Texte intégral
Mesdames et Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Chers Amis,
Je souhaite, pour commencer, remercier ceux qui ont conçu et organisé ce colloque, à la fois d'avoir pris cette très heureuse initiative et de m'avoir proposé de clôturer vos travaux. En adressant ces remerciements, je veux, naturellement, citer le président de l'Assemblée nationale, Laurent Fabius, mais aussi Henri Nallet, Jack Lang et Jean Glavany.
Heureuse initiative, en effet, car le thème de travail que vous avez choisi, celui de l'élargissement à venir de l'Union européenne et des réformes institutionnelles en Europe, embrasse rien moins que l'orientation et l'organisation futures du continent européen.
Associer étroitement le Parlement européen et les parlements nationaux à cette oeuvre immense est un impératif politique majeur : c'est une nécessité institutionnelle autant que l'expression d'un besoin démocratique. Si la construction européenne est souvent mal comprise, voire mal aimée, c'est aussi parce que les gouvernements ne répondent pas assez au besoin d'explication qui s'exprime, dans les opinions publiques comme dans les assemblées représentatives. J'y reviendrai.
Alors, comment conclure ces débats ? La tâche est délicate, surtout lorsqu'on n'a pas pu - ce qui a malheureusement été mon cas - assister à la plus grande partie des travaux. Evitons par dessus tout, ce soir, de mettre un point final à une réflexion qui ne fait que s'engager et qui doit impérativement se poursuivre. Parce que je n'ai pas - parce que le gouvernement français n'a pas et ne prétend pas avoir - de réponses toutes faites à l'ensemble des questions qui ont été soulevées aujourd'hui, je me contenterai, pour l'essentiel, de considérations de méthode.
D'abord, je crois que nous sommes tous, ici, largement d'accord sur le diagnostic.
Les adhésions en préparation répondent à une nécessité historique. Les pays candidats sont les bienvenus dans l'Union européenne. Ils doivent savoir que nous souhaitons, sans réserve, les y accueillir. Plus de quarante ans durant, nous avons attendu leur retour dans la famille européenne. Nous ne devons plus, maintenant, perdre de temps pour les intégrer.
Mais si les adhésions sont souhaitables, si elles doivent se réaliser rapidement, en tout cas aussi rapidement que la situation économique, sociale et politique des pays candidats le leur permettra, le processus d'élargissement doit être maîtrisé.
C'est un truisme que de constater que cet élargissement est sans précédent. D'abord, par le nombre des futurs adhérents, qui crée, indubitablement, un effet de seuil. Ensuite, par la diversité des situations, qui fera de l'Union européenne, une fois l'élargissement achevé, une réalité plus hétérogène qu'elle ne l'a jamais été. On peut même se demander si, avec cet élargissement, notre Europe ne va pas changer de nature.
Cette diversité peut devenir richesse, si l'Europe sait l'organiser. Le problème naît précisément de ce que la mécanique décisionnelle de l'Union, déjà critiquée pour son opacité, est devenue, au fil du temps, de moins en moins performante. La question se pose sérieusement de savoir si, en l'état, elle saurait résister à l'élargissement. Et comment se satisfaire d'une situation où l'Union, ayant enfin atteint sa complétude, se retrouverait aussitôt frappée de paralysie ?
Personne, en tous cas pas la France, ne saurait se résigner à la dilution de cinquante ans d'acquis communautaire, à la transformation de l'Union en un simple espace de libre commerce, aux institutions impuissantes. Nous serions d'autant plus coupables que nous avons, cette fois, la prévisibilité qui nous a sans doute fait défaut lors des élargissements précédents : nous savons que dans dix ans, dans quinze ans au plus tard, l'Union comprendra un nombre d'Etats membres qui avoisinera la trentaine.
Alors, c'est notre responsabilité d'hommes politiques que de relever, sereinement, les défis auxquels nous sommes confrontés, plutôt que d'attendre qu'ils nous rattrapent.
Ces défis qui s'adressent à l'Europe en cours d'élargissement, j'en vois, pour ma part, 3 principaux :
- le défi de l'adhésion à un dessein commun et d'une ambition pour l'Europe ;
- le défi de l'efficacité des institutions ;
- enfin, le défi du renforcement de la démocratie et du principe de responsabilité dans la construction européenne.
D'abord, le défi de l'adhésion des Etats membres à un dessein commun, c'est-à-dire le défi d'une ambition pour l'Europe.
Cet élargissement soulève, sans doute pour la première fois, la question des limites de la construction européenne.
Limites géographiques, d'abord : c'est la question des frontières de l'Europe. Ce n'était pas l'objet central de ce colloque, mais je crois qu'il nous faut réfléchir, tous ensemble, à ce que seront les limites de la construction européenne vers l'Est et vers le Sud-Est du continent.
Limites fonctionnelles aussi : l'élargissement en cours nous fait obligation de nous interroger sur l'avenir des actuelles politiques communes et sur leur pertinence ; il nous impose aussi de mieux préciser ce que doit être l'ambition d'un tel ensemble et son rôle dans le concert mondial.
S'agissant des actuelles politiques communes, rassurez-vous, mon propos ne portera pas sur les délicates négociations engagées dans le cadre de ce qu'on appelle l'Agenda 2000.
Je remarque néanmoins, en passant, que la politique agricole commune et la politique structurelle, qui absorbent l'essentiel des crédits communautaires, ne sont peut-être pas aussi démodées que certains voudraient nous le faire croire, dès lors que l'on veut bien se donner la peine d'observer les caractéristiques des pays candidats.
Plus déterminant me paraît le débat sur la meilleure répartition des tâches entre l'échelon européen et l'échelon national (et, dans les Etats fédéraux, l'échelon régional) : c'est toute la question de la subsidiarité, qui se trouvera, inévitablement, relancée dans la perspective de l'élargissement.
Dans une Europe à 25 ou à 30, il faudra en effet des mécanismes fédérateurs puissants, pour compenser l'effet de nombre et l'hétérogénéité naturelle des parties prenantes. D'un autre côté, plus vaste sera le territoire, et plus l'idée même d'une Europe centralisatrice à l'excès deviendra insupportable.
Alors, la réponse réside bien dans le principe de subsidiarité, ou plutôt dans son application intelligente. Gardons-nous d'une approche mécanique, qui chercherait à dresser la liste des compétences de l'Union et la liste des compétences des Etats : nous savons bien que, telle que s'est bâtie l'Europe, la plupart des compétences sont et demeureront partagées. Gardons-nous aussi, au nom du principe de proximité, de défaire l'ouvrage tissé au cours des 50 dernières années.
Adoptons plutôt une attitude pragmatique, en nous fondant, pour mettre en oeuvre le principe de subsidiarité, sur deux éléments :
- la souplesse, parce que nous savons bien que, dans la grande Europe de demain, les politiques nouvelles naîtront plus de principes communs, de reconnaissances mutuelles, d'approches en réseaux, que de règles uniformes : je pense, par exemple, à tout ce qui touche aux savoirs, à la formation, aux échanges d'étudiants, à l'Université européenne future que nous voulons et dont les ministres de l'éducation et de la recherche de l'Italie, de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne, viennent de jeter les fondements à la Sorbonne, autour de Claude Allègre ;
- deuxième critère fondamental pour une saine application du principe de subsidiarité : l'ambition, car l'Europe n'a pas été créée, et ne connaîtra jamais aucun progrès à l'avenir, en partant d'une approche notariale ou comptable ; si la subsidiarité consiste à faire, au niveau de l'Union, ce que les Etats membres, individuellement, ne feraient pas aussi bien, encore faut-il avoir l'ambition de faire de l'Union une réalité puissante.
Qui peut ainsi croire - même si la rigueur budgétaire est un impératif absolu - qu'une Union dotée d'une monnaie commune et aspirant à jouer un rôle dans les affaires du monde, pourra durablement se contenter d'un budget dépassant à peine 1 % de son PNB ? La rigueur financière s'impose, à court terme, à l'Union européenne. Elle vaut pour ce que l'on appelle le "paquet Santer", c'est-à-dire pour les années 2000-2006. Au-delà, la problématique du budget communautaire devra, j'en ai la conviction, être pensée en termes radicalement nouveaux.
Mais c'est évidemment dans le domaine de la politique extérieure et de la défense que demeurent les incertitudes les plus lourdes.
L'Europe aura demain la deuxième monnaie de la planète, peut-être la plus puissante. Mais aura-t-elle la volonté d'exister dans le concert mondial ?
Cette question, nous avons préféré éviter de nous la poser pendant plus de quarante ans. Nous ne pouvons plus maintenant rester dans l'implicite.
Voulons-nous, tous, que la politique étrangère commune commence enfin à ressembler à une véritable politique étrangère ? Sommes-nous prêts, pour cela, à nommer au poste de "Monsieur PESC" un homme politique d'une envergure suffisante pour s'exprimer de façon crédible et forte au nom de l'Union ?
Voulons-nous vraiment bâtir, fût-ce sous la forme d'un pilier européen au sein de l'Alliance, une identité européenne de sécurité et de défense, et sommes-nous capables de considérer que les intérêts politiques de l'Europe ne recoupent pas toujours, automatiquement, systématiquement, ceux de son grand allié, les Etats-Unis ?
Au demeurant, ce qui vaut pour la sécurité et la défense vaut aussi, plus généralement, pour l'ensemble des relations extérieures de l'Union : nous ne pouvons pas, vous le savez, nous résigner à une vision du monde qui ferait de l'Europe et des Etats-Unis, de part et d'autre de l'Atlantique, le simple prolongement l'un de l'autre.
Cela étant dit, je reconnais aussitôt qu'on peut parfois avoir quelques doutes sur les réponses à ces questions, lorsqu'on en débat avec les Etats membres actuels, qu'ils soient récents adhérents ou plus anciennement intégrés. On peut aussi s'étonner de voir, dans les pays candidats, régulièrement mis en avant le concept d'"intégration euro-atlantique", comme si l'intégration dans l'Union européenne et l'adhésion à l'OTAN relevaient du même processus et répondaient exactement à la même ambition politique.
Pour ma part, je continue de penser, en m'inspirant des concepts forgés, au siècle dernier, par Jules Michelet en référence à l'histoire de la nation française, que l'Europe résultera essentiellement de la vision commune d'un destin commun. Et, de cette Europe-là, l'ambition diplomatique et les préoccupations de sécurité ne sauraient être absentes.
Encore faut-il que le schéma institutionnel de l'Union soit à la hauteur. C'est là le second grand défi auquel nous confronte l'élargissement.
Ce défi, c'est donc celui de l'efficacité des institutions.
Un mot, d'abord, à cet égard, sur une formule qui pourrait prêter - et à dire vrai qui a prêté - à malentendu : celle du "préalable institutionnel" que nous avons, avec d'autres, posé à l'élargissement.
Qu'on ne se trompe pas sur son sens. Il résulte du constat des difficultés croissantes que connaît le fonctionnement actuel des Institutions. Il marque la volonté d'y introduire un minimum de correctifs. Mais il ne constitue en rien, je vous rassure, une occasion de retarder l'élargissement ou une façon de mettre les pays candidats devant le fait accompli.
Aussi bien, nous savons tous qu'il faudra, pour pouvoir signer les prochains traités d'adhésion, nous être mis d'accord sur le nombre de membres de la Commission et sur la pondération des voix au sein du Conseil. Alors, prenons nos responsabilités et soyons conscients que, cette fois, il ne suffira pas d'ajouter les chiffres des nouveaux adhérents à ceux des anciens.
Nous ne pouvons, en effet, nous satisfaire du statu quo dans les trois domaines où il n'y a pas eu d'accord à Amsterdam. Et nous ne pourrons pas davantage reprendre ces questions dans les mêmes termes et selon les mêmes méthodes que ceux qui ont débouché sur l'échec d'Amsterdam.
Là encore, nous croyons aux vertus du pragmatisme et nous ne viendrons pas à la table de négociation avec des solutions toutes faites.
Mais nous voulons que des réponses soient apportées aux problèmes qui se posent.
Du côté de la Commission, nous savons bien que l'Union ne pourra pas fonctionner avec un collège compris entre 20 et 30 membres. La Commission ne pourrait plus alors jouer son rôle, prise qu'elle serait dans ses contradictions. Or ce rôle, celui d'un aiguillon permanent à l'intégration, est, nous le savons, crucial.
On m'objectera que les gouvernements nationaux comportent souvent bien plus de membres que le collège des Commissaires. C'est vrai, mais les gouvernements de nos Etats ne sont pas composés de multiples nationalités et sont, en général, cimentés par une dynamique politique - gouvernement de législature, monocolore, ou gouvernement de coalition - qui en fait la cohésion. Et dans nos gouvernements, une autorité forte du Premier ministre s'exerce sur ses ministres. J'ajoute que l'expérience actuelle d'un gouvernement restreint, en France, démontre à contrario les défauts des compositions pléthoriques auxquelles nous avons été habitués dans le passé.
Il est donc heureux, pour en revenir à la Commission, que le Traité d'Amsterdam ait sensiblement renforcé les pouvoirs de son président, notamment dans la désignation des commissaires. Il reste que nous ne pourrons pas durablement fonctionner avec une Commission où, du fait de l'égalité de ses membres, se juxtaposent une vingtaine de baronnies indépendantes. Il nous faut donc aujourd'hui sérieusement réfléchir à une nouvelle organisation où, à côté d'une douzaine de commissaires, titulaires de vastes portefeuilles, existeraient, comme dans nos gouvernements nationaux, des "commissaires délégués" ou "commissaires adjoints", plus spécialisés.
Mais l'efficacité des institutions, ce n'est pas seulement la capacité de la Commission d'exercer son rôle de gardienne du Droit, son rôle de proposition, son rôle d'exécution. C'est aussi la capacité du Conseil à prendre des décisions. Et qui peut sérieusement soutenir que, dans une Communauté à 25 ou 30 membres, de larges pans de l'activité de l'Union peuvent encore être régis par des décisions prises à l'unanimité ?
Le vote à la majorité qualifiée, nous le savons bien, ce n'est jamais, dans l'Union, un vote-couperet, un acte de minorisation qui léserait des intérêts fondamentaux de tel ou tel Etat membre. Mais c'est une formidable incitation à la négociation et à la recherche de compromis. Cette modalité de vote doit, selon nous, devenir la règle.
Sans doute ne pourra-t-on pas, dans le domaine de la PESC ou dans les affaires intérieures et de justice, aller, dans les années à venir, beaucoup plus loin que les avancées, déjà significatives, réalisées à Amsterdam. Mais dans le pilier communautaire, près de 50 ans après le lancement de la première intégration, l'unanimité doit quasiment disparaître. Il n'y a pas, il ne doit pas y avoir, à mon sens, de sujet tabou : ni la fiscalité, ni le chapitre social, ni les ressources propres, ni les fonds structurels, ni l'industrie, ni la culture ...
Dans ce contexte-là, je suis sûr aussi qu'il sera plus facile de faire comprendre à tous que, dans une Union comptant un beaucoup plus grand nombre d'Etats membres - dont une majorité ayant une population inférieure ou égale à 10 millions d'habitants - une légère correction de la pondération des voix pourrait aider les plus grands Etats membres - qui sont aussi les plus gros contributeurs - à s'assurer qu'ils ne seront pas, ensemble, mis en minorité.
Voilà sur quels points nous demandons que les débats d'Amsterdam soient rouverts. Certains pourraient considérer que c'est bien peu. Mais on touche pourtant là à l'essentiel pour la survie de l'Union. Encore pourra-t-on m'objecter qu'il faudra, pour y parvenir, que quelques progrès aient, pour commencer, été faits dans la voie d'une ratification d'Amsterdam. Je vous le concède. Je pense que le calendrier, pour ce qui concerne la France, devrait être précisé dans les prochains jours. Mon sentiment personnel est sans ambiguïté, et Laurent Fabius le connaît : le plus tôt sera le mieux.
Mais, à côté de cette indispensable réforme des Institutions, beaucoup résidera aussi dans notre capacité à mieux faire fonctionner ce qui existe (ou ce qui existera bientôt, après l'entrée en vigueur du Traité d'Amsterdam).
Je ne dirai qu'un mot du Parlement et de la Cour de Justice, deux des Institutions au caractère fédéral le plus marqué. Les pouvoirs de ces deux Institutions seront significativement confortés par Amsterdam. Le Parlement européen verra la co-décision législative devenir quasiment la règle, et cette procédure sera mieux équilibrée en sa faveur.
Quant à la Cour, elle deviendra, plus encore que par le passé, l'organe de l'"Etat de droit" dans l'Union européenne, du fait de la communautarisation de la libre-circulation, de l'asile et de l'immigration, du fait aussi des nouvelles possibilités de saisine dans le domaine des droits fondamentaux et de la subsidiarité. Laissons donc ces évolutions se produire.
Il faudra plus de volontarisme à l'égard des autres institutions.
Ainsi, le plus grand soin devra être accordé, en 1999, au renouvellement des membres de la Commission. La France attache aussi, je l'ai dit, le plus grand prix au choix de la personnalité qui devra exercer, pour la première fois, la tâche de Haut-Représentant pour la PESC.
Mais c'est surtout du côté du Conseil qu'il conviendra de faire porter l'effort. La France a pris l'initiative de demander une évaluation de toutes les propositions qui ont déjà été formulées pour améliorer le fonctionnement pratique des Conseils des ministres et, en particulier, du Conseil Affaires générales, qui réunit les ministres des Affaires étrangères et des Affaires européennes.
Cela suffira-t-il ? Le Conseil Affaires générales saura-t-il, sous l'autorité du Conseil européen, retrouver son rôle de coordonnateur de l'ensemble des activités du Conseil ? Ou bien faudra-t-il, à terme, sans toucher aux traités, penser à un dédoublement, avec d'un côté, un Conseil plutôt centré sur la PESC, et de l'autre, un Conseil des Affaires européennes générales qui jouerait pleinement son rôle de coordination, en se réunissant plus souvent à Bruxelles ?
J'ajouterai un mot à propos du Conseil de l'euro, qui se réunit pour la première fois, heureuse coïncidence, aujourd'hui même. De sa capacité à s'affirmer et à progresser dans la voie d'une coordination effective des politiques économiques, des politiques budgétaires, des politiques fiscales des pays participant à la zone euro, de sa capacité à peser, non seulement à côté de cet organe de nature fédérale que sera - qu'est déjà, dès aujourd'hui - la Banque centrale, mais aussi de sa capacité à exister, en symbiose avec le Conseil Ecofin, sous l'autorité du Conseil européen, de tout cela dépendra très largement l'avenir de l'Union. C'est aussi dans cette instance que se forgera la capacité de la zone euro à exprimer, dans le concert mondial, la nouvelle puissance monétaire et économique de l'Europe. Alors, les puristes reprocheront sans doute au Conseil de l'euro, qui sa nature informelle, qui son caractère intergouvernemental. De son succès, de l'exemple qu'il donnera, dépendra pourtant la possibilité d'avancer demain dans une voie indispensable dans une Union plus vaste : celle des coopérations renforcées.
Un mot sur ce point, parce que je ne veux pas être trop long, même s'il s'agit d'un sujet fondamental : les coopérations renforcées, ce n'est ni "l'Europe à la carte", où chacun prend dans l'Europe ce qui l'intéresse, ni "le noyau dur" où un petit groupe de pays s'érige en directoire. C'est simplement la constatation que, dans une Europe de plus en plus vaste, un tout petit nombre de pays ne doit pas pouvoir durablement empêcher tous les autres d'avancer. Ce n'est ni une entorse au principe de solidarité qui régit l'Union, ni une manoeuvre des anciens Etats membres contre les nouveaux : c'est, dans une Europe à 20 ou 30, une nécessité quasiment biologique.
J'en viens maintenant au troisième défi : celui du renforcement de la démocratie et du "principe de responsabilité" dans la construction européenne.
Qu'il s'agisse de l'ambition politique qui doit inspirer l'Union européenne ou de la manière de rendre plus efficaces ses Institutions, tout nous ramène à cela : quelle doit être la meilleure articulation entre les citoyens, la souveraineté des Etats membres et l'organisation du pouvoir au niveau de l'Union européenne ?
Ce problème, nous le connaissons bien.
A Quinze, nous vivons déjà le problème de l'identité et de la légitimité du pouvoir en Europe.
Qui dirige l'Union ? En qui s'incarne, physiquement, ce pouvoir ? Où est le contrôle démocratique réel ? Qui rend compte, et à qui ? En un mot, où réside ce que les Anglais appellent l'"accountability" et qu'on peut imparfaitement traduire par "principe de responsabilité" ?
A 25 ou 30 Etats membres, parce que la distance sera plus grande, parce que le système deviendra, par nature, plus complexe, l'exigence citoyenne de proximité, d'une part, l'exigence d'intelligibilité de l'autre, iront croissant.
Là encore, je n'ai pas de réponse toute prête à formuler. Cette réponse dépendra, au demeurant, de l'arbitrage que devront nécessairement faire nos opinions publiques entre la prégnance du cadre identitaire national, d'un côté, l'exigence de transparence et de représentativité du pouvoir en Europe, de l'autre. Ce qui est sûr, c'est les systèmes autocratiques se fondent sur la distance entretenue avec le peuple et sur le mystère du pouvoir. Les systèmes démocratiques, eux, ne le peuvent pas !
Or, ce que nous visons à construire ressemble fort à la quadrature du cercle : c'est une sorte d'empire - au sens où on l'entendait des grands empires pluriethniques qui existaient jusqu'au début de ce siècle - un empire parmi les plus divers qui ait jamais été conçu, pour ce qui est du nombre des nations concernées et de l'ancienneté de leur histoire ; mais un empire d'un type nouveau, non pas centralisé autour de la personne d'un monarque autocrate, ou basé sur une nationalité dominante, mais fondé sur le pouvoir du peuple, des peuples souverains, et sur le respect de l'identité de chacun.
Si le problème est relativement aisé à formuler, les réponses le sont moins, tout simplement parce que nous sommes au coeur de la contradiction fondamentale de la construction européenne, qui fait et qui fera durablement coexister un grand nombre de vieilles nations, légitimement attachées à leur identité, je l'ai dit, et de vastes domaines de souveraineté partagée.
A défaut de réponse, peut-on au moins esquisser quelques pistes ?
Parmi celles-ci, l'une, qui se situe hors du champ institutionnel stricto sensu, et qui consisterait à retremper le "pacte fondateur" entre l'Union et les différents peuples qui la constituent, par l'adoption d'une Déclaration des Droits politiques et sociaux du citoyen européen, dans laquelle chacun pourrait se reconnaître. Cela relève largement de l'ordre du symbole, mais la symbolique, dans la constitution des collectivités humaines, a toute sa part. Pourquoi ne pas imaginer que le prochain Parlement européen, expression du suffrage universel, s'attache à élaborer une déclaration solennelle de ce type ?
Plus originale et plus forte encore est la proposition, récemment formulée par la fondation "Notre Europe" que préside Jacques Delors, selon laquelle chacune des grandes formations politiques concourant aux élections pour le Parlement européen, désignerait en son sein un candidat à la présidence de la Commission.
On voit bien ce que cette proposition a, au sens premier du terme, de révolutionnaire. On voit aussi les objections qu'elle peut aussitôt susciter : caractère prématuré, risque de dérive partisane, menace de déséquilibre entre la Commission et le Parlement, d'un côté, le Conseil européen, expression des nations et des gouvernements, de l'autre. Ces objections sont sérieuses et méritent d'être examinées. Mais la proposition elle-même le mérite tout autant, parce qu'elle offre une réponse pragmatique - qu'on peut naturellement contester - au déficit d'expression populaire, au manque d'identification du pouvoir en Europe. C'est aux formations politiques européennes que cette proposition s'adresse. Je suis sûr qu'elles sauront s'en saisir. Mais on ne peut, en tout cas, plaider pour que l'Europe soit plus politique et, du même mouvement, balayer du revers de la main une telle suggestion.
Il n'est que temps, maintenant, de conclure.
J'ai peu parlé, me direz-vous, de l'élargissement en tant que tel. C'est que, au fond, pour nous tous, cet élargissement est déjà acquis, même s'il faut en poser avec rigueur les termes et prendre le temps nécessaire à sa réussite. D'ailleurs, peut-être connaîtrons-nous encore des tensions, quand nous approcherons de la conclusion des négociations d'adhésion et qu'il faudra trancher, sur une date, sur tel ou tel aspect sectoriel. Et sans doute reste-t-il encore du chemin à parcourir, dans les pays candidats, pour intégrer pleinement l'ensemble des disciplines communautaires.
Mais le problème, aujourd'hui, n'est pas d'organiser le processus d'élargissement. Peu ou prou, il l'est. La gageure, c'est de penser et d'organiser l'Europe d'après l'élargissement, l'Europe à 25 ou 30 Etats membres.
Comment, avec un tel nombre, organiser ce que Jacques Delors appelle une "Fédération d'Etats-nations" ? Le débat reste ouvert. Je me suis contenté d'en souligner les principaux défis.
Je résumerai, pour finir, les éléments de méthode qui me paraissent fondamentaux.
D'abord, être pragmatiques : loin de tout modèle, loin des idées toutes faites, il nous faut inventer quelque chose d'inédit, qui concilie l'efficacité de la construction européenne et la diversité de chacun des Etats participants.
Ensuite, donner du sens à ce que nous faisons : l'Europe, jusqu'ici, s'est un peu faite d'elle-même, comme l'Italie du Risorgimento. Il nous faut être conscients que nous devons désormais mieux associer les peuples à ce que nous accomplissons, donner à la fois une orientation et une explication à la construction de l'Europe.
Enfin, un dessein commun doit à nouveau nous inspirer. Nous ne ferons l'Europe que si nous nous sentons, collectivement, dépositaires de son Histoire et porteurs de son avenir. Ce projet d'avenir, c'est la préservation du modèle politique, économique et social de l'Europe, tel qu'il s'est bâti notamment au cours du dernier demi-siècle. Dans un continent dévasté par la guerre, où la seule lueur d'espoir résidait dans les subsides du Plan Marshall, c'est cela qu'ont voulu les pères fondateurs : affirmer l'autonomie du modèle européen de civilisation et faire mentir la trop fameuse phrase de Paul Valéry, en luttant pour que l'Europe ne se résigne pas à être ce qu'elle est géographiquement, "un petit cap du continent asiatique".
Au moment où l'autre Europe, celle qui avait été séparée du destin du continent par le rideau de fer, s'apprête à nous rejoindre, au moment où le monde connaît une formidable - autant que redoutable - ère de globalisation, cette ambition n'a rien perdu de son actualité./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 septembre 2001)