Point de presse de M. Alain Richard, ministre de la défense, sur la destruction des stocks de mines antipersonnel en France dans le cadre de la convention d'Ottawa, l'aide au déminage dans les Balkans et les pays en voie de développement et sur le rôle des militaires français pour la formation de démineurs, Précigné le 20 décembre 1999.

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Circonstance : Fin de l'opération de destruction des mines antipersonnel par la Société AF DEMIL à Précigné (Sarthe), le 20 décembre 1999

Texte intégral

Q - Si la force de réaction européenne, officialisée à Helsinki avait existé avant, aurait-elle pu dissuader les Russes de raser Grozny ?
R - Non. L'objectif des Européens c'est de se doter collectivement d'une force qui puisse obtenir la supériorité dans un conflit régional. La Russie n'est pas une puissance régionale. Lorsque nous évoquons l'hypothèse d'un conflit armé avec la Russie, on ne peut qu'en souligner l'absurdité, et par conséquent la légèreté de ceux qui nous appellent à une attitude belliqueuse vis-à-vis de la Russie.
Q - Les rodomontades de Boris Eltsine ont de quoi inquiéter ses alliés...
R - Nous ne sommes pas "alliés", mais partenaires dans un jeu d'équilibre au service de la paix en Europe. Le président russe est en fin de mandat et l'enjeu ne se limite pas à son attitude personnelle. Mais surtout, lorsque nous réfléchissons au drame de la Tchétchénie, souvenons-nous du Kosovo : il nous rappelle que le recours aux armes est toujours porteur de tragédies et que tout doit être tenté pour préserver la paix.
Q - Justement, que manque-t-il encore aux Européens pour prendre eux-mêmes en charge une opération de type Kosovo ?
R - Nos forces ? Des troupes entraînées et dans l'ensemble des matériels modernes. Ce qui manque encore aux Européens : des commandements communs qui puissent être immédiatement opérationnels ; des systèmes de collecte et d'exploitation du renseignement puis de communication et de contrôle fluides, permettant de faire interagir des forces complexes en temps réel ; une certaine capacité de frappe de précision tous temps. Certainement aussi des capacité de transport et de logistique qui permettent de déployer puis de soutenir des forces importantes dans un milieu hostile. Beaucoup de ces moyens sont déjà en cours de développement dans les armées européennes. La décision du sommet d'Helsinki va amplifier ces progrès.
Q - On y a prévu la mise sur pied en 2003 d'une force de réaction rapide. De quoi s'agit-il ?
R - Cette force sera constituée de composantes nationales mises à la disposition de l'Union et faites pour être assemblées. Elle ne constitue pas une armée supranationale. II s'agit pour l'Union de se doter d'une force terrestre de la taille d'un corps d'armée, c'est-à-dire 50 000 à 60 000 hommes pour une durée d'un an. Compte tenu des relèves, il faut un effectif deux à trois fois plus nombreux, entre 100 000 et 150 000 hommes. Nous les avons. C'est maintenant une question d'entraînement des hommes. Ce corps d'armée disposera d'un accompagnement aérien (de 200 à 300 avions de combat) et naval qui le rendront autonome. A cela s'ajouteront des moyens communs d'exploitation du renseignement et des états-majors "multinationaux" capables d'évaluer, de planifier et de piloter la gestion de la crise.
Bref, si d'un commun accord les Américains et les Européens décident que ce sont les Européens qui doivent agir, ce dispositif leur permettra de mener toutes les actions requises dans une crise régionale même violente.
Q - Les Américains qui nous invitaient à prendre en main notre propre destin militaire regimbent un peu sur cette autonomisation par rapport à l'Otan.
R - Il y a des opinions variées aux Etats-Unis, ne l'oublions pas. Quant à l'administration américaine, notre interlocuteur, elle nous a dit et redit que ce dispositif représentait à ses yeux un renforcement de l'alliance.
Q - Les Américains ne peuvent-ils préempter la décision d'intervenir, dicter leur choix ?
R - Non. L'exemple que je prends parfois c'est la gestion de la crise de Timor avec l'Australie. Les Américains et les Australiens ont décidé d'un commun accord que les Australiens devraient encadrer cette force. Cela ne veut pas dire que les Américains aient été opposés à l'opération à laquelle ils ont apporté toutes sortes de soutiens. Mais ils ont pensé que les Australiens, "les régionaux de l'étape", étaient les mieux placés pour intervenir.
Agir ainsi répond à une préoccupation légitime pour les Etats-Unis : ne pas disperser leur potentiel d'engagement dans toutes les crises locales qui peuvent exister. Pour la seule superpuissance mondiale, il est rationnel et bénéfique de laisser à ses partenaires, surtout quand ce sont des alliés loyaux, un espace dans lequel ils règlent leurs propres problèmes.
Jusque là, en Europe, les Américains n'avaient pas la liberté d'approuver politiquement l'action dans un conflit tout en restant militairement en retrait. S'ils l'avaient fait dans la crise du Kosovo, ils auraient mis leurs alliés dans une impasse tragique. L'organisation vers laquelle nous nous orientons leur donnera cette liberté. Je pense qu'au Congrès américain, beaucoup de gens représentatifs de l'opinion américaine apprécieront de pouvoir ainsi graduer leur engagement.
Mais je ne suis pas naïf et je perçois que, même sur des enjeux limités, les Etats-Unis peuvent souhaiter s'impliquer directement et exercer au premier degré leur leadership alors que les Européens pourront considérer que c'est déplacé.
La grande nouveauté dans ce jeu, c'est l'apparition de l'Union européenne. Elle existe déjà dans le domaine commercial et monétaire. A chaque fois, son émergence représente une curiosité, une ambiguïté, voire une gêne pour les Etats-Unis, car si le partenaire européen fonctionne d'une façon cohérente, il peut montrer sa conception originale et son influence propre.
Jusque là nous travaillions à l'Otan avec un grand allié, les Etats-Unis, son voisin canadien, 14 (puis 17) "alliés européens". Maintenant il y aura l'Union européenne avec, en son sein un premier cercle de 11 de ces alliés et un second constitué de 6 autres nations. Ce n'est pas un bouleversement - le nouveau dispositif ne va pas supplanter l'Otan - mais c'est un fait politique important et nous devons traiter avec pragmatisme les interrogations et les réserves américaines.
Q - S'il ne s'agit pas de supplanter l'Otan, où se situe cette force ?
R - Sous la responsabilité politique et opérationnelle de l'Union européenne. Mais les pays qui apportent leurs unités armées sont libres de les apporter aussi à l'Otan. Si les Européens et les Américains décident conjointement qu'une opération doit être menée par l'Otan, même avec une pondération euro-américaine différente, ces forces peuvent aussi agir au sein de l'Alliance.
Q - Que devient l'Eurocorps, le corps d'armée franco-allemand ?
R - Ce sera un des noyaux. Si l'on raisonne sur l'hypothèse d'un corps d'armée affecté à une opération pendant un an, l'Eurocorps peut constituer le noyau de cette force pendant quatre ou six mois. Il faut donc que les Européens développent d'autres cadres d'organisation de forces de même niveau s'ils veulent assurer une permanence dans l'action pendant un an. L'Eurocorps, lui, représente un premier acquis. Nous l'avons modernisé. Il est maintenant possible que la prochaine relève du commandement de la KFOR, au Kosovo, soit prise par l'Eurocorps.
Q - Quels seront les pays le plus engagés ?
R - La Grande-Bretagne d'abord qui a une armée professionnalisée depuis plus longtemps et donc aujourd'hui une capacité opérationnelle plus grande. La France, l'Allemagne et l'Italie viennent ensuite. Mais il faut se garder de toute tendance à la concentration des responsabilités ; chacune des 15 nations aura toute sa place dans ce qui doit être une construction authentiquement européenne.
Q - Dans ce dispositif, quel est le rôle de "M. Pesc", le représentant de la Politique étrangère et de sécurité européenne ?
R - Javier Solana sera d'un côté le négociateur délégué de l'ensemble européen dans les dossiers relevant de la sécurité au sens large et de l'autre le partenaire permanent des Etats dans la construction d'un outil militaire conjoint. Il a été secrétaire général de l'Otan. Il sait qu'à la fin ce sont les nations qui décident et qu'il ne faut rien faire qui les prive de leur pouvoir de décision en matière d'emploi de la force. Il veillera à ce que le mandat que se sont donnés les Quinze - la constitution d'une force - suive son cours et fera en sorte que le système de décision et de commandement devienne opérationnel et crédible en cas de crise.
Q - On a l'impression que l'industrie de défense ne suit pas le même rythme que l'Europe politique de la Défense...
R - II y a des rythmes différents. Après une longue période de latence, le dispositif européen de politique de défense se développe à un bon rythme. Par ailleurs la production de défense se restructure : entre BAE System (British Aerospace+Marconi), EADS (Dasa, Matra, Aérospatiale) et Thomson CSF, vous avez les 3/4 des capacités industrielles de défense de l'Europe. Les grands mariages européens sont faits. Nous sommes proportionnellement au même niveau de concentration que les Etats-Unis et nous avons su éviter la glissade vers l'absorption de nos entreprises dispersées par les géants américains. Ce qui avance plus lentement, c'est la fonction armement. Cela est lié à des contraintes financières et à des modes d'acquisition qui rendent difficiles des programmes communs, même s'il y a des réussites comme l'hélicoptère Tigre ou le missile de croisière franco-britannique.
Q - L'heure est à l'austérité budgétaire...
R - Il faut repartir du politique. Les opinions des pays européens sont contrastées et, chez certains de nos partenaires, une tendance pacifiste reste présente, malgré l'évidence des crises où il faut contrer la violence. L'idée séduisante qu'on peut empêcher de massacrer par la diplomatie et l'action des ONG pèse encore et explique la réticence des parlements à établir les budgets de défense conséquents.
Pour les dépenses, je ne pense pas que l'Amérique soit un bonne comparaison. Les Etats-Unis veulent pouvoir employer la force n'importe où dans le monde. Ce n'est pas notre cas. Leurs crédits massifs ont parfois facilité des duplications et des coûts de développement élevés. Si l'on veut crédibiliser les capacités européennes et partager l'effort entre des Etats qui ont les mêmes intérêts de sécurité, il faut donc monter un mécanisme de guidage financier coopératif et incitatif.
Q - En développant un missile anti-missile, les Etats-Unis relancent la course aux armements. C'est un problème pour l'Europe ?
R - Le fait n'est pas nouveau. Même après avoir renoncé à l'Initiative de défense stratégique - la guerre des étoiles -, les Etats-Unis ont continué à investir près de 15 milliards de francs par an. Si ce dispositif a pour vocation de couvrir tout leur territoire avec un bouclier antimissile, cela peut conduire à des ruptures des équilibres stratégiques. Si les Américains limitent leur ambition à un dispositif orienté contre les Etats incontrôlés, en concertation avec leurs partenaires européens et les Russes, le risque de déstabilisation est moindre. Les Européens sont en tout cas unanimes pour les appeler à la réflexion sur les répercussions internationales de leur choix.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 décembre 1999)