Texte intégral
Le Monde : Après l'élection de quatre présidents de conseils régionaux grâce aux voix des élus du Front national, vous avez déclaré que nous étions en présence d'une crise de la droite. Ne pensez-vous pas qu'il s'agit, plus globalement, d'une crise de la politique ?
Lionel Jospin : Non. Les tentations d'alliance avec le Front national, parfois concrétisées, le plus souvent repoussées par les dirigeants nationaux de la droite, et la bataille de pouvoir qui vient de se déclencher à Paris, lieu très emblématique pour l'opposition, témoignent d'un sérieux mal-être à droite. Les partis de la droite ont, à la fois, des problèmes d'identité, de stratégie et de leadership. La crise plus large du politique est un thème récurrent. Il y a, indiscutablement, des éléments de trouble. Mais à mettre en cause de façon trop indifférenciée les politiques, on risque d'atteindre la démocratie. En tout cas, je suis convaincu que le gouvernement, lui, est et veut rester un pôle de stabilité dont la vie politique française a bien besoin. Je crois d'ailleurs que c'est ainsi qu'il est perçu.
Le Monde : Que signifie " le gouvernement doit être un pôle de stabilité " ?
LJ : Précisément parce que l'opinion est désorientée par la crise de l'opposition, le besoin se fait plus pressant d'éléments de référence forts, de lieux qui structurent la vie politique C'est la fonction de tout gouvernement, mais il y a eu des gouvernements faibles, ou impopulaires, ou déchirés. Ce n'est pas le cas de cette équipe qui travaille avec de vrais objectifs et de façon cohérente.
Le Monde : N'y avait-il pas un risque, en intervenant, comme vous l'avez fait, avant l'élection des présidents de conseils régionaux, d'instrumentaliser le Front national ?
LJ : Qui a voulu instrumentaliser le Front national ? Une partie de la droite. En boomerang, elle s'est trouvée elle-même instrumentalisée. Et en plus fracturée. Ni dans le traitement des thèmes de la vie publique ni par l'évocation permanente du Front national, je n'ai joué ni ne. jouerai avec ["extrême droite. Il était bon que le Premier ministre et le président de la République s'expriment de façon claire, pour mettre en garde contre les alliances qui se préparaient. L'opinion l'a bien compris.
Le Monde : Dans votre déclaration de politique générale, vous aviez souhaité renouer le pacte républicain, Où en êtes-vous des réformes qui permettraient d'atteindre cet objectif ?
LJ : La plupart des projets que j'ai engagés sont directement inspirés par cette préoccupation. Mais j'ai toujours dit, et encore au lendemain des élections régionales, que les grandes réponses aux problèmes de la société française seraient d'abord économiques, sociales et culturelles. Ces champs d'action restent la priorité du gouvernement. Pour autant, il faut s'appuyer sur la situation née des régionales, qui crée une phase de consensus sur certains sujets, pour faire avancer, dans l'ordre institutionnel, des réformes que je défends depuis longtemps. Nous avons l'intention de le faire méthodiquement et d'introduire ces réformes progressivement car il ne faut pas qu'elles envahissent le calendrier parlementaire au point de nous empêcher d'agir en vue des objectifs économiques, sociaux et de sécurité qui demeurent essentiels.
Le Monde : Sur quelle période envisagez-vous d'étaler ces réformes ?
LJ : Sur les deux années qui viennent.
Le Monde : Vous avez commencé pur le cumul des mandats. Par quoi allez-vous poursuivre ?
LJ : Deux projets de loi ont déjà été examinés par le conseil des ministres sur le cumul des mandats. Je suis pour une limitation audacieuse. Au bout du compte, le Parlement nous dira à quel endroit s'arrêtera le curseur. Personnellement, je souhaite qu'il aille loin.
Le Monde : Sur la limitation du cumul des fonctions des ministres, le président de la République vous invite à lui remettre un projet de caractère constitutionnel, étant entendu qu'il se montre encore plus restrictif que vous ne l'êtes vous-même, en souhaitant voir abolie toute fonction exécutive locale pour un membre du gouvernement.
LJ : Soyons simples. Je suis le premier chef de gouvernement à avoir demandé à ses ministres, et à s'être appliqué à lui-même le non-cumul de fonctions ministérielles avec des fonctions de maire, de président de Conseil général ou régional. Ni moi ni mes ministres ne sommes maire de Bordeaux ou maire de Paris. Je n'ai donc aucun problème pour que les ministres soient simplement conseillers municipaux, conseillers régionaux ou conseillers généraux. C'est d'ailleurs mon cas. Mais je ne veux pas que l'arbre des ministres cache la forêt de tous les autres cumuls. Il est inutile de se focaliser sur ce problème qui, pour l'essentiel, est réglé. Le gouvernement présentera le texte sur les ministres au moment utile.
Le Monde : Sur les modes de scrutin, deux thèses s'opposent : introduire de la proportionnelle là où il n'y en a pas ou introduire du majoritaire là où il n'y en a pas. Quelle est votre philosophie ?
LJ : La vertu absolue de tel ou tel mode de scrutin n'existe pas. J'essaie de répondre, dans un ordre d'urgence raisonnable, à des problèmes pratiques posés par la vie politique. Cela me conduit à m'atteler d'abord au mode de scrutin régional. Puisque le consensus pour une réforme, que j'avais appelée de mes voeux avant les élections régionales, est maintenant, semble-t-il, réalisé, je proposerai d'étendre le type de scrutin municipal au scrutin régional. Cela permettra d'assurer une majorité claire, voulue par les électeurs, pour gouverner chaque région, tout en assurant la représentation des minorités.
Le Monde : Dans le cadre de la circonscription départementale ou régionale ?
LJ : La logique voudrait que le cadre régional soit choisi,
Le Monde : Pour les élections européennes, deux types de réformes sont évoquées : soit élire les députés européens, à la proportionnelle, dans le cadre de régions élargies, soit découper autant de circonscriptions que les 87 députés européens à désigner au scrutin majoritaire. Laquelle a votre préférence ?
LJ : La réforme du scrutin européen est effectivement l'autre priorité. Cette fois-ci agissons avant l'élection. La voie que je préconise est celle d'un vote qui s'exprimerait dans le cadre de circonscriptions régionales.
Le Monde : Sur le mode de scrutin législatif, êtes-vous partisan d'un durcissement conduisant à ne retenir, pour le second tour, que les deux premiers candidats arrivés en tête au premier ?
LJ : Autant l'échéance européenne nous presse, autant nous avons le temps pour les élections législatives. Les prochaines sont prévues en 2002 ; c'est donc mon horizon de travail. Il faut bien réfléchir avant de changer le mode de scrutin actuel. Aucun système n'offre de garantie absolue, si certaines forces politiques ont une volonté d'alliance avec l'extrême droite. Je ne sens pas d'opinions stabilisées sur ce sujet.
Le Monde : La vôtre non plus ?
LJ : Non. Je ne serais pas très partisan de changer. Ou alors, pourquoi ne pas retenir la proposition du parti socialiste : scrutin majoritaire avec une dose de proportionnelle.
Le Monde : Envisagez-vous, et si oui dans quel délai, une modification du mode de désignation des sénateurs ?
LJ : Si on y réfléchit bien, et sans passion, une chambre comme le Sénat avec autant de pouvoirs, où l'alternance n'est jamais possible, qui n'est pas élue au suffrage universel direct et qui n'a même pas la caractéristique d'être une chambre fédérale - puisque nous sommes un Etat unitaire -, c'est une anomalie parmi les démocraties. Je la perçois connue une survivance des chambres hautes conservatrices.
Faute de pouvoir changer plus fortement - mais peut-être faudra-t-il y venir un jour -, je pense qu'on peut apporter, au moins, quelques remèdes. Pour ce qui relève de ma compétence et de celle du Parlement, je proposerai d'élargir la proportionnelle actuelle aux départements comportant trois ou quatre sièges, de déterminer le nombre des grands électeurs en fonction de la population et non plus selon les effectifs des conseils municipaux, d'élire les délégués des conseils municipaux à la proportionnelle, de répartir le nombre de sièges en fonction de la population des départements. Si on fait cela, on aura un peu avancé. Il serait raisonnable que ces réformes aient lieu après le prochain renouvellement du mois de septembre.
Le Monde : Allez-vous proposer des textes sur la réduction de la durée des mandats ?
LJ : Là encore, je constate que la démocratie française est une exception En plus, elle ne fait pas preuve de cohérence, car nous avons des mandats à cinq, six et sept ans, et même à neuf ans pour le Sénat. Ces durées n'obéissent à aucun principe particulier. Je suis favorable à une harmonisation de tous les mandats à cinq ans. C'est un bon rythme pour la respiration démocratique et une durée suffisante pour que les élus aient à rendre compte aux citoyens.
Le Monde : Cette règle concerne aussi le mandat présidentiel ?
LJ : Je l'avais proposée pendant la campagne présidentielle en 1995. Je n'ai pas changé d'avis.
Le Monde : Parmi les thèmes que vous vous êtes fixés, il y a aussi la place plus importante faite aux femmes dans la vie politique et sociale.
LJ : Effectivement, je souhaite proposer rapidement au président de la République l'inscription dans la Constitution de la parité c'est-à-dire l'objectif de l'égal accès des femmes et des hommes à la vie politique, mais aussi économique et sociale. Une fois la révision constitutionnelle acquise, ce qui nécessite l'accord du président de la République, nous pourrions agir par la voie législative pour favoriser l'entrée des femmes en politique mais aussi leur promotion professionnelle et sociale.
Le Monde : Vous avez déjà évoqué deux réformes constitutionnelles, d'autres sont nécessaires : une pour le traité d'Amsterdam, une pour le Conseil supérieur de la magistrature et une autre pour le statut de la Nouvelle-Calédonie. Souhaitez-vous qu'elles se fassent, toutes ou certaines, par la voie du Congrès ou par référendum ?
LJ : Le choix du Congrès ou du référendum relève du président de la République. Je peux lui donner mon sentiment. Vous comprendrez que je ne m'exprime pas sur ce point aujourd'hui
Le Monde : A l'occasion des mouvements de chômeurs et de la régularisation des sans-papiers, des dissensions se sont fait jour dans votre majorité. Elles ont reparu - sur le statut de la Banque de France et aujourd'hui encore sur l'euro. Ne craignez-vous pas qu'elles mettent de plus en plus à mal la cohabitation des cinq composantes de la majorité ?
LJ : Il n'y a aucun problème de cohabitation, pour reprendre votre expression, au sein du gouvernement. Cette équipe travaille collectivement et de manière ordonnée. Chacun a sa place et respecte l'autre. Considérez le nombre de problèmes non réglés par les équipes précédentes que nous traitons de façon déterminée : le budget réputé impossible à faire, les problèmes industriels et financiers, l'emploi, la Corse, la Nouvelle-Calédonie... Quant à la majorité, elle est sortie renforcée par le résultat des dernières élections. Le débat sur la politique économique est maîtrisé. Sur l'euro, la position de chacun est connue depuis le début. Et comme il n'y a pas de surprise, il n'y aura pas de drame.
Le Monde : Le fait qu'une partie de votre majorité ne vote pas les directives sur l'euro ne vous trouble pas ?
LJ : Non. Cette question a déjà été tranchée par le peuple lors d'un référendum en 1992. Aujourd'hui vient le moment du passage. Nous avons su qualifier notre pays pour cela. Il est normal que chacun donne sa conviction. Je n'attends pas des membres de la majorité qu'ils disent le contraire de ce qu'ils pensent. En même temps, l'euro va se faire, chacun le sait. Le rôle du gouvernement est de veiller aux conditions de sa réussite.
Le Monde : Et sur l'immigration et les sans-papiers ?
LJ : Tous les partis de la majorité sont contre l'immigration clandestine et contre la régularisation de tous les sans-papiers. C'est la ligne qu'applique le gouvernement.
Globalement, je suis convaincu que la majorité a tous les éléments en main pour durer et réussir. La qualité du travail qu'elle a d'ores et déjà accompli au Parlement le montre
Le Monde : Il n'en demeure pas moins que la ratification du traité d'Amsterdam, si la voie du Congrès est choisie, ce que laisse entendre le président de la République, nécessitera une majorité qualifiée des trois cinquième qui, pour le moment, n'existe pas.
LJ : Je suis arrivé au gouvernement trop tard, quelques jours seulement avant le sommet d'Amsterdam, pour pouvoir renégocier ce projet de traité qui était et reste très imparfait. Je recommanderai sa ratification par raison, en sachant que nous devrons reprendre la travail et réviser les dispositifs institutionnels et les mécanismes de décision de l'Union, avant l'élargissement. Sinon l'Europe élargie serait ingouvernable.
Le Monde : Jusqu'où un ministre peut-il exprimer son désaccord sur tel ou tel aspect de la politique gouvernementale, comme, par exemple, les sans-papiers et l'euro ?
LJ : C'est au Premier ministre de le lui dire, si nécessaire. Jusqu'ici, je considère que je n'ai pas eu de problème.
Le Monde : L'hypothèse d'une recomposition de la droite, et du centre en particulier, ne va-t-elle pas faire resurgir une tentation centriste chez certains socialistes ?
LJ : Je ne vois pas aujourd'hui les éléments de recomposition dont vous parlez. Sur l'ouverture au centre, ma position est connue depuis longtemps. Le centre est un espace politique qu'il faut savoir gagner, à partir de la gauche. En aucun cas, ce n'est un projet ou une stratégie. La tentation, en termes d'alliance, est nulle.
Le Monde : Quel bilan tirez-vous des dix premiers mois de cohabitation ?
LJ : Il est satisfaisant. Pour moi, la cohabitation est une donnée, ce n'est pas un problème Pour des raisons objectives, je me place dans la perspective d'un gouvernement de législature J'agirai dans la durée. Quand je lis que nous aurions déjà réalisé l'essentiel de nos projets, je souris, parce qu'il reste devant nous tellement de choses à faire.
Le Monde : Votre projet est-il d'assurer dans les meilleures conditions possibles l'entrée dans l'euro où est-ce un volet de votre action qui appartient déjà au passé ? Qu'est-ce qui va guider votre action dans les prochains mois ?
LJ : L'euro, c'est une étape historique de la construction de l'Europe. C'est un choix qui a été fait, une donnée du futur. Ce n'est pas en soi l'objectif central de ma politique. La politique économique et sociale du gouvernement a connue objectifs la croissance la plus forte possible, l'emploi, la justice sociale, la modernisation du pays et de la société, la préparation de l'avenir. Il s'agit aussi pour nous de construire une France plus harmonieuse, un pays dans lequel renaît la confiance en soi et l'engagement dans un projet collectif
Le Monde : Le président de la République, dans sa conférence de presse, vous a défini d'un agenda déterminé par l'euro.
LJ : Je ne veux pas débattre à travers votre journal avec le président de la République. L'euro c'est un espace nouveau, c'est un moyen. Qu'est-ce que nous avons fait ? Nous avons stoppé la dérive budgétaire, aidé au retour de la croissance et réalisé par là même les conditions d'une présence efficace de la France dans cet espace monétaire. Mais il reste primordial de centrer les préoccupations du pays sur les objectifs que se fixe notre communauté nationale.
Le Monde : Vous aviez fixé quatre conditions impératives au passage à l'euro, avec notamment un pacte de croissance et un gouvernement économique. Est-ce que vous estimez qu'elles ont été remplies ?
LJ : Grâce à l'action que nous avons conduite, depuis le mois de juin, sur la scène européenne, avec l'accord du président de la République, chacun conviendra que nous avons fortement avancé dans la réalisation de ces quatre objectifs. L'euro sera un euro large avec les pays du sud et l'Italie. C'est sans doute le point le plus important. L'euro ne sera pas surévalué, même si on ne peut pas garantir constamment l'évolution du dollar qui dépend aussi de la politique monétaire américaine. La coordination des politiques économiques est renforcée avec la création d'un conseil de l'euro qui est l'ébauche, la matrice d'un gouvernement économique. Enfin, la priorité à l'emploi est désormais intégrée dans les priorités européennes comme vient de le montrer l'établissement des différents plans nationaux d'action pour l'emploi.
L'adoption d'une monnaie unique mettra fin à l'hégémonie du dollar et limitera les mouvements de spéculation. Elle va pousser à une harmonisation des politiques fiscales, sociales et environnementales, afin d'éviter les distorsions de concurrence. Or je suis convaincu que cette harmonisation se fera, en Europe, vers le haut, d'une part parce qu'il y a beaucoup de gouvernements de gauche et d'autre part parce que ce sera l'exigence des peuples.
Le Monde : La France pourrait-elle mettre son veto sur le choix du futur gouverneur de la Banque centrale européenne ?
LJ : S'il n'y avait pas de compromis, certainement. Mais je pense qu'il y aura un Compromis.
Le Monde : Sur quoi pourrait-il porter ? vous allez couper le mandat en deux... ?
LJ : C'est plutôt dans cette direction qu'il peut y avoir une solution.
Le Monde : Vous aviez refusé, il y a quelques semaines, d'engager le débat sur la répartition des fruits de la croissance. Maintenant que la croissance annoncée, en 1998 et en 1999, semble forte, comment l'abordez-vous ?
LJ : La croissance est plus forte parce qu'il y a une meilleure conjoncture internationale mais aussi parce que nos choix de politique économique et sociale ont permis à notre économie de déployer ses potentialités alors qu'elle était jusque là bridée. Le débat sur la répartition des fruits de la croissance est un peu réducteur. On raisonne comme s'il y avait tout à coup une sorte de surplus. Or, en l'espèce, les fruits ne se distinguent pas de l'arbre. L'augmentation de la consommation, à laquelle on assiste, celle des salaires, que nous avons provoquée par le transfert des cotisations d'assurance maladie sur la CSG et nos mesures sociales sont autant un résultat de la croissance actuelle qu'un gage de la croissance future. Nous cherchons dans la durée le meilleur pilotage économique, au service de la population. Dans le budget 1998, la croissance plus forte va se traduire dans le logement, dans l'accord salarial dans la fonction publique - pourquoi l'Etat serait-il un mauvais patron ?-, dans les emplois jeunes, la lutte contre les exclusions, et les incitations à la négociation pour les 35 heures.
Le Monde : Dans la logique du pacte de stabilité d'Amsterdam, le surplus de recettes fiscales procuré par la croissance ne devrait-il pas être affecté prioritairement à la réduction des déficits ?
LJ : En 1997, nous avons stoppé la dérive des comptes publics, tout en finançant nos mesures nouvelles et en stimulant la croissance. En 1998, nous poursuivons cette maîtrise des comptes publics, tout en finançant nos priorités et en favorisant le dynamisme de l'économie. Nous aurons le même choix de pilotage en 1999 : ni rigorisme, ni laxisme.
Le Monde : Une réduction des déficits à 2,3 % du PIB, ce n'est pas du rigorisme ?
LJ : Faire du déficit budgétaire, ce n'est pas la marque d'une politique de gauche. De 1993 à 1997, la dette publique est passée de moins de 40 % du PIB à prés de 60 % du PIB ! Nourrir la dette, c'est boucher l'avenir. Or, par principe, la gauche se préoccupe de l'avenir- Servir des intérêts croissants de la dette, c'est servir la rente. Je ne suis pas pour une économie de rentiers. Laisser la dette croître au risque qu'elle devienne le premier poste du budget, c'est s'interdire à terme une politique active des dépenses publiques. Le budget 1999 doit nous permettre une progression maîtrisée des dépenses publiques - car la croissance, il faut l'installer -, une nouvelle réduction du déficit, une action favorable à l'emploi. Il traduira le respect de nos priorités (emploi, logement, sécurité, justice, innovation économique, culture, éducation et recherche), en réalisant une stabilisation, voire une baisse légère, des prélèvements. Cela nous éloignera des records du gouvernement précédent. C'est une politique d'équilibre dynamique.
Le Monde : A terme, un excédent budgétaire est-il un objectif ?
LJ : Ce débat n'est pas d'actualité.
Le Monde : Vous avez parlé d'une baisse légère de la pression fiscale...
LJ : Elle devrait être la résultante de nos choix de politique économique.
Le Monde : La réduction des inégalités peut passer par la fiscalité. Quelles réformes allez-vous entreprendre en 1999 ?
LJ : Les ménages les moins favorisés ne paient pas l'impôt sur le revenu. Si on veut les aider, c'est sur la fiscalité locale qu'il faut agir et sans doute sur la taxe d'habitation. Nous travaillons pour 1999 sur trois sujets : la fiscalité locale, la fiscalité du patrimoine, la fiscalité écologique.
Le Monde : Vous venez de réaliser plusieurs privatisations. Avez-vous changé de philosophie ?
LJ : Les privatisations ne sont pas un objectif de ce gouvernement. Certaines résultent de "coups partis" ou d'engagements pris précédemment vis-à-vis de l'Union européenne. Nous les réalisons si les intérêts patrimoniaux de l'Etat et l'argent des contribuables sont mieux préservés ainsi. Dans le champ industriel, nous avons réalisé des ouvertures de capital, quand c'était la condition de regroupements industriels finançais ou européens nécessaires pour bien figurer dans la bataille économique mondiale. Nous agissons sans dogmatisme, toujours dans le dialogue avec les personnels concernés, en cherchant l'intérêt de l'entreprise et l'intérêt général. C'est sans doute pourquoi cette démarche a été jusqu'ici peu contestée. Le secteur public et les services publics sont et restent pour nous tout à fait essentiels.
Le Monde : Pensez-vous tenir votre objectif de réduire le chômage d'ici la fin 1998 ?
LJ : Des centaines de milliers d'emplois nouveaux seront créés en 1998 et, malgré la progression continue de la population en âge d'activité, le chômage baissera dans l'année. Il a d'ailleurs commencé à baisser.
Le Monde : Le dialogue est-il vraiment rétabli avec le CNPF ? Comment cela peut-il se traduire dans les négociations sur les 35 heures ?
LJ : Si ce dialogue a été rompu, ce n'était pas de mon fait. Je suis donc satisfait qu'il soit rétabli. Un gouvernement doit discuter avec le patronat comme avec les organisations syndicales. Mais le problème n'est pas seulement de se parler, il est de faire avancer les dossiers. Sur les emplois jeunes dans le secteur privé, la formation professionnelle, l'indemnisation du chômage, le départ à la retraite des travailleurs ayant cotisé très tôt, je souhaite que le CNPF s'engage dans des négociations. Nous essayons, par notre politique économique, par nos choix budgétaires, de créer le contexte le meilleur pour nos entreprises. Aux chefs d'entreprise de prendre leur part de responsabilité. Sur les 35 heures, ma position est claire : nous tenons les engagements que nous avons pris devant les français. Nous n'avons pas l'intention de faire les 35 heures en gênant les entreprises. Il faut que cette réforme soit un stimulant et non un frein. C'est pour cela que nous encourageons la négociation, notamment par des incitations financières.
Le Monde : Le président de la République estime, lui, que la France ne peut pas faire "cavalier seul"...
LJ : Il ne faut pas faire cavalier seul, mais je ne suis pas mécontent quand je vois la France chevaucher en tête, dans ce domaine comme dans d'autres.
Le Monde : En tête peut-être, mais seule...
LJ : Assurément non. La convergence des plans d'action pour l'emploi le montrera en juin prochain au Conseil de Cardiff Notre refus d'un libre-échange transatlantique généralisé, notre souci d'affirmer l'identité culturelle trouvent un écho grandissant en Europe Quant au processus de diminution du temps de travail, il s'engage aussi au-delà de nos frontières
Le Monde : Maintenez-vous votre projet de réforme de la part patronale de cotisation à l'assurance-maladie ?
LJ : Le mode de fonctionnement de notre protection sociale souffre d'une assiette trop étroite, constituée par les salaires. C'est la raison pour laquelle nous avons transféré la part salariale de cotisation-maladie sur la CSG, ce qui a permis de mettre à contribution les revenus du capital et d'augmenter le pouvoir d'achat des salariés. Pour les cotisations des employeurs, les questions posées sont les mêmes, mais les réponses semblent, techniquement, plus difficiles. J'ai demandé à un grand économiste, Edmond Malinvaud, de travailler sur ces questions pour éclairer nos choix futurs.
Le Monde : Si l'assainissement des comptes sociaux se confirme, allez-vous rouvrir le chantier des réformes, notamment celui des régimes spéciaux de retraite ?
LJ : L'assainissement de la Sécurité sociale n'est pas encore réalisé. Le rééquilibrage auquel nous assistons est le résultat mécanique de la croissance retrouvée. La progression des dépenses de santé doit durablement être maîtrisée. Quant aux retraites, elles posent à terme un très grand problème, que nous n'entendons pas esquiver, Nous allons agir, là aussi, en nous fondant sur le triptyque qui est le nôtre : diagnostic, dialogue, décision. Il sera demandé au commissariat du plan de faire une analyse d'ensemble de la situation des régimes de retraite étant attentif aux inégalités entre retraités et sans se focaliser sur une opposition entre régime général et régimes spéciaux
Le Monde : Que comptez-vous faire pour l'épargne-retraite, dont la mise en place est en suspens ?
LJ : Nous sommes, fondamentalement, pour un système de retraite par répartition. Nous ne sommes pas hostiles à ce que puissent s'ajouter à ce système des formules complémentaires, mais nous ne garderons pas les instruments législatifs - autrement dit, la loi Thomas - votés par la majorité précédente. Et nous n'emprunterons pas la démarche qui consisterait à déstabiliser le système de répartition ou à fonder le régime de retraite, non plus que l'assurance-maladie d'ailleurs, sur le système privé ou sur la capitalisation.
Le Monde : La Seine-Saint-Denis concentre tous les éléments ce que l'on appelle la " crise urbaine ". Quelles sont vos priorités sur ce dossier ?
LJ : Ce département a été négligé par les gouvernements précédents, notamment dans le secteur éducatif. Aujourd'hui, il bénéficie d'actions prioritaires ; or, selon un mécanisme que j'ai déjà observé dans le passé, c'est souvent quand on apporte quelque chose là où il n'y avait pas d'espoir que les gens se mettent à réagir, parce qu'ils espèrent obtenir davantage encore. Le système éducatif ne peut pas être déclaré responsable de l'ensemble des problèmes qui se posent dans ce département et dans quelques autres. Il faut un effort puissant, se développant sur plusieurs champs : éducation, sécurité, logement, services publics, urbanisme. Ces questions seront mises à l'ordre du jour d'un comité interministériel de la ville avant l'été. Vous voyez combien les défis sont nombreux dans la France d'aujourd'hui. Qu'est-ce que gouverner si ce n'est vouloir y répondre...
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 4 janvier 2002)
Lionel Jospin : Non. Les tentations d'alliance avec le Front national, parfois concrétisées, le plus souvent repoussées par les dirigeants nationaux de la droite, et la bataille de pouvoir qui vient de se déclencher à Paris, lieu très emblématique pour l'opposition, témoignent d'un sérieux mal-être à droite. Les partis de la droite ont, à la fois, des problèmes d'identité, de stratégie et de leadership. La crise plus large du politique est un thème récurrent. Il y a, indiscutablement, des éléments de trouble. Mais à mettre en cause de façon trop indifférenciée les politiques, on risque d'atteindre la démocratie. En tout cas, je suis convaincu que le gouvernement, lui, est et veut rester un pôle de stabilité dont la vie politique française a bien besoin. Je crois d'ailleurs que c'est ainsi qu'il est perçu.
Le Monde : Que signifie " le gouvernement doit être un pôle de stabilité " ?
LJ : Précisément parce que l'opinion est désorientée par la crise de l'opposition, le besoin se fait plus pressant d'éléments de référence forts, de lieux qui structurent la vie politique C'est la fonction de tout gouvernement, mais il y a eu des gouvernements faibles, ou impopulaires, ou déchirés. Ce n'est pas le cas de cette équipe qui travaille avec de vrais objectifs et de façon cohérente.
Le Monde : N'y avait-il pas un risque, en intervenant, comme vous l'avez fait, avant l'élection des présidents de conseils régionaux, d'instrumentaliser le Front national ?
LJ : Qui a voulu instrumentaliser le Front national ? Une partie de la droite. En boomerang, elle s'est trouvée elle-même instrumentalisée. Et en plus fracturée. Ni dans le traitement des thèmes de la vie publique ni par l'évocation permanente du Front national, je n'ai joué ni ne. jouerai avec ["extrême droite. Il était bon que le Premier ministre et le président de la République s'expriment de façon claire, pour mettre en garde contre les alliances qui se préparaient. L'opinion l'a bien compris.
Le Monde : Dans votre déclaration de politique générale, vous aviez souhaité renouer le pacte républicain, Où en êtes-vous des réformes qui permettraient d'atteindre cet objectif ?
LJ : La plupart des projets que j'ai engagés sont directement inspirés par cette préoccupation. Mais j'ai toujours dit, et encore au lendemain des élections régionales, que les grandes réponses aux problèmes de la société française seraient d'abord économiques, sociales et culturelles. Ces champs d'action restent la priorité du gouvernement. Pour autant, il faut s'appuyer sur la situation née des régionales, qui crée une phase de consensus sur certains sujets, pour faire avancer, dans l'ordre institutionnel, des réformes que je défends depuis longtemps. Nous avons l'intention de le faire méthodiquement et d'introduire ces réformes progressivement car il ne faut pas qu'elles envahissent le calendrier parlementaire au point de nous empêcher d'agir en vue des objectifs économiques, sociaux et de sécurité qui demeurent essentiels.
Le Monde : Sur quelle période envisagez-vous d'étaler ces réformes ?
LJ : Sur les deux années qui viennent.
Le Monde : Vous avez commencé pur le cumul des mandats. Par quoi allez-vous poursuivre ?
LJ : Deux projets de loi ont déjà été examinés par le conseil des ministres sur le cumul des mandats. Je suis pour une limitation audacieuse. Au bout du compte, le Parlement nous dira à quel endroit s'arrêtera le curseur. Personnellement, je souhaite qu'il aille loin.
Le Monde : Sur la limitation du cumul des fonctions des ministres, le président de la République vous invite à lui remettre un projet de caractère constitutionnel, étant entendu qu'il se montre encore plus restrictif que vous ne l'êtes vous-même, en souhaitant voir abolie toute fonction exécutive locale pour un membre du gouvernement.
LJ : Soyons simples. Je suis le premier chef de gouvernement à avoir demandé à ses ministres, et à s'être appliqué à lui-même le non-cumul de fonctions ministérielles avec des fonctions de maire, de président de Conseil général ou régional. Ni moi ni mes ministres ne sommes maire de Bordeaux ou maire de Paris. Je n'ai donc aucun problème pour que les ministres soient simplement conseillers municipaux, conseillers régionaux ou conseillers généraux. C'est d'ailleurs mon cas. Mais je ne veux pas que l'arbre des ministres cache la forêt de tous les autres cumuls. Il est inutile de se focaliser sur ce problème qui, pour l'essentiel, est réglé. Le gouvernement présentera le texte sur les ministres au moment utile.
Le Monde : Sur les modes de scrutin, deux thèses s'opposent : introduire de la proportionnelle là où il n'y en a pas ou introduire du majoritaire là où il n'y en a pas. Quelle est votre philosophie ?
LJ : La vertu absolue de tel ou tel mode de scrutin n'existe pas. J'essaie de répondre, dans un ordre d'urgence raisonnable, à des problèmes pratiques posés par la vie politique. Cela me conduit à m'atteler d'abord au mode de scrutin régional. Puisque le consensus pour une réforme, que j'avais appelée de mes voeux avant les élections régionales, est maintenant, semble-t-il, réalisé, je proposerai d'étendre le type de scrutin municipal au scrutin régional. Cela permettra d'assurer une majorité claire, voulue par les électeurs, pour gouverner chaque région, tout en assurant la représentation des minorités.
Le Monde : Dans le cadre de la circonscription départementale ou régionale ?
LJ : La logique voudrait que le cadre régional soit choisi,
Le Monde : Pour les élections européennes, deux types de réformes sont évoquées : soit élire les députés européens, à la proportionnelle, dans le cadre de régions élargies, soit découper autant de circonscriptions que les 87 députés européens à désigner au scrutin majoritaire. Laquelle a votre préférence ?
LJ : La réforme du scrutin européen est effectivement l'autre priorité. Cette fois-ci agissons avant l'élection. La voie que je préconise est celle d'un vote qui s'exprimerait dans le cadre de circonscriptions régionales.
Le Monde : Sur le mode de scrutin législatif, êtes-vous partisan d'un durcissement conduisant à ne retenir, pour le second tour, que les deux premiers candidats arrivés en tête au premier ?
LJ : Autant l'échéance européenne nous presse, autant nous avons le temps pour les élections législatives. Les prochaines sont prévues en 2002 ; c'est donc mon horizon de travail. Il faut bien réfléchir avant de changer le mode de scrutin actuel. Aucun système n'offre de garantie absolue, si certaines forces politiques ont une volonté d'alliance avec l'extrême droite. Je ne sens pas d'opinions stabilisées sur ce sujet.
Le Monde : La vôtre non plus ?
LJ : Non. Je ne serais pas très partisan de changer. Ou alors, pourquoi ne pas retenir la proposition du parti socialiste : scrutin majoritaire avec une dose de proportionnelle.
Le Monde : Envisagez-vous, et si oui dans quel délai, une modification du mode de désignation des sénateurs ?
LJ : Si on y réfléchit bien, et sans passion, une chambre comme le Sénat avec autant de pouvoirs, où l'alternance n'est jamais possible, qui n'est pas élue au suffrage universel direct et qui n'a même pas la caractéristique d'être une chambre fédérale - puisque nous sommes un Etat unitaire -, c'est une anomalie parmi les démocraties. Je la perçois connue une survivance des chambres hautes conservatrices.
Faute de pouvoir changer plus fortement - mais peut-être faudra-t-il y venir un jour -, je pense qu'on peut apporter, au moins, quelques remèdes. Pour ce qui relève de ma compétence et de celle du Parlement, je proposerai d'élargir la proportionnelle actuelle aux départements comportant trois ou quatre sièges, de déterminer le nombre des grands électeurs en fonction de la population et non plus selon les effectifs des conseils municipaux, d'élire les délégués des conseils municipaux à la proportionnelle, de répartir le nombre de sièges en fonction de la population des départements. Si on fait cela, on aura un peu avancé. Il serait raisonnable que ces réformes aient lieu après le prochain renouvellement du mois de septembre.
Le Monde : Allez-vous proposer des textes sur la réduction de la durée des mandats ?
LJ : Là encore, je constate que la démocratie française est une exception En plus, elle ne fait pas preuve de cohérence, car nous avons des mandats à cinq, six et sept ans, et même à neuf ans pour le Sénat. Ces durées n'obéissent à aucun principe particulier. Je suis favorable à une harmonisation de tous les mandats à cinq ans. C'est un bon rythme pour la respiration démocratique et une durée suffisante pour que les élus aient à rendre compte aux citoyens.
Le Monde : Cette règle concerne aussi le mandat présidentiel ?
LJ : Je l'avais proposée pendant la campagne présidentielle en 1995. Je n'ai pas changé d'avis.
Le Monde : Parmi les thèmes que vous vous êtes fixés, il y a aussi la place plus importante faite aux femmes dans la vie politique et sociale.
LJ : Effectivement, je souhaite proposer rapidement au président de la République l'inscription dans la Constitution de la parité c'est-à-dire l'objectif de l'égal accès des femmes et des hommes à la vie politique, mais aussi économique et sociale. Une fois la révision constitutionnelle acquise, ce qui nécessite l'accord du président de la République, nous pourrions agir par la voie législative pour favoriser l'entrée des femmes en politique mais aussi leur promotion professionnelle et sociale.
Le Monde : Vous avez déjà évoqué deux réformes constitutionnelles, d'autres sont nécessaires : une pour le traité d'Amsterdam, une pour le Conseil supérieur de la magistrature et une autre pour le statut de la Nouvelle-Calédonie. Souhaitez-vous qu'elles se fassent, toutes ou certaines, par la voie du Congrès ou par référendum ?
LJ : Le choix du Congrès ou du référendum relève du président de la République. Je peux lui donner mon sentiment. Vous comprendrez que je ne m'exprime pas sur ce point aujourd'hui
Le Monde : A l'occasion des mouvements de chômeurs et de la régularisation des sans-papiers, des dissensions se sont fait jour dans votre majorité. Elles ont reparu - sur le statut de la Banque de France et aujourd'hui encore sur l'euro. Ne craignez-vous pas qu'elles mettent de plus en plus à mal la cohabitation des cinq composantes de la majorité ?
LJ : Il n'y a aucun problème de cohabitation, pour reprendre votre expression, au sein du gouvernement. Cette équipe travaille collectivement et de manière ordonnée. Chacun a sa place et respecte l'autre. Considérez le nombre de problèmes non réglés par les équipes précédentes que nous traitons de façon déterminée : le budget réputé impossible à faire, les problèmes industriels et financiers, l'emploi, la Corse, la Nouvelle-Calédonie... Quant à la majorité, elle est sortie renforcée par le résultat des dernières élections. Le débat sur la politique économique est maîtrisé. Sur l'euro, la position de chacun est connue depuis le début. Et comme il n'y a pas de surprise, il n'y aura pas de drame.
Le Monde : Le fait qu'une partie de votre majorité ne vote pas les directives sur l'euro ne vous trouble pas ?
LJ : Non. Cette question a déjà été tranchée par le peuple lors d'un référendum en 1992. Aujourd'hui vient le moment du passage. Nous avons su qualifier notre pays pour cela. Il est normal que chacun donne sa conviction. Je n'attends pas des membres de la majorité qu'ils disent le contraire de ce qu'ils pensent. En même temps, l'euro va se faire, chacun le sait. Le rôle du gouvernement est de veiller aux conditions de sa réussite.
Le Monde : Et sur l'immigration et les sans-papiers ?
LJ : Tous les partis de la majorité sont contre l'immigration clandestine et contre la régularisation de tous les sans-papiers. C'est la ligne qu'applique le gouvernement.
Globalement, je suis convaincu que la majorité a tous les éléments en main pour durer et réussir. La qualité du travail qu'elle a d'ores et déjà accompli au Parlement le montre
Le Monde : Il n'en demeure pas moins que la ratification du traité d'Amsterdam, si la voie du Congrès est choisie, ce que laisse entendre le président de la République, nécessitera une majorité qualifiée des trois cinquième qui, pour le moment, n'existe pas.
LJ : Je suis arrivé au gouvernement trop tard, quelques jours seulement avant le sommet d'Amsterdam, pour pouvoir renégocier ce projet de traité qui était et reste très imparfait. Je recommanderai sa ratification par raison, en sachant que nous devrons reprendre la travail et réviser les dispositifs institutionnels et les mécanismes de décision de l'Union, avant l'élargissement. Sinon l'Europe élargie serait ingouvernable.
Le Monde : Jusqu'où un ministre peut-il exprimer son désaccord sur tel ou tel aspect de la politique gouvernementale, comme, par exemple, les sans-papiers et l'euro ?
LJ : C'est au Premier ministre de le lui dire, si nécessaire. Jusqu'ici, je considère que je n'ai pas eu de problème.
Le Monde : L'hypothèse d'une recomposition de la droite, et du centre en particulier, ne va-t-elle pas faire resurgir une tentation centriste chez certains socialistes ?
LJ : Je ne vois pas aujourd'hui les éléments de recomposition dont vous parlez. Sur l'ouverture au centre, ma position est connue depuis longtemps. Le centre est un espace politique qu'il faut savoir gagner, à partir de la gauche. En aucun cas, ce n'est un projet ou une stratégie. La tentation, en termes d'alliance, est nulle.
Le Monde : Quel bilan tirez-vous des dix premiers mois de cohabitation ?
LJ : Il est satisfaisant. Pour moi, la cohabitation est une donnée, ce n'est pas un problème Pour des raisons objectives, je me place dans la perspective d'un gouvernement de législature J'agirai dans la durée. Quand je lis que nous aurions déjà réalisé l'essentiel de nos projets, je souris, parce qu'il reste devant nous tellement de choses à faire.
Le Monde : Votre projet est-il d'assurer dans les meilleures conditions possibles l'entrée dans l'euro où est-ce un volet de votre action qui appartient déjà au passé ? Qu'est-ce qui va guider votre action dans les prochains mois ?
LJ : L'euro, c'est une étape historique de la construction de l'Europe. C'est un choix qui a été fait, une donnée du futur. Ce n'est pas en soi l'objectif central de ma politique. La politique économique et sociale du gouvernement a connue objectifs la croissance la plus forte possible, l'emploi, la justice sociale, la modernisation du pays et de la société, la préparation de l'avenir. Il s'agit aussi pour nous de construire une France plus harmonieuse, un pays dans lequel renaît la confiance en soi et l'engagement dans un projet collectif
Le Monde : Le président de la République, dans sa conférence de presse, vous a défini d'un agenda déterminé par l'euro.
LJ : Je ne veux pas débattre à travers votre journal avec le président de la République. L'euro c'est un espace nouveau, c'est un moyen. Qu'est-ce que nous avons fait ? Nous avons stoppé la dérive budgétaire, aidé au retour de la croissance et réalisé par là même les conditions d'une présence efficace de la France dans cet espace monétaire. Mais il reste primordial de centrer les préoccupations du pays sur les objectifs que se fixe notre communauté nationale.
Le Monde : Vous aviez fixé quatre conditions impératives au passage à l'euro, avec notamment un pacte de croissance et un gouvernement économique. Est-ce que vous estimez qu'elles ont été remplies ?
LJ : Grâce à l'action que nous avons conduite, depuis le mois de juin, sur la scène européenne, avec l'accord du président de la République, chacun conviendra que nous avons fortement avancé dans la réalisation de ces quatre objectifs. L'euro sera un euro large avec les pays du sud et l'Italie. C'est sans doute le point le plus important. L'euro ne sera pas surévalué, même si on ne peut pas garantir constamment l'évolution du dollar qui dépend aussi de la politique monétaire américaine. La coordination des politiques économiques est renforcée avec la création d'un conseil de l'euro qui est l'ébauche, la matrice d'un gouvernement économique. Enfin, la priorité à l'emploi est désormais intégrée dans les priorités européennes comme vient de le montrer l'établissement des différents plans nationaux d'action pour l'emploi.
L'adoption d'une monnaie unique mettra fin à l'hégémonie du dollar et limitera les mouvements de spéculation. Elle va pousser à une harmonisation des politiques fiscales, sociales et environnementales, afin d'éviter les distorsions de concurrence. Or je suis convaincu que cette harmonisation se fera, en Europe, vers le haut, d'une part parce qu'il y a beaucoup de gouvernements de gauche et d'autre part parce que ce sera l'exigence des peuples.
Le Monde : La France pourrait-elle mettre son veto sur le choix du futur gouverneur de la Banque centrale européenne ?
LJ : S'il n'y avait pas de compromis, certainement. Mais je pense qu'il y aura un Compromis.
Le Monde : Sur quoi pourrait-il porter ? vous allez couper le mandat en deux... ?
LJ : C'est plutôt dans cette direction qu'il peut y avoir une solution.
Le Monde : Vous aviez refusé, il y a quelques semaines, d'engager le débat sur la répartition des fruits de la croissance. Maintenant que la croissance annoncée, en 1998 et en 1999, semble forte, comment l'abordez-vous ?
LJ : La croissance est plus forte parce qu'il y a une meilleure conjoncture internationale mais aussi parce que nos choix de politique économique et sociale ont permis à notre économie de déployer ses potentialités alors qu'elle était jusque là bridée. Le débat sur la répartition des fruits de la croissance est un peu réducteur. On raisonne comme s'il y avait tout à coup une sorte de surplus. Or, en l'espèce, les fruits ne se distinguent pas de l'arbre. L'augmentation de la consommation, à laquelle on assiste, celle des salaires, que nous avons provoquée par le transfert des cotisations d'assurance maladie sur la CSG et nos mesures sociales sont autant un résultat de la croissance actuelle qu'un gage de la croissance future. Nous cherchons dans la durée le meilleur pilotage économique, au service de la population. Dans le budget 1998, la croissance plus forte va se traduire dans le logement, dans l'accord salarial dans la fonction publique - pourquoi l'Etat serait-il un mauvais patron ?-, dans les emplois jeunes, la lutte contre les exclusions, et les incitations à la négociation pour les 35 heures.
Le Monde : Dans la logique du pacte de stabilité d'Amsterdam, le surplus de recettes fiscales procuré par la croissance ne devrait-il pas être affecté prioritairement à la réduction des déficits ?
LJ : En 1997, nous avons stoppé la dérive des comptes publics, tout en finançant nos mesures nouvelles et en stimulant la croissance. En 1998, nous poursuivons cette maîtrise des comptes publics, tout en finançant nos priorités et en favorisant le dynamisme de l'économie. Nous aurons le même choix de pilotage en 1999 : ni rigorisme, ni laxisme.
Le Monde : Une réduction des déficits à 2,3 % du PIB, ce n'est pas du rigorisme ?
LJ : Faire du déficit budgétaire, ce n'est pas la marque d'une politique de gauche. De 1993 à 1997, la dette publique est passée de moins de 40 % du PIB à prés de 60 % du PIB ! Nourrir la dette, c'est boucher l'avenir. Or, par principe, la gauche se préoccupe de l'avenir- Servir des intérêts croissants de la dette, c'est servir la rente. Je ne suis pas pour une économie de rentiers. Laisser la dette croître au risque qu'elle devienne le premier poste du budget, c'est s'interdire à terme une politique active des dépenses publiques. Le budget 1999 doit nous permettre une progression maîtrisée des dépenses publiques - car la croissance, il faut l'installer -, une nouvelle réduction du déficit, une action favorable à l'emploi. Il traduira le respect de nos priorités (emploi, logement, sécurité, justice, innovation économique, culture, éducation et recherche), en réalisant une stabilisation, voire une baisse légère, des prélèvements. Cela nous éloignera des records du gouvernement précédent. C'est une politique d'équilibre dynamique.
Le Monde : A terme, un excédent budgétaire est-il un objectif ?
LJ : Ce débat n'est pas d'actualité.
Le Monde : Vous avez parlé d'une baisse légère de la pression fiscale...
LJ : Elle devrait être la résultante de nos choix de politique économique.
Le Monde : La réduction des inégalités peut passer par la fiscalité. Quelles réformes allez-vous entreprendre en 1999 ?
LJ : Les ménages les moins favorisés ne paient pas l'impôt sur le revenu. Si on veut les aider, c'est sur la fiscalité locale qu'il faut agir et sans doute sur la taxe d'habitation. Nous travaillons pour 1999 sur trois sujets : la fiscalité locale, la fiscalité du patrimoine, la fiscalité écologique.
Le Monde : Vous venez de réaliser plusieurs privatisations. Avez-vous changé de philosophie ?
LJ : Les privatisations ne sont pas un objectif de ce gouvernement. Certaines résultent de "coups partis" ou d'engagements pris précédemment vis-à-vis de l'Union européenne. Nous les réalisons si les intérêts patrimoniaux de l'Etat et l'argent des contribuables sont mieux préservés ainsi. Dans le champ industriel, nous avons réalisé des ouvertures de capital, quand c'était la condition de regroupements industriels finançais ou européens nécessaires pour bien figurer dans la bataille économique mondiale. Nous agissons sans dogmatisme, toujours dans le dialogue avec les personnels concernés, en cherchant l'intérêt de l'entreprise et l'intérêt général. C'est sans doute pourquoi cette démarche a été jusqu'ici peu contestée. Le secteur public et les services publics sont et restent pour nous tout à fait essentiels.
Le Monde : Pensez-vous tenir votre objectif de réduire le chômage d'ici la fin 1998 ?
LJ : Des centaines de milliers d'emplois nouveaux seront créés en 1998 et, malgré la progression continue de la population en âge d'activité, le chômage baissera dans l'année. Il a d'ailleurs commencé à baisser.
Le Monde : Le dialogue est-il vraiment rétabli avec le CNPF ? Comment cela peut-il se traduire dans les négociations sur les 35 heures ?
LJ : Si ce dialogue a été rompu, ce n'était pas de mon fait. Je suis donc satisfait qu'il soit rétabli. Un gouvernement doit discuter avec le patronat comme avec les organisations syndicales. Mais le problème n'est pas seulement de se parler, il est de faire avancer les dossiers. Sur les emplois jeunes dans le secteur privé, la formation professionnelle, l'indemnisation du chômage, le départ à la retraite des travailleurs ayant cotisé très tôt, je souhaite que le CNPF s'engage dans des négociations. Nous essayons, par notre politique économique, par nos choix budgétaires, de créer le contexte le meilleur pour nos entreprises. Aux chefs d'entreprise de prendre leur part de responsabilité. Sur les 35 heures, ma position est claire : nous tenons les engagements que nous avons pris devant les français. Nous n'avons pas l'intention de faire les 35 heures en gênant les entreprises. Il faut que cette réforme soit un stimulant et non un frein. C'est pour cela que nous encourageons la négociation, notamment par des incitations financières.
Le Monde : Le président de la République estime, lui, que la France ne peut pas faire "cavalier seul"...
LJ : Il ne faut pas faire cavalier seul, mais je ne suis pas mécontent quand je vois la France chevaucher en tête, dans ce domaine comme dans d'autres.
Le Monde : En tête peut-être, mais seule...
LJ : Assurément non. La convergence des plans d'action pour l'emploi le montrera en juin prochain au Conseil de Cardiff Notre refus d'un libre-échange transatlantique généralisé, notre souci d'affirmer l'identité culturelle trouvent un écho grandissant en Europe Quant au processus de diminution du temps de travail, il s'engage aussi au-delà de nos frontières
Le Monde : Maintenez-vous votre projet de réforme de la part patronale de cotisation à l'assurance-maladie ?
LJ : Le mode de fonctionnement de notre protection sociale souffre d'une assiette trop étroite, constituée par les salaires. C'est la raison pour laquelle nous avons transféré la part salariale de cotisation-maladie sur la CSG, ce qui a permis de mettre à contribution les revenus du capital et d'augmenter le pouvoir d'achat des salariés. Pour les cotisations des employeurs, les questions posées sont les mêmes, mais les réponses semblent, techniquement, plus difficiles. J'ai demandé à un grand économiste, Edmond Malinvaud, de travailler sur ces questions pour éclairer nos choix futurs.
Le Monde : Si l'assainissement des comptes sociaux se confirme, allez-vous rouvrir le chantier des réformes, notamment celui des régimes spéciaux de retraite ?
LJ : L'assainissement de la Sécurité sociale n'est pas encore réalisé. Le rééquilibrage auquel nous assistons est le résultat mécanique de la croissance retrouvée. La progression des dépenses de santé doit durablement être maîtrisée. Quant aux retraites, elles posent à terme un très grand problème, que nous n'entendons pas esquiver, Nous allons agir, là aussi, en nous fondant sur le triptyque qui est le nôtre : diagnostic, dialogue, décision. Il sera demandé au commissariat du plan de faire une analyse d'ensemble de la situation des régimes de retraite étant attentif aux inégalités entre retraités et sans se focaliser sur une opposition entre régime général et régimes spéciaux
Le Monde : Que comptez-vous faire pour l'épargne-retraite, dont la mise en place est en suspens ?
LJ : Nous sommes, fondamentalement, pour un système de retraite par répartition. Nous ne sommes pas hostiles à ce que puissent s'ajouter à ce système des formules complémentaires, mais nous ne garderons pas les instruments législatifs - autrement dit, la loi Thomas - votés par la majorité précédente. Et nous n'emprunterons pas la démarche qui consisterait à déstabiliser le système de répartition ou à fonder le régime de retraite, non plus que l'assurance-maladie d'ailleurs, sur le système privé ou sur la capitalisation.
Le Monde : La Seine-Saint-Denis concentre tous les éléments ce que l'on appelle la " crise urbaine ". Quelles sont vos priorités sur ce dossier ?
LJ : Ce département a été négligé par les gouvernements précédents, notamment dans le secteur éducatif. Aujourd'hui, il bénéficie d'actions prioritaires ; or, selon un mécanisme que j'ai déjà observé dans le passé, c'est souvent quand on apporte quelque chose là où il n'y avait pas d'espoir que les gens se mettent à réagir, parce qu'ils espèrent obtenir davantage encore. Le système éducatif ne peut pas être déclaré responsable de l'ensemble des problèmes qui se posent dans ce département et dans quelques autres. Il faut un effort puissant, se développant sur plusieurs champs : éducation, sécurité, logement, services publics, urbanisme. Ces questions seront mises à l'ordre du jour d'un comité interministériel de la ville avant l'été. Vous voyez combien les défis sont nombreux dans la France d'aujourd'hui. Qu'est-ce que gouverner si ce n'est vouloir y répondre...
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 4 janvier 2002)