Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères à Europe 1 le 29 août 2000, dans "Le Figaro" le 30, sur la médiation de la Libye dans la libération d'otages détenus à Jolo et la polémique sur le versement de rançons, la tragédie du sous marin Koursk, le référendum danois sur l'euro et les perspectives de réglement des conflits au Proche Orient.

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Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Europe 1 - Le Figaro

Texte intégral

ENTRETIEN AVEC "EUROPE 1" (Paris, 29 août 2000)
Q - Vous êtes volontairement resté très discret en particulier depuis plusieurs semaines sur le dossier des otages de Jolo. Tout le monde s'est réjoui de la libération des trois Françaises dimanche. On espère celle des autres otages très prochainement. En attendant, la France peut déjà remercier très franchement la Libye pour sa médiation positive.
R - Je m'occupe tous les jours des affaires d'otages, mais j'estime que ces questions qui sont des drames humains surtout, doivent être traitées avec rigueur, professionnalisme, discrétion et, ce qui compte avant tout, efficacité. Notre mobilisation porte sur ce point. Nous ne serons satisfaits que lorsque tous les otages auront été libérés. Nous avons effectivement accepté le concours libyen car les Allemands, les Philippins, les Finlandais, les Sud-Africains pensaient que nous ne devions négliger aucune piste. C'est ce que nous avons pensé avec eux. Nous remercions les Philippins mais aussi les Libyens de ce qu'ils ont fait pour cette libération. Mais, je le répète, nous voulons que tous les otages soient libérés.
Q - On comprend que vous ne voulez compromettre d'aucune façon les négociations en cours. Néanmoins, il faut insister sur cette médiation car on sait que Paris, par principe, refuse de payer des rançons. On voit bien qu'en revanche l'économie de Jolo a été florissante ces dernières semaines - les reportages ont montré que les rebelles s'étaient enrichis. Manille a reconnu, d'ailleurs, à demi-mot, que de l'argent avait été versé. Est-ce que cela n'a pas encouragé les preneurs d'otages à recommencer ? On dit d'ailleurs qu'un Américain est entre leurs mains depuis quelques heures.
R - Notre position de principe sur le refus des rançons est précisément fondé sur le souci de ne pas augmenter le danger pour tous ceux qui circulent à travers le monde et parfois imprudemment dans des zones risquées et troublées qui sont nombreuses et qui ont plutôt tendance à se multiplier. Je pense à tous les touristes, aux hommes d'affaires, aux journalistes, etc. Il faut être très rigoureux sur ce plan. J'expliquais pourquoi les uns et les autres avaient accepté le concours de la Libye et je voudrais rappeler à ce sujet que la normalisation avec la Libye est entamée depuis un an et demi. Elle ne dépend pas de cette affaire de Jolo. Il y a un an et demi que le Conseil de sécurité a suspendu les sanctions prises contre la Libye. Il y a un an et demi environ que l'Union européenne a levé l'embargo contre la Libye, sauf celui sur les ventes d'armes. Depuis lors, les dirigeants libyens ont été déjà invités à de nombreuses conférences internationales, dont le colonel Kadhafi lui-même qui était, il y a quelques mois, à un sommet Union européenne-Afrique au Caire. Il ne faut donc pas faire comme si, brusquement, après cette affaire de Jolo, nous allions réintroduire la Libye alors qu'elle aurait été écartée avant. C'est un processus entamé pour d'autres raisons et, naturellement, il va se poursuivre. Pour ce qui concerne les affaires d'otages, il faut être le plus rigoureux possible et, en même temps, prudent et responsable. Le Quai d'Orsay a mis en place un site sur Internet qui s'appelle "Conseil aux voyageurs" qui dit franchement, sans précautions diplomatiques, là où il peut être dangereux d'aller. Ce site est de plus en plus consulté car nos compatriotes ont compris que c'était un instrument sérieux de préparation du moindre déplacement.
Q - Les Etats-Unis ont regretté officiellement les rançons versées pour la libération des otages. Ne peut-on pas envisager une diplomatie plus transparente sur ce plan et admettre que de l'argent a été versé non pas directement par Paris - vous dites que Paris a accepté la "médiation" libyenne - mais par la médiation libyenne ?
R - J'ai dit le "concours" libyen. Tout cela est tout à fait transparent. On a agi dans la discrétion et la sobriété pour éviter les effets de l'exploitation impudique. Mais l'information sérieuse sur le fond des choses a été donnée régulièrement. L'argent dont vous parlez et qui circule à Jolo est dû au fait qu'il existe une véritable industrie de l'enlèvement de Philippins. Cela n'a pas commencé avec les otages occidentaux. Il ne faut pas que l'on reste concentré uniquement sur nos otages, il y a malheureusement d'autres tragédies. Beaucoup de Philippins mais aussi des Malaisiens ont été enlevés, cela continue, il y en a encore d'autres. Ils sont parfois libérés contre rançons, certains sont exécutés. L'argent qui circule vient de là. Si cette organisation libyenne veut verser de l'argent pour concourir - comme ils disent - à des projets de développement de Jolo, c'est parce qu'ils ont une stratégie propre concernant l'image de la Libye. C'est leur problème. Je le constate. Cela ne nous amène pas à renoncer à notre principe.
Q - Le Canard Enchaîné affirmait il y a quelques semaines que Kadhafi souhaitait négocier avec Paris un allégement des poursuites engagées par le juge Bruguière notamment dans l'affaire du DC10 d'UTA. Quel est votre commentaire ?
R - Il n'y a aucune négociation qui puisse porter sur des procédures judiciaires. Les deux choses sont totalement distinctes et séparées.
Q - N'avez-vous pas été frappé par cette forme de défiance manifestée par les Russes à l'égard des Occidentaux à l'occasion du drame du sous-marin Koursk ? On a noté à quel point ils avaient été lents à demander le secours dont ils avaient manifestement besoin.
R - Je ne pense qu'il y a eu une défiance envers les Occidentaux, mais il y a eu - sous réserve d'informations plus détaillées que nous n'avons pas encore - un réflexe de la marine russe qui s'est un peu repliée sur elle-même, qui a dû essayer de régler le problème sans que cela ne se sache. Peut-être ne l'a-t-elle pas dit à Poutine au début ou ne lui a-t-elle pas donné tous les éléments d'information. Ce n'était pas du tout une réaction anti-occidentale, c'était une réaction "maison" au sein de cette armée. Il me semble que lorsque Poutine a pris les choses en main, il a au contraire donné le feu vert pour que l'aide occidentale, notamment norvégienne et britannique, soit acceptée tout de suite.
Q - Vous avez déjà rencontré Vladimir Poutine qui reviendra à Paris en octobre.
R - Il doit venir à Paris fin octobre pour un sommet Union européenne-Russie au cours duquel nous allons parler de tous les aspects de la coopération Europe-Russie, et je me rendrai fin septembre à Moscou pour préparer cette rencontre.
Q - Avez-vous été étonné de sa réaction à retardement dans cette affaire ? Ne traverse-t-il pas une crise politique, la première depuis sa présidence ?
R - Une "crise", je ne sais pas. C'est une épreuve. Il faudrait connaître les informations que la marine russe lui a données, et à quel moment. Mon intuition, c'est qu'il a plutôt réagi bien et vite dès qu'il a eu les éléments d'appréciation réelle sur la situation. D'autre part, il a fait un discours après, il a parlé aux Russes comme aucun dirigeant ne leur avait jamais parlé quand il a dit qu'il acceptait sa part de responsabilité, voire de culpabilité. En même temps, il a contre-attaqué les oligarques qui essaient d'exploiter cette épreuve contre lui car il est engagé dans un bras de fer pour imposer son vrai pouvoir. Il a théoriquement le pouvoir présidentiel, mais il doit l'asseoir par rapport aux régions, aux gouverneurs, aux oligarques, à l'armée, voire à la mafia. Il me semble qu'il va faire de ce drame un épisode de l'établissement d'un vrai pouvoir.
Q - Vos homologues syrien et israélien étaient à Paris. Quelles sont les perspectives de règlement des conflits au Proche-Orient ?
R - En termes très simples, je crois - et je pèse mes mots - qu'il y a une occasion extraordinaire pour conclure la paix au Proche-Orient. Je ne l'ai jamais dit avant, mais je pense que c'est le cas maintenant. A Camp David, ils ont fait une percée en faisant tomber les tabous et en acceptant de parler de sujets comme Jérusalem ou les réfugiés qui n'avaient jamais pu être abordés avant de cette façon. Il faut maintenant transformer l'essai. Il faut donc que les Israéliens et les Palestiniens, avec l'engagement américain et le plein soutien européen, arrivent à conclure sur ces points. C'est ce à quoi nous travaillons ces jours-ci. C'est possible. Je ne dis pas que c'est fait, que c'est facile, c'est horriblement difficile. Mais pourquoi avoir fait tout ce travail depuis huit ans pour le processus de paix avec les difficultés extraordinaires que cela représente et les réactions des extrémistes de tout bord, pour ne pas conclure ? Il faut aller au bout maintenant. Il faut qu'ils aient le courage d'aller au bout..

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 août 2000)
ENTRETIEN AVEC LE JOURNAL "LE FIGARO" (Paris, 30 août 2000)
Q - la Libye est-elle devenue pour la France un partenaire comme un autre après le rôle qu'elle a joué dans la libération des otages de Jolo ?
R - Dans l'affaire des otages de Jolo, le concours de la Libye s'ajoutant à l'action des Philippins a été accepté par les Allemands, par les Philippins, par les Finlandais et par nous car aucune piste ne pouvait être négligée. Mais la normalisation avec la Libye a débuté il y a un an et demi quand le Conseil de sécurité de l'Onu a suspendu les sanctions contre la Libye après que Tripoli a accepté de remettre les suspects dans l'affaire Lockerbie. L'Union européenne a déjà suspendu son embargo, sauf celui sur les armes ; plusieurs ministres européens s'y sont rendus ; la Libye a participé au Sommet Union européenne-Afrique du Caire en avril 2000, au cours duquel le président de la République a brièvement rencontré le colonel Kadhafi. Ce processus de normalisation est donc indépendant des otages mais il peut se poursuivre d'autant plus. Les Africains, les Arabes, et les Méditerranéens souhaitent que la Libye retrouve sa place dans les enceintes internationales parce qu'ils pensent que c'est de nature à consolider le nouveau cours de la politique étrangère libyenne.
Q - N'est-ce pas un précédent terrible que de voir des ravisseur récompensés par une rançon versée par un Etat tiers ? Ne craignez vous pas que les prises d'otages se multiplient dans le monde ?
R - Il n'y a pas de solution parfaite à ces tragédies humaines ; mais ce qui fait craindre un développement des affaires d'otages, c'est la multiplication des tensions et des conflits dans le monde et la multiplication des déplacements d'affaires, de tourisme ou médiatiques. C'est pour cela que nous ne pouvons pas transiger avec nos principes. C'est pour cela aussi qu'au Quai d'Orsay nous avons développé sur Internet un site de " conseil aux voyageurs " (www.diplomatie.fr/voyageurs) pour informer les gens sur la situation objective des pays sans aucune précaution diplomatique.
Il faut que les voyageurs soient plus conscients des risques qui peuvent exister dans certaines régions du monde.
Q - La France va-t-elle encourager le processus de normalisation avec la Libye depuis la présidence de l'Union européenne ?
R - Au minimum nous poursuivrons ce qui a été déjà été entrepris. La Libye a déjà participé en avril 1999 à la réunion ministérielle du partenariat euro-méditerranéen à Stuttgart, à l'invitation de la présidence allemande.
Q - Au sommet euro-méditerranéen de Marseille, s'il a lieu, le colonel Kadhafi sera donc présent ?
R - Il pourrait l'être s'il y a bien un sommet. Ce qui n'est pas sûr à ce stade. Pour l'instant nous préparons une réunion au niveau des ministres qui pourrait déboucher sur un sommet.
Q - Faut-il qu'un accord soit auparavant conclu entre Israéliens et Palestiniens ?
R - Pour qu'un sommet puisse utilement se tenir à Marseille il faudrait que l'état du processus de paix au Proche-Orient ne puisse être utilisé par certains participants comme un prétexte leur permettant de bloquer les travaux.
Q - Quelle est votre appréciation de l'état d'avancement des négociations israélo-palestiniennes ?
R - Camp David a apporté quelque chose de radicalement neuf. C'est la première fois que des questions taboues, comme Jérusalem, comme les réfugiés ont été discutées. Des formules inédites ont été envisagée. Nous répétons : " il faut transformer l'essai ". Le moment est historique, le destin hésite encore. Il ne faut pas être pessimiste. L'accord est très difficile mais ce n'est pas impossible car pour chacun des protagonistes l'absence d'accord pose des problèmes très graves. Il y a une opportunité extraordinaire pour la paix, mais il faut de l'ingéniosité et du courage. Tous les pays qui ont de l'influence à commencer par nous, doivent tout faire pour que cela réussisse.
Q - La brouille franco-russe est-elle dépassée ?
R - Il n'y a pas de brouille. Il y a eu un peu de froideur russe envers la France compte tenu de nos positions sur la Tchétchénie. Pourtant nous avons dit ce qu'il y avait à dire. Le président Poutine viendra en France le 30 octobre pour le sommet Union européenne-Russie. Il verra le Président de la République et le Premier ministre. J'irai moi-même les 28 et 29 septembre à Moscou pour préparer cette rencontre. Nous voulons travailler avec la Russie dans le sens de ce que j'avais exprimé au printemps dans une lettre cosignée avec Laurent Fabius : l'aide et la coopération doivent continuer, on doit être plus vigilant sur la bonne utilisation de notre aide et réfléchir à une meilleure adaptation de cette aide aux besoins de la Russie d'aujourd'hui. Les drames récents montrent que les Russes ont des besoins gigantesques pour construire un Etat, une société et une économie modernes. Nous devons être prêts à les accompagner. On le fera d'autant mieux que le président Poutine sera plus explicite sur ses objectifs.
Q - Quelles leçons tirez-vous de la tragédie du Koursk ? Est-ce un tournant pour Poutine ?
R - Il faudrait connaître la cause exacte de la catastrophe. Ce n'est malheureusement pas le seul pays à avoir perdu un sous-marin. Cela dit, ce drame sera certainement un tournant politique en raison de son impact dans l'opinion publique. Le président Poutine d'ailleurs l'a utilisé comme tel. Le ton de son allocution est radicalement nouveau. Cela annonce peut-être un nouvel épisode dans l'établissement de son pouvoir. Cela devrait aussi l'amener à mettre davantage l'accent sur la modernisation du pays.
Q - Faut-il accorder une grande importance au référendum danois sur l'euro?
R - L'enjeu est considérable pour les Danois. C'est important, j'en suis conscient, mais l'euro est là. Ce n'est pas un problème global, contrairement à la CIG...
Q - Les négociations sont au point mort...
R - Les pays membres campent, pour le moment, sur leurs positions. Nous allons, avec Pierre Moscovici, mettre chacun devant ses responsabilités en invitant ceux qui se bornent à répéter des positions déjà connues à négocier vraiment. Il faut réussir à savoir sur quels points chaque pays est prêt à faire des concessions. On fera le bilan à Biarritz, en octobre. Le temps commence à presser. Ce serait un comble que les Israéliens et les Palestiniens bougent sur des sujets essentiels et que les Européens n'arrivent pas à progresser sur la repondération des voix, par exemple !
Q - Et avec les Allemands ?
R - C'est l'unité de manuvre qui a été décidée à Rambouillet. Ils partagent nos objectifs, soutiennent notre présidence et les coups de boutoir que nous donnons pour tenter d'ébranler les positions immobiles.
Q - Le regain de violence au Pays basque, en Ulster et en Corse, leurs revendications d'indépendance, vous inquiètent-ils?
R - Le terrorisme est toujours condamnable. Plus encore quand il s'en prend à des Etats de droit. J'observe, par ailleurs, une prolifération des Etats dans le monde. Il y en 189 aujourd'hui à l'ONU. Or, des dizaines d'entre eux n'ont d'Etat que le nom. Ce sont des micro-Etats sans moyens, des pseudo-Etats qui sont la proie de forces variées. C'est un facteur de déstabilisation. Je relève un paradoxe : les entités économiques se regroupent et recherchent la taille mondiale, alors que les entités politiques se fragmentent et ont de moins en moins de pouvoir pour encadrer l'économie et contrôler les trafics. Ce n'est pas une bonne évolution. Nos efforts vers une meilleure régulation sont d'autant plus nécessaires.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 août 2000)