Texte intégral
TF1-Alors, presque tout juste un an, jour pour jour, qu'une décision présidentielle - qui a dû vous paraître heureuse - vous a permis d'arriver au pouvoir. Est-ce que vous pensez que si les élections avaient eu lieu à leur terme, c'est-à-dire aujourd'hui même, vous auriez gagné les élections dans les mêmes conditions ?
L. JOSPIN - "Nous ne sommes pas encore à l'anniversaire dont vous parlez, et je ne sais pas quelle pourrait être la réponse à cette question. Je pense peut-être plutôt que vous devriez m'interroger sur ce dans quoi je suis plongé."
TF1-Justement, ce matin, sur Europe 1, N. Sarkozy vous accusait d'avoir la grosse tête en quelque sorte, et il disait que tout ce qui n'était pas politiquement Jospin n'était pas politiquement correct. Est-ce que vous avez le sentiment d'avoir les pieds sur terre ?
L. JOSPIN - "Je ne sais pas ce que voulait dire M. Sarkozy. Moi, je suis responsable du Gouvernement, j'agis, c'est-à-dire que je m'efforce de bien gérer, de traiter les problèmes, je m'efforce de réformer pour faire avancer les choses. Je m'efforce de préparer l'avenir, parce que la France, comme les autres pays, va entrer dans cette nouvelle période historique. Et puis l'Europe cela change aussi : on le voit avec les décisions sur l'euro ces derniers jours. Je pars des préoccupations des Français - je sais que c'est la sécurité, je sais que c'est l'emploi, je sais que c'est l'éducation, les problèmes d'immigration aussi -, et puis j'essaye d'agir, pas simplement sur des problèmes tels qu'ils se présentent, mais, si je peux, autour d'une certaine conception. C'est-à-dire que j'essaye, à la place qui est la mienne simplement, celle du Gouvernement, de dire aux Français : "mobilisez-vous, rassemblez-vous sur des valeurs qui donnent un sens au fait que nous vivions ensemble dans cette communauté." Voilà ce que je fais. Je n'ai pas l'impression de le faire avec une tête dont le volume aurait particulièrement changé."
TF1-Entre-temps, il y a eu des élections - vous les avez gagnées - c'était le mois dernier : les élections cantonales et régionales. Est-ce que vous n'avez pas eu, à un moment donné, le désir, ou peut-être le sentiment, d'agiter le spectre de l'extrême droite, de tétaniser la droite pour éviter les alliances avec l'extrême droite, et au fond de vous retrouver aujourd'hui avec une opposition qui n'a pas l'air de savoir où elle se retrouve, et finalement en dialogue en tête-à-tête avec le FN ? Est-ce que c'est une bonne tactique ?
L. JOSPIN - "Il n'y a eu aucune tactique de ce type. C'est vrai que l'attitude de la droite aujourd'hui est, disons, déconcertante. Je ne crois pas en même temps, bien heureusement, ni maintenant, ni pour l'avenir, qu'il y aura un tête-à-tête entre la gauche et l'extrême droite. Je crois que le débat autour des options du pays continuera à se poursuivre autour d'un rassemblement de gauche d'une part, et puis des forces d'opposition aujourd'hui - mais dont le statut peut un jour changer - qui représentent plutôt une vision plus conservatrice. Je suis convaincu que c'est ce qui continuera à rythmer la vie politique française. C'est vrai qu'actuellement dans l'opposition, il y a des problèmes, je l'ai dit, à la fois d'identité, de stratégie, peut-être de leadership - je parle du leadership des partis bien sûr. Mais je crois que je suis un des hommes politiques français à qui on n'a pas pu faire le reproche, au cours des 20 dernières années, d'avoir jamais essayé de jouer avec le Front national."
TF1-Vous avez fait une déclaration solennelle la veille de l'élection des présidents de conseils régionaux, le jeudi.
L. JOSPIN - "Oui, j'ai cru qu'il était de mon devoir de le faire, parce que je voyais se profiler des alliances qui se sont nouées en quelque endroits malheureusement entre la droite et l'extrême droite. Mais qui ont été, il faut le dire et le reconnaître, repoussées par l'essentiel des leaders du RPR et de l'UDF."
TF1-Et avec le recul, vous ne regrettez pas de ne pas avoir changé le mode de scrutin ?
L. JOSPIN - "Et je constate simplement que je me suis exprimé - mais également le Président de la République s'est exprimé, avec quelle force ! - sur ces sujets. Je crois que l'un et l'autre - et en tout cas moi - aurions manqué à nos responsabilités si nous ne l'avions pas fait."
TF1-Les modes de scrutin ?
L. JOSPIN - "Oui. J'ai dit, au lendemain de ma désignation au Gouvernement, après la victoire des élections législatives, que je ne voulais pas faire ce que je reprochais à la majorité d'avant, d'avoir la tentation de faire : c'est-à-dire changer le mode de scrutin quelques mois seulement, en tout cas moins d'un an avant une élection. Et j'ai dit : si vous pensez que ce mode de scrutin - qui effectivement ne permet pas d'assurer une majorité cohérente, en tout cas partout -, si vous croyez que ce mode de scrutin, nous devons le changer, alors je le ferai, mais sur la base d'un consensus. Le consensus n'a pas été possible. Je ne l'ai pas fait. Je crois qu'on ne peut pas m'en faire le reproche après. Par contre, nous en parlerons peut-être..."
TF1-Pour les européennes, vous aurez le temps de le faire...
L. JOSPIN - "Oui. En tout cas, s'il y a ce consensus. Maintenant, on me dit : il faut le faire. Alors là, puisqu'il n'y aura pas l'accusation de vouloir changer le mode de scrutin avant les élections, essayons si possible, oui, de le faire avant. Cela vaut peut-être mieux. Et puis on changera le mode de scrutin aux régionales, quand même, parce qu'on va bien revoter un jour pour les régionales. Et donc il vaut mieux donner des majorités stables aux régions."
TF1-Les européennes, c'est l'année prochaine. Il va y avoir deux listes concurrentes - PS, PC - mais sur deux lignes complètement différentes quant à l'Europe. Cela ne vous gêne pas, vous, d'avoir à faire le grand écart entre une majorité que vous êtes obligé de driver - dont vous êtes le chef en tout cas -, et ce, sous le regard d'autres partenaires, qui sont des partenaires européens, et qui peuvent se dire que tout cela est peut-être un petit peu obsolète ?
L. JOSPIN - "Je ne sais pas comment se dérouleront les élections européennes de 1999, et donc je ne sais pas quelles listes il y aura, en tout cas émanant de la majorité. Sur le vote - on y reviendra peut-être - qui s'est exprimé à propos de l'euro hier, à l'Assemblée nationale, je crois qu'il n'y avait pas de surprise. On savait que les socialistes étaient favorables à l'euro - je redirai peut-être les raisons pour lesquelles je pense que la décision qui va être prise est une décision tout à fait importante, et en plus positive - et les communistes y étaient hostiles. Bien. Donc, chacun a agi selon ses convictions, et le vote de chacun n'a pas pu surprendre. Mais je voudrais rappeler surtout une chose, c'est que ce vote qui a été émis hier - aussi important qu'il soit sur le plan symbolique - à cet égard, on a quand même eu une majorité de 334 voix qui ont voté pour, et seulement 49 qui ont voté contre."
TF1-En grande partie grâce à l'UDF. PS-UDF : est-ce qu'on peut imaginer un jour une majorité socialo-centriste qui remplacerait une majorité de gauche ?
L. JOSPIN - "Non, non, sûrement pas. Vous savez, mon objectif central ce n'est pas l'euro. Mon objectif central, c'est la France, c'est l'avenir de la France, c'est la prise en compte des intérêts des Français. L'euro, pour moi, c'est un instrument, un instrument important, un instrument de puissance - j'espère pouvoir dire pourquoi cela me paraît important, pourquoi c'est une conquête positive -, mais je ne conduis pas, au niveau du Gouvernement, la politique économique et sociale que je m'efforce de conduire avec mes ministres, je ne la conduis pas avec comme objectif central, l'euro. L'euro, cela doit être un moyen. Alors, je reviens néanmoins sur votre question : le vote d'hier n'était pas un vote de décision sur l'euro. La décision sur l'euro a été prise par les Français il y a six ans maintenant, par un référendum, donc par un vote solennel, demandé par le Président F. Mitterrand, et qui a abouti à un oui. Oui au Traité de Maastricht , et oui à l'euro.
Ce qu'il convenait de faire depuis, c'était de faire en sorte, confirmant ce vote, que la France soit qualifiée pour l'euro, c'est-à-dire qu'elle ait son économie en ordre. Et nous l'avons fait. Ce gouvernement l'a fait, prolongeant sûrement l'action de gouvernements antérieurs. Mais au moment où nous sommes arrivés, en juin, au Gouvernement, vous le savez, les comptes publics n'étaient pas en ordre, ils étaient en dérive, et donc il fallait encore faire des efforts. Donc le vote d'hier a été un vote d'expression, un vote de jugement. Bien, écoutez, chacun l'a fait selon sa conviction. Et au moins, chacun était cohérent. Et puis chacun n'a émis qu'un vote, alors qu'il y a certaines formations politiques, vous le savez, qui ont eu trois positions successives en deux jours."
TF1-Avant finalement de choisir de ne pas participer à ce vote.
L. JOSPIN - "Oui, mais je pense que c'était mieux."
TF1-En ce qui concerne l'Europe, vous avez annoncé dans Le Monde que vous alliez ratifier le Traité d'Amsterdam par raison. On a eu l'impression que d'une certaine façon, le vote d'hier sur l'euro a été un peu par défaut, peut-être défaut de grande explication devant le pays, puisqu'il n'y pas de référendum, comme le demandent les communistes par exemple. Est-ce que finalement les Français ne sont pas un peu frileux par rapport à cette Europe ? On a l'impression que la population va vous demander des comptes et que vous essayez de passer entre les gouttes.
L. JOSPIN - "Mais il n'y a plus à demander le référendum puisqu'il a eu lieu, je le rappelle, il y a six ans. C'est le peuple, solennellement, qui a exprimé son choix. La ratification du Traité d'Amsterdam, on en parlera après. Parlons un instant de l'euro. Je pense que cette décision qui va être prise dans un Sommet le samedi 2 mai, dans un peu plus de huit jours, où participeront le Président de la République, au premier chef, et le chef de gouvernement que je suis, cette décision qui va voir 11 pays sur les 15 - les autres ne le voulant pas, et la Grèce le voulant mais ne pouvant pas pour le moment - décider de constituer une monnaie commune, c'est une décision historique mais surtout c'est une décision positive. Ca va donner au rassemblement économique qui s'est fait depuis 40 ans en Europe un couronnement monétaire, et ça va nous donner un atout de puissance supplémentaire. Ca va éviter, ayant une monnaie en commun, qu'il y ait une spéculation contre les monnaies. Les agriculteurs, les éleveurs par exemple, ont vu les dévaluations italiennes qui faisaient chuter les prix, et tout d'un coup leur "piquer" les marchés, allais-je dire, et ai-je dit même, familièrement. Ou bien les dévaluations de la peseta espagnole qui pénalisaient nos pêcheurs ; ou bien si le dollar n'est pas au cours qu'il convient, il est trop bas, la vente de nos Airbus se fait alors à des prix insuffisants. Tout cela ce sont des facteurs de désorganisation. Le fait d'avoir une monnaie unique, il n'y a plus de spéculation. Et en plus, nous disposerons d'une monnaie qui sera une grande monnaie internationale face aux Etats-Unis. Donc je crois que c'est quelque chose de tout à fait positif. A une condition - je devrais dire à quatre puisqu'avec le Gouvernement que je conduis, j'avais dit : il faut quatre conditions -, mais une condition centrale qui les résume toutes : c'est que l'euro ne doit pas être un carcan. L'euro doit être un atout ou un tremplin pour plus de croissance, et notamment pour l'emploi. Donc on ne doit pas étouffer l'économie avec la monnaie, on doit mettre la monnaie au service de l'économie. Et de ce point de vue-là, je crois que les pas en avant que nous avons fait en Europe - Sommet sur l'emploi; capacité d'avoir un euro large, donc qui ne sera pas surévalué par rapport au dollar parce qu'il y a les pays du Sud ; ou bien encore Conseil de l'euro, donc existence d'un pouvoir économique et politique face à la Banque centrale - ça nous garantit mieux que la politique européenne sera en phase avec la politique qu'en tout cas moi je conduis au niveau du pays, c'est-à-dire une politique tournée vers la croissance et l'emploi, et la réduction des inégalités."
TF1-Vous avez bien compris que ma question était plus large. Il s'agissait de consulter les Français sur ce qu'ils pensaient de l'Europe à travers par exemple la ratification du Traité d'Amsterdam parce qu'ils ont peur de l'Europe.
L. JOSPIN - "La ratification du Traité d'Amsterdam se fera."
TF1-D'ici la fin de l'année ?
L. JOSPIN - "L'initiative appartient au Président de la République. Elle doit être prise sur une proposition du Premier ministre. Donc nous verrons cela ensemble, j'imagine. Si on peut le faire dans l'année, ce serait quand même mieux. En tout cas, nous aurons à poser cette question. Mais le Traité d'Amsterdam, je peux en parler maintenant, c'est un Traité qui avait été négocié, et que j'ai trouvé en arrivant, puisque j'ai participé au Sommet d'Amsterdam quelques jours à peine après ma nomination, donc je n'ai pas pu le négocier..."
TF1-Mais votre ministre, H. Védrine, l'a signé.
L. JOSPIN - "Mais bien sûr ! Il était à côté du Président de la République, et donc la parole de la France a été engagée. Mais le Président de la République sait comme moi-même, et en tous cas le Gouvernement pense, qu'il va falloir réformer les institutions de l'Europe avant d'aborder l'élargissement c'est-à-dire avant de passer à 16, à 17 ou à 18. On verra pour la ratification du Traité d'Amsterdam. De toute façon, il faudra faire évoluer les institutions de l'Europe pour qu'elles soient plus démocratiques, plus transparentes et aussi plus efficaces."
TF1-Est-ce que vous avez ce même accord avec le Président de la République sur le Sénat, dont il estime qu'il doit rejouer un rôle éminent dans ce pays, alors que vous, vous le traitez d'"anomalie". J. Lang va même plus loin puisqu'il a déclaré aujourd'hui que c'était une pièce d'archéologie constitutionnelle. C'est parce qu'il est droite que vous dites cela ?
L. JOSPIN - "Après les élections régionales et cantonales, il y a eu un débat qui a été lancé sur des éléments de réforme politique. Moi, je me suis inscrit dans le débat d'abord parce que cela a toujours été ma conviction - je l'ai dit dès 1995 - et ensuite parce que la plupart des décisions, sauf celles qui impliquent une révision de la Constitution, sont de la compétence du Gouvernement ; et que c'était, en plus, ce que j'avais annoncé dans ma déclaration de politique générale, le 21 juin je crois, à l'Assemblée nationale. Parmi les propositions que je fais et que j'ai évoquées dans une interview, dans le journal Le Monde, tout récemment, lundi, il y a la limitation - à mes yeux, qui doit être stricte - du cumul des mandats pour que les élus se consacrent sur une tâche essentielle, ne multiplient les mandats ; et une deuxième dimension qui, pour moi, est tout à fait essentielle, qui est la parité entre les femmes et les hommes. Et mon intention est de proposer au Président de la République, s'il veut bien ensuite l'accepter, une révision de la Constitution de façon à ce que ce principe de parité c'est-à-dire au fond d'égalité d'accès des femmes et des hommes à la vie publique mais aussi dans la vie économique et sociale... cette révision de la Constitution est importante parce que c'est elle qui nous autorisera ensuite à prendre des mesures par la loi ou par le règlement visant à accroître le nombre des femmes dans nos instances élues, et puis améliorer leur place aussi dans la vie économique et sociale."
TF1-Dans cette révision de la Constitution , il n'y aura pas la réforme du Sénat puisque vous savez que cela n'a pas porté chance au général de Gaulle.
L. JOSPIN - "Je ne veux pas me comparer et évoquer en analogie le général de Gaulle sur cette question. Non, donc, cumul des mandats, parité, réforme des modes de scrutin - on en a dit un mot après des régionales et à propos des européennes - et puis j'ai évoqué le Sénat. Pourquoi ? D'abord, anomalie. Qu'est-ce que c'est une anomalie ? Une anomalie, c'est, si je ne m'abuse, un écart par rapport à la norme."
TF1-Dans les démocraties occidentales modernes, avez-vous dit.
L. JOSPIN - "Effectivement, si on regarde les démocraties occidentales, je pense qu'il n'y a pas de deuxième chambre."
TF1-Il y a des Bundestag, des Bundesrat ; il y a des chambres des Lords.
L. JOSPIN - "Je ne suis pas sûr que la comparaison avec la chambre des Lords soit celle qui est le plus souhaitable en l'occurrence. Les pays qui ont une deuxième chambre importante sont des pays qui sont des pays fédéraux. Et donc on représente les Länder en Allemagne si vous voulez, ou bien les Etats comme aux Etats-Unis où il y a un Sénat tout à fait important. Mais ces chambres sont élus au suffrage universel direct. Alors que le Sénat en France, en contradiction avec ce qu'est le principe démocratique moderne, est élu au suffrage indirect. Par ailleurs, la non-réforme du mode d'élection des sénateurs fait que - les grands changements démographiques : l'urbanisation, l'exode rural - les sénateurs ne représentent pas exactement la population. Alors je crois qu'il faut réformer cela."
TF1-C'est bon qu'il y ait des contre-pouvoirs aussi, que la France des champs puisse regarder la France des villes peut-être ?
L. JOSPIN - "Comme j'ai dit que ce débat devait avoir lieu après les élections sénatoriales, qui vont avoir lieu en septembre ; et que, d'autre part, on pouvait commencer un certain nombre de réformes, moi je pense que le dialogue est possible avec le Sénat. Je dois dire, je pensais qu'il aurait lieu cet après-midi."
TF1-C'est vous qui ne vous êtes pas rendu aux questions d'actualité.
L. JOSPIN - "Effectivement, je ne m'y suis pas rendu."
TF1-Et alors, ils vous y attendaient !
L. JOSPIN - "S'ils m'y attendaient, ils m'auraient posé une question. Les sénateurs qui sont des gens courtois et qui travaillent bien - je n'ai pas mis en cause le travail parlementaire du Sénat - ce que je mets en cause, c'est le fait qu'il puisse avoir une assemblée en France élue au suffrage universel indirect, élue sans tenir compte de la répartition de la population sur le territoire national, et une chambre où jamais l'alternance ne soit possible. Ni en 81..."
TF1-Peut-être un jour ?
L. JOSPIN - "Non, pas avec ce mode de scrutin. C'est pourquoi justement il faut changer. Je pensais qu'on me poserait une question au Sénat. J'était sûr même qu'on allait m'interpeller. Je serais venu devant les sénateurs, j'y étais d'ailleurs il y a trois jours, à l'occasion de l'hommage pour M. Schumann, que j'ai assez bien connu, mais j'y serais revenu pour répondre à une question. J'aurais été content de le faire parce que, comme vous le savez, les questions d'actualité à l'Assemblée et au Sénat sont télévisées. Je m'attendais à être interpellé et je m'attendais à pouvoir développer mes arguments."
TF1-Vous l'êtes là, et à une heure de forte audience.
L. JOSPIN - "J'en suis ravi. Mais c'est parce que je n'avais pas de questions que je ne suis pas allé au Sénat cet après-midi. Mais je vais au Sénat régulièrement, d'ailleurs le Président Monory m'en fait souvent le compliment. Il me dit : vous êtes un des premiers ministres qui vient le plus souvent devant le Sénat pour répondre aux questions d'actualité. Naturellement je préfère encore quand on m'en pose."
TF1-Parlons de la Corse maintenant. Voilà quand même près de trois mois que le préfet a été assassiné. Il n'y a toujours pas de pistes sérieuses. Il y a beaucoup d'arrestations, beaucoup de gesticulations, souvent des gens relâchés très rapidement. Qu'est-ce qui se passe, pourquoi est-ce qu'on ne peut pas travailler sérieusement en Corse, y compris sur des affaires comme celles-là ?
L. JOSPIN - "Je crois, au contraire, que ceux qui nous regardent sont conscients que le Gouvernement travaille très sérieusement sur la Corse, et en opérant une rupture assez fondamentale avec le passé. Notre premier objectif c'est, effectivement, de retrouver les assassins du préfet Erignac, de les traduire devant la justice pour qu'ils soient châtiés, pour qu'ils soient sanctionnés."
TF1-Il n'y a pas de pistes pour l'instant ?
L. JOSPIN - "Nous allons poursuivre cet objectif avec obstination. Il y a des pistes. Mais nous allons poursuivre cet objectif, et nous l'atteindrons. Cette recherche des assassins du préfet Erignac s'inscrit dans une démarche beaucoup plus global à l'égard de la Corse et qui est : nous devons établir, j'hésite même à dire rétablir parce que d'une certaine façon c'est établir, le respect total, normal, de la loi républicaine en Corse. Je voudrais vous dire l'approche qui est la mienne, et que je partage entièrement avec le Ministre de l'Intérieur, mais aussi avec chacun des membres du Gouvernement. Voilà comment je formule les choses. Je ne dis pas : les Corses ne respectent pas la loi républicaine ; je dis les corses ont droit à la loi républicaine. Et l'Etat le leur doit. Ce que nous sommes en train de faire, le ministre de l'Intérieur, mais le ministre de l'Economie et des Finances - vous avez vu les enquêtes de l'inspection des finances ! - mais le ministre de l'Agriculture, mais le Garde des Sceaux, chargé de la justice, mais d'autres ministères aussi, nous sommes en train, appuyant les efforts du préfet de la Corse, le préfet Bonnet, nous sommes en train - tranquillement mais de façon déterminée - de rétablir l'application de la loi partout. Et ce que je pense, c'est que le retour à la loi sera une bonne chose pour tous les Corses, parce qu'il est évident qu'à partir du moment où des sommes qui devraient aller, par exemple à des agriculteurs qui élèvent ou qui cultivent ou qui développent une activité, où ces sommes sont détournées ou accaparées par des gens qui sont parfois très loin de l'agriculture, ça veut dire que les agriculteurs corses ne l'ont pas. Dans tous les domaines, si nous rétablissons la loi républicaine, le respect des lois, si les finances sont contrôlées, ça profitera au développement économique de la Corse, et puis ça cessera de faire peser sur les Corses une opprobre qu'ils ne méritent pas. Cette île, je la connais bien, j'y ai été souvent, je l'aime, je la respecte, et je veux donc qu'elle puisse elle-même être fière d'elle-même."
TF1-Evoquons maintenant le sort de la Nouvelle-Calédonie. Un accord important a été signé par votre Gouvernement, qui va permettre aux Néo-Calédoniens de se prononcer sur leur sort dans les 10 à 15 ans qui viennent. Est-ce que, personnellement, vous avez un souhait ? Dans l'idéal, est-ce que vous souhaiteriez que cette île reste rattachée dans le giron de la République, ou bien qu'elle devienne indépendante ?
L. JOSPIN - "Je suis dans l'organisation même du mouvement, de la transition que nous sommes en train de faire. Je n'ai pas à souhaiter, j'ai à agir. Et le Gouvernement a agi. La Nouvelle-Calédonie, c'est loin. Mais lorsqu'il s'y passe des drames, des affrontements, ça pèse sur nous, ça réveille notre mémoire coloniale qui est toujours un peu embarrassée de culpabilité. Nous étions face à un rendez-vous en 1998. Nous avions à honorer ce qui avait été fait dix ans avant par les Accords Matignon entre J.-M. Tjibaou, J. Lafleur et M. Rocard, qui était Premier ministre de l'époque, et qui a renoué les fils du dialogue. Un référendum a eu lieu, les Français se sont exprimés. Il était prévu un rendez-vous dix ans après pour poser la question de l'autodétermination, est-ce que la Nouvelle-Calédonie allait rester française ou est-ce qu'elle allait choisir la voie de l'indépendance ? J. Lafleur, personnalité caldoche, on va dire, pour employer des termes un peu imagés, député de la Nouvelle-Calédonie, a dit : si on a à voter pour ou contre, on va diviser à nouveau ; et nous avons travaillé ensemble depuis dix ans, il faut continuer dans cet esprit. Et le FLNKS, la grande coalition politique qui représente les Kanaks, a fait ce choix aussi. Simplement, quand nous sommes arrivés au Gouvernement le 1er juin, les problèmes n'avaient pas pu être réglés, notamment une question de préalable minier, de développement d'une usine au Nord pour rééquilibrer le territoire. Nous avons réglé ce préalable minier, et puis nous avons discuté pendant plusieurs semaines, le secrétaire d'Etat à l'Outre-Mer, mes collaborateurs, moi-même. Et finalement à Nouméa, le FLNKS et le RPCR sont tombés d'accord pour une solution évolutive. C'est-à-dire qu'on a choisi la paix, on a choisi la raison, et la France a montré qu'elle était capable de maîtriser le développement de ses territoires. Alors, c'est une évolution progressive vers une souveraineté, et dans 20 ans - peut-être même dès 15 ans si le Congrès du territoire le décidait - après que des transferts de compétence ayant donné plus de responsabilités à tous les Calédoniens auront été opérés, on aura à nouveau à poser une question."
TF1-Monsieur Le Premier ministre...
L. JOSPIN - "Je précise qu'il faudra naturellement, une révision de la Constitution. Et le Président de la République, qui s'est d'ailleurs exprimé sur ce sujet, aura dans cette affaire un rôle tout à fait décisif à jouer. C'est pourquoi, moi, le 4 mai, je vais aller en Nouvelle-Calédonie - vous avez dit : c'est pas la porte à côté - mais parce que je veux mettre mon paraphe sur cet accord. Je veux aussi participer à l'inauguration du Centre culturel Jean-Marie Tjibaou dont nous avons gardé la mémoire. Et je veux dire ma joie de cette évolution, et puis voir les Calédoniens aussi, travailler avec eux."
TF1-Tous les pays occidentaux profitent de la reprise économique pour réduire les déficits et baisser les impôts. La France n'a pas fait encore de vrais choix, ou en tout cas ne les a pas fait connaître. D'abord sur les déficits, sur les dépenses publiques : ça va continuer à augmenter. Là, c'est + 1,7 % en 1998 ; encore plus, 1 % en 1999. Vous allez pouvoir réussir à arrêter cette hémorragie permanente ?
L. JOSPIN - "L'évolution des dépenses publiques c'est pas l'évolution des déficits. En ce qui concerne les déficits, quand nous sommes arrivés le 1er juin, j'ai fait faire une évaluation par deux conseillers à la Cour des comptes, qui nous ont indiqué que nous n'étions pas dans le cadre du respect..."
TF1-Du critère...
L. JOSPIN - ."..du critère de 3 % pour les déficits publics. Comptés tous ensemble hein ! : l'Etat, la Sécurité sociale, les collectivités locales. Et donc nous avons dû prendre des mesures pour redresser la situation. Donc, honnêtement, par rapport à la situation que nous avons trouvée - où des efforts avaient été faits par les gouvernements précédents pour réduire les déficits -, nous avons réduit encore le déficit public, et nous avons respecté le critère. Dans le budget 1999, celui que nous allons commencer à préparer - là nous travaillons, cette année, selon le budget 1998 -, dans le budget 1999, nous allons encore réduire le déficit. Mais comme nous avons la croissance, qu'il y a donc des recettes qui rentrent, produits de l'activité plus forte, eh bien nous pourrons avoir une augmentation modérée des dépenses publiques. Donc nous allons réduire les déficits. Et puis nous allons faire en sorte que l'Etat puisse remplir ses missions. Nous sommes en train de préparer - on n'en a pas parlé, sur la réforme politique, parce que c'est pas politique directement -, une grande réforme de la justice. Alors oui, nous voulons couper le lien entre le pouvoir politique et les juges et le parquet - celui qui instruit les affaires. Mais les Français eux, c'est pas simplement cette discussion, dont les médias parlent beaucoup et qui est importante, qui les intéresse. Eux, ce qui les intéresse c'est : est-ce qu'on juge plus vite ? Est-ce qu'on juge mieux ? Est-ce qu'on motive les décisions ? Est-ce que j'ai la possibilité s'il y a eu des problèmes, de demander des explications ? C'est tous ces problèmes concrets de la justice qui les intéressent. Eh bien on a besoin de moyens pour ça."
TF1-Alors...
L. JOSPIN - "L'éducation, on a besoin de moyens. Pour le logement : le logement social. La loi contre l'exclusion : il faut des moyens. Donc nous augmentons légèrement les dépenses publiques. Nous continuons à réduire les déficits. Quant à la fiscalité, le ministre de l'Economie et des Finances, D. Strauss-Kahn, a dit qu'elle serait stabilisée, et qu'on pouvait peut-être espérer une légère baisse."
TF1-"Stabilisée" ça veut dire...
L. JOSPIN - "Ca veut dire que ça n'augmente pas."
TF1-C'est déjà quelque chose, mais...
L. JOSPIN - "C'est déjà quelque chose. Surtout que ça n'a déjà pas augmenté. Ca ne va pas augmenter dans le budget 1998."
TF1-Vous n'allez rien baisser ? Par exemple vous aviez proposé une baisse de la TVA dans votre programme. Dans votre petit Livre vert, il y avait une baisse de la TVA pour les produits de première nécessité. Vous allez pouvoir vous attacher à cette ...
L. JOSPIN - "Nous avons procédé dans le domaine du logement, de façon très limitée, à certaines baisses de TVA. D'autre part, c'est quelque chose que l'on peut envisager, mais de façon ciblée, y compris parce que tout cela doit être discuté dans le cadre européen. Dans l'année 1999, dans le budget que nous allons préparer, il va y avoir effectivement un travail sur les problèmes de fiscalité. Fiscalité locale : nous allons revoir les problèmes de la taxe d'habitation..."
TF1-Pour les plus modestes, ou pour tout le monde ?
L. JOSPIN - "D'abord dans le sens de légalité, quand même ! C'est le sens même de notre politique, et puis c'est juste. Ensuite les problèmes de la fiscalité du patrimoine, et enfin des problèmes aussi de fiscalité environnementale, écologique. Voilà les trois grands chantiers qui seront les nôtres dans ce domaine. Mais, moi, ma préoccupation dans le domaine économique, c'est de faire en sorte que la croissance économique qui revient, nous l'appuyons ; et sans l'opposer à la question des équilibres. Parce que si on veut avancer, il faut de la vitesse. La vitesse c'est la croissance. Si on veut ne pas tomber, il vaut mieux rester en équilibre. Donc, moi je n'oppose pas l'équilibre budgétaire, la réduction des déficits, et puis la recherche de la croissance. Simplement il faut bien piloter notre politique économique. Le chômage a commencé à baisser, je suis sûr que ce mouvement va se poursuivre, et..."
TF1-Vous avez un objectif pour la fin de l'année par exemple ?
L. JOSPIN - "J'avais dit, dans les mois précédents, que je pensais que le chômage baisserait dans la deuxième partie de l'année 1998. En réalité, le chômage a commencé à baisser, et je pense que ce mouvement va se poursuivre ; j'espère même, s'amplifier."
TF1-Vous pensez vraiment que les 35 heures vont accompagner cette baisse du chômage. Comme il n'y a pas d'autres expériences à l'étranger, on est obligé d'y croire, c'est tout.
L. JOSPIN - "Vous n'avez pas entendu parler de Volkswagen ? Ce n'est pas une PMI ou PME, non, dans toute la métallurgie allemande ! Les Allemands nous ont précédés dans le domaine des 35 heures. Nous faisons ces propositions, effectivement, et je constate que l'Italie va nous suivre - c'est une décision qui a été prise. Tout cela va progresser, à mon avis, dans le cadre de l'Europe. Mais, nous voulons lutter contre le chômage d'abord, par la croissance, par le développement de notre potentiel économique ; en aidant les petites et moyennes entreprises, notamment celles qui travaillent sur les nouvelles technologies, les nouveaux procédés, les nouveaux produits parce que c'est elles qui créent le maximum d'emplois, bien sûr ! Mais on sait qu'un taux de croissance de 3 %, qui est déjà sensiblement plus élevé que celui qu'on a connu dans le passé - et nous avons travaillé pour qu'il en soit ainsi - un taux de croissance de 3 % ne permet pas de faire reculer assez le chômage : d'où les emplois-jeunes; d'où la lutte pour la diminution du temps de travail, mais en fixant un cadre, et puis ensuite les entreprises négocient avec les représentants des salariés. Et si on a plus d'emplois, on aura plus de croissance. C'est donc un cercle vertueux qui peut se mettre en mouvement."
TF1-J'ai une question sur le Crédit Lyonnais. Pour accepter les aides publiques, Bruxelles demande la mise en oeuvre de plan de restructuration, et une privatisation. On peut donc se retrouver un jour avec un acheteur étranger - la Deutschebank ou quelqu'un d'autre - alors que les contribuables français, vous leur avez quand même demandé de donner plus de 150 000 milliards de francs pour renflouer le Crédit Lyonnais. Est-ce que ça vous paraît possible qu'un jour cette grande banque passe entre des mains étrangères ?
L. JOSPIN - "Je trouve que ce "vous" m'englobe un peu rapidement, honnêtement ! Mais c'est vrai que le gouvernement d'aujourd'hui a à accompagner le redressement du Lyonnais, et à régler un certain nombre de problèmes, notamment avec la Commission. Alors, disons une première chose : le Crédit Lyonnais, c'est vraiment un des plus mauvais exemples de gestion, c'est clair ! Et donc, de ce point de vue-là, les responsabilités doivent être tirées, et nous devons veiller à ce que les entreprises, publiques ou privées - mais notamment les entreprises publiques ! - soient gérées de façon plus efficace et plus respectueuse des deniers publics. C'est un premier élément. Mais le deuxième élément, c'est que, avec la nouvelle équipe qui dirige cette banque - et qui n'a pas d'ailleurs été nommée par moi, mais par les gouvernements précédents..."
TF1-Mais dont le patron est un ancien directeur de cabinet de P. Mauroy. Donc, ce n'est pas quelqu'un qui vous est tout à fait hostile !
L. JOSPIN - "Oui, c'est un Premier ministre de droite qui l'a choisi, donc il a dû penser qu'il n'y avait pas, parmi les anciens collaborateurs de P. Mauroy et les socialistes, que des gens de mauvaise qualité, semble-t-il. Eh bien, la nouvelle équipe contribue - avec les salariés du Lyonnais, et les cadres qui font des efforts - au redressement du Crédit Lyonnais. Donc le Crédit Lyonnais est en train de se redresser. Nous, au Gouvernement, nous sommes amenés à négocier avec Bruxelles, parce que des engagements ont été pris vis-à-vis du Crédit Lyonnais. Nous négocions sérieusement. Nous disons à Bruxelles : nous sommes prêts à faire des efforts. Parce que Bruxelles dit : vous n'avez pas le droit d'accorder des aides trop importantes, même celles du passé, sinon il y a des distorsions de concurrence entre les banques dans l'échelle européenne. Nous on lui dit : oui, mais ne posez pas des conditions qui risquent de menacer la viabilité du Lyonnais, parce que nous ne le laisserons pas faire. Moi, ce que je dis aux responsables de la Commission, c'est : continuons à parler sérieusement de ces dossiers, comme cela a été fait. Cherchons une issue ensemble, ne médiatisons pas trop ces problèmes, parce que ce n'est jamais bon pour une banque. Et quant à cette banque, le Crédit Lyonnais est en plein redressement. Nous veillerons en toute circonstance à sa viabilité. On peut en être assuré."
TF1-J'ai une toute dernière question à vous poser. Puisque j'ai commencé par une question sur un anniversaire, il y a un autre anniversaire. Il y a trois ans, tout juste, vous arriviez en tête du premier tour de la présidentielle. Vous pensez déjà à la future ? Vous serez candidat en 2002 ?
L. JOSPIN - "Vous voyez que je ne (inaudible, Ndlr) pas d'arriver en tête, si je me réfère à trois ans en arrière. Moi, je pense à ce que je fais. J'ai vraiment eu toujours comme conception, je l'ai eue très tôt, je pense que cela vient vraiment de l'enseignement que j'ai reçu - quand je dis l'enseignement, c'est double : c'est presque mon milieu familial et peut-être mes maîtres ensuite - j'ai toujours eu comme conception qu'il fallait fondamentalement faire pleinement ce qu'on était en train de faire. On a une mission, on a une responsabilité, on l'assume. Le reste, on ne s'en occupe pas. Et c'est toujours ainsi que j'ai fonctionné. Et donc, aujourd'hui plus que jamais, je fonctionne ainsi. Je pense qu'on a besoin de repères dans notre société. Alors, on a peut-être besoin, aussi, de responsables qui essaient de se fixer des règles et, si possible même, de les respecter."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 4 janvier 2002)
L. JOSPIN - "Nous ne sommes pas encore à l'anniversaire dont vous parlez, et je ne sais pas quelle pourrait être la réponse à cette question. Je pense peut-être plutôt que vous devriez m'interroger sur ce dans quoi je suis plongé."
TF1-Justement, ce matin, sur Europe 1, N. Sarkozy vous accusait d'avoir la grosse tête en quelque sorte, et il disait que tout ce qui n'était pas politiquement Jospin n'était pas politiquement correct. Est-ce que vous avez le sentiment d'avoir les pieds sur terre ?
L. JOSPIN - "Je ne sais pas ce que voulait dire M. Sarkozy. Moi, je suis responsable du Gouvernement, j'agis, c'est-à-dire que je m'efforce de bien gérer, de traiter les problèmes, je m'efforce de réformer pour faire avancer les choses. Je m'efforce de préparer l'avenir, parce que la France, comme les autres pays, va entrer dans cette nouvelle période historique. Et puis l'Europe cela change aussi : on le voit avec les décisions sur l'euro ces derniers jours. Je pars des préoccupations des Français - je sais que c'est la sécurité, je sais que c'est l'emploi, je sais que c'est l'éducation, les problèmes d'immigration aussi -, et puis j'essaye d'agir, pas simplement sur des problèmes tels qu'ils se présentent, mais, si je peux, autour d'une certaine conception. C'est-à-dire que j'essaye, à la place qui est la mienne simplement, celle du Gouvernement, de dire aux Français : "mobilisez-vous, rassemblez-vous sur des valeurs qui donnent un sens au fait que nous vivions ensemble dans cette communauté." Voilà ce que je fais. Je n'ai pas l'impression de le faire avec une tête dont le volume aurait particulièrement changé."
TF1-Entre-temps, il y a eu des élections - vous les avez gagnées - c'était le mois dernier : les élections cantonales et régionales. Est-ce que vous n'avez pas eu, à un moment donné, le désir, ou peut-être le sentiment, d'agiter le spectre de l'extrême droite, de tétaniser la droite pour éviter les alliances avec l'extrême droite, et au fond de vous retrouver aujourd'hui avec une opposition qui n'a pas l'air de savoir où elle se retrouve, et finalement en dialogue en tête-à-tête avec le FN ? Est-ce que c'est une bonne tactique ?
L. JOSPIN - "Il n'y a eu aucune tactique de ce type. C'est vrai que l'attitude de la droite aujourd'hui est, disons, déconcertante. Je ne crois pas en même temps, bien heureusement, ni maintenant, ni pour l'avenir, qu'il y aura un tête-à-tête entre la gauche et l'extrême droite. Je crois que le débat autour des options du pays continuera à se poursuivre autour d'un rassemblement de gauche d'une part, et puis des forces d'opposition aujourd'hui - mais dont le statut peut un jour changer - qui représentent plutôt une vision plus conservatrice. Je suis convaincu que c'est ce qui continuera à rythmer la vie politique française. C'est vrai qu'actuellement dans l'opposition, il y a des problèmes, je l'ai dit, à la fois d'identité, de stratégie, peut-être de leadership - je parle du leadership des partis bien sûr. Mais je crois que je suis un des hommes politiques français à qui on n'a pas pu faire le reproche, au cours des 20 dernières années, d'avoir jamais essayé de jouer avec le Front national."
TF1-Vous avez fait une déclaration solennelle la veille de l'élection des présidents de conseils régionaux, le jeudi.
L. JOSPIN - "Oui, j'ai cru qu'il était de mon devoir de le faire, parce que je voyais se profiler des alliances qui se sont nouées en quelque endroits malheureusement entre la droite et l'extrême droite. Mais qui ont été, il faut le dire et le reconnaître, repoussées par l'essentiel des leaders du RPR et de l'UDF."
TF1-Et avec le recul, vous ne regrettez pas de ne pas avoir changé le mode de scrutin ?
L. JOSPIN - "Et je constate simplement que je me suis exprimé - mais également le Président de la République s'est exprimé, avec quelle force ! - sur ces sujets. Je crois que l'un et l'autre - et en tout cas moi - aurions manqué à nos responsabilités si nous ne l'avions pas fait."
TF1-Les modes de scrutin ?
L. JOSPIN - "Oui. J'ai dit, au lendemain de ma désignation au Gouvernement, après la victoire des élections législatives, que je ne voulais pas faire ce que je reprochais à la majorité d'avant, d'avoir la tentation de faire : c'est-à-dire changer le mode de scrutin quelques mois seulement, en tout cas moins d'un an avant une élection. Et j'ai dit : si vous pensez que ce mode de scrutin - qui effectivement ne permet pas d'assurer une majorité cohérente, en tout cas partout -, si vous croyez que ce mode de scrutin, nous devons le changer, alors je le ferai, mais sur la base d'un consensus. Le consensus n'a pas été possible. Je ne l'ai pas fait. Je crois qu'on ne peut pas m'en faire le reproche après. Par contre, nous en parlerons peut-être..."
TF1-Pour les européennes, vous aurez le temps de le faire...
L. JOSPIN - "Oui. En tout cas, s'il y a ce consensus. Maintenant, on me dit : il faut le faire. Alors là, puisqu'il n'y aura pas l'accusation de vouloir changer le mode de scrutin avant les élections, essayons si possible, oui, de le faire avant. Cela vaut peut-être mieux. Et puis on changera le mode de scrutin aux régionales, quand même, parce qu'on va bien revoter un jour pour les régionales. Et donc il vaut mieux donner des majorités stables aux régions."
TF1-Les européennes, c'est l'année prochaine. Il va y avoir deux listes concurrentes - PS, PC - mais sur deux lignes complètement différentes quant à l'Europe. Cela ne vous gêne pas, vous, d'avoir à faire le grand écart entre une majorité que vous êtes obligé de driver - dont vous êtes le chef en tout cas -, et ce, sous le regard d'autres partenaires, qui sont des partenaires européens, et qui peuvent se dire que tout cela est peut-être un petit peu obsolète ?
L. JOSPIN - "Je ne sais pas comment se dérouleront les élections européennes de 1999, et donc je ne sais pas quelles listes il y aura, en tout cas émanant de la majorité. Sur le vote - on y reviendra peut-être - qui s'est exprimé à propos de l'euro hier, à l'Assemblée nationale, je crois qu'il n'y avait pas de surprise. On savait que les socialistes étaient favorables à l'euro - je redirai peut-être les raisons pour lesquelles je pense que la décision qui va être prise est une décision tout à fait importante, et en plus positive - et les communistes y étaient hostiles. Bien. Donc, chacun a agi selon ses convictions, et le vote de chacun n'a pas pu surprendre. Mais je voudrais rappeler surtout une chose, c'est que ce vote qui a été émis hier - aussi important qu'il soit sur le plan symbolique - à cet égard, on a quand même eu une majorité de 334 voix qui ont voté pour, et seulement 49 qui ont voté contre."
TF1-En grande partie grâce à l'UDF. PS-UDF : est-ce qu'on peut imaginer un jour une majorité socialo-centriste qui remplacerait une majorité de gauche ?
L. JOSPIN - "Non, non, sûrement pas. Vous savez, mon objectif central ce n'est pas l'euro. Mon objectif central, c'est la France, c'est l'avenir de la France, c'est la prise en compte des intérêts des Français. L'euro, pour moi, c'est un instrument, un instrument important, un instrument de puissance - j'espère pouvoir dire pourquoi cela me paraît important, pourquoi c'est une conquête positive -, mais je ne conduis pas, au niveau du Gouvernement, la politique économique et sociale que je m'efforce de conduire avec mes ministres, je ne la conduis pas avec comme objectif central, l'euro. L'euro, cela doit être un moyen. Alors, je reviens néanmoins sur votre question : le vote d'hier n'était pas un vote de décision sur l'euro. La décision sur l'euro a été prise par les Français il y a six ans maintenant, par un référendum, donc par un vote solennel, demandé par le Président F. Mitterrand, et qui a abouti à un oui. Oui au Traité de Maastricht , et oui à l'euro.
Ce qu'il convenait de faire depuis, c'était de faire en sorte, confirmant ce vote, que la France soit qualifiée pour l'euro, c'est-à-dire qu'elle ait son économie en ordre. Et nous l'avons fait. Ce gouvernement l'a fait, prolongeant sûrement l'action de gouvernements antérieurs. Mais au moment où nous sommes arrivés, en juin, au Gouvernement, vous le savez, les comptes publics n'étaient pas en ordre, ils étaient en dérive, et donc il fallait encore faire des efforts. Donc le vote d'hier a été un vote d'expression, un vote de jugement. Bien, écoutez, chacun l'a fait selon sa conviction. Et au moins, chacun était cohérent. Et puis chacun n'a émis qu'un vote, alors qu'il y a certaines formations politiques, vous le savez, qui ont eu trois positions successives en deux jours."
TF1-Avant finalement de choisir de ne pas participer à ce vote.
L. JOSPIN - "Oui, mais je pense que c'était mieux."
TF1-En ce qui concerne l'Europe, vous avez annoncé dans Le Monde que vous alliez ratifier le Traité d'Amsterdam par raison. On a eu l'impression que d'une certaine façon, le vote d'hier sur l'euro a été un peu par défaut, peut-être défaut de grande explication devant le pays, puisqu'il n'y pas de référendum, comme le demandent les communistes par exemple. Est-ce que finalement les Français ne sont pas un peu frileux par rapport à cette Europe ? On a l'impression que la population va vous demander des comptes et que vous essayez de passer entre les gouttes.
L. JOSPIN - "Mais il n'y a plus à demander le référendum puisqu'il a eu lieu, je le rappelle, il y a six ans. C'est le peuple, solennellement, qui a exprimé son choix. La ratification du Traité d'Amsterdam, on en parlera après. Parlons un instant de l'euro. Je pense que cette décision qui va être prise dans un Sommet le samedi 2 mai, dans un peu plus de huit jours, où participeront le Président de la République, au premier chef, et le chef de gouvernement que je suis, cette décision qui va voir 11 pays sur les 15 - les autres ne le voulant pas, et la Grèce le voulant mais ne pouvant pas pour le moment - décider de constituer une monnaie commune, c'est une décision historique mais surtout c'est une décision positive. Ca va donner au rassemblement économique qui s'est fait depuis 40 ans en Europe un couronnement monétaire, et ça va nous donner un atout de puissance supplémentaire. Ca va éviter, ayant une monnaie en commun, qu'il y ait une spéculation contre les monnaies. Les agriculteurs, les éleveurs par exemple, ont vu les dévaluations italiennes qui faisaient chuter les prix, et tout d'un coup leur "piquer" les marchés, allais-je dire, et ai-je dit même, familièrement. Ou bien les dévaluations de la peseta espagnole qui pénalisaient nos pêcheurs ; ou bien si le dollar n'est pas au cours qu'il convient, il est trop bas, la vente de nos Airbus se fait alors à des prix insuffisants. Tout cela ce sont des facteurs de désorganisation. Le fait d'avoir une monnaie unique, il n'y a plus de spéculation. Et en plus, nous disposerons d'une monnaie qui sera une grande monnaie internationale face aux Etats-Unis. Donc je crois que c'est quelque chose de tout à fait positif. A une condition - je devrais dire à quatre puisqu'avec le Gouvernement que je conduis, j'avais dit : il faut quatre conditions -, mais une condition centrale qui les résume toutes : c'est que l'euro ne doit pas être un carcan. L'euro doit être un atout ou un tremplin pour plus de croissance, et notamment pour l'emploi. Donc on ne doit pas étouffer l'économie avec la monnaie, on doit mettre la monnaie au service de l'économie. Et de ce point de vue-là, je crois que les pas en avant que nous avons fait en Europe - Sommet sur l'emploi; capacité d'avoir un euro large, donc qui ne sera pas surévalué par rapport au dollar parce qu'il y a les pays du Sud ; ou bien encore Conseil de l'euro, donc existence d'un pouvoir économique et politique face à la Banque centrale - ça nous garantit mieux que la politique européenne sera en phase avec la politique qu'en tout cas moi je conduis au niveau du pays, c'est-à-dire une politique tournée vers la croissance et l'emploi, et la réduction des inégalités."
TF1-Vous avez bien compris que ma question était plus large. Il s'agissait de consulter les Français sur ce qu'ils pensaient de l'Europe à travers par exemple la ratification du Traité d'Amsterdam parce qu'ils ont peur de l'Europe.
L. JOSPIN - "La ratification du Traité d'Amsterdam se fera."
TF1-D'ici la fin de l'année ?
L. JOSPIN - "L'initiative appartient au Président de la République. Elle doit être prise sur une proposition du Premier ministre. Donc nous verrons cela ensemble, j'imagine. Si on peut le faire dans l'année, ce serait quand même mieux. En tout cas, nous aurons à poser cette question. Mais le Traité d'Amsterdam, je peux en parler maintenant, c'est un Traité qui avait été négocié, et que j'ai trouvé en arrivant, puisque j'ai participé au Sommet d'Amsterdam quelques jours à peine après ma nomination, donc je n'ai pas pu le négocier..."
TF1-Mais votre ministre, H. Védrine, l'a signé.
L. JOSPIN - "Mais bien sûr ! Il était à côté du Président de la République, et donc la parole de la France a été engagée. Mais le Président de la République sait comme moi-même, et en tous cas le Gouvernement pense, qu'il va falloir réformer les institutions de l'Europe avant d'aborder l'élargissement c'est-à-dire avant de passer à 16, à 17 ou à 18. On verra pour la ratification du Traité d'Amsterdam. De toute façon, il faudra faire évoluer les institutions de l'Europe pour qu'elles soient plus démocratiques, plus transparentes et aussi plus efficaces."
TF1-Est-ce que vous avez ce même accord avec le Président de la République sur le Sénat, dont il estime qu'il doit rejouer un rôle éminent dans ce pays, alors que vous, vous le traitez d'"anomalie". J. Lang va même plus loin puisqu'il a déclaré aujourd'hui que c'était une pièce d'archéologie constitutionnelle. C'est parce qu'il est droite que vous dites cela ?
L. JOSPIN - "Après les élections régionales et cantonales, il y a eu un débat qui a été lancé sur des éléments de réforme politique. Moi, je me suis inscrit dans le débat d'abord parce que cela a toujours été ma conviction - je l'ai dit dès 1995 - et ensuite parce que la plupart des décisions, sauf celles qui impliquent une révision de la Constitution, sont de la compétence du Gouvernement ; et que c'était, en plus, ce que j'avais annoncé dans ma déclaration de politique générale, le 21 juin je crois, à l'Assemblée nationale. Parmi les propositions que je fais et que j'ai évoquées dans une interview, dans le journal Le Monde, tout récemment, lundi, il y a la limitation - à mes yeux, qui doit être stricte - du cumul des mandats pour que les élus se consacrent sur une tâche essentielle, ne multiplient les mandats ; et une deuxième dimension qui, pour moi, est tout à fait essentielle, qui est la parité entre les femmes et les hommes. Et mon intention est de proposer au Président de la République, s'il veut bien ensuite l'accepter, une révision de la Constitution de façon à ce que ce principe de parité c'est-à-dire au fond d'égalité d'accès des femmes et des hommes à la vie publique mais aussi dans la vie économique et sociale... cette révision de la Constitution est importante parce que c'est elle qui nous autorisera ensuite à prendre des mesures par la loi ou par le règlement visant à accroître le nombre des femmes dans nos instances élues, et puis améliorer leur place aussi dans la vie économique et sociale."
TF1-Dans cette révision de la Constitution , il n'y aura pas la réforme du Sénat puisque vous savez que cela n'a pas porté chance au général de Gaulle.
L. JOSPIN - "Je ne veux pas me comparer et évoquer en analogie le général de Gaulle sur cette question. Non, donc, cumul des mandats, parité, réforme des modes de scrutin - on en a dit un mot après des régionales et à propos des européennes - et puis j'ai évoqué le Sénat. Pourquoi ? D'abord, anomalie. Qu'est-ce que c'est une anomalie ? Une anomalie, c'est, si je ne m'abuse, un écart par rapport à la norme."
TF1-Dans les démocraties occidentales modernes, avez-vous dit.
L. JOSPIN - "Effectivement, si on regarde les démocraties occidentales, je pense qu'il n'y a pas de deuxième chambre."
TF1-Il y a des Bundestag, des Bundesrat ; il y a des chambres des Lords.
L. JOSPIN - "Je ne suis pas sûr que la comparaison avec la chambre des Lords soit celle qui est le plus souhaitable en l'occurrence. Les pays qui ont une deuxième chambre importante sont des pays qui sont des pays fédéraux. Et donc on représente les Länder en Allemagne si vous voulez, ou bien les Etats comme aux Etats-Unis où il y a un Sénat tout à fait important. Mais ces chambres sont élus au suffrage universel direct. Alors que le Sénat en France, en contradiction avec ce qu'est le principe démocratique moderne, est élu au suffrage indirect. Par ailleurs, la non-réforme du mode d'élection des sénateurs fait que - les grands changements démographiques : l'urbanisation, l'exode rural - les sénateurs ne représentent pas exactement la population. Alors je crois qu'il faut réformer cela."
TF1-C'est bon qu'il y ait des contre-pouvoirs aussi, que la France des champs puisse regarder la France des villes peut-être ?
L. JOSPIN - "Comme j'ai dit que ce débat devait avoir lieu après les élections sénatoriales, qui vont avoir lieu en septembre ; et que, d'autre part, on pouvait commencer un certain nombre de réformes, moi je pense que le dialogue est possible avec le Sénat. Je dois dire, je pensais qu'il aurait lieu cet après-midi."
TF1-C'est vous qui ne vous êtes pas rendu aux questions d'actualité.
L. JOSPIN - "Effectivement, je ne m'y suis pas rendu."
TF1-Et alors, ils vous y attendaient !
L. JOSPIN - "S'ils m'y attendaient, ils m'auraient posé une question. Les sénateurs qui sont des gens courtois et qui travaillent bien - je n'ai pas mis en cause le travail parlementaire du Sénat - ce que je mets en cause, c'est le fait qu'il puisse avoir une assemblée en France élue au suffrage universel indirect, élue sans tenir compte de la répartition de la population sur le territoire national, et une chambre où jamais l'alternance ne soit possible. Ni en 81..."
TF1-Peut-être un jour ?
L. JOSPIN - "Non, pas avec ce mode de scrutin. C'est pourquoi justement il faut changer. Je pensais qu'on me poserait une question au Sénat. J'était sûr même qu'on allait m'interpeller. Je serais venu devant les sénateurs, j'y étais d'ailleurs il y a trois jours, à l'occasion de l'hommage pour M. Schumann, que j'ai assez bien connu, mais j'y serais revenu pour répondre à une question. J'aurais été content de le faire parce que, comme vous le savez, les questions d'actualité à l'Assemblée et au Sénat sont télévisées. Je m'attendais à être interpellé et je m'attendais à pouvoir développer mes arguments."
TF1-Vous l'êtes là, et à une heure de forte audience.
L. JOSPIN - "J'en suis ravi. Mais c'est parce que je n'avais pas de questions que je ne suis pas allé au Sénat cet après-midi. Mais je vais au Sénat régulièrement, d'ailleurs le Président Monory m'en fait souvent le compliment. Il me dit : vous êtes un des premiers ministres qui vient le plus souvent devant le Sénat pour répondre aux questions d'actualité. Naturellement je préfère encore quand on m'en pose."
TF1-Parlons de la Corse maintenant. Voilà quand même près de trois mois que le préfet a été assassiné. Il n'y a toujours pas de pistes sérieuses. Il y a beaucoup d'arrestations, beaucoup de gesticulations, souvent des gens relâchés très rapidement. Qu'est-ce qui se passe, pourquoi est-ce qu'on ne peut pas travailler sérieusement en Corse, y compris sur des affaires comme celles-là ?
L. JOSPIN - "Je crois, au contraire, que ceux qui nous regardent sont conscients que le Gouvernement travaille très sérieusement sur la Corse, et en opérant une rupture assez fondamentale avec le passé. Notre premier objectif c'est, effectivement, de retrouver les assassins du préfet Erignac, de les traduire devant la justice pour qu'ils soient châtiés, pour qu'ils soient sanctionnés."
TF1-Il n'y a pas de pistes pour l'instant ?
L. JOSPIN - "Nous allons poursuivre cet objectif avec obstination. Il y a des pistes. Mais nous allons poursuivre cet objectif, et nous l'atteindrons. Cette recherche des assassins du préfet Erignac s'inscrit dans une démarche beaucoup plus global à l'égard de la Corse et qui est : nous devons établir, j'hésite même à dire rétablir parce que d'une certaine façon c'est établir, le respect total, normal, de la loi républicaine en Corse. Je voudrais vous dire l'approche qui est la mienne, et que je partage entièrement avec le Ministre de l'Intérieur, mais aussi avec chacun des membres du Gouvernement. Voilà comment je formule les choses. Je ne dis pas : les Corses ne respectent pas la loi républicaine ; je dis les corses ont droit à la loi républicaine. Et l'Etat le leur doit. Ce que nous sommes en train de faire, le ministre de l'Intérieur, mais le ministre de l'Economie et des Finances - vous avez vu les enquêtes de l'inspection des finances ! - mais le ministre de l'Agriculture, mais le Garde des Sceaux, chargé de la justice, mais d'autres ministères aussi, nous sommes en train, appuyant les efforts du préfet de la Corse, le préfet Bonnet, nous sommes en train - tranquillement mais de façon déterminée - de rétablir l'application de la loi partout. Et ce que je pense, c'est que le retour à la loi sera une bonne chose pour tous les Corses, parce qu'il est évident qu'à partir du moment où des sommes qui devraient aller, par exemple à des agriculteurs qui élèvent ou qui cultivent ou qui développent une activité, où ces sommes sont détournées ou accaparées par des gens qui sont parfois très loin de l'agriculture, ça veut dire que les agriculteurs corses ne l'ont pas. Dans tous les domaines, si nous rétablissons la loi républicaine, le respect des lois, si les finances sont contrôlées, ça profitera au développement économique de la Corse, et puis ça cessera de faire peser sur les Corses une opprobre qu'ils ne méritent pas. Cette île, je la connais bien, j'y ai été souvent, je l'aime, je la respecte, et je veux donc qu'elle puisse elle-même être fière d'elle-même."
TF1-Evoquons maintenant le sort de la Nouvelle-Calédonie. Un accord important a été signé par votre Gouvernement, qui va permettre aux Néo-Calédoniens de se prononcer sur leur sort dans les 10 à 15 ans qui viennent. Est-ce que, personnellement, vous avez un souhait ? Dans l'idéal, est-ce que vous souhaiteriez que cette île reste rattachée dans le giron de la République, ou bien qu'elle devienne indépendante ?
L. JOSPIN - "Je suis dans l'organisation même du mouvement, de la transition que nous sommes en train de faire. Je n'ai pas à souhaiter, j'ai à agir. Et le Gouvernement a agi. La Nouvelle-Calédonie, c'est loin. Mais lorsqu'il s'y passe des drames, des affrontements, ça pèse sur nous, ça réveille notre mémoire coloniale qui est toujours un peu embarrassée de culpabilité. Nous étions face à un rendez-vous en 1998. Nous avions à honorer ce qui avait été fait dix ans avant par les Accords Matignon entre J.-M. Tjibaou, J. Lafleur et M. Rocard, qui était Premier ministre de l'époque, et qui a renoué les fils du dialogue. Un référendum a eu lieu, les Français se sont exprimés. Il était prévu un rendez-vous dix ans après pour poser la question de l'autodétermination, est-ce que la Nouvelle-Calédonie allait rester française ou est-ce qu'elle allait choisir la voie de l'indépendance ? J. Lafleur, personnalité caldoche, on va dire, pour employer des termes un peu imagés, député de la Nouvelle-Calédonie, a dit : si on a à voter pour ou contre, on va diviser à nouveau ; et nous avons travaillé ensemble depuis dix ans, il faut continuer dans cet esprit. Et le FLNKS, la grande coalition politique qui représente les Kanaks, a fait ce choix aussi. Simplement, quand nous sommes arrivés au Gouvernement le 1er juin, les problèmes n'avaient pas pu être réglés, notamment une question de préalable minier, de développement d'une usine au Nord pour rééquilibrer le territoire. Nous avons réglé ce préalable minier, et puis nous avons discuté pendant plusieurs semaines, le secrétaire d'Etat à l'Outre-Mer, mes collaborateurs, moi-même. Et finalement à Nouméa, le FLNKS et le RPCR sont tombés d'accord pour une solution évolutive. C'est-à-dire qu'on a choisi la paix, on a choisi la raison, et la France a montré qu'elle était capable de maîtriser le développement de ses territoires. Alors, c'est une évolution progressive vers une souveraineté, et dans 20 ans - peut-être même dès 15 ans si le Congrès du territoire le décidait - après que des transferts de compétence ayant donné plus de responsabilités à tous les Calédoniens auront été opérés, on aura à nouveau à poser une question."
TF1-Monsieur Le Premier ministre...
L. JOSPIN - "Je précise qu'il faudra naturellement, une révision de la Constitution. Et le Président de la République, qui s'est d'ailleurs exprimé sur ce sujet, aura dans cette affaire un rôle tout à fait décisif à jouer. C'est pourquoi, moi, le 4 mai, je vais aller en Nouvelle-Calédonie - vous avez dit : c'est pas la porte à côté - mais parce que je veux mettre mon paraphe sur cet accord. Je veux aussi participer à l'inauguration du Centre culturel Jean-Marie Tjibaou dont nous avons gardé la mémoire. Et je veux dire ma joie de cette évolution, et puis voir les Calédoniens aussi, travailler avec eux."
TF1-Tous les pays occidentaux profitent de la reprise économique pour réduire les déficits et baisser les impôts. La France n'a pas fait encore de vrais choix, ou en tout cas ne les a pas fait connaître. D'abord sur les déficits, sur les dépenses publiques : ça va continuer à augmenter. Là, c'est + 1,7 % en 1998 ; encore plus, 1 % en 1999. Vous allez pouvoir réussir à arrêter cette hémorragie permanente ?
L. JOSPIN - "L'évolution des dépenses publiques c'est pas l'évolution des déficits. En ce qui concerne les déficits, quand nous sommes arrivés le 1er juin, j'ai fait faire une évaluation par deux conseillers à la Cour des comptes, qui nous ont indiqué que nous n'étions pas dans le cadre du respect..."
TF1-Du critère...
L. JOSPIN - ."..du critère de 3 % pour les déficits publics. Comptés tous ensemble hein ! : l'Etat, la Sécurité sociale, les collectivités locales. Et donc nous avons dû prendre des mesures pour redresser la situation. Donc, honnêtement, par rapport à la situation que nous avons trouvée - où des efforts avaient été faits par les gouvernements précédents pour réduire les déficits -, nous avons réduit encore le déficit public, et nous avons respecté le critère. Dans le budget 1999, celui que nous allons commencer à préparer - là nous travaillons, cette année, selon le budget 1998 -, dans le budget 1999, nous allons encore réduire le déficit. Mais comme nous avons la croissance, qu'il y a donc des recettes qui rentrent, produits de l'activité plus forte, eh bien nous pourrons avoir une augmentation modérée des dépenses publiques. Donc nous allons réduire les déficits. Et puis nous allons faire en sorte que l'Etat puisse remplir ses missions. Nous sommes en train de préparer - on n'en a pas parlé, sur la réforme politique, parce que c'est pas politique directement -, une grande réforme de la justice. Alors oui, nous voulons couper le lien entre le pouvoir politique et les juges et le parquet - celui qui instruit les affaires. Mais les Français eux, c'est pas simplement cette discussion, dont les médias parlent beaucoup et qui est importante, qui les intéresse. Eux, ce qui les intéresse c'est : est-ce qu'on juge plus vite ? Est-ce qu'on juge mieux ? Est-ce qu'on motive les décisions ? Est-ce que j'ai la possibilité s'il y a eu des problèmes, de demander des explications ? C'est tous ces problèmes concrets de la justice qui les intéressent. Eh bien on a besoin de moyens pour ça."
TF1-Alors...
L. JOSPIN - "L'éducation, on a besoin de moyens. Pour le logement : le logement social. La loi contre l'exclusion : il faut des moyens. Donc nous augmentons légèrement les dépenses publiques. Nous continuons à réduire les déficits. Quant à la fiscalité, le ministre de l'Economie et des Finances, D. Strauss-Kahn, a dit qu'elle serait stabilisée, et qu'on pouvait peut-être espérer une légère baisse."
TF1-"Stabilisée" ça veut dire...
L. JOSPIN - "Ca veut dire que ça n'augmente pas."
TF1-C'est déjà quelque chose, mais...
L. JOSPIN - "C'est déjà quelque chose. Surtout que ça n'a déjà pas augmenté. Ca ne va pas augmenter dans le budget 1998."
TF1-Vous n'allez rien baisser ? Par exemple vous aviez proposé une baisse de la TVA dans votre programme. Dans votre petit Livre vert, il y avait une baisse de la TVA pour les produits de première nécessité. Vous allez pouvoir vous attacher à cette ...
L. JOSPIN - "Nous avons procédé dans le domaine du logement, de façon très limitée, à certaines baisses de TVA. D'autre part, c'est quelque chose que l'on peut envisager, mais de façon ciblée, y compris parce que tout cela doit être discuté dans le cadre européen. Dans l'année 1999, dans le budget que nous allons préparer, il va y avoir effectivement un travail sur les problèmes de fiscalité. Fiscalité locale : nous allons revoir les problèmes de la taxe d'habitation..."
TF1-Pour les plus modestes, ou pour tout le monde ?
L. JOSPIN - "D'abord dans le sens de légalité, quand même ! C'est le sens même de notre politique, et puis c'est juste. Ensuite les problèmes de la fiscalité du patrimoine, et enfin des problèmes aussi de fiscalité environnementale, écologique. Voilà les trois grands chantiers qui seront les nôtres dans ce domaine. Mais, moi, ma préoccupation dans le domaine économique, c'est de faire en sorte que la croissance économique qui revient, nous l'appuyons ; et sans l'opposer à la question des équilibres. Parce que si on veut avancer, il faut de la vitesse. La vitesse c'est la croissance. Si on veut ne pas tomber, il vaut mieux rester en équilibre. Donc, moi je n'oppose pas l'équilibre budgétaire, la réduction des déficits, et puis la recherche de la croissance. Simplement il faut bien piloter notre politique économique. Le chômage a commencé à baisser, je suis sûr que ce mouvement va se poursuivre, et..."
TF1-Vous avez un objectif pour la fin de l'année par exemple ?
L. JOSPIN - "J'avais dit, dans les mois précédents, que je pensais que le chômage baisserait dans la deuxième partie de l'année 1998. En réalité, le chômage a commencé à baisser, et je pense que ce mouvement va se poursuivre ; j'espère même, s'amplifier."
TF1-Vous pensez vraiment que les 35 heures vont accompagner cette baisse du chômage. Comme il n'y a pas d'autres expériences à l'étranger, on est obligé d'y croire, c'est tout.
L. JOSPIN - "Vous n'avez pas entendu parler de Volkswagen ? Ce n'est pas une PMI ou PME, non, dans toute la métallurgie allemande ! Les Allemands nous ont précédés dans le domaine des 35 heures. Nous faisons ces propositions, effectivement, et je constate que l'Italie va nous suivre - c'est une décision qui a été prise. Tout cela va progresser, à mon avis, dans le cadre de l'Europe. Mais, nous voulons lutter contre le chômage d'abord, par la croissance, par le développement de notre potentiel économique ; en aidant les petites et moyennes entreprises, notamment celles qui travaillent sur les nouvelles technologies, les nouveaux procédés, les nouveaux produits parce que c'est elles qui créent le maximum d'emplois, bien sûr ! Mais on sait qu'un taux de croissance de 3 %, qui est déjà sensiblement plus élevé que celui qu'on a connu dans le passé - et nous avons travaillé pour qu'il en soit ainsi - un taux de croissance de 3 % ne permet pas de faire reculer assez le chômage : d'où les emplois-jeunes; d'où la lutte pour la diminution du temps de travail, mais en fixant un cadre, et puis ensuite les entreprises négocient avec les représentants des salariés. Et si on a plus d'emplois, on aura plus de croissance. C'est donc un cercle vertueux qui peut se mettre en mouvement."
TF1-J'ai une question sur le Crédit Lyonnais. Pour accepter les aides publiques, Bruxelles demande la mise en oeuvre de plan de restructuration, et une privatisation. On peut donc se retrouver un jour avec un acheteur étranger - la Deutschebank ou quelqu'un d'autre - alors que les contribuables français, vous leur avez quand même demandé de donner plus de 150 000 milliards de francs pour renflouer le Crédit Lyonnais. Est-ce que ça vous paraît possible qu'un jour cette grande banque passe entre des mains étrangères ?
L. JOSPIN - "Je trouve que ce "vous" m'englobe un peu rapidement, honnêtement ! Mais c'est vrai que le gouvernement d'aujourd'hui a à accompagner le redressement du Lyonnais, et à régler un certain nombre de problèmes, notamment avec la Commission. Alors, disons une première chose : le Crédit Lyonnais, c'est vraiment un des plus mauvais exemples de gestion, c'est clair ! Et donc, de ce point de vue-là, les responsabilités doivent être tirées, et nous devons veiller à ce que les entreprises, publiques ou privées - mais notamment les entreprises publiques ! - soient gérées de façon plus efficace et plus respectueuse des deniers publics. C'est un premier élément. Mais le deuxième élément, c'est que, avec la nouvelle équipe qui dirige cette banque - et qui n'a pas d'ailleurs été nommée par moi, mais par les gouvernements précédents..."
TF1-Mais dont le patron est un ancien directeur de cabinet de P. Mauroy. Donc, ce n'est pas quelqu'un qui vous est tout à fait hostile !
L. JOSPIN - "Oui, c'est un Premier ministre de droite qui l'a choisi, donc il a dû penser qu'il n'y avait pas, parmi les anciens collaborateurs de P. Mauroy et les socialistes, que des gens de mauvaise qualité, semble-t-il. Eh bien, la nouvelle équipe contribue - avec les salariés du Lyonnais, et les cadres qui font des efforts - au redressement du Crédit Lyonnais. Donc le Crédit Lyonnais est en train de se redresser. Nous, au Gouvernement, nous sommes amenés à négocier avec Bruxelles, parce que des engagements ont été pris vis-à-vis du Crédit Lyonnais. Nous négocions sérieusement. Nous disons à Bruxelles : nous sommes prêts à faire des efforts. Parce que Bruxelles dit : vous n'avez pas le droit d'accorder des aides trop importantes, même celles du passé, sinon il y a des distorsions de concurrence entre les banques dans l'échelle européenne. Nous on lui dit : oui, mais ne posez pas des conditions qui risquent de menacer la viabilité du Lyonnais, parce que nous ne le laisserons pas faire. Moi, ce que je dis aux responsables de la Commission, c'est : continuons à parler sérieusement de ces dossiers, comme cela a été fait. Cherchons une issue ensemble, ne médiatisons pas trop ces problèmes, parce que ce n'est jamais bon pour une banque. Et quant à cette banque, le Crédit Lyonnais est en plein redressement. Nous veillerons en toute circonstance à sa viabilité. On peut en être assuré."
TF1-J'ai une toute dernière question à vous poser. Puisque j'ai commencé par une question sur un anniversaire, il y a un autre anniversaire. Il y a trois ans, tout juste, vous arriviez en tête du premier tour de la présidentielle. Vous pensez déjà à la future ? Vous serez candidat en 2002 ?
L. JOSPIN - "Vous voyez que je ne (inaudible, Ndlr) pas d'arriver en tête, si je me réfère à trois ans en arrière. Moi, je pense à ce que je fais. J'ai vraiment eu toujours comme conception, je l'ai eue très tôt, je pense que cela vient vraiment de l'enseignement que j'ai reçu - quand je dis l'enseignement, c'est double : c'est presque mon milieu familial et peut-être mes maîtres ensuite - j'ai toujours eu comme conception qu'il fallait fondamentalement faire pleinement ce qu'on était en train de faire. On a une mission, on a une responsabilité, on l'assume. Le reste, on ne s'en occupe pas. Et c'est toujours ainsi que j'ai fonctionné. Et donc, aujourd'hui plus que jamais, je fonctionne ainsi. Je pense qu'on a besoin de repères dans notre société. Alors, on a peut-être besoin, aussi, de responsables qui essaient de se fixer des règles et, si possible même, de les respecter."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 4 janvier 2002)