Entretien de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, avec Europe 1 à l'émission "Le Grand Rendez Vous" le 18 avril 2004, sur les questions de politique étrangère liées notamment à la mise en oeuvre de la feuille de route au Proche-Orient, au terrorisme, à la situation en Irak, aux relations franco-américaines, à la construction européenne et à la perspective d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Le Grand Rendez-vous - Europe 1

Texte intégral

Q - Je vous remercie d'avoir maintenu votre présence au Grand rendez-vous d'Europe 1, promise depuis le mois de février, vous étiez alors Commissaire européen, et d'avoir gardé le silence. A peine arrivé au Quai d'Orsay, venant de la Commission européenne, où vous avez passé presque cinq ans, vous êtes à votre tour sollicité, j'ai envie, de dire happé, harcelé par les conflits et les menaces de toutes parts. Est-ce que le rythme de vie, est-ce que le sens des choses change déjà pour vous ?
R - Oui, le rythme de vie change, il faut aller plus loin, il faut aller en Afrique, il faut aller en Asie, en Haïti, en Amérique. Mais naturellement aussi être présent dans le contexte européen. J'étais hier et avant-hier avec mes 24 collègues ministres de Affaires étrangères de l'Union européenne ; c'est aussi le cadre, de plus en plus fort, de plus en plus puissant, de notre action extérieure.
Q - Mais l'Europe n'est plus seulement le cadre et l'enjeu pour le ministre des Affaires étrangères. Certes, il y a l'Europe, cette Europe qui est aujourd'hui mal vue, accusée de porter toutes nos plaies, mais l'enjeu c'est le monde en état de violence ininterrompue. Par quoi commencez-vous puisque tout est lié ?
R - Tout est lié, en effet. D'abord, j'ai envie que la France reste solidaire, comme elle l'a été avec tant d'efficacité et de force sous l'autorité de Jacques Chirac et avec Dominique de Villepin pendant les deux dernières années. Une diplomatie de l'urgence, une diplomatie de l'initiative, être utiles partout où nous le pouvons pour résoudre des crises ou des conflits.
Q - Après-coup, ou en les prévenant quelquefois ?
R - Et en les prévenant comme nous l'avons fait en Côte d'Ivoire, à Madagascar, au Soudan. Partout où l'on peut être utile, où la France a quelque chose à faire, avec d'autres. Et puis, naturellement, il faut une France européenne pour rester en tête de ce projet que nous avons voulu depuis 50 ans, parce que c'est notre intérêt, et en même temps prendre un peu de temps, je le prendrai avec Claudie Haigneré, pour expliquer ces enjeux européens aux Français, pour dialoguer avec eux, puisque ce projet intéresse et inquiète à la fois. Et puis enfin, il faut une France responsable, qui participe avec d'autres, en Europe et dans le monde, à une nouvelle organisation du monde. Le monde est en désordre, vous l'avez dit vous-même. Mettre de l'ordre dans le monde, entre plusieurs puissances, pas seulement une seule superpuissance, mais avec d'autres puissances qui émergent.
Q - N'est-ce pas un peu prétentieux pour la France de vouloir mettre de l'ordre ?
R - J'ai dit participer avec d'autres, et notamment, puisque, elle seule, n'est pas assez grande ni assez puissante, participer, dans le cadre européen, à l'émergence d'une puissance européenne qui soit un acteur global. Mais il y en a d'autres : au sud, ne l'oublions pas, le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Inde, la Chine, avec lesquels nous devons dialoguer.
Q - Vous avez dit "la France est solidaire". Qu'est-ce que ça veut dire être solidaire ? Quel est le style de Michel Barnier en matière de politique étrangère ?
R - D'abord, permettez-moi de vous dire que, s'agissant de la politique étrangère - votre question me donne le sentiment que vous l'avez une seconde oubliée - sous la Ve République, c'est le président de la République qui fixe la ligne, les orientations, les grandes options, qui fait les grands choix. Et donc mon style est sans doute un peu différent de celui de Dominique de Villepin, - les hommes sont différents, même si nous sommes amis, nos tempéraments sont différents -, mais la ligne politique restera la même. Elle est fixée par Jacques Chirac et c'est ainsi que les choses se passent. Vous me permettrez d'ailleurs de vous dire, à propos de Jacques Chirac, puisque je suis à nouveau son ministre depuis quelques jours, que je trouve que c'est une formidable chance que nous avons en France d'avoir à notre tête un président de la République qui ait autant d'expérience, d'expertise, de connaissance des hommes et des régions. Peut-être d'ailleurs certains de nos alliés auraient-ils bien fait de mieux écouter les recommandations de Jacques Chirac.
Q - Vous voulez dire que vous le redécouvrez ?
R - Non, je ne le redécouvre pas, mais dans ce poste qui est nouveau pour moi, - hier encore je me trouvais avec mes collègues ministres des Affaires étrangères -, je peux dire à ceux qui nous écoutent que c'est une chance d'avoir comme président de la République un homme qui a cette expérience.
Q - Est-ce que vous imaginez que ceux qui nous écoutent pensent que le nouveau ministre des Affaires étrangères dirait que c'est une malchance d'avoir Jacques Chirac comme président de la République ? Non. Vous êtes dans votre rôle aussi. Mais il y a une part de sincérité.
R - Je le dis parce que je le pense et parce qu'à une époque où on désespère quelquefois de la politique, où on pense que les politiques ne sont plus la solution, je pense que l'expérience, l'expertise, la connaissance qu'a Jacques Chirac du monde et des gens du monde entier est une chance pour notre pays.
Q - Maintenant on voit les problèmes eux-mêmes. Israël a abattu le chef du Hamas, le deuxième en moins d'un mois, Abdelaziz Al-Rantissi. Violence contre violence. La France comprend-elle ou condamne-t-elle ?
R - La France condamne l'assassinat de M. Al-Rantissi, comme elle condamne tout ce qu'on appelle ces exécutions extrajudiciaires. Quel que soit le souci qu'à un pays comme Israël de se défendre, et je peux le comprendre, ce ne doit pas être contre le droit international. Et cette violence là, nous la condamnons, comme nous condamnons tous ces actes épouvantables commis dans l'autre sens, que sont les attentats-suicide qui frappent indistinctement les hommes, les femmes et les enfants.
Q - Justement, Ariel Sharon et son armée éliminent les chefs du Hamas qui promettaient un bain de sang en Israël à partir de jeunes kamikazes palestiniens. Ne considérez-vous pas que c'est de la légitime défense, comme on le dit quelquefois ?
R - Pas s'il s'agit d'ignorer ou d'effacer le droit international. Personne n'a le droit pour se défendre, de passer par-dessus le droit international. Mais je voudrais ajouter un mot, si vous le permettez, par rapport à cette spirale de violence, de terreur, de sang, de mort, dans les deux sens. Il faut mettre un terme à cela, et le seul moyen, c'est que tous ceux qui peuvent jouer un rôle, l'Europe, les États-Unis, les Nations unies, la Russie, les pays de cette région, fassent pression pour que l'on remette Israël et l'Autorité palestinienne autour d'une table. Nous avons un objectif, je le dis et je le répète à ceux qui nous écoutent. Cet objectif est clair : deux États qui vivent côte à côte, de manière pacifique et dans la sécurité, un État palestinien viable, économiquement et politiquement, et un État d'Israël qui vit aussi dans la sécurité. Et je veux dire que la France restera intransigeante, s'agissant de la sécurité. Nous avons l'objectif et nous avons un plan pour y parvenir. Ce plan, c'est ce qu'on appelle la Feuille de route. Elle a été établie par quatre partenaires : la Russie, l'Union européenne, les Nations unies et les États-Unis. Sous l'impulsion d'un homme, que je vais d'ailleurs rencontrer jeudi, M. Moratinos, le nouveau ministre espagnol des Affaires étrangères, qui a imaginé ce plan lorsqu'il était représentant de l'Union européenne au Proche-Orient. Donc, nous avons l'objectif, nous avons le plan avec cette Feuille de route, et il faut le respecter. Au coeur de ce plan, il y a une méthode à laquelle nous devons nous cramponner : celle de la concertation. Il n'y a pas d'alternative à ce plan et cette Feuille de route, sauf le chaos. Il n'y a pas alternative à cette méthode qu'est la concertation sauf la violence.
Q - Rassurez-vous, il est possible que les propos que vous tenez soient entendus outre-atlantique et en Israël, parce que M. Sharon et M. Bush, quand ils se sont vus il y a quelques jours, ont réglé entre eux les problèmes du Proche-Orient, sans nous.
R - J'espère bien que ce que je dis sera entendu en Israël, du côté de l'Autorité palestinienne et aux États-Unis, en effet.
Q - Justement, ce qu'il y a d'étonnant, c'est que vous dîtes "il y a une Feuille de route, il y a un plan", et en même temps, l'Europe et la France condamnent le retrait israélien complet du territoire de Gaza, le retrait d'Israël d'un certain nombre de villes de Cisjordanie, comme s'il ne s'agissait pas d'une avancée vers une négociation.
R - Nous ne condamnons pas ce retrait, il est un élément utile de la Feuille de route. Mais nous voulons nous assurer, et nous ne sommes pas sûrs de cela, qu'il s'agit bien d'un élément en cohérence avec les autres et que, pour mettre un oeuvre ce retrait - je dirai un mot des conditions de réussites de ce retrait - on n'oublie pas la méthode, qui nous paraît avoir été un peu oubliée, et même complètement oubliée à Washington, qui est celle du respect et de l'écoute que l'on doit aux Palestiniens. On ne fera pas la paix dans cette région seulement entre Israéliens et Américains. Il faut le faire avec les Palestiniens, et avec le concours de tous les autres que j'ai cités et qui ont approuvé ce plan à travers la Feuille de route. Je vais dire un mot de ce retrait de Gaza.
Q - En quoi est-il dangereux, puisqu'on le condamne ?
R - Moi je n'ai pas dit qu'il était dangereux.
Q - Le président de la République, on pourrait le citer, n'est pas chaud.
R - Le président de la République a dit que c'était un précédent dangereux, s'il consiste à abandonner la méthode de la concertation et si on considérait ce retrait pour solde de tout compte. Ce n'est pas cela la Feuille de route.
Q - Mais les Israéliens disent enfin les Palestiniens vont peut-être ouvrir une négociation. Pour le moment, il n'y a pas de négociations. Vous dites que l'on doit y aller mais il n'y en a pas.
R - Naturellement, mais il faut commencer par respecter et écouter l'Autorité palestinienne. Je voudrais dire un mot des conditions dans lesquelles on pourrait réussir ce premier élément qu'est le retrait de Gaza. A quel moment ce retrait se fera-t-il ? Dans quelles conditions ? Quelles sont les dispositions que l'on prendra pour rendre la bande de Gaza viable ? Il faudra bien qu'il y ait un lien économique et humain avec la Cisjordanie. Il faudra pouvoir y accéder depuis l'Égypte. Il y a la question des permis de travail avec Israël. Nous allons écouter les explications du gouvernement israélien mais nous allons vérifier que toutes ces questions sont posées et que l'on y apporte des réponses. Mais le fond de ma réflexion, le fond de ma conviction, c'est que cela ne peut être qu'un élément dans une Feuille de route qui a été l'objet d'un agrément, j'allais dire d'une co-responsabilité de quatre grands partenaires. Je pense qu'à Washington comme à Tel Aviv, on aurait tort de considérer que le Quartet qui a voulu cette Feuille de route, se transformerait en une sorte de solo ou de duo.
Q - M. Barnier, toute cette région est plus que jamais dans une situation menaçante et explosive. En plus, elle exporte cette violence qu'elle porte en elle. Est-ce qu'au Quai d'Orsay, où vous êtes maintenant, vous croyez vous aussi, comme on l'entend quelquefois, qu'un grand acte terroriste ou une série d'attentats sont en préparation ?
R - De quoi se nourrit le terrorisme partout ?
Q - Non, mais là, est-ce qu'il y a une menace ? Par exemple, M. Aznar avant de partir de Madrid disait il y a des menaces d'actes de terrorisme même aux États-Unis ?
R - Comment contester qu'il y ait une menace partout ? Les États-Unis ont été frappés en plein coeur alors qu'ils n'imaginaient jamais que cela puisse être le cas à Washington ou à New York. Il y a quelques jours, la démocratie espagnole, c'est-à-dire la démocratie européenne, a été frappée en plein coeur à Madrid. Nous pouvons tous être frappés. Personne n'est à l'abri de ces actes terroristes que nous devons combattre.
Q - Mais depuis que vous êtes en poste au Quai d'Orsay vous sentez la menace encore plus que quand vous étiez à Bruxelles avec les Commissaires européens ? Elle est là ?
R - A Bruxelles comme à Paris, nous avons la conviction que personne en Europe n'est à l'abri et cela justifie l'action que nous menons ensemble, parce que pour se préserver du terrorisme, pour riposter, on ne le fera jamais efficacement chacun chez soi et chacun pour soi.
Q - Lorsque vous entendez parler Ben Laden, qui s'exprime au nom d'Al Qaïda, qui vous propose quasiment une négociation à vous Européens, vous avez envie de dire quoi ?
R - J'ai envie de dire que je trouve dans cet appel une raison supplémentaire de combattre Ben Laden. Il n'y a pas de discussion possible avec des gens qui ont commis des actes aussi tragiques et aussi scandaleux que ceux qu'on a vu à Washington, à New York ou plus récemment à Madrid.
Q - Vous êtes d'accord avec Condoleezza Rice qui disait aujourd'hui "il est vivant, nous allons le tuer"?
R - Nous travaillons avec les Américains et avec toutes les autres démocraties pour éradiquer le terrorisme. Mais je voudrais dire, puisque vous m'avez coupé lorsque vous parliez de cette exportation du terrorisme, le terrorisme se nourrit de quoi ? Il se nourrit de la guerre, de la pauvreté. Donc on doit combattre le terrorisme naturellement par les renseignements, par la répression, par la coercition, par tous les moyens dont nous disposons dans nos démocraties modernes et en agissant ensemble. Mais on le combat aussi en réduisant à la source les raisons de tous ces jeunes de s'engager dans des factions terroristes. On le combat en réduisant les risques de guerre par la concertation, je l'ai dit et je le répèterai pour l'Irak, et en réduisant aussi les sources de la pauvreté, par le développement et par la coopération.
Q - Les Nations unies vont jouer enfin le rôle prédominant en Irak. Si une résolution est bientôt présentée aux Nations unies pour réduire le rôle et la place des États-Unis en Irak, est-ce que la France vote ? Est-ce qu'elle soutient un plan de cette nature et une résolution qui place l'ONU au coeur des choses désormais ?
R - Une résolution des Nations unies, surtout pour un pays comme le nôtre qui est membre du Conseil de sécurité, ne nous est pas imposée d'en haut ou par les autres. Elle fait l'objet d'une discussion.
Q - Est-ce qu'elle a commencé ?
R - Cette discussion a commencé parce qu'en effet nous pensons qu'avant cette date importante du 30 juin - puisqu'il est prévu par les forces de la coalition qui occupent l'Irak qu'un nouveau gouvernement souverain sera mis en place à Bagdad le 30 juin - il y aura une résolution pour encadrer. Pour être crédible et utile, il faut que celle-ci ne soit pas une résolution de plus, mais qu'elle soit assortie de précautions.
Q - Qu'est-ce que vous voulez qu'on y trouve ?
R - Nous voulons y trouver les conditions dans lesquelles un nouveau gouvernement irakien prendra le relais à partir du 1er juillet, un gouvernement qui soit respecté et représentatif de toutes les forces politiques irakiennes. Nous pensons qu'il faut prendre la précaution de vérifier que les conditions d'un vrai transfert de souveraineté, non pas un transfert artificiel, mais un vrai transfert du pouvoir aux Irakiens, soient contenues dans cette résolution. Il y a naturellement plusieurs étapes dans ce processus. Une première étape est celle de la mise en place de ce nouveau gouvernement représentatif et nous l'espérons légitime, respecté par toutes les forces irakiennes actuellement présentes. Et puis il y a, ensuite, une deuxième étape qui devra être celle des élections. Il faut que la légitimité de ce gouvernement vienne non pas de manière déléguée des Nations unies mais des forces politiques irakiennes.
Q - Et il faudra faire le recensement des Irakiens ? Cela veut dire que les élections, c'est en 2004 ou en 2005 ?
R - Les élections sont prévues normalement en janvier 2005. Il faut donc préparer cette nouvelle étape, et voilà aussi pourquoi nous pensons, avec nos amis allemands et d'autres partenaires, qu'une conférence nationale de toutes les forces irakiennes - le président de la République a dit cela à Alger - devrait être utile pour consolider cette étape de préparation.
Q - Avant le 30 juin ?
R - Nous pensons qu'avant le 30 juin il faut mettre autour d'une table toutes les forces irakiennes en présence et que l'on s'assure que le nouveau gouvernement soit composé de personnes représentatives et qualifiées, parce que les tâches sont difficiles, il y a de vrais problèmes à gérer pour redresser l'Irak. Mettre autour d'une table toutes ces forces irakiennes devrait permettre de vérifier cela. La conférence dont nous parlons a été proposée par M. Brahimi, le représentant des Nations unies qui est un homme très qualifié et qui a fait un formidable travail en Afghanistan. Nous l'avons rencontré ce matin avec Joschka Fischer. Il imagine une conférence nationale qui pourrait consolider, avec toutes les forces politiques, le processus qui va conduire à ce qui est le plus important, c'est-à-dire que le peuple irakien vote pour son gouvernement.
Q - On a un peu l'impression que nous sommes en Irak dans un pays certes avec des compétitions politiques mais pacifié. Or, c'est un pays quasiment en guerre civile et en guerre contre la coalition. Qui assure la sécurité ? Est-ce que ce sont les Nations unies qui vont le faire à la place de la coalition ? Comment cela va se faire ?
R - Dans les semaines ou les mois qui viennent, la responsabilité de cette sécurité appartient à la coalition qui est sur place et qui est dirigée par les Américains. Mais, vous faites bien de rappeler l'état dans lequel se trouve ce pays. C'est une véritable tragédie qui est en cours en Irak avec, là encore, cette spirale de violence, de sauvagerie, de barbarie, qui touchent la population civile, les Irakiens. On l'a vu avec cette sauvagerie touchant des citoyens américains, plus récemment un ressortissant italien a été tué de manière incroyablement sauvage.
Q - On ne négocie pas sur les otages ?
R - On ne négocie pas sur les otages. Nous avons été heureux qu'Alexandre Jordanov ait pu être finalement libéré. Je veux dire un mot de remerciement pour ceux qui, Irakiens et Français, ont contribué à la libération d'Alexandre Jordanov. Il y a une spirale de la violence. Est-ce que l'on sort de cette spirale avec davantage de soldats, davantage de violence, davantage d'opérations militaires ? Je ne le crois pas. On en sortira par une seule méthode, une seule solution : la négociation politique. Il faut une solution politique, encadrée par les Nations unies.
Q - Mais est-ce que vous sentez un début de changement de la politique américaine ? Peut-être depuis les entretiens Tony Blair-Bush d'il y a quelques jours ? Parce qu'au moment de la conférence de presse de M. Bush ou des entretiens Bush-Sharon, on avait l'impression qu'il n'y avait pas de changement. On disait, Washington garde le cap. Il n'est plus question de dire la guerre et l'occupation étaient une faute, mais en même temps de voir comment on évolue, comment on prend en compte ce vous dites sur la concertation, le dialogue.
R - Nous avons entendu ce qu'ont dit Tony Blair et George Bush il y a quelques heures sur l'importance de trouver un règlement dans le cadre des Nations unies et je n'enregistrerai pas cette assurance-là comme une assurance positive puisque c'est le fond de notre conviction, celle qu'a exprimée le président de la République depuis le début de conflit.
Q - Est-ce que M. Blair a téléphoné à Jacques Chirac ?
R - Je ne sais pas s'ils se sont téléphonés. Probablement. Il y a en tout cas une concertation régulière. Je rappelle que, au tout début, lorsque Saddam Hussein était encore là, nous souhaitions que la question du désarmement soit traitée dans le cadre des Nations unies. Lorsque George Bush a décrété la fin du conflit le 1er mai, l'année dernière, nous avons dit c'est le moment que les Nations unies interviennent. Et si finalement les Américains s'aperçoivent que pour régler les problèmes auxquels ils sont confrontés avec leurs alliés, le seul cadre possible est celui des Nations unies, tant mieux puisque c'est notre conviction.
Q - Est-ce que les Européens qui partagent le point de vue français, ne se réjouissent pas d'une certaine façon du fiasco américain ?
R - Non, franchement ! Je l'ai d'ailleurs dit à mes collègues, hier, alors que nous étions dans un moment très grave. J'ai été très frappé lors de cette première réunion de tous les ministres européens à laquelle je participais, par le sentiment de gravité, d'urgence et en même temps de responsabilité.
Q - Est-ce que je peux vous dire que quand on lit la presse, après cette réunion d'Irlande, on a l'impression que les ministres européens n'avaient ni le moral, ni l'unité, ni la conviction, ni les idées pour en sortir ?
R - Je ne sais pas qui a écrit cela. Peut-être un de vos confrères mal informé ? Parce que moi j'étais autour de la table pendant deux jours, j'ai vu des ministres non pas optimistes - vous me dites "pas le moral", nous avons des raisons de ne pas avoir le moral quand on regarde ce qui se passe autour de nous dans le monde - mais avec des idées, oui. Et pour le Proche-Orient avec la Feuille de route et pour l'Irak, avec l'intervention des Nations unies. L'unité existe. J'ai ici une déclaration signée par les 25 ministres des Affaires étrangères qui réaffirment sur tous ces sujets, l'unité de vue des Européens.
Q - Est-ce que je peux prolonger la question? Si les Nations unies interviennent, est-ce pour rétablir la sécurité sur place en Irak ? Imaginez-vous le retrait ou la mise à l'écart des forces actuelles de la coalition ? Pour que les Nations unies aient du crédit aux yeux des Irakiens, faut-il que les forces actuelles d'occupation se dégagent ou se retirent, je ne dis pas s'en aillent ?
R - Prenons les choses dans l'ordre. La première étape c'est qu'il y ait à Bagdad un gouvernement légitime et représentatif.
Q - Mais il est légitime vis-à-vis de Nations unies c'est tout ?
R - Mais c'est déjà une légitimité importante, il doit être également légitime vis-à-vis des forces politiques irakiennes qui le constitueront en grande partie. Deuxième étape, ce gouvernement dira ce qu'il faut faire et probablement, pendant une certaine période, confiera la gestion de la sécurité, de la stabilité à une force multinationale issue de la coalition actuelle. Mais, très vite, si les choses se passent correctement comme nous l'espérons, à cette phase de stabilisation viendra s'ajouter parallèlement une phase de reconstruction. Et c'est là que nous pensons, nous Européens, et je pense nous Français, que nous avons un rôle à jouer dans la reconstruction - et nous sommes prêts à le jouer.
Q - Reconstruction, cela veut dire envoyer des ingénieurs, des techniciens, des techniciens militaires ou envoyer des soldats pour prendre la relève peu à peu au niveau d'une force de sécurité de pacification de soldats français ?
R - Le président de la République a dit clairement, et je répète après lui, que dans les circonstances actuelles, il n'est pas question d'envoyer des soldats français en Irak. Mais quand je parle de reconstruction venant très vite s'ajouter à la stabilisation, je veux évoquer un rôle que la France est prête à jouer pour former, par exemple, des gendarmes en Irak, pour former des cadres de la sécurité intérieure, pour aboutir, au Club de Paris où nous avons un rôle à jouer, à diminuer voire supprimer une partie de la dette irakienne, à apporter des crédits pour reconstruire les régions irakiennes. Nous sommes prêts à jouer ce rôle.
Q - M. Zapatero vient de dire à l'instant que dans les plus brefs délais les troupes espagnoles actuellement en Irak allaient se retirer.
R - M. Zapatero est à la tête d'un gouvernement souverain. C'était une décision souveraine de l'Espagne, il y a quelques mois, d'envoyer des troupes aux côtés des Américains. C'est une décision souveraine aujourd'hui du nouveau gouvernement de les retirer.
Q - Vous sentez déjà une rupture ou un changement net avec l'équipe Aznar d'après les premiers contacts avec les Espagnols, sur tous les sujets ?
R - Sur cette question j'ai entendu le nouveau chef du gouvernement espagnol à Madrid dire clairement qu'il tiendrait cet engagement de retirer ses troupes. Pour autant, l'Espagne - et je rencontrerai M. Moratinos dans trois jours - sera comme tous les pays européens, solidaire dans la reconstruction de l'Irak, parce que ce qui se passe là-bas nous concerne et nous intéresse.
Q - Le président de la République a dit : le 30 juin doit marquer une vraie rupture. Quelle vraie rupture et comment ?
R - Une rupture politique de telle sorte que le nouveau gouvernement soit, non pas un gouvernement nommé par le gouverneur ou le représentant des États-Unis, M. Bremer, mais issu et respecté des forces politiques irakiennes, et puis une rupture technique pour préparer les étapes futures, et notamment la reconstruction que je viens d'évoquer.
Q - A votre avis, les soldats américains seront en majorité partis avant l'élection présidentielle américaine ?
R - Je ne peux pas dire cela. Franchement, ne me demandez pas de dire ce que souhaitera le nouveau gouvernement irakien. Il n'est pas encore en place et comment dans le cadre des Nations unies nous allons assurer la transition. Cela va être très délicat, très difficile mais nous devons trouver le chemin entre cette période de stabilisation, où il faudra encore une force multinationale et probablement des Américains et d'autres, et puis celle de la reconstruction qui est pour nous la plus importante et à laquelle nous sommes prêts à participer.
Q - Est-ce qu'il y a un risque d'abandonner l'Irak aux Ayatollahs chiites, à une République islamique, à un État religieux, intolérant, comme on l'a vu ailleurs ? Disons simplement un État religieux ?
R - En parlant comme cela, vous voulez parler d'un gouvernement fondamentaliste, radical. Comment pourrait-on aboutir à une solution de cette nature ? C'est que le chaos continuerait, débouchant sur des formes de rupture ou de guerre civile. Il faut empêcher cela. Et voilà pourquoi nous sommes si attentifs à ce que l'étape du 30 juin de la mise en place de ce nouveau gouvernement, soit bien préparée et mieux préparée, en respectant et en écoutant les trois grandes communautés, qui sont les communautés chiite - la plus nombreuse - sunnite et kurde.
Q - Vous avez bien vu que la communauté chiite est, elle-même, profondément divisée. Est-ce que la comparaison qui s'impose avec la situation actuelle n'est pas celle du Liban que l'on a connue ?
R - Nous devons tirer des leçons de l'impuissance qui a été la nôtre. Vous avez parlé du Liban, permettez-moi, plus près de nous encore, de parler de l'impuissance européenne et internationale à empêcher cette guerre moyen-âgeuse de Bosnie lorsque la Yougoslavie a explosé et qui a provoqué, chez nous, en Europe, 220 000 morts. Il y a donc des leçons à tirer et il me semble que nous les tirons notamment en nous référant, encore une fois, au seul cadre d'action internationale qui est celui des Nations unies et en apportant chacun, les Français, les Anglais, les Américains, qui ont une histoire dans cette région du Moyen-Orient, et d'autres encore, - la Russie doit être là -, notre expérience, notre expertise et nos recommandations.
Q - Dès que vous êtes arrivé, vous avez rencontré, à peu près une demi-heure, Colin Powell. C'était votre premier contact. Est-ce que vous allez le rencontrer à Washington bientôt ? Peut-être même George Bush avec une lettre de M. Chirac avant qu'il ne vienne ici en juin pour l'anniversaire du débarquement ? Est-ce que le temps de l'affirmation et de l'inflexion des relations avec l'administration Bush arrive ? Est-ce que cela va s'améliorer avec l'équipe Bush ?
R - D'abord, ne dépeignez pas nos relations avec les États-Unis de manière entièrement négative. Il y a beaucoup de sujets importants, y compris des crises, sur lesquels nous travaillons ensemble avec les États-Unis en confiance. Nous travaillons avec eux contre le terrorisme, nous travaillons avec eux en Haïti et dans le cadre des crises que nous traitons en Afrique avec les Africains. Nous travaillons en bonne intelligence avec eux, qu'il s'agisse du Soudan ou qu'il s'agisse de la Côte d'Ivoire.
Q - Par exemple, ils nous informent sur tout ce que leurs grands systèmes d'écoute et les grandes oreilles écoutent. Est-ce qu'ils nous informent de tout ce qu'ils ramassent, qu'ils captent, qu'ils trient ?
R - Je ne vais pas entrer dans ce domaine qui, naturellement, exige une certaine discrétion, mais nous travaillons intelligemment et efficacement contre toutes les formes de terrorisme.
Q - Intelligemment cela veut dire aussi avec les services secrets ?
R - Contre toutes les formes de terrorisme et effectivement il y a une coopération nécessaire entre les services qui peuvent, préventivement, éradiquer les réseaux terroristes. Il y a des sujets sur lesquels nous travaillons en confiance avec les États-Unis et je viens de les citer. Pour le reste, naturellement, l'effort de confiance ne peut être à sens unique.
Q - Mais ils bougent un peu ?
R - Si chacun bouge après avoir trouvé les moyens de traiter la crise irakienne dans le sens que je viens d'indiquer, après avoir préservé l'esprit partenarial pour traiter avec les Palestiniens et avec les Israéliens, la crise du Proche-Orient, je pense qu'on peut imaginer retrouver cette confiance réciproque entre les États-Unis et pas seulement la France, mais aussi l'Union européenne. Mais cela exige de la part des États-Unis davantage de respect de l'Union européenne, me semble-t-il.
Q - A Madrid, aujourd'hui, le nouveau gouvernement Zapatero a prêté serment devant le roi Juan Carlos. Est-ce que vous prévoyez une accélération et un rapprochement entre Européens à propos de l'adoption de l'Europe à 25 dont vous avez en partie rédigé le projet de Constitution ? Est-ce qu'un accord est possible ? Dans quels délais ? Est-ce que c'est avant le 30 juin ?
R - Un accord est possible et nécessaire avant le 30 juin, oui ! Les chefs d'État et de gouvernement, l'autre jour à Bruxelles, ont même dit le 18 juin. C'est une belle date, n'est-ce pas pour approuver cette Constitution à laquelle nous avons tellement travaillé et qui n'est pas une Constitution de droite ou de gauche, mais qui est le moyen de réaffirmer nos valeurs, nos objectifs, nos politiques, les institutions qui servent ces politiques, de telle sorte que l'Europe marche. Ce petit livre que j'ai ici est le fruit de ce travail qui, pour la première fois, est lisible. Ceux qui nous écoutent peuvent le lire.
Q - C'est publié le 20 juin. Il est accessible, je le reconnais.
R - Ce n'est pas si fréquent que cela pour un texte européen.
Q - Vous devriez l'envoyer à Philippe de Villiers et aux socialistes parce que Philippe de Villiers vient de dire qu'avec cette Constitution, l'Europe est trois fois amoindrie, au Parlement (72 députés français contre 99 allemands et un jour, s'il y a la Turquie 100), au Conseil des ministres, à la Commission, 1 sur 25. Ce sera Jacques Barrot qui sera le Commissaire français. Et que tout cela donne la primauté aux décisions et au droit européens sur notre propre droit.
R - Philippe de Villiers que je connais bien, cela fait 25 ans qu'il répète la même chose. Il parle d'une époque qui n'est plus la nôtre. J'ai quelquefois le sentiment - je le lui ai dit l'autre jour - qu'il vivait dans le XIXe siècle et même, quelque part, au XVIIIe.
Q - L'Europe existait à l'époque, mais pas la même.
R - Oui, mais pas tout à fait comme cela et elle a existé aussi tragiquement puisque, comme l'a dit un jour François Mitterrand, le nationalisme qui régnait à l'époque a provoqué la guerre. J'observe d'ailleurs avec amusement que Philippe de Villiers qui s'inquiète, qui condamne l'euro, dans son département de la Vendée, quand il fait ce formidable spectacle au Puy du Fou, est très content de voir des touristes allemands, espagnols, italiens, venir plus facilement assister à ce spectacle, faire vivre l'économie vendéenne grâce à l'euro.
Q - Il se trompe d'époque ?
R - Je pense qu'il se trompe d'époque et il a tort de dire que dans le monde où nous sommes, qui parfois est inquiétant, totalement mondialisé, où toutes les portes et les fenêtres sont ouvertes, la France doit se protéger, pas seulement elle seule derrière une sorte de ligne Maginot, en se recroquevillant. Mais en étant avec les autres, nous nous protégeons davantage et plus sûrement contre un certain nombre de menaces et de risques et nous sommes plus forts quand nous parlons avec les autres grandes puissances européennes, parce que nous sommes ensemble. C'est cela qu'il faut dire aux Français.
Q - Cette Constitution européenne va-t-elle être adoptée avant les élections européennes ou après ?
R - Le texte doit être approuvé formellement par un Conseil européen, j'ajoute d'ailleurs que pour être approuvé, il faudra qu'il soit ratifié dans chacun des 25 pays de l'Union, et le temps va nous manquer, mais il faut un signal fort et je l'espère, avant les élections européennes, le signal que la maison est en ordre. Qu'est-ce qu'il y a dans cette Constitution? Il y a les moyens de faire fonctionner cette grande Union, avec 25 pays au lieu de 15, de la faire fonctionner comme un espace de paix et de stabilité - voilà une promesse qui a été tenue depuis 25 ans par l'Europe - de la faire fonctionner comme un grand espace économique, pas seulement comme un supermarché...
Q - C'est ça qui fait peur, vous le savez.
R - Avec un modèle économique et social. Il y a dans cette Constitution, voilà un autre argument, la préservation des services publics, auxquels je tiens autant que certains socialistes. Il y a enfin les outils pour la défense, la politique étrangère, qui permettront à cette Union européenne de compter dans le monde, d'être une puissance politique.
Q - Mais vous savez bien que nos agriculteurs, par exemple, sont terrorisés à l'idée que l'agriculture polonaise, que l'agriculture d'Europe centrale et orientale va venir, en quelque sorte, les concurrencer.
R - Ecoutez, j'ai entendu ce genre d'arguments il y a vingt ans, quand l'Espagne est entrée dans l'Union européenne, j'ai entendu, dans ma propre région de Savoie ou Rhône-Alpes, les agriculteurs craindre cette explosion des exportations sauvages. Que se passe-t-il vingt ans après ? C'est là où le projet européen est formidable. Qu'est-ce qu'on constate ? C'est que les Espagnols, dont le niveau de vie a augmenté, nous achètent, à nous Français, plus de produits agricoles qu'ils ne nous en vendent. Donc, c'est un contrat gagnant-gagnant, en quelque sorte, avec du temps. Il va se passer, avec les pays de l'Est, ce que nous avons réussi avec l'Espagne ou le Portugal. Encore une crainte, celle de l'immigration. Quand j'étais étudiant, le grand problème d'immigration en Europe, c'était l'immigration portugaise. Qui parle d'immigration portugaise aujourd'hui ? Personne. Pourquoi ? Parce que le Portugal a créé un avenir pour ses jeunes.
Q - C'est extraordinaire de vous voir vous enflammer quand vous parlez de politique d'une façon générale et quand vous parlez de l'Europe. C'est vrai, je le dis parce que je le pense, parce que peu d'Européens et peu de Français connaissent dans le détail aussi bien que vous Michel Barnier, l'Europe, ses institutions, son rôle dans le développement des régions. C'est d'ailleurs vous qui aviez en partie, ou totalement, la responsabilité des fonds structurels et de leur attribution aux régions. Vous ne pouvez pas empêcher qu'un certain nombre de gens aient peur et qu'on considère qu'il faut se serrer la ceinture au profit des dix nouveaux entrants, les Hongrois, les Polonais, les Lettons, que sais-je...
R - Mais naturellement il faudra partager. Pour autant, vous parliez de la Politique agricole commune, qui a été sauvegardée par une décision des chefs d'État jusqu'en 2007-2013, toutes les politiques auxquelles tiennent les citoyens et qui les concernent dans leur vie quotidienne sont dans ce petit livre, voilà pourquoi je souhaite qu'il soit approuvé. Bien sûr il faudra partager, mais je voudrais dire à ceux qui nous écoutent qu'il ne faut pas avoir peur, même si nous devons partager comme nous l'avons fait avec les pays du Sud, parce que le coût du non-élargissement serait beaucoup plus lourd. Imaginez ce que coûterait en termes de sécurité et de concurrence déloyale, de délocalisation pour nos industries, d'instabilité, de réseaux mafieux qui se développeraient sans contrôle, le fait de laisser dans la misère, à côté de nous, tous ces peuples.
Q - Alors, ceux qui vous disent quand on passera de quinze à vingt-cinq il y aura plus de blocage, l'Europe s'affaiblit, vous dites non.
R - Je dis non si nous approuvons cette Constitution, parce que dans cette Constitution, il y a les outils pour pouvoir fonctionner. Par exemple, expliquons un instant que lorsque les ministres se réunissent, et j'en fais partie maintenant, il faut qu'ils soient unanimes sur trop de sujets. L'unanimité, c'est à dire le droit de veto, c'est le blocage assuré. On a raison de le craindre. Dans ce texte, nous avons proposé de réduire le droit de veto pour pouvoir décider et avancer.
Q - Associer davantage les citoyens à la construction de l'Europe. M. Barnier, vous allez participer aux débats de la campagne électorale liée aux européennes ?
R - Oui, je vais participer, avant le début de la campagne officielle et après, dans le cadre de l'UMP, en bonne intelligence avec nos amis et partenaires de l'UDF, qui sont aussi européens que nous le sommes. Je vais participer à cette campagne, d'abord en expliquant en quoi le projet européen est un formidable projet politique...
Q - Vous allez avoir du mal.
R - Mais j'ai plein d'énergie et je continuerai à utiliser cette énergie pour expliquer, pour dialoguer et pour convaincre, et je ne le ferai pas seulement avant l'élection européenne, mais aussi après, avec Claudie Haigneré, Xavier Darcos, Renaud Muselier, c'est à dire l'équipe du Quai d'Orsay, qui ira parler du monde et de l'Europe aux Français.
Q - C'est à dire pendant trois mois, et après ? Parce que je lis que c'est un gouvernement de trois mois.
R - Ne croyez pas toujours ce que vous lisez ou ce que vous entendez.
Q - Alors rassurez-nous, ou intéressez-nous. Vous êtes là vous et le Premier ministre et ce gouvernement pour plus de trois mois ?
R - Vous devriez mieux observer le tempérament du Premier ministre, qui est un homme courageux et très tenace, et qui a en effet inscrit son action dans la durée. Vous devriez observer qu'il a tiré les leçons de l'échec que nous avons subi aux régionales, non pas pour dire on ne fait plus de réformes, mais pour maintenir les réformes dont notre pays a besoin. J'observe d'ailleurs puisque nous parlons de réformes, que tous les pays qui ont fait des réformes, de droite ou de gauche, l'Espagne, l'Angleterre, la Suède, ont aujourd'hui un taux de croissance plus élevé que le nôtre. Donc il faut mettre en oeuvre ces réformes dont notre pays a besoin, et en même temps le faire sans doute avec plus d'écoute et davantage de concertation.
(...)
Q - Vous avez cité trois pays, la Suède, l'Espagne, la Grande-Bretagne. Dans les trois cas, les réformes ont été accomplies par des gouvernements de droite et de gauche renversés à l'issue de ces réformes...
R - Je n'ai pas observé que Tony Blair ait été renversé.
Q - Mais il est venu après Margaret Thatcher...
R - Mais il a continué les réformes. (...) Cette élection est une élection européenne pour que la France soit puissante, influente au Parlement européen. Voilà ce dont il s'agit, et pas d'autre chose. Comment nos 78 députés européens vont-ils être des députés efficaces. (...)
Q - Pour beaucoup, un des facteurs qui mine aujourd'hui la cohésion sociale, c'est l'Europe, qui affaiblit les services publics, qui fait accepter des OGM, qui laisse passer les immigrés clandestins, que sais-je... Tous les malheurs, toutes les plaies, comme j'ai dit, de chacun des pays, on en rend responsable l'Europe, et on demande, regardez les socialistes encore, eux-mêmes aujourd'hui, de la protection, on veut que l'Europe protège.
R - Mais l'Europe protège. C'est ce qu'elle fait aujourd'hui, aussi bien sur les sujets que vous avez évoqués, les OGM, que l'immigration clandestine que nous contrôlons ensemble et tous les réseaux de mafia, de prostitution ou de drogue ; l'écologie, vous parliez de Philippe de Villiers, qui s'est inquiété, comme moi-même je me suis inquiété, de la pollution maritime. Comment lutte-t-on contre les bateaux poubelle, l'Erika ou le Prestige ? Est-ce qu'on lutte chacun chez soi ou chacun pour soi, ou est-ce qu'on lutte avec des lois européennes comme celles que la Commission a proposées ? L'Europe est une protection, en même temps qu'elle peut nous donner la puissance que nous n'avons pas tout seul.
Q - La Turquie, elle est dans l'Europe ? C'est la question qui fâche. Est-ce qu'elle doit être dans l'Europe ?
R - Mais parlons-en. Le pire, c'est le silence, parce que le silence entretient toutes les peurs ou toutes les démagogies. Il n'est pas question que la Turquie entre demain matin dans l'Union européenne, ce n'est pas le sujet, il n'est pas question d'aujourd'hui. Ce dont il est question, c'est de savoir si, à l'automne, on ouvrira une négociation d'adhésion qui n'a jamais été ouverte et qui peut durer très longtemps.
Q - Vous étiez dans la Commission, elle va prononcer son avis et remettre un rapport dans six mois, en octobre. Quelle était la tendance ?
R - Je ne peux pas dire quelle était la tendance, ce ne serait pas convenable de le faire, la Commission, dont je ne fais plus partie, doit délibérer. Je n'ai pas tous les éléments qu'un de mes anciens collègues, M. Günter Verheugen, doit nous présenter pour vérifier si la Turquie est prête. Mais je voudrais répéter qu'il n'est pas question que la Turquie entre demain matin, il est question de savoir si on ouvrira, et pour un certain temps, des négociations d'adhésion. Et puis je voudrais, à propos de la Turquie, peut-être rappeler l'histoire. Ce n'est pas depuis hier qu'on a commencé un dialogue avec la Turquie, c'est en 1963 que le général de Gaulle et le chancelier allemand ont ouvert le dialogue.
Q - Mais demain, l'avis de l'actuel ministre des Affaires étrangères, est-ce que l'Europe est un rendez-vous des chrétiens ? Parce qu'il y a le problème de l'identité et des frontières de l'Europe ?
R - Mais non, l'Europe n'est pas un club chrétien, c'est une construction politique et laïque où toutes les religions sont acceptées et où nous construisons notre identité sur des valeurs qui sont celles des Droits de l'Homme, des libertés, qui sont celles du dialogue, du progrès et de la solidarité ; cela est ouvert à tous ceux qui le veulent dès l'instant où ils sont en Europe, où des engagements ont été pris à leur égard, où ils sont candidats. Encore une fois, ne faisons pas peur avec la Turquie. Mon opinion, me souvenant de ce que disait le général de Gaulle et j'ai ici une belle phrase qu'il a prononcée en 1968, alors qu'il faisait un voyage en Turquie : "pour ce qui est essentiel à notre vie et à notre destin, vous et nous, disait-il aux Turcs, nous sommes à coup sûr solidaires". Eh bien moi je souhaite que dans l'esprit de ces hommes d'État qui ne regardaient pas en arrière et qui regardaient un peu plus loin que les frontières européennes, nous gardions le contact et le dialogue avec ce grand peuple qu'est le peuple turc.
Q - Naturellement, mais pourquoi avons-nous entretenu cette ambiguïté avec la Turquie ?
R - Mais il n'y a pas d'ambiguïté, il y a une perspective qui a été ouverte il y a 40 ans, d'une adhésion future et éventuelle...
Q - Attendez, je n'oublie pas que vous faites partie de l'UMP. Le président actuel de l'UMP, Alain Juppé, dit non aujourd'hui à l'entrée de la Turquie. Le président de la République ne partage pas cette réponse. Où est la ligne ?
R - Vous m'interrogez comme ministre des Affaires étrangères, et je viens de vous dire ce que crois, ce que pense le président de la République ; ce que je crois et ce que je pense, c'est qu'il n'est pas question d'adhésion, voilà ma réponse, dans les circonstances actuelles et à court terme ou demain matin. Nous avons cependant intérêt à préserver ce dialogue avec la Turquie. Je veux ajouter une chose qui est importante pour ceux qui nous écoutent : la Turquie a choisi de se mettre en route vers l'Union européenne, de se rapprocher de notre modèle démocratique, politique, économique. Si nous la rejetons, si nous lui fermons la porte au nez, comme certains le souhaitent un peu rapidement, le risque existe qu'elle se tourne vers un autre modèle, nous le savons bien. Et moi, je pense que, dans l'intérêt général, si l'on fait un peu de géopolitique, pour notre propre sécurité, il vaut mieux qu'elle se rapproche de nous.
Q - Il vaut mieux qu'elle soit plus proche de l'Europe que de l'Eurasie, que des États-Unis, c'est ça ?
R - Ce n'est pas le problème. Il vaut mieux qu'elle soit avec nous plutôt que seule et dans la misère et dans le sous-développement, la proie de tous les excès et de toutes les tentations.
Q -Mais, comme depuis le début, vous dites souvent que vous vous adressez à ceux qui nous écoutent, est-ce que vous voulez leur dire que même s'il y a acceptation après le rapport en octobre, de l'éventuelle adhésion de la Turquie un jour, la Turquie serait, encore une fois si, serait dans l'Europe dans quels délais ? On dit 2010, 2012, 2013, pour montrer que ce n'est pas demain matin.
R -Une fois encore, les négociations d'adhésion ne sont pas ouvertes, elles n'ont jamais été ouvertes, nous déciderons ensemble si elles doivent l'être. Je ne peux pas dire combien de temps elles dureront, probablement un très long temps. De telle sorte que si cette adhésion devait se faire, le moment venu, comme pour les autres, parce qu'il n'y a pas de raccourci, il y a un cahier des charges qui doit être respecté par tous les pays qui entrent dans l'Union européenne...
Q - Tout à l'heure, vous parliez de l'inquiétude des Européens, l'inquiétude même des Français. Qui peut leur redonner confiance et espoir, si vous le savez et si même vous pouvez ajouter comment ?
R - Je pense que les hommes politiques, le président de la République le fait, le gouvernement va le faire encore plus, les parlementaires européens, les ministres, les parlementaires nationaux, doivent davantage assumer le choix européen de notre pays et l'expliquer. Il n'y a pas d'excuses au silence dans lequel on construit l'Europe depuis 40 ans, pour les citoyens et sans eux. J'ai donc décidé de consacrer une part de mon temps, de mon énergie et de mon enthousiasme à, non pas faire de la propagande, mais à expliquer en quoi ce projet européen est important pour défendre l'influence et la place de la France, en quoi il est utile.
Q - Eh bien, avec François Dorcival, on a noté l'enthousiasme, l'énergie et d'une certaine façon la conviction. C'était votre première grande émission politique depuis que vous êtes ministre des Affaires étrangères, je vous remercie de l'avoir consacrée à Europe 1. A bientôt Michel Barnier.
R - Merci à vous.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 avril 2004)