Texte intégral
Interview à France 3 :
Q - Hubert Védrine, bonsoir. Vous avez bien évidemment avec le président, avec l'Elysée, j'imagine, préparé le discours du Bundestag, est-ce que la tonalité va en être offensive, dynamique ou morose ?
R - C'est un discours du président de la République, qui est préparé par lui, et à propos duquel il a eu un échange avec le Premier ministre. C'est un discours qui est d'abord centré sur la relation franco-allemande, mais naturellement, dans la perspective qui est la notre aujourd'hui, c'est à dire la présidence de l'Union européenne que nous allons prendre le 1er juillet, et en arrière plan ce grand débat qui s'est développé, ce qui était souhaitable, quant à l'avenir de l'Europe à plus long terme. Il ne faut pas inverser les étapes mais les deux choses doivent être appréhendées en même temps. Donc voilà un contexte particulièrement important pour ce discours qui aura lieu mardi, en effet, et pour cette présidence qui commence le 1er juillet.
Q - Monsieur Védrine, ce sondage, que nous venons de diffuser, prouve en fait que le discours politico-médiatique qui prétend toujours que l'Europe n'intéresse pas les Français, c'est un discours qui est à côté de la plaque.
R - Je pense que c'est un discours convenu, et ce sondage est tout à fait encourageant. Je pense qu'il est très représentatif du nouveau climat qui règne non seulement en Europe mais en France en particulier, et qui est lié à la croissance. Donc, il ne faut pas le lire que comme un sondage sur l'Europe, parce que la question est trop vague, mais sur la croissance, et je dirais même le travail fait par ce gouvernement, même si la croissance ne dépend pas que d'un gouvernement, on sait que c'est dû à un ensemble de facteurs qui ont créé un débat qui s'exprime sur l'Europe, qui se répercute sur l'Europe, alors que si vous êtes en période d'absence de croissance, de chômage, tout est vu de façon morose y compris l'Europe, même quand elle apporte des solutions. D'autre part, le clivage est très net parce que les mêmes qui peuvent être très ambitieux considèrent que l'Europe doit avancer plus, voire même faire des bonds sur certains points, ou que sur certains points, elle en fait trop et il faut corriger. Donc à chaque fois et dans chaque groupe, vous trouvez des subtilités de ce type, mais c'est un très bon contexte pour cette émission, et surtout pour cette présidence que nous entamons.
Q - ... sur la mondialisation et les institutions économiques internationales ?
R - Je n'ai pas la même position sur toutes les institutions internationales. Je pense que la globalisation est un fait et qu'elle a besoin de plus de règles, plus de règles pour être plus équitable et pour que les disproportions extravagantes de richesses, qui sont dangereuses, ce sont des bombes à retardement, puissent être corrigées. Les institutions ne sont pas sur le même plan, par exemple l'OMC dont nous parlions, je pense vraiment qu'il vaut mieux qu'il y ait une institution pour débattre des conflits commerciaux avec un organe de règlement des différents conflits qui essaie d'arbitrer et qui a donné tort jusqu'à maintenant, aussi souvent aux Etats-Unis, qu'à l'Europe. Je pense qu'il vaut mieux que cette organisation existe plutôt qu'il n'y ait rien, d'ailleurs pendant des dizaines d'années les Américains n'en voulaient pas, ce sont les Européens qui l'ont imposée. Ce n'est pas un organe qui a sa politique propre, c'est une enceinte, alors je suis tout à fait d'accord avec l'idée qu'il faut améliorer cette enceinte, améliorer ses mécanismes et la rendre plus transparente et plus sensible à l'expression des citoyens. Ce n'est pas la même chose lorsque nous parlons du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, puisqu'ils ne sont pas construits de la même façon, ils n'ont pas le même rôle. Nous n'allons pas entrer dans un débat technique, ce qui est sûr, c'est que le monde actuel a besoin d'institutions internationales plus fortes, plus démocratiques, effectivement transparentes et que ce besoin de régulation, quand nous sommes plus littéraires, nous disons "civilisation de la mondialisation", est un besoin absolu.
Q - Au sujet du drame des clandestins de Douvres.
R - Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas d'harmonisation qu'il y a eu ce drame. Malheureusement, il y a une pression migratoire énorme après l'harmonisation. Il y a 5 milliards d'habitants sur la planète qui vivent plus mal que le milliard d'occidentaux qui vivent comme on n'a jamais vécu dans toute l'histoire de l'humanité, donc il y a une pression, une attirance, naturellement, donc la priorité numéro un est quand même le développement de l'ensemble des autres pays, bien sûr. Nous ferons tout pour accélérer la mise en place des décisions prises à Tampere, en Finlande, pour harmoniser les politiques d'immigration et de maîtrise des flux migratoires. Il y a le volet qui est celui de l'intégration des immigrés en situation régulière, puisque l'immigration zéro est souvent une hypocrisie. Il faut voir comment gérer cela, nous allons entrer dans une phase où nous allons examiner méthodiquement toutes les politiques d'immigrations menées par les autres.
Q - Donc, vous êtes en faveur de ce que l'on appelle l'ouverture des quotas ?
R - C'est un autre débat. Je dis que lorsque nous examinons les politiques d'immigration des autres européens occidentaux, il faut les examiner toutes, sans en écarter aucune. Quelles leçons nous en tirerons, nous verrons. Nous allons examiner ce que nous faisons à quinze, puis voir comment nous progressons pour harmoniser. En tout cas, nous avons pour la présidence française une toute petite partie des objectifs que nous avons atteints, donc nous avons besoin de beaucoup de soutien.
Q - Sur l'avenir de l'Europe, la réforme des institutions ?
R - Je vais faire deux remarques brèves, l'une sur les types de solutions qui sont proposées, pour l'avenir de l'Europe, l'autre sur la constitution, dont parlent plusieurs intervenant, dont Mme Fontaine. Je voudrais redire que oui, nous avons le choix, dans la réflexion pour avancer, car nous avons du temps devant nous pour discuter. Il y a deux types de solutions. Dans un premier cas, nous prenons tous les membres de l'Union, quinze, vingt-sept, trente, et nous essayons d'améliorer les institutions de l'ensemble, c'est ce que fait la conférence sur les institutions. Le projet Juppé/Toubon, si j'ai bien compris, s'inscrit dans ce cadre général, et il y en a des tas d'autres. L'autre type de solution, c'est de dire, quoi que nous fassions, nous n'y arriverons pas, nous sommes trop nombreux, ce sera trop compliqué, nous serons trop disparates, donc il faut dégager une sorte d'avant-garde, une sorte de noyau, de centre, appelons-le comme nous voulons, et là c'est Jacques Delors qui le premier, puis les Allemands, avait parlé de noyau. Mais il était fermé, donc le discours de Joschka Fischer est infiniment plus ouvert sur toutes ces questions, mais c'est le même type de solution : dégager une avant-garde. Nous voyons l'amorce de débat compte tenu de ce que disait M. Michel Barnier tout à l'heure. Ce sont là les deux grandes familles de solutions. Dans la famille, en quelque sorte, "avant-garde", il y a une subdivision entre ceux qui veulent une avant-garde, et ce qui disent "on peut faire plusieurs groupes pilotes selon les sujets". Je pense que si nous plaquons sur l'Europe telle qu'elle est, les schémas fédéraux classiques, cela ne marchera pas. En revanche, s'il y a quelque chose d'original et de fondé sur ce qu'à dit Jacques Delors, sur la Fédération d'Etats-nations, que Joschka Fischer reprend en partie, c'est peut-être une piste très intéressante, donc je pense que c'est celle-là qu'il faut creuser, et c'est à propos de celle-là que j'ai posé il y a quelques temps des questions pour faire avancer le débat.
Deuxième remarque sur la constitution. Ce n'est pas une solution magique, c'est très tentant, car les gens commencent à se dire "au fond, la constitution permet de mettre de l'ordre", mais cela met de l'ordre si nous savons déjà ce que l'on veut mettre au niveau régional, national, éventuellement fédéral si nous reprenons l'idée de Joschka Fischer, l'Union toute entière. Si nous le savons, nous pouvons tenter de répartir.
Q - Les constitutions, c'est notre spécialité.
R - Mais nous ne pouvons faire ce travail de mise en ordre si nous le connaissons déjà un peu politiquement, tandis que si on ouvre un débat là dessus et que pendant des années, des années et des années, les Européens se disputent pour savoir comment on va répartir les pouvoirs à tous les étages, les quatre étages européens dans la constitution, cela n'aura pas un effet de clarification ni de lisibilité. Il ne faut pas non plus arriver à un système tellement compliqué que l'Europe soit gouverné demain uniquement par un tribunal constitutionnel qui arbitre tout le temps les conflits entre les quatre étages, comme cela se passe dans certains Etats qui ont des régions très autonomes, donc il faut bien y penser avant de s'engager dans l'exercice proprement dit, mais il n'est pas trop tôt pour réfléchir à ce que serait l'exercice.
Q - En l'occurrence, le sujet de la présidence c'est la Conférence gouvernementale, donc la réforme des institutions. Joschka Fischer a annoncé que l'Allemagne pensait qu'une autre Conférence intergouvernementale devrait avoir lieu en 2004. Est-ce que c'est une manière de dire qu'il ne sortira pas grand chose de la ...
R - Je crois que c'est une affaire germano-allemande, et que les autorités allemandes sont obligées de dire, parce qu'il y a des Länder qui risquent de bloquer la réforme immédiate, prioritaire aux yeux de tout le monde, sur la réforme des institutions : "après, peut-être, nous allons proposer aux autres européens de s'engager dans cet exercice de clarification". Joschka Fischer nous l'a dit, c'est la réponse des autorités de Berlin à la demande bavaroise, mais ce n'est pas le problème des Quinze à ce stade, et ils ne le font pas pour compliquer la conférence sur les institutions. Nous allons en discuter, cela vient d'apparaître dans la discussion.
Q - Et vous avez le même calendrier ?
R - On a le même calendrier qui est de terminer avant la fin 2000, en mettant toutes les chances de notre côté, la réforme des institutions à l'ordre du jour. Si nous n'y arrivons pas, le débat qui suit n'a pas de sens, quel qu'il soit.
Q - Hubert Védrine, sur l'extension de la majorité qualifiée, vous êtes d'accord avec Joschka Fischer, vous avez pu convaincre d'autres partenaires ?
R - Nous avons fait un gros travail après Rambouillet, de Rambouillet à Mayence, et nous continuerons, nous avons des positions extrêmement proches sur cette extension de la majorité qualifiée, autant qu'il est possible. Il faudra entrer dans le détail, puisqu'il y a plusieurs piliers dans le système européen. Pascal Lamy a raison, mais la négociation forme un tout, il n'y a pas d'accord possible à Quinze sur l'extension de la majorité qualifiée qui est souhaitable, c'est une condition de l'efficacité. D'autre part, il y a l'accord à obtenir sur la Commission, c'est un organe extrêmement important, nous le voyons à travers l'intervention des commissaires avec ce pouvoir très singulier, de proposition et d'initiative, qui est très important. Donc, nous avons une discussion, nous souhaitons une Commission qui soit plafonnée et mieux hiérarchisée pour être plus efficace dès aujourd'hui et le rester demain après l'élargissement. Quant aux coopérations renforcées, nous voulons les assouplir, c'est un élément fondamental, pour que des groupes de pays puissent avancer même si l'ensemble des pays ne sont pas prêts, dans l'idéal, il vaut mieux avancer. Et là, dans le système actuel, ce n'est pas possible, parce que la façon dont cela a été conçut dans le traité d'Amsterdam est impraticable, c'est trop contraignant. Donc, nous venons de décider à Feira de mettre ce sujet de l'assouplissement des coopérations renforcées à l'ordre du jour. Cela ne veut pas dire que nous sommes d'accord. Il y a eu accord pour le mettre à l'ordre du jour, il n'y a pas d'accord des pays pour cet assouplissement. Au bout du compte, Pascal Lamy a bien raison, ce qui doit être déterminant pour la suite, c'est l'efficacité de l'Union, quel que soit le mode de décision interne, il faut qu'elle pèse de tout son poids, c'est l'objectif. Mais puisque vous m'interroger sur les coopérations renforcées, c'est un peu comme M. Jourdain qui faisait de la prose, mais on peut dire que lorsque nous avons fait Airbus, c'était une sorte de coopération renforcée, cela n'a rien à voir avec nos traités, mais nous pouvons dire que quand nous avons lancé Schengen, c'était une opération de ce type, nous pouvons dire que la France et l'Allemagne, en lançant le processus qui a conduit à l'Euro, ont fait quelque chose de ce type. Donc c'est mieux dans le traité, à condition que le traité soit assez souple pour le permettre, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Si l'assouplissement n'est pas assez suffisant, il est certain qu'il y a des pays qui seront désavancés, en dehors du traité, ce qu'ils peuvent toujours faire. Mais ce serait mieux qu'il y ait un traité qui englobe toutes ces possibilités.
Q - Monsieur Védrine, il reste cinq jours à la présidence portugaise pour proposer quelque chose sur l'Autriche. Est-ce que une solution est en vue, est-ce qu'un compromis est en vue ?
R - Si vous permettez, cette intervention que nous venons d'entendre n'est pas tout à fait exacte, car ce ne sont pas les sanctions qui ont déclenché le problème, c'est la constitution du gouvernement...
Q - C'est le problème qui a déclenché ces sanctions.
R - C'est cela. D'autre part, ce n'est pas la France, ce sont quatorze pays. Et si les quatorze pays n'avaient pas été immédiatement d'accord pour réagir avec vigueur sur le plan bilatéral, sans contrarier...
Q - Plus vigoureuse que d'autres pays, tout de même, M. Védrine.
R - Le Portugal était président, si le Portugal n'avait pas été convaincu, croyez-moi, M. Guterres n'aurait pas obtenu l'accord en vingt-quatre heures des quatorze pays concernés, il y avait la Belgique et beaucoup d'autre pays.
Q - Mais personne n'a envie que les Autrichiens prennent en otage la Conférence intergouvernementale ?
R - Il n'y a aucune sanction sur le fonctionnement de l'Union. Les sanctions qui ont été prises, c'est le gel des politiques bilatérales entre l'Autriche et les quatorze pays qui ont décidé cette attitude pour marquer leur détermination. En ce qui concerne le fonctionnement de l'Union, l'Union fonctionne.
Q - Est-ce que les Autrichiens doivent s'inquiéter de la présidence française, M. Védrine ?
R - Pour le moment, nous sommes encore sous la présidence portugaise et c'est M. Guterres qui a annoncé qu'il ferait une proposition aux treize autres par rapport à cette question autrichienne.
Q - On peut supposer que si le gouvernement autrichien s'est allié à un accord des quatorze, sur la question de la taxation de l'épargne, on peut supposer que, sans doute, des garanties lui avaient été données.
R - Ce n'est même pas simultané, cela n'a pas eu lieu. Il y a eu l'accord, qui est tout à fait insuffisant, entre parenthèsed, mais qui est déjà quelque chose qui est un début dans le processus d'harmonisation, c'est mieux que le blocage antérieur, mais il n'y a pas eu la proposition portugaise sur la façon dont l'Europe pouvait envisager l'avenir de ces sanctions, elle restent à venir puisque nous l'attendons toujours. Cela n'a pas été lié à Feira.
(...)
Q - Sur la réforme des institutions et l'élargissement.
R - D'abord, je voudrais dire que nous allons tout faire pour réussir la réforme des institutions, qui est un préalable à la suite : rendre possible cet élargissement dans les délais courts que souhaitent nos amis qui sont candidats. D'ailleurs l'Europe s'est fixé une date à elle-même, puisqu'elle a décidé dans un Conseil européen d'avoir terminer les ratifications du nouveau traité issu de la conférence dont on parlait une fois qu'elle aura été conclue, avant la fin 2002 pour commencer à accueillir les pays qui seront prêts à partir de début 2003. Donc, c'est la même chose, il ne faut pas distinguer les priorités en tranche, la priorité est de réussir cet ensemble. En ce qui concerne les négociations, je suis très sensible à ce qui est dit par le négociateur polonais puisque nous pensons nous-mêmes qu'il faut maintenant faire entrer les négociations dans le vif du sujet. Nous avons décidé aux deux derniers Conseils européens de ne plus raisonner par groupe ou par vague mais, pays par pays, ce qui serait certainement plus efficace. Et il faut que nous allions au coeur des difficultés le plus vite possible.
Q - Ce n'est pas la peine de raisonner chapitre par chapitre...
R - Non, parce qu'avant, il y avait des négociations par groupe de pays, ceux qui avaient commencer l'année d'avant, puis cette année. Maintenant, on essaie de négocier pays par pays, c'est plus efficace, c'est plus sur mesure, c'est plus intelligent. A l'intérieur des pays, il faut discuter sur les sujets ou les chapitres les plus difficiles comme par exemple l'agriculture puisque nous savons tous que c'est un problème. Autant le savoir dans le détail le plus vite possible. Notre objectif est d'avancer, de presser le pas, c'est la Commission qui négocie, mais en discutant avec elle, nous, présidence, nous allons discuter dans ce sens. Nous voudrions arriver avant la fin de la présidence française, d'abord à un tableau de bord, pour prendre l'expression globale, pour voir où nous en sommes dans les douze négociations, mais d'autre part à un scénario, qui puisse être proposé sans date, puisque ce serait complètement artificiel, mais un scénario précis quand même, qui permettrait de dire à chaque pays candidat où il en est : voilà ce que vous avez fait, voilà ce que nous avons conclut, voilà ce qui reste à résoudre, les problèmes à surmonter. Cela les guiderait chacun d'entre eux, pour leur réforme, pour leur politique intérieure, ce serait important. Voilà ce que nous voulons faire durant cette présidence, qui sera tout à fait active sur cette question de l'élargissement.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 juin 2000)
Interview à l'Est républicain :
Q - Les otages des Philippines entament leur troisième mois de captivité. On a l'impression que tout n'est pas fait côté français...
R - C'est une impression fausse. Et inutilement blessante. Dès la prise d'otages, Français, Allemands et Finlandais se sont mobilisés pour éviter ce qui se préparait, c'est-à-dire une action de l'armée philippine. Depuis, nous avons mis en place un système d'informations, nous envoyons en permanence des haut-fonctionnaires spécialisés dans ce type d'affaires, qui sont en relation quotidienne avec les Philippins. D'autre part, nos services sont en contact avec les familles pour les informer, pour faire en sorte, autant que possible, d'apaiser leurs souffrances, afin qu'elles ne soient pas soumises à des rumeurs invérifiées. Nous faisons tout, du côté philippin, pour que les négociations engagées aboutissent. Toutes les hypothèses d'utilisation d'autres canaux de négociation ont été examinées méthodiquement. Et nous sommes arrivés à la conclusion, Français, Allemands et Finlandais, que la moins déraisonnable des pistes était d'utiliser les autorités philippines centrales, qui passent par les autorités régionales. C'est très lent et très frustrant mais il n'y en a pas d'autre.
Q - Combien de temps cela peut-il encore durer ?
R - Personne ne sait, personne ne savait pour Brice Fleutiaux. Cela ne dépend pas de nous. Il y a beaucoup de régions du monde où c'est ainsi. Nous resterons mobilisés.
Q - L'Europe n'a-t-elle pas montré deux visages cette semaine, l'impuissance avec les martyrs de Douvres et la conquête avec le lancement de l'A3XX ?
R - Je suis content que la décision sur l'A3XX provoque cette réaction positive et de confiance. Mais l'affaire de Douvres n'a rien à voir avec une impuissance européenne.
Elle montre le drame de l'exploitation par des passeurs, liés à la criminalité organisée, de ces gens pour qui l'Europe est un Eldorado, et qui sont prêts à payer - pour contourner toutes les barrières. Il faut naturellement perfectionner notre système. Nous nous en occupons. Lors d'un Conseil européen, à Tampere, sous la présidence finlandaise, on a décidé de bâtir un espace plus cohérent et plus homogène sur le plan du contrôle des flux migratoires mais on ne peut pas promettre que cela mettra fin à ces pratiques. La pression est énorme, de ces milliards de gens qui vivent plus mal qu'en Europe. L'immigration zéro est irréaliste, elle n'est même pas souhaitable. Mais il faut une vraie lutte contre l'immigration clandestine, qui aboutit souvent à des drames. Sous la présidence française, nous allons accélérer la mise en oeuvre des mesures de Tampere. Remarquez cependant que chaque fois qu'il y a un drame, on dit : "Que fait l'Europe ?". Chaque fois que l'Europe réglemente quelque chose, on dit qu'elle en fait trop.
Q - Dans votre livre, vous parlez des Etats-Unis comme de l'unique hyperpuissance et vous reprenez une phrase du Washington Post sur la fusion AOL-Time Warner, selon laquelle elle allait renforcer la domination culturelle américaine sur le monde. Le rapprochement Vivendi-Universal est-il, selon vous, un premier acte de résistance ?
R - Les très grandes firmes industrielles ont leur propre logique. Ce qui est important, c'est de voir une firme française avoir une vision mondiale et des stratégies d'alliance de ce type. Je souhaite que cela se traduise par un renforcement des capacités européennes dans ce domaine.
Q - Joschka Fischer et son Europe fédérale, Jacques Toubon et Alain Juppé avec leur Constitution, Daniel Cohn-Bendit d'accord avec François Bayrou... Chacun pousse son projet européen. Vers lequel va votre préférence ?
R - La responsabilité de la France, aujourd'hui, pendant sa présidence, est d'abord de tout faire pour réussir la Conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions. Ce n'est pas la peine de spéculer sur l'Europe à long terme si l'on n'est pas capable de réussir cette Conférence. C'est d'ailleurs ce que tous les autres Européens, à commencer par les Allemands, attendent de nous. Nous serions très fautifs si nous délaissions notre responsabilité immédiate pour ce débat, intellectuel et politique, sur ce que l'Europe devrait devenir.
Q - A quoi jugerez-vous que cette Conférence sera un succès, un demi-succès... ?
R - Nous avons fixé nos objectifs. Pour que cette Conférence soit réussie, il faudra avoir obtenu la repondération substantielle des voix pour les grands pays, sans laquelle l'élargissement du vote à la majorité qualifiée, indispensable pour faciliter les décisions en Europe, serait impossible ; un plafonnement et une hiérarchisation de la Commission ; et un assouplissement réel des coopérations dites renforcées.
Q - Comment faire passer ces objectifs dans l'opinion ? La "repondération des voix" n'est pas plus sexy que la subsidiarité...
R - Nous ne sommes pas une entreprise de communication, ni des publicitaires. Il ne s'agit pas de choisir un thème en raison de son caractère attractif. Les Quinze sont arrivés à la conclusion que les institutions étaient en train de se gripper, et que l'Europe ne pourrait pas affronter ainsi le grand élargissement. C'est à la France qu'il revient de s'en occuper. C'est notre tâche historique. Si nous avions eu le choix, je crois que nous aurions plutôt mis l'accent sur l'Europe des citoyens, la croissance, l'emploi, l'innovation que sur la réforme des institutions. Quant au débat sur l'avenir de l'Europe je l'estime indispensable. Il n'en est qu'au début, il va se développer. Si les schémas proposés se ramènent à un projet fédéral classique, ça ne marchera pas, c'est incompatible avec le maintien des Etats-nations. En revanche, si on arrive à démontrer que le concept original de fédération d'Etats-nations, mis en avant par Jacques Delors et repris par Fischer, permet de supprimer ce dilemme, c'est peut-être une piste intéressante, à préciser. Pour l'instant, tout cela est vague. D'où les questions que j'ai posées sur la composition de l'avant-garde et la répartition des pouvoirs. Le débat de toute façon rebondira.
Q - A vous lire, on devine que vous êtes, par votre fonction, un pragmatique. N'y a-t-il pas des moments où vous aimeriez que votre idéalisme l'emporte sur votre réalisme ?
R - Les deux ne s'opposent pas mais se complètent. Tous ceux qui veulent agir sur la réalité sont pragmatiques, à moins d'agir sur le vent. C'est comme si vous demandiez à un chirurgien d'opérer sans connaître l'anatomie...
Q - Ne devez-vous pas mettre parfois vos convictions dans la poche ?
R - Il n'y a pas de contradictions binaires entre les convictions et l'action. La synthèse se fait et je l'explique. Je ne crois pas qu'il y ait eu avant un exemple de ministre des Affaires étrangères en exercice qui ait écrit un livre, où sur aucun sujet, il ne s'est autocensuré.
Q - Une phrase parmi d'autres : " Contrairement au café soluble, la démocratie n'est pas instantanée ". Ne craignez-vous pas la réaction des militants des Droits de l'Homme ?
R - Ceux qui militent aujourd'hui pour les Droits de l'Homme dans les pays occidentaux ultrasûrs, libres, riches et protégés, le peuvent parce qu'il y a eu auparavant un processus de démocratisation qui a duré trois ou quatre siècles.
Ils ne sont pas tombés du ciel. Et ils ne connaissent pas la recette qui transformerait d'emblée la Russie en une grosse Finlande ou la Chine en une sorte d'énorme démocratie comme l'est aujourd'hui la Corée du Sud. Ce n'est pas parce qu'on a atteint un haut niveau de démocratie que, par un mélange de conviction d'impatience et parfois, malheureusement, d'arrogance, on peut transformer tous les autres en démocrates immédiats. La démocratie ne résulte pas d'une conversion, mais d'un processus à encourager et à soutenir, ce que nous faisons. C'est pourquoi diriger la diplomatie française est stimulant, c'est là où l'on fait la synthèse entre l'expérience historique, les réalités économiques, politiques et sociales, l'idée qui nous guide et ce que l'on peut faire de mieux à un moment donné.
Il ne s'agit pas de condamner pour que cela change. Il faut un engagement dans la durée.
Q - Vous recevez tout à l'heure Bernard Kouchner. N'a-t-il pas toutes les raisons d'être découragé ?
R - Non, il est coriace, comme moi. Personne ne pensait que le Kosovo allait devenir un paisible canton suisse en trois mois. Pour européaniser les Balkans, y compris le Kosovo nous devons persévérer.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 juin 2000)
Q - Hubert Védrine, bonsoir. Vous avez bien évidemment avec le président, avec l'Elysée, j'imagine, préparé le discours du Bundestag, est-ce que la tonalité va en être offensive, dynamique ou morose ?
R - C'est un discours du président de la République, qui est préparé par lui, et à propos duquel il a eu un échange avec le Premier ministre. C'est un discours qui est d'abord centré sur la relation franco-allemande, mais naturellement, dans la perspective qui est la notre aujourd'hui, c'est à dire la présidence de l'Union européenne que nous allons prendre le 1er juillet, et en arrière plan ce grand débat qui s'est développé, ce qui était souhaitable, quant à l'avenir de l'Europe à plus long terme. Il ne faut pas inverser les étapes mais les deux choses doivent être appréhendées en même temps. Donc voilà un contexte particulièrement important pour ce discours qui aura lieu mardi, en effet, et pour cette présidence qui commence le 1er juillet.
Q - Monsieur Védrine, ce sondage, que nous venons de diffuser, prouve en fait que le discours politico-médiatique qui prétend toujours que l'Europe n'intéresse pas les Français, c'est un discours qui est à côté de la plaque.
R - Je pense que c'est un discours convenu, et ce sondage est tout à fait encourageant. Je pense qu'il est très représentatif du nouveau climat qui règne non seulement en Europe mais en France en particulier, et qui est lié à la croissance. Donc, il ne faut pas le lire que comme un sondage sur l'Europe, parce que la question est trop vague, mais sur la croissance, et je dirais même le travail fait par ce gouvernement, même si la croissance ne dépend pas que d'un gouvernement, on sait que c'est dû à un ensemble de facteurs qui ont créé un débat qui s'exprime sur l'Europe, qui se répercute sur l'Europe, alors que si vous êtes en période d'absence de croissance, de chômage, tout est vu de façon morose y compris l'Europe, même quand elle apporte des solutions. D'autre part, le clivage est très net parce que les mêmes qui peuvent être très ambitieux considèrent que l'Europe doit avancer plus, voire même faire des bonds sur certains points, ou que sur certains points, elle en fait trop et il faut corriger. Donc à chaque fois et dans chaque groupe, vous trouvez des subtilités de ce type, mais c'est un très bon contexte pour cette émission, et surtout pour cette présidence que nous entamons.
Q - ... sur la mondialisation et les institutions économiques internationales ?
R - Je n'ai pas la même position sur toutes les institutions internationales. Je pense que la globalisation est un fait et qu'elle a besoin de plus de règles, plus de règles pour être plus équitable et pour que les disproportions extravagantes de richesses, qui sont dangereuses, ce sont des bombes à retardement, puissent être corrigées. Les institutions ne sont pas sur le même plan, par exemple l'OMC dont nous parlions, je pense vraiment qu'il vaut mieux qu'il y ait une institution pour débattre des conflits commerciaux avec un organe de règlement des différents conflits qui essaie d'arbitrer et qui a donné tort jusqu'à maintenant, aussi souvent aux Etats-Unis, qu'à l'Europe. Je pense qu'il vaut mieux que cette organisation existe plutôt qu'il n'y ait rien, d'ailleurs pendant des dizaines d'années les Américains n'en voulaient pas, ce sont les Européens qui l'ont imposée. Ce n'est pas un organe qui a sa politique propre, c'est une enceinte, alors je suis tout à fait d'accord avec l'idée qu'il faut améliorer cette enceinte, améliorer ses mécanismes et la rendre plus transparente et plus sensible à l'expression des citoyens. Ce n'est pas la même chose lorsque nous parlons du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, puisqu'ils ne sont pas construits de la même façon, ils n'ont pas le même rôle. Nous n'allons pas entrer dans un débat technique, ce qui est sûr, c'est que le monde actuel a besoin d'institutions internationales plus fortes, plus démocratiques, effectivement transparentes et que ce besoin de régulation, quand nous sommes plus littéraires, nous disons "civilisation de la mondialisation", est un besoin absolu.
Q - Au sujet du drame des clandestins de Douvres.
R - Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas d'harmonisation qu'il y a eu ce drame. Malheureusement, il y a une pression migratoire énorme après l'harmonisation. Il y a 5 milliards d'habitants sur la planète qui vivent plus mal que le milliard d'occidentaux qui vivent comme on n'a jamais vécu dans toute l'histoire de l'humanité, donc il y a une pression, une attirance, naturellement, donc la priorité numéro un est quand même le développement de l'ensemble des autres pays, bien sûr. Nous ferons tout pour accélérer la mise en place des décisions prises à Tampere, en Finlande, pour harmoniser les politiques d'immigration et de maîtrise des flux migratoires. Il y a le volet qui est celui de l'intégration des immigrés en situation régulière, puisque l'immigration zéro est souvent une hypocrisie. Il faut voir comment gérer cela, nous allons entrer dans une phase où nous allons examiner méthodiquement toutes les politiques d'immigrations menées par les autres.
Q - Donc, vous êtes en faveur de ce que l'on appelle l'ouverture des quotas ?
R - C'est un autre débat. Je dis que lorsque nous examinons les politiques d'immigration des autres européens occidentaux, il faut les examiner toutes, sans en écarter aucune. Quelles leçons nous en tirerons, nous verrons. Nous allons examiner ce que nous faisons à quinze, puis voir comment nous progressons pour harmoniser. En tout cas, nous avons pour la présidence française une toute petite partie des objectifs que nous avons atteints, donc nous avons besoin de beaucoup de soutien.
Q - Sur l'avenir de l'Europe, la réforme des institutions ?
R - Je vais faire deux remarques brèves, l'une sur les types de solutions qui sont proposées, pour l'avenir de l'Europe, l'autre sur la constitution, dont parlent plusieurs intervenant, dont Mme Fontaine. Je voudrais redire que oui, nous avons le choix, dans la réflexion pour avancer, car nous avons du temps devant nous pour discuter. Il y a deux types de solutions. Dans un premier cas, nous prenons tous les membres de l'Union, quinze, vingt-sept, trente, et nous essayons d'améliorer les institutions de l'ensemble, c'est ce que fait la conférence sur les institutions. Le projet Juppé/Toubon, si j'ai bien compris, s'inscrit dans ce cadre général, et il y en a des tas d'autres. L'autre type de solution, c'est de dire, quoi que nous fassions, nous n'y arriverons pas, nous sommes trop nombreux, ce sera trop compliqué, nous serons trop disparates, donc il faut dégager une sorte d'avant-garde, une sorte de noyau, de centre, appelons-le comme nous voulons, et là c'est Jacques Delors qui le premier, puis les Allemands, avait parlé de noyau. Mais il était fermé, donc le discours de Joschka Fischer est infiniment plus ouvert sur toutes ces questions, mais c'est le même type de solution : dégager une avant-garde. Nous voyons l'amorce de débat compte tenu de ce que disait M. Michel Barnier tout à l'heure. Ce sont là les deux grandes familles de solutions. Dans la famille, en quelque sorte, "avant-garde", il y a une subdivision entre ceux qui veulent une avant-garde, et ce qui disent "on peut faire plusieurs groupes pilotes selon les sujets". Je pense que si nous plaquons sur l'Europe telle qu'elle est, les schémas fédéraux classiques, cela ne marchera pas. En revanche, s'il y a quelque chose d'original et de fondé sur ce qu'à dit Jacques Delors, sur la Fédération d'Etats-nations, que Joschka Fischer reprend en partie, c'est peut-être une piste très intéressante, donc je pense que c'est celle-là qu'il faut creuser, et c'est à propos de celle-là que j'ai posé il y a quelques temps des questions pour faire avancer le débat.
Deuxième remarque sur la constitution. Ce n'est pas une solution magique, c'est très tentant, car les gens commencent à se dire "au fond, la constitution permet de mettre de l'ordre", mais cela met de l'ordre si nous savons déjà ce que l'on veut mettre au niveau régional, national, éventuellement fédéral si nous reprenons l'idée de Joschka Fischer, l'Union toute entière. Si nous le savons, nous pouvons tenter de répartir.
Q - Les constitutions, c'est notre spécialité.
R - Mais nous ne pouvons faire ce travail de mise en ordre si nous le connaissons déjà un peu politiquement, tandis que si on ouvre un débat là dessus et que pendant des années, des années et des années, les Européens se disputent pour savoir comment on va répartir les pouvoirs à tous les étages, les quatre étages européens dans la constitution, cela n'aura pas un effet de clarification ni de lisibilité. Il ne faut pas non plus arriver à un système tellement compliqué que l'Europe soit gouverné demain uniquement par un tribunal constitutionnel qui arbitre tout le temps les conflits entre les quatre étages, comme cela se passe dans certains Etats qui ont des régions très autonomes, donc il faut bien y penser avant de s'engager dans l'exercice proprement dit, mais il n'est pas trop tôt pour réfléchir à ce que serait l'exercice.
Q - En l'occurrence, le sujet de la présidence c'est la Conférence gouvernementale, donc la réforme des institutions. Joschka Fischer a annoncé que l'Allemagne pensait qu'une autre Conférence intergouvernementale devrait avoir lieu en 2004. Est-ce que c'est une manière de dire qu'il ne sortira pas grand chose de la ...
R - Je crois que c'est une affaire germano-allemande, et que les autorités allemandes sont obligées de dire, parce qu'il y a des Länder qui risquent de bloquer la réforme immédiate, prioritaire aux yeux de tout le monde, sur la réforme des institutions : "après, peut-être, nous allons proposer aux autres européens de s'engager dans cet exercice de clarification". Joschka Fischer nous l'a dit, c'est la réponse des autorités de Berlin à la demande bavaroise, mais ce n'est pas le problème des Quinze à ce stade, et ils ne le font pas pour compliquer la conférence sur les institutions. Nous allons en discuter, cela vient d'apparaître dans la discussion.
Q - Et vous avez le même calendrier ?
R - On a le même calendrier qui est de terminer avant la fin 2000, en mettant toutes les chances de notre côté, la réforme des institutions à l'ordre du jour. Si nous n'y arrivons pas, le débat qui suit n'a pas de sens, quel qu'il soit.
Q - Hubert Védrine, sur l'extension de la majorité qualifiée, vous êtes d'accord avec Joschka Fischer, vous avez pu convaincre d'autres partenaires ?
R - Nous avons fait un gros travail après Rambouillet, de Rambouillet à Mayence, et nous continuerons, nous avons des positions extrêmement proches sur cette extension de la majorité qualifiée, autant qu'il est possible. Il faudra entrer dans le détail, puisqu'il y a plusieurs piliers dans le système européen. Pascal Lamy a raison, mais la négociation forme un tout, il n'y a pas d'accord possible à Quinze sur l'extension de la majorité qualifiée qui est souhaitable, c'est une condition de l'efficacité. D'autre part, il y a l'accord à obtenir sur la Commission, c'est un organe extrêmement important, nous le voyons à travers l'intervention des commissaires avec ce pouvoir très singulier, de proposition et d'initiative, qui est très important. Donc, nous avons une discussion, nous souhaitons une Commission qui soit plafonnée et mieux hiérarchisée pour être plus efficace dès aujourd'hui et le rester demain après l'élargissement. Quant aux coopérations renforcées, nous voulons les assouplir, c'est un élément fondamental, pour que des groupes de pays puissent avancer même si l'ensemble des pays ne sont pas prêts, dans l'idéal, il vaut mieux avancer. Et là, dans le système actuel, ce n'est pas possible, parce que la façon dont cela a été conçut dans le traité d'Amsterdam est impraticable, c'est trop contraignant. Donc, nous venons de décider à Feira de mettre ce sujet de l'assouplissement des coopérations renforcées à l'ordre du jour. Cela ne veut pas dire que nous sommes d'accord. Il y a eu accord pour le mettre à l'ordre du jour, il n'y a pas d'accord des pays pour cet assouplissement. Au bout du compte, Pascal Lamy a bien raison, ce qui doit être déterminant pour la suite, c'est l'efficacité de l'Union, quel que soit le mode de décision interne, il faut qu'elle pèse de tout son poids, c'est l'objectif. Mais puisque vous m'interroger sur les coopérations renforcées, c'est un peu comme M. Jourdain qui faisait de la prose, mais on peut dire que lorsque nous avons fait Airbus, c'était une sorte de coopération renforcée, cela n'a rien à voir avec nos traités, mais nous pouvons dire que quand nous avons lancé Schengen, c'était une opération de ce type, nous pouvons dire que la France et l'Allemagne, en lançant le processus qui a conduit à l'Euro, ont fait quelque chose de ce type. Donc c'est mieux dans le traité, à condition que le traité soit assez souple pour le permettre, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Si l'assouplissement n'est pas assez suffisant, il est certain qu'il y a des pays qui seront désavancés, en dehors du traité, ce qu'ils peuvent toujours faire. Mais ce serait mieux qu'il y ait un traité qui englobe toutes ces possibilités.
Q - Monsieur Védrine, il reste cinq jours à la présidence portugaise pour proposer quelque chose sur l'Autriche. Est-ce que une solution est en vue, est-ce qu'un compromis est en vue ?
R - Si vous permettez, cette intervention que nous venons d'entendre n'est pas tout à fait exacte, car ce ne sont pas les sanctions qui ont déclenché le problème, c'est la constitution du gouvernement...
Q - C'est le problème qui a déclenché ces sanctions.
R - C'est cela. D'autre part, ce n'est pas la France, ce sont quatorze pays. Et si les quatorze pays n'avaient pas été immédiatement d'accord pour réagir avec vigueur sur le plan bilatéral, sans contrarier...
Q - Plus vigoureuse que d'autres pays, tout de même, M. Védrine.
R - Le Portugal était président, si le Portugal n'avait pas été convaincu, croyez-moi, M. Guterres n'aurait pas obtenu l'accord en vingt-quatre heures des quatorze pays concernés, il y avait la Belgique et beaucoup d'autre pays.
Q - Mais personne n'a envie que les Autrichiens prennent en otage la Conférence intergouvernementale ?
R - Il n'y a aucune sanction sur le fonctionnement de l'Union. Les sanctions qui ont été prises, c'est le gel des politiques bilatérales entre l'Autriche et les quatorze pays qui ont décidé cette attitude pour marquer leur détermination. En ce qui concerne le fonctionnement de l'Union, l'Union fonctionne.
Q - Est-ce que les Autrichiens doivent s'inquiéter de la présidence française, M. Védrine ?
R - Pour le moment, nous sommes encore sous la présidence portugaise et c'est M. Guterres qui a annoncé qu'il ferait une proposition aux treize autres par rapport à cette question autrichienne.
Q - On peut supposer que si le gouvernement autrichien s'est allié à un accord des quatorze, sur la question de la taxation de l'épargne, on peut supposer que, sans doute, des garanties lui avaient été données.
R - Ce n'est même pas simultané, cela n'a pas eu lieu. Il y a eu l'accord, qui est tout à fait insuffisant, entre parenthèsed, mais qui est déjà quelque chose qui est un début dans le processus d'harmonisation, c'est mieux que le blocage antérieur, mais il n'y a pas eu la proposition portugaise sur la façon dont l'Europe pouvait envisager l'avenir de ces sanctions, elle restent à venir puisque nous l'attendons toujours. Cela n'a pas été lié à Feira.
(...)
Q - Sur la réforme des institutions et l'élargissement.
R - D'abord, je voudrais dire que nous allons tout faire pour réussir la réforme des institutions, qui est un préalable à la suite : rendre possible cet élargissement dans les délais courts que souhaitent nos amis qui sont candidats. D'ailleurs l'Europe s'est fixé une date à elle-même, puisqu'elle a décidé dans un Conseil européen d'avoir terminer les ratifications du nouveau traité issu de la conférence dont on parlait une fois qu'elle aura été conclue, avant la fin 2002 pour commencer à accueillir les pays qui seront prêts à partir de début 2003. Donc, c'est la même chose, il ne faut pas distinguer les priorités en tranche, la priorité est de réussir cet ensemble. En ce qui concerne les négociations, je suis très sensible à ce qui est dit par le négociateur polonais puisque nous pensons nous-mêmes qu'il faut maintenant faire entrer les négociations dans le vif du sujet. Nous avons décidé aux deux derniers Conseils européens de ne plus raisonner par groupe ou par vague mais, pays par pays, ce qui serait certainement plus efficace. Et il faut que nous allions au coeur des difficultés le plus vite possible.
Q - Ce n'est pas la peine de raisonner chapitre par chapitre...
R - Non, parce qu'avant, il y avait des négociations par groupe de pays, ceux qui avaient commencer l'année d'avant, puis cette année. Maintenant, on essaie de négocier pays par pays, c'est plus efficace, c'est plus sur mesure, c'est plus intelligent. A l'intérieur des pays, il faut discuter sur les sujets ou les chapitres les plus difficiles comme par exemple l'agriculture puisque nous savons tous que c'est un problème. Autant le savoir dans le détail le plus vite possible. Notre objectif est d'avancer, de presser le pas, c'est la Commission qui négocie, mais en discutant avec elle, nous, présidence, nous allons discuter dans ce sens. Nous voudrions arriver avant la fin de la présidence française, d'abord à un tableau de bord, pour prendre l'expression globale, pour voir où nous en sommes dans les douze négociations, mais d'autre part à un scénario, qui puisse être proposé sans date, puisque ce serait complètement artificiel, mais un scénario précis quand même, qui permettrait de dire à chaque pays candidat où il en est : voilà ce que vous avez fait, voilà ce que nous avons conclut, voilà ce qui reste à résoudre, les problèmes à surmonter. Cela les guiderait chacun d'entre eux, pour leur réforme, pour leur politique intérieure, ce serait important. Voilà ce que nous voulons faire durant cette présidence, qui sera tout à fait active sur cette question de l'élargissement.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 juin 2000)
Interview à l'Est républicain :
Q - Les otages des Philippines entament leur troisième mois de captivité. On a l'impression que tout n'est pas fait côté français...
R - C'est une impression fausse. Et inutilement blessante. Dès la prise d'otages, Français, Allemands et Finlandais se sont mobilisés pour éviter ce qui se préparait, c'est-à-dire une action de l'armée philippine. Depuis, nous avons mis en place un système d'informations, nous envoyons en permanence des haut-fonctionnaires spécialisés dans ce type d'affaires, qui sont en relation quotidienne avec les Philippins. D'autre part, nos services sont en contact avec les familles pour les informer, pour faire en sorte, autant que possible, d'apaiser leurs souffrances, afin qu'elles ne soient pas soumises à des rumeurs invérifiées. Nous faisons tout, du côté philippin, pour que les négociations engagées aboutissent. Toutes les hypothèses d'utilisation d'autres canaux de négociation ont été examinées méthodiquement. Et nous sommes arrivés à la conclusion, Français, Allemands et Finlandais, que la moins déraisonnable des pistes était d'utiliser les autorités philippines centrales, qui passent par les autorités régionales. C'est très lent et très frustrant mais il n'y en a pas d'autre.
Q - Combien de temps cela peut-il encore durer ?
R - Personne ne sait, personne ne savait pour Brice Fleutiaux. Cela ne dépend pas de nous. Il y a beaucoup de régions du monde où c'est ainsi. Nous resterons mobilisés.
Q - L'Europe n'a-t-elle pas montré deux visages cette semaine, l'impuissance avec les martyrs de Douvres et la conquête avec le lancement de l'A3XX ?
R - Je suis content que la décision sur l'A3XX provoque cette réaction positive et de confiance. Mais l'affaire de Douvres n'a rien à voir avec une impuissance européenne.
Elle montre le drame de l'exploitation par des passeurs, liés à la criminalité organisée, de ces gens pour qui l'Europe est un Eldorado, et qui sont prêts à payer - pour contourner toutes les barrières. Il faut naturellement perfectionner notre système. Nous nous en occupons. Lors d'un Conseil européen, à Tampere, sous la présidence finlandaise, on a décidé de bâtir un espace plus cohérent et plus homogène sur le plan du contrôle des flux migratoires mais on ne peut pas promettre que cela mettra fin à ces pratiques. La pression est énorme, de ces milliards de gens qui vivent plus mal qu'en Europe. L'immigration zéro est irréaliste, elle n'est même pas souhaitable. Mais il faut une vraie lutte contre l'immigration clandestine, qui aboutit souvent à des drames. Sous la présidence française, nous allons accélérer la mise en oeuvre des mesures de Tampere. Remarquez cependant que chaque fois qu'il y a un drame, on dit : "Que fait l'Europe ?". Chaque fois que l'Europe réglemente quelque chose, on dit qu'elle en fait trop.
Q - Dans votre livre, vous parlez des Etats-Unis comme de l'unique hyperpuissance et vous reprenez une phrase du Washington Post sur la fusion AOL-Time Warner, selon laquelle elle allait renforcer la domination culturelle américaine sur le monde. Le rapprochement Vivendi-Universal est-il, selon vous, un premier acte de résistance ?
R - Les très grandes firmes industrielles ont leur propre logique. Ce qui est important, c'est de voir une firme française avoir une vision mondiale et des stratégies d'alliance de ce type. Je souhaite que cela se traduise par un renforcement des capacités européennes dans ce domaine.
Q - Joschka Fischer et son Europe fédérale, Jacques Toubon et Alain Juppé avec leur Constitution, Daniel Cohn-Bendit d'accord avec François Bayrou... Chacun pousse son projet européen. Vers lequel va votre préférence ?
R - La responsabilité de la France, aujourd'hui, pendant sa présidence, est d'abord de tout faire pour réussir la Conférence intergouvernementale sur la réforme des institutions. Ce n'est pas la peine de spéculer sur l'Europe à long terme si l'on n'est pas capable de réussir cette Conférence. C'est d'ailleurs ce que tous les autres Européens, à commencer par les Allemands, attendent de nous. Nous serions très fautifs si nous délaissions notre responsabilité immédiate pour ce débat, intellectuel et politique, sur ce que l'Europe devrait devenir.
Q - A quoi jugerez-vous que cette Conférence sera un succès, un demi-succès... ?
R - Nous avons fixé nos objectifs. Pour que cette Conférence soit réussie, il faudra avoir obtenu la repondération substantielle des voix pour les grands pays, sans laquelle l'élargissement du vote à la majorité qualifiée, indispensable pour faciliter les décisions en Europe, serait impossible ; un plafonnement et une hiérarchisation de la Commission ; et un assouplissement réel des coopérations dites renforcées.
Q - Comment faire passer ces objectifs dans l'opinion ? La "repondération des voix" n'est pas plus sexy que la subsidiarité...
R - Nous ne sommes pas une entreprise de communication, ni des publicitaires. Il ne s'agit pas de choisir un thème en raison de son caractère attractif. Les Quinze sont arrivés à la conclusion que les institutions étaient en train de se gripper, et que l'Europe ne pourrait pas affronter ainsi le grand élargissement. C'est à la France qu'il revient de s'en occuper. C'est notre tâche historique. Si nous avions eu le choix, je crois que nous aurions plutôt mis l'accent sur l'Europe des citoyens, la croissance, l'emploi, l'innovation que sur la réforme des institutions. Quant au débat sur l'avenir de l'Europe je l'estime indispensable. Il n'en est qu'au début, il va se développer. Si les schémas proposés se ramènent à un projet fédéral classique, ça ne marchera pas, c'est incompatible avec le maintien des Etats-nations. En revanche, si on arrive à démontrer que le concept original de fédération d'Etats-nations, mis en avant par Jacques Delors et repris par Fischer, permet de supprimer ce dilemme, c'est peut-être une piste intéressante, à préciser. Pour l'instant, tout cela est vague. D'où les questions que j'ai posées sur la composition de l'avant-garde et la répartition des pouvoirs. Le débat de toute façon rebondira.
Q - A vous lire, on devine que vous êtes, par votre fonction, un pragmatique. N'y a-t-il pas des moments où vous aimeriez que votre idéalisme l'emporte sur votre réalisme ?
R - Les deux ne s'opposent pas mais se complètent. Tous ceux qui veulent agir sur la réalité sont pragmatiques, à moins d'agir sur le vent. C'est comme si vous demandiez à un chirurgien d'opérer sans connaître l'anatomie...
Q - Ne devez-vous pas mettre parfois vos convictions dans la poche ?
R - Il n'y a pas de contradictions binaires entre les convictions et l'action. La synthèse se fait et je l'explique. Je ne crois pas qu'il y ait eu avant un exemple de ministre des Affaires étrangères en exercice qui ait écrit un livre, où sur aucun sujet, il ne s'est autocensuré.
Q - Une phrase parmi d'autres : " Contrairement au café soluble, la démocratie n'est pas instantanée ". Ne craignez-vous pas la réaction des militants des Droits de l'Homme ?
R - Ceux qui militent aujourd'hui pour les Droits de l'Homme dans les pays occidentaux ultrasûrs, libres, riches et protégés, le peuvent parce qu'il y a eu auparavant un processus de démocratisation qui a duré trois ou quatre siècles.
Ils ne sont pas tombés du ciel. Et ils ne connaissent pas la recette qui transformerait d'emblée la Russie en une grosse Finlande ou la Chine en une sorte d'énorme démocratie comme l'est aujourd'hui la Corée du Sud. Ce n'est pas parce qu'on a atteint un haut niveau de démocratie que, par un mélange de conviction d'impatience et parfois, malheureusement, d'arrogance, on peut transformer tous les autres en démocrates immédiats. La démocratie ne résulte pas d'une conversion, mais d'un processus à encourager et à soutenir, ce que nous faisons. C'est pourquoi diriger la diplomatie française est stimulant, c'est là où l'on fait la synthèse entre l'expérience historique, les réalités économiques, politiques et sociales, l'idée qui nous guide et ce que l'on peut faire de mieux à un moment donné.
Il ne s'agit pas de condamner pour que cela change. Il faut un engagement dans la durée.
Q - Vous recevez tout à l'heure Bernard Kouchner. N'a-t-il pas toutes les raisons d'être découragé ?
R - Non, il est coriace, comme moi. Personne ne pensait que le Kosovo allait devenir un paisible canton suisse en trois mois. Pour européaniser les Balkans, y compris le Kosovo nous devons persévérer.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 juin 2000)