je vais revenir aux principes fondateurs de l'Union européenne. Vous savez que tout cela a été pensé par un Français qui s'appelait Jean Monnet, qui avait inspiré un autre Français, Robert Schuman. Ils dialoguaient avec un Allemand qui était le chancelier Konrad Adenauer. Jean Monnet disait à Konrad Adenauer " notre projet est bâti sur l'égalité perpétuelle entre la France et l'Allemagne ". A l'époque on incluait dans la France l'Union française, c'est-à-dire nos colonies, que nous n'avons plus, heureusement, et puis l'Allemagne n'était pas encore réunifiée. Egalité perpétuelle et Konrad Adenauer lui avait répondu "oui, tout à fait". Je fais cette petite digression pour dire que le projet européen, ce n'est pas la démographie, que l'influence dans l'Europe ce n'est pas la démographie. Pour le dire clairement, je pense que la France et l'Allemagne doivent rester à égalité.
Q - L'Histoire est faite par les hommes et vous le précisez, les hommes peuvent changer et un jour, un homme allemand pourrait dire "j'ai plus d'habitants que toi, Français, donc j'ai plus de voix".
R - Ce ne serait pas en soi choquant mais je pense, en même temps, que les principes fondateurs de l'Union européenne ne reposent plus sur une logique de puissance, sur une logique de domination, de domination de la France sur l'Allemagne, de l'Allemagne sur la France. Ces principes-là doivent continuer d'inspirer ceux qui, aujourd'hui, nous dirigent, mais ce n'est pas une affaire absolument majeure. C'est une thèse que je défends.
Q - Autre point, la Charte des droits fondamentaux que vous défendez. L'Autriche, par exemple, si la Charte était établie, est-ce que l'Autriche actuelle, enfin le régime politique autrichien, pour qu'il n'y ait pas confusion avec le peuple, aurait sa place, dans cette Europe-là ?
R - Oui, bien sûr. Vous savez, l'Autriche est un pays membre de l'Union européenne, nous ne l'en avons pas exclu. Nous avons simplement voulu marquer que la situation du gouvernement autrichien, qui associe des conservateurs mais aussi un parti xénophobe et un parti, surtout, qui n'a pas levé les ambiguïtés avec le passé nazi, que ce pays-là était un pays avec lequel nous ne pouvions pas avoir des relations d'Etat à Etat qui soient parfaitement normales. Mais nous continuons à travailler avec l'Autriche et le fait que l'Autriche adopte une Charte peut aussi montrer de sa part une volonté de progrès. La situation n'est pas figée à tout jamais. Cela dit, quand je regarde la situation du gouvernement autrichien, quand je regarde comment fonctionne le parti de M. Haider qui va de dérapage en dérapage, j'ai envie de dire que rien n'a changé malheureusement et que cela ne justifie pas, de mon point de vue, que nous changions ces sanctions sous présidence française.
Q - Est-ce que Monaco est candidat ?
R - Monaco n'est pas candidat mais Monaco, par contre, est candidat à l'entrée dans la zone euro.
Q - Vous avez compris le sens de ma question. Je voudrais qu'on écoute simplement, après quelques images, qui montrent qu'une commission parlementaire a dénoncé le comportement de Monaco, suspecté de blanchir l'argent, les propos de Arnaud Montebourg. (reportage A. Montebourg aux "Quatre Vérités").
Q - Réaction ...
R - Il y a effectivement des problèmes avec Monaco que nous avons signalés. Laurent Fabius a indiqué qu'il souhaitait une clarification des rapports avec Monaco. Il n'a pas obtenu toutes les réponses nécessaires, ce qui pèsera, par exemple, sur notre réponse à la question de savoir si Monaco doit entrer ou non dans la zone euro. Je note par ailleurs que Monaco a été inscrit sur une liste grise par le Groupe d'action financière internationale (le GAFI) qui évalue les paradis fiscaux, non pas la liste noire des pays avec lesquels on ne peut rien faire, mais la liste grise. Donc, il y a de gros progrès à faire. Un nouveau directeur du Trésor, c'est la principale administration financière du pays, a été nommé mercredi dernier en Conseil des ministres et le Ministre de l'Economie et des Finances lui a demandé de bien étudier ce qui se passait à Monaco et aussi les relations entre la France et Monaco. Mais le rapport parlementaire est une contribution utile. Ce n'est pas non plus tout à fait un rapport qui régit les rapports entre les Etats et les gouvernements.
Q - Autre illustration de la difficulté parfois d'unifier les politiques des pays européens, la mesure très sévère prise par l'Assemblée française sur les sectes dénonçant un possible délit de manipulation mentale avec cette réaction de la porte-parole de l'Eglise de Scientologie.
De nombreux pays européens se montrent plutôt tolérants à l'égard des sectes. D'ailleurs, certains pays les considèrent comme des nouvelles églises, des nouvelles religions. Qu'en pensez-vous ?
R - L'Europe, c'est la diversité. On fonctionne à quinze et on y arrive encore une fois avec nos génies nationaux et c'est vrai qu'il y a des pays avec des traditions très tolérantes. Prenons l'exemple des pays scandinaves : eux sont très choqués par rapport à l'Autriche parce qu'ils estiment qu'on ne peut pas toucher au vote d'un peuple quel qu'il soit. Ils sont aussi très tolérants par rapport à ce genre de phénomène. J'ai une sensibilité qui, pour le coup, est une sensibilité française - sans entrer dans le débat de délit de manipulation mentale, une notion difficile à préciser, qu'il faudra bien encadrer et la contrôler parce qu'il faut en même temps protéger les libertés- j'ai une sensibilité très sévère avec les sectes quelles qu'elles soient et j'ai tendance à considérer, par exemple, que les pratiques de l'Eglise de scientologie sont sectaires. Donc, soyons sévères mais en respectant les libertés. Et là-dessus, ce n'est pas l'Europe qui doit tout faire. Nous pouvons conserver le droit de lutter à notre niveau contre les sectes et nous devons le faire (...)
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 juin 2000)
Q - La présidence française va se focaliser sur une réforme institutionnelle qui ne risque pas de passionner le citoyen moyen. Cela vous gêne-t-il ?
R - Ne nous cachons pas que l'Europe est une réalité complexe. On peut réduire cette complexité, mais pas l'ignorer ou la nier. Surtout, on ne fait pas de bonne politique sans bonnes institutions. C'est sur la réussite de la Conférence intergouvernementale (CIG) chargée de la réforme que la France sera jugée. Aujourd'hui, sur aucun des points principaux il n'y a de consensus ou de majorité claire. La réussite sera extrêmement difficile ! Mais je ne crois pas à un échec qui, cette fois, aurait des conséquences incalculables. Je suis optimiste par raison.
Q - A quels domaines la France voudrait-elle étendre le vote à la majorité qualifiée ?
R - Considérant que la majorité qualifiée doit être la règle et l'unanimité l'exception, il faut l'étendre à l'ensemble des politiques communautaires. A quelques exceptions près : les négociations commerciales internationales, par exemple, car c'est la diversité culturelle qui, là, pourrait être mise en cause. Pour les questions fiscales, passer au vote à la majorité qualifiée, est aussi un sujet très sensible.
En revanche, on pourrait le faire pour les questions sociales ou pour le rapprochement des règles de droit civil entre les Etats membres, comme dans tous les domaines où l'UE influe sur la vie quotidienne.
Q - De la même façon, dans quels secteurs voudriez vous lancer des coopérations renforcées ?
R - L'éducation, l'environnement, la recherche, voire certains droits sociaux, me paraissent être de bons exemples de domaines où quelques Etats pourraient vouloir aller plus loin ensemble. Pourquoi pas aussi certaines politiques à l'intérieur de l'Union économique et monétaire ?
Q - La France (60 millions d'habitants) est-elle prête à avoir moins de voix que 1'Allemagne (82 millions) dans le nouveau système de vote en préparation ?
R - Jean Monnet avait dit à Konrad Adenauer que le système communautaire devait assurer l'égalité perpétuelle entre la France et l'Allemagne, en y incluant à l'époque l'ex-Union française et en envisageant déjà la réunification allemande. Le chancelier avait répondu : "tout à fait". La puissance d'un pays ne se mesure pas uniquement à sa démographie... I1 faut revenir aux principes fondateurs de l'Union.
Q - La mort de 58 Chinois à Douvres est-elle de nature à renforcer la coopération des Quinze contre l'immigration illégale ?
R - Ce drame montre, dans toute son horreur, combien cela est nécessaire. Il faut plus d'harmonisation et de coopération. La France l'avait déjà proposé avant le Sommet de Tampere, en octobre, et le principe en avait été accepté. Il faut maintenant accélérer la mise en oeuvre. Nous allons nous y employer sans délai, avec détermination.
Q - Une agence européenne de sécurité des aliments va-t-elle être créée ?
R - Comme le Sommet de Porto vient de le confirmer, la création de cette agence sera lancée sous notre présidence. Elle aura pour tâche d'évaluer et de contrôler les risques. Elle contribuera à l'application du principe de précaution et fonctionnera en réseau avec les agences nationales, sans se substituer à elles.
Q - Peut-on s'attendre aussi à des progrès dans le domaine de la sécurité du transport maritime ?
R - Nous avons fait en février des propositions nationales - sur la généralisation de la double coque ou le renforcement des contrôles sur les navires - qui n'ont de sens que si elles sont reprises au niveau européen et international. Jean-Claude Gayssot se battra pour cela.
Q - Les pays candidats à l'UE attendent de la France un scénario d'adhésion avec, si possible, un calendrier précis. Est-ce réaliste ?
R - Nous devons être en mesure de fixer un scénario et une méthode permettant d'achever, si possible, les négociations durant l'année 2001 pour les pays les plus avancés. Ce qui n'est pas réaliste, aujourd'hui, c'est de fixer une date unique. Elle aurait d'autant moins de sens que le principe qui s'applique aux négociations est celui de la différenciation. Chacun sera jugé selon ses mérites. Mais l'Union s'est fixée à elle-même une date : fin décembre 2002, pour être prête à accueillir de nouveaux membres. Cette date n'a pas été choisie au hasard. Elle signifie que l'objectif 2003 doit être mobilisateur pour les pays candidats.
Q - Les sondages montrent qu'une majorité de Français sont plutôt contre l'élargissement. Cela vous surprend-il ?
R - Cela ne me décourage pas... L'élargissement est une perspective vraiment historique. Mais il faut répondre aux inquiétudes des Français en étant exigeants dans les négociations et savoir que l'Union à trente sera une autre Europe. C'est le sens du débat relancé, après d'autres, par Joschka Fischer. Cette Europe à trente sera plus hétérogène. Ses règles de fonctionnement devront être plus souples, l'uniformité ne pourra plus être la règle.
Q - Un revers à Nice pourrait-il retarder l'élargissement ?
R - Nous avons fait de la réforme institutionnelle un préalable à l'élargissement. Mais pas un préalable contre l'élargissement, car la réforme est la condition de sa réussite. Un échec de la CIG obligerait à repenser l'élargissement de façon totalement différente. C'est parce que chacun est conscient de cet enjeu que je demeure confiant. Le coût d'un échec serait considérable.
Q - Vous avez dit que cette CIG, même en cas de succès, ne sera pas la dernière..
R - J'ai le plaisir de constater que ceux qui me reprochaient cette phrase - y compris à la Commission - en reconnaissent la pertinence : Il est clair que nous devrons inventer ensemble, au fur et à mesure du processus d'élargissement, l'Europe à trente. Toutes les formules doivent être examinées sans parti pris : Constitution européenne, fédération d'Etats nations, avant-garde (c'est-à-dire une Europe à deux vitesses), ou bien coopérations renforcées multiples (ce qui signifie une Europe à géométrie variable, une Europe des projets). Personnellement, je suis plutôt favorable à cette dernière formule, sans porter de jugement définitif... Cette CIG est la première étape d'un chemin à poursuivre sans timidité. Il y en aura bien d'autres. Mais attendons : si nous échouons à Nice, le chantier institutionnel européen sera dévasté !
Q - La charte des droits fondamentaux paraît mal partie...
R - Il faut maintenant trier et étudier les amendements proposés pour rédiger, d'ici à septembre, un texte clair et lisible pour les citoyens, afin qu'il puisse être examiné lors du sommet de Biarritz, en octobre. Deux questions se posent : celle du caractère contraignant de cette charte et celle de son extension aux droits économiques et sociaux. Je préfère un texte substantiel et non contraignant plutôt qu'un texte contraignant mais sans contenu.
Q - Que pensez-vous du projet de Constitution Juppé-Toubon ?
R - Il n'a été que partiellement dévoilé. Mais l'idée d'une Constitution européenne n'est pas à réfuter en tant que telle. A la lecture du projet Juppé-Toubon, je me suis posé la question de savoir s'ils n'avaient pas répondu à la vision, un peu allemande de Fischer par une vision plaquée à l'excès sur le modèle français de la Vème République. La Commission a sans doute des défauts, elle doit être réformée, mais il faut y réfléchir à deux fois avant de vouloir sa suppression, car le modèle communautaire a bien servi la cause européenne ...
Q - Une solution se dessine-t-elle pour sortir l'Autriche de sa quarantaine ?
R - L'Autriche n'est pas "en quarantaine ". Elle est associée, sans réserve, au fonctionnement de l'UE et fait simplement l'objet de sanctions bilatérales. La présidence portugaise s'apprête, semble-t-il, à prendre une initiative, non pas pour lever ces sanctions, mais pour évaluer la situation en Autriche, et notamment l'évolution de la nature du FPÖ de Jörg Haider. Nous examinerons cette initiative. Mais ne me semble pas qu'il y ait eu des changements propres à modifier notre position sous la présidence française.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 26 juin 2000)
Entretien à France 2 le 25 juin :
Q - C'est l'Euro 2000. Quand vous vous réunissez entre ministres ou technocrates européens à Bruxelles, à Luxembourg ou ailleurs, parlez-vous du foot ou pas du tout ?
R - Cela nous arrive. Vous savez, dans ce gouvernement nous sommes plusieurs à beaucoup aimer le sport. A commencer par le Premier ministre et bien sûr la ministre des Sports. Nous avons tenu à ce que pendant cette Présidence française de l'Union européenne, on inscrive le sujet du sport. Prenez l'exemple du foot. Vous savez qu'il y a eu cet arrêt Bosman qui permet aujourd'hui la libre-circulation des joueurs. Du coup, on a des situations absurdes où l'on voit 10, parfois 11 joueurs d'une même équipe qui sont étrangers, c'est le cas en Grande-Bretagne, ce qui affaiblit considérablement les équipes nationales. Je pense qu'il faudrait, par exemple, être capable de prendre une règle où l'on aurait 6 joueurs qui sont sélectionnables dans l'équipe nationale, dans chaque équipe de clubs et puis 5 qui seraient étrangers. Garder la liberté, mais aussi organiser, car le sport c'est bien, l'argent aide le sport d'une certaine façon, mais trop d'argent tue un peu le sport.
Q - Là je vais m'adresser au politique. Si on devait aboutir à la logique européenne d'une Europe presque indivisible, justement on ne pourrait plus du tout se soucier de la nationalité de tel ou tel ...
R - C'est déjà le cas. Je parlais de l'arrêt Bosman, c'est cela. Mais simplement l'Europe, ce n'est pas seulement la libre-circulation. C'est aussi, malgré tout, une collection de nations. Je crois que si l'on veut faire aimer l'Europe, il ne faut pas opposer la France et l'Europe, il faut dire : " Voilà ; je suis Français et Européen, Européen et Français " mais garder l'importance des nations. Quand on voit le débat entre Joschka Fischer et Jean-Pierre Chevènement, il s'agit aussi de cela : quelle place fait-on aux nations ? Les uns veulent que la nation soit tout, ce n'est pas mon cas, les autres voudraient que l'Europe soit tout, ce n'est pas mon cas non plus. Je souhaite qu'on arrive à bien marier l'Europe et les nations.
Q - Joschka Fischer et Jean-Pierre Chevènement, qui ont débattu pour le journal le Monde et le journal allemand Die Zeit, ne se sont absolument pas mis d'accord. On voit la difficulté d'établir une sorte de consensus au sein de l'Europe ...
R - Ils ne se sont pas mis d'accord mais c'était un débat très intéressant. On pouvait craindre des oppositions un peu rustiques entre les souverainistes et les fédéralistes. C'est quand même un peu plus subtil que cela. Les uns et les autres maintenant reconnaissent qu'il faut une part de fédéralisme dans l'Europe mais aussi une part nationale.
Q - Autre actualité tragique, qui nous ramènera toujours d'ailleurs à l'Europe : Douvres avec la mort terrible des 58 immigrés clandestins chinois. Votre sentiment sur ce terrible drame.
R - Un drame insoutenable qui, en plus, est stupide et qui paraît franchement d'un autre temps. Voir 58 Chinois qui sont venus de façon clandestine en Europe, asphyxiés dans un camion, c'est quelque chose qui laisse sans voix et en même temps, cela appelle des réactions à la fois nationale et européenne parce que c'est un drame de l'immigration clandestine. C'est une forme moderne d'esclavage qui est en cause et contre cela, il faut être capable, non pas de revenir à des doctrines nationales - on a pu accuser, par exemple, l'espace Schengen d'être responsable, d'avoir laissé filtrer tout cela - il faut au contraire donner plus d'Europe...
Q - Vous l'avez évoqué justement au Sommet de Feira au Portugal. Est-ce que vous vous êtes mis d'accord sur une lutte plus intensive contre l'immigration, contre le trafic d'êtres humains plus exactement ?
R - Il y a eu un sommet précédent sous la Présidence finlandaise qui se déroulait à Tampere. Il avait été décidé de renforcer la coopération judiciaire et policière et c'est ce que nous allons faire sous notre présidence selon deux axes : le premier, c'est qu'il faut absolument lutter contre les phénomènes de mafia internationale, contre la criminalité internationale, car c'est vraiment insoutenable. Et pour cela, il faut renforcer ce qu'on appelle Europol et aussi étendre la coopération d'Europol avec les pays de l'Est, d'Europe centrale et orientale qui sont candidats à l'Union européenne. Et puis, il y a une deuxième chose, c'est qu'il faut aussi développer les politiques de co-développement avec les pays d'origine, de façon à stabiliser ces pays et à éviter que ces phénomènes d'immigration se déroulent de façon incontrôlée et sauvage.
Q - Précisément, Hubert Védrine, qui est le ministre français des Affaires étrangères, propose une réflexion sur l'instauration de quotas. Quel est votre sentiment ?
R - D'abord, je crois qu'il l'a fait de façon un peu plus nuancée que cela. C'est vrai qu'il a raison de dire que dans certains pays, par exemple aux Etats-Unis et récemment en Allemagne pour les informaticiens, cette politique existe. Je dirai, en toute amitié, que je n'ai pas exactement la même sensibilité. Je crois que la politique de quotas est complexe du point de vue politique. Elle politise le débat, qu'elle ne résout pas tout, parce qu'elle crée de nouvelles bureaucraties ; elle n'est pas adaptée au marché du travail. Mais, je conçois tout à fait que ce débat ait lieu et j'y apporte ma contribution à l'instant. Je crois que ce n'est pas nécessairement la solution. La solution, c'est la coopération. Nous avons en France une bonne politique de l'immigration et de la nationalité, renforcée au cours de ces trois dernières années. Je pense que cette politique-là peut servir de modèle à l'échelle européenne, à condition qu'on travaille ensemble.
Q - Un élément s'ajoute à cette actualité que vous avez choisie, c'est la grève des contrôleurs aériens prévue en France demain et qui est liée directement à l'Europe. Quand je dis que vous êtes en situation, vous l'êtes vraiment, même si c'est Jean-Claude Gayssot qui, demain, va représenter la France, à la réunion à Luxembourg des ministres des Transports. Les contrôleurs aériens font grève parce qu'ils protestent contre un projet européen de "privatisation possible du contrôle aérien".
R - Vous savez, ce n'est pas parce que je suis ministre des Affaires européennes que toutes les affaires européennes sont sous ma dépendance et chaque ministre dans le gouvernement, heureusement, a affaire à ses propres logiques et donc, c'est Jean-Claude Gayssot qui va défendre cela. Il faut à la fois observer une logique qui existe, qui est celle de l'Open Sky, de la libéralisation du ciel et en même temps, être capable d'en contrôler les effets. C'est cette thèse-là que Jean-Claude Gayssot défendra demain à Luxembourg.
Q - Oui mais alors, cela veut dire quoi ?
R - Je le laisserai agir parce que c'est une négociation extrêmement délicate, tant au niveau européen que français.
Q - Mais plus précisément, je tente de comprendre. Va-t-on permettre de donner le contrôle aérien à une société séparée par exemple ?
R - Je crois que ce n'est pas souhaitable encore une fois. Mais je laisserai Jean-Claude Gayssot s'exprimer dès demain. Vous savez ce sont des dossiers très sérieux et très pointus.
Q - La grève risque-t-elle de continuer ou est-elle ponctuelle ? Ne durera-t-elle que 24 heures ?
R - J'ai l'impression qu'elle ne devrait durer que 24 heures mais qu'elle pourrait se répéter s'il y avait des difficultés, d'où l'importance effectivement de cette réunion, d'où aussi l'importance de conserver nos batteries et nos atouts.
Q - On voit bien la difficulté, même si la tension existe, d'établir une ligne commune européenne. On a pris ces quelques exemples d'actualité. Il y a une actualité qui va venir, qui est très importante, qui porte sur l'élargissement. C'est déjà difficile de marcher à quinze. Comment va-t-on faire pour marcher à 27 ou à 30 ?
R - Justement, c'est la question. Vous avez dit, tout à l'heure, que l'Europe était menacée d'implosion et que la Présidence française était extrêmement importante. Je n'utiliserai pas le terme d'implosion parce que nous avons tant de liens communs maintenant marqués par l'Histoire que, de toute façon, cela va durer. Mais je crois, effectivement, que si nous ne sommes pas capables de réformer nos institutions pour mieux fonctionner à quinze et pour aller vers l'Europe à trente alors, pour le coup, ce sera une crise extrêmement sévère. Vous avez raison : à quinze, cela ne marche pas. La Commission connaît une crise assez sérieuse et structurelle. Le Parlement européen joue beaucoup de rôles peut-être davantage dans des domaines qui ne sont pas les siens et pas assez dans les domaines qui sont les siens. Le Conseil des ministres ne fonctionne pas aussi bien que possible. Et donc, l'ensemble de l'édifice est plutôt en panne, ou en tout cas fortement engorgé. A quinze, c'est déjà très compliqué. A trente, cela ne marcherait pas. C'est l'enjeu de la Conférence intergouvernementale de la réforme des institutions européennes. Et mon sentiment effectivement, c'est que si nous n'y parvenons pas pendant la Présidence française, alors l'Europe connaîtra probablement l'une de ses crises les plus importantes, parce que ce sera une crise d'identité, parce que justement ce sera la remise en cause du projet que nous poursuivons d'une Union européenne élargie qui retrouve son unité avec trente Etat membres. Je soutiens l'élargissement parce que je crois que c'est une perspective historique formidable, parce qu'on ne peut pas dire à ces pays qui ont connu le joug communiste, qui ont retrouvé la liberté : " maintenant, vous restez dans une sorte de no man's land ". Maintenant il faut le maîtriser.
Q - Jacques Delors, dont on connaît les convictions européennes dit qu'il faut un acte refondateur.
R - Jacques Delors a justement cette thèse de la crise refondatrice. Je crois qu'au fond il imagine que tout cela ne peut pas marcher désormais et qu'on aurait dû d'ailleurs faire autrement, ne pas proposer aux pays candidats l'adhésion à l'Union européenne mais bâtir un ensemble un peu différent, c'est la confédération européenne de François Mitterrand, si vous voulez, un noyau qui aurait été l'Union européenne et autour les pays associés. Ce n'est pas le choix qu'on a fait et à partir de ce moment-là, on se trouve conduit à penser à autre chose : c'est la thèse de Joschka Fischer. Comment faire en sorte dans cette Europe qui sera une Europe à trente, qu'il y ait bien une avant-garde, un centre de gravité, des pays qui peuvent travailler ensemble et c'est cette thèse des coopérations renforcées que nous défendons, c'est-à-dire l'idée que cinq, six, huit pays peuvent ensemble mener une politique en matière monétaire, de défense, de recherche, d'éducation, à condition que ce centre de gravité soit ouvert et qu'ensuite les autres puissent s'y joindre.
Q - Est-ce que c'est vraiment l'Europe si cela devient l'Europe à géométrie variable ?
R - Je crois que oui. L'Europe à trente sera nécessairement à géométrie variable parce qu'on voit bien qu'elle sera de plus en plus hétérogène. Soyons conscients que les pays candidats tous ensemble ont à peu près le PIB d'un pays comme les Pays-Bas et qu'en même temps, ils ont une population qui est celle de la moitié de l'Union européenne actuelle. Donc, on voit bien que ce sont des pays qui ont des niveaux de développement, des niveaux culturels, des systèmes politiques qui sont différents des nôtres. La souplesse, la flexibilité, comme vous voulez, tout cela doit exister. Par contre, je ne suis pas pour l'Europe à deux vitesses, c'est-à-dire pour figer définitivement un groupe arbitrairement défini de six pays, par exemple les fondateurs, de huit, de neuf pays et dire aux autres, qu'ils sont en deuxième division. Il faut que ce soit ouvert.
Q - On va essayer d'être le moins technique possible. Dans les projets de réforme, il y a le vote à la majorité qualifiée, je ne vais pas employer à mon tour des termes que je maîtrise mal, mais, pour être très politique, est-ce qu'un jour, la France accepterait d'avoir, étant moins peuplée que l'Allemagne, moins de voix que l'Allemagne ?
R - Je vais revenir aux principes fondateurs de l'Union européenne. Vous savez que tout cela a été pensé par un Français qui s'appelait Jean Monnet, qui avait inspiré un autre Français, Robert Schuman. Ils dialoguaient avec un Allemand qui était le chancelier Konrad Adenauer. Jean Monnet disait à Konrad Adenauer " notre projet est bâti sur l'égalité perpétuelle entre la France et l'Allemagne ". A l'époque on incluait dans la France l'Union française, c'est-à-dire nos colonies, que nous n'avons plus, heureusement, et puis l'Allemagne n'était pas encore réunifiée. Egalité perpétuelle et Konrad Adenauer lui avait répondu "oui, tout à fait". Je fais cette petite digression pour dire que le projet européen, ce n'est pas la démographie, que l'influence dans l'Europe ce n'est pas la démographie. Pour le dire clairement, je pense que la France et l'Allemagne doivent rester à égalité.
Q - L'Histoire est faite par les hommes et vous le précisez, les hommes peuvent changer et un jour, un homme allemand pourrait dire "j'ai plus d'habitants que toi, Français, donc j'ai plus de voix".
R - Ce ne serait pas en soi choquant mais je pense, en même temps, que les principes fondateurs de l'Union européenne ne reposent plus sur une logique de puissance, sur une logique de domination, de domination de la France sur l'Allemagne, de l'Allemagne sur la France. Ces principes-là doivent continuer d'inspirer ceux qui, aujourd'hui, nous dirigent, mais ce n'est pas une affaire absolument majeure. C'est une thèse que je défends.
Q - Autre point, la Charte des droits fondamentaux que vous défendez. L'Autriche, par exemple, si la Charte était établie, est-ce que l'Autriche actuelle, enfin le régime politique autrichien, pour qu'il n'y ait pas confusion avec le peuple, aurait sa place, dans cette Europe-là ?
R - Oui, bien sûr. Vous savez, l'Autriche est un pays membre de l'Union européenne, nous ne l'en avons pas exclu. Nous avons simplement voulu marquer que la situation du gouvernement autrichien, qui associe des conservateurs mais aussi un parti xénophobe et un parti, surtout, qui n'a pas levé les ambiguïtés avec le passé nazi, que ce pays-là était un pays avec lequel nous ne pouvions pas avoir des relations d'Etat à Etat qui soient parfaitement normales. Mais nous continuons à travailler avec l'Autriche et le fait que l'Autriche adopte une Charte peut aussi montrer de sa part une volonté de progrès. La situation n'est pas figée à tout jamais. Cela dit, quand je regarde la situation du gouvernement autrichien, quand je regarde comment fonctionne le parti de M. Haider qui va de dérapage en dérapage, j'ai envie de dire que rien n'a changé malheureusement et que cela ne justifie pas, de mon point de vue, que nous changions ces sanctions sous présidence française.
Q - Est-ce que Monaco est candidat ?
R - Monaco n'est pas candidat mais Monaco, par contre, est candidat à l'entrée dans la zone euro.
Q - Vous avez compris le sens de ma question. Je voudrais qu'on écoute simplement, après quelques images, qui montrent qu'une commission parlementaire a dénoncé le comportement de Monaco, suspecté de blanchir l'argent, les propos de Arnaud Montebourg. (reportage A. Montebourg aux "Quatre Vérités").
Q - Réaction ...
R - Il y a effectivement des problèmes avec Monaco que nous avons signalés. Laurent Fabius a indiqué qu'il souhaitait une clarification des rapports avec Monaco. Il n'a pas obtenu toutes les réponses nécessaires, ce qui pèsera, par exemple, sur notre réponse à la question de savoir si Monaco doit entrer ou non dans la zone euro. Je note par ailleurs que Monaco a été inscrit sur une liste grise par le Groupe d'action financière internationale (le GAFI) qui évalue les paradis fiscaux, non pas la liste noire des pays avec lesquels on ne peut rien faire, mais la liste grise. Donc, il y a de gros progrès à faire. Un nouveau directeur du Trésor, c'est la principale administration financière du pays, a été nommé mercredi dernier en Conseil des ministres et le Ministre de l'Economie et des Finances lui a demandé de bien étudier ce qui se passait à Monaco et aussi les relations entre la France et Monaco. Mais le rapport parlementaire est une contribution utile. Ce n'est pas non plus tout à fait un rapport qui régit les rapports entre les Etats et les gouvernements.
Q - Autre illustration de la difficulté parfois d'unifier les politiques des pays européens, la mesure très sévère prise par l'Assemblée française sur les sectes dénonçant un possible délit de manipulation mentale avec cette réaction de la porte-parole de l'Eglise de Scientologie.
De nombreux pays européens se montrent plutôt tolérants à l'égard des sectes. D'ailleurs, certains pays les considèrent comme des nouvelles églises, des nouvelles religions. Qu'en pensez-vous ?
R - L'Europe, c'est la diversité. On fonctionne à quinze et on y arrive encore une fois avec nos génies nationaux et c'est vrai qu'il y a des pays avec des traditions très tolérantes. Prenons l'exemple des pays scandinaves : eux sont très choqués par rapport à l'Autriche parce qu'ils estiment qu'on ne peut pas toucher au vote d'un peuple quel qu'il soit. Ils sont aussi très tolérants par rapport à ce genre de phénomène. J'ai une sensibilité qui, pour le coup, est une sensibilité française - sans entrer dans le débat de délit de manipulation mentale, une notion difficile à préciser, qu'il faudra bien encadrer et la contrôler parce qu'il faut en même temps protéger les libertés- j'ai une sensibilité très sévère avec les sectes quelles qu'elles soient et j'ai tendance à considérer, par exemple, que les pratiques de l'Eglise de scientologie sont sectaires. Donc, soyons sévères mais en respectant les libertés. Et là-dessus, ce n'est pas l'Europe qui doit tout faire. Nous pouvons conserver le droit de lutter à notre niveau contre les sectes et nous devons le faire (...)
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 juin 2000)