Texte intégral
(Intervention à la Conférence des ambassadeurs portugais, à Lisbonne le 6 janvier 2004) :
Madame le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
C'est pour un moi un grand honneur de m'adresser à vous aujourd'hui, aux côtés de votre ministre, Madame Teresa Gouveia. Qu'elle soit remerciée de son invitation. Permettez-moi également, en ce jour où s'élaborent les grandes orientations de votre diplomatie, de vous présenter tous mes voeux pour l'année qui s'ouvre, que je souhaite pour ma part placer sous le signe d'une coopération toujours plus étroite entre nos deux pays.
Nos deux peuples ont en commun une même expérience du monde, pour avoir souvent porté leurs regards et leurs espérances bien au-delà des horizons immédiats. Ils en ont rapporté la même foi dans les vertus du dialogue et de la compréhension mutuelle, que vous résumez si bien dans ce que vous appelez la convivencia.
L'histoire de notre vieille amitié a connu une accélération rapide depuis que nos deux nations se sont retrouvées unies dans le projet de construire l'Europe. Je dois ici rendre hommage à l'ensemble des gouvernements portugais qui se sont succédé depuis l'adhésion de votre pays : tous ont su allier au sérieux de leur volonté d'intégration une conviction forte et exemplaire en faveur de la construction européenne.
Qu'est-ce que l'Europe aujourd'hui ? C'est bien sûr la question qui nous rassemble aujourd'hui, après le rendez-vous manqué de Bruxelles, alors qu'il nous faut renouer avec le sens profond de cette aventure, née au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Pour répondre à cette question, il faut au préalable s'interroger sur notre monde aujourd'hui, car l'Europe ne se construit pas hors du monde.
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Tout change autour de nous. Alors que jusqu'à la moitié du vingtième siècle les démocraties ne formaient qu'une petite poignée d'Etats minoritaires sur la planète, les rapports de force se sont désormais largement inversés en leur faveur. Par un curieux effet de perspective, le monde paraît pourtant plus sombre alors même que se dessinent ces nouveaux horizons. Le spectre de la guerre classique s'éloigne. Ce sont les conflits asymétriques, du faible au fort, de la "périphérie" contre le "centre", qui nous menacent. Tout l'enjeu est de ne pas transformer des terres et des peuples inquiets, guettés par la marginalisation, en un bloc qui forgerait son unité dans son opposition à nos valeurs.
Il y a encore quinze ans, les équilibres de la guerre froide structuraient les relations internationales. La chute du mur de Berlin ouvrait alors un double espoir : celui de la démocratie et celui de la paix. De nombreux pays prenaient le chemin de la liberté, en Europe de l'Est, en Asie, en Afrique, en Amérique latine ! La liberté économique donnait à ces peuples accès à un bien-être longtemps attendu.
Pourtant certains avertissements menaçaient de plus en plus cet horizon dégagé, la guerre du Golfe d'abord, l'apparition de conflits fratricides au Rwanda et sur notre propre continent ensuite. Avec le choc des attentats du 11 septembre, nous sommes véritablement entrés dans une nouvelle époque.
Nous vivons un temps d'inquiétude et d'épreuve. Tandis que les crises régionales, comme celle du Proche-Orient persistent et même s'étendent, des menaces nouvelles apparaissent, se greffant sur les plaies ouvertes du monde. Est-ce un hasard si la prolifération des armes de destruction massive se développe dans des pays en crise ou en rupture avec la communauté internationale comme la Corée du Nord, ou hier encore l'Iran ? Croyant trouver dans la prolifération d'armes de destruction massive une façon de compenser leur isolement et leur sentiment d'insécurité, ils n'en deviennent que plus dangereux pour leurs voisins.
Le terrorisme a lui aussi changé de nature. Politique et local dans les années 70 il est devenu anomique et total. Il épouse les contours d'un monde où les frontières disparaissent et où les moyens de communication réduisent constamment les distances : songeons qu'aujourd'hui un terroriste peut, depuis un simple téléphone portable, déclencher l'explosion d'une bombe à l'autre bout du monde. Frappant de façon aveugle en Irak, en Turquie, ou en Asie du Sud-Est, il s'est lui aussi mondialisé. Dans un monde fragile en quête de repères, il se nourrit de toutes les injustices et attise le ressentiment. On le voit avec Al-Qaeda qui fédère en une nébuleuse de petits groupes terroristes une vague de confrontation avec l'Occident, dont le fanatisme islamiste n'est qu'une facette.
Deux grandes lois régissent aujourd'hui le monde. D'abord l'urgence : le rythme de la planète s'est accéléré, qu'il s'agisse du rythme des échanges, des moyens de communication, ou des attentats terroristes. Chaque jour nous constatons que les événements ont un temps d'avance sur nous, dans une course de vitesse entre la construction d'un nouvel ordre et les facteurs de déstabilisation.
La deuxième loi c'est l'interdépendance qui désormais relie tous les destins mais aussi toutes les menaces. Nous l'avons vu avec le SRAS : une épidémie née à l'autre bout de la planète se répercute en Europe et au Canada avant même d'avoir été identifiée. Qu'elles soient sanitaires, financières ou politiques, les crises se répercutent les unes les autres, propageant l'instabilité tel un virus. Il en va de même dans le domaine de la sécurité : nous savons désormais qu'il ne suffit plus de protéger nos frontières, car notre destin peut se jouer en Afghanistan, en Irak, au Pakistan. Il n'y a plus désormais de centre et de périphérie, mais un enchaînement complexe et nouveau qu'il nous faut saisir.
L'affirmation de ces nouvelles logiques a profondément transformé les fondements de la puissance. Il n'y a plus deux camps symétriques qui s'affrontent selon une règle de fer, mais une communauté internationale confrontée à de nouveaux rapports de force au sein de conflits devenus asymétriques. Aujourd'hui l'ennemi est toujours inférieur en nombre et en armes. Mais il a pour lui la flexibilité, le secret, et une capacité à se démultiplier et à se ramifier qui le rendent presque insaisissable.
Face à cette situation, deux approches sont possibles. Soit le recours à la force accompagné de politiques dictées par le seul principe de sécurité. Ce faisant, le risque est bien de tomber dans le piège que nous tend le terrorisme, qui parie sur notre crispation et notre incapacité à nous adapter à ses multiples métamorphoses. A l'heure des bombes humaines et des camions suicides, le plus fort est devenu vulnérable. Nous le voyons en Irak, la supériorité numérique, économique et technologique ne suffit pas à elle seule à former un rempart efficace. De même, veillons à ne pas aviver le ressentiment contre l'Occident dont le terrorisme se nourrit. La meilleure protection, n'est-ce pas l'initiative au service de la paix : on peut s'interroger aujourd'hui sur l'opportunité de construire un mur de séparation entre Israël et les Territoires palestiniens ; est-ce vraiment la meilleure façon de renouer le dialogue et d'établir les bases d'une coexistence pacifique durable entre deux Etats qui aujourd'hui se sentent menacés ?
L'autre choix, c'est d'abord celui de l'unité de la communauté internationale. Contre les forces de désordre, cette démarche peut offrir une solution réellement efficace dès lors qu'elle est fondée sur une véritable légitimité. Nous le voyons bien : aucun Etat n'est désormais susceptible d'organiser seul la planète. Rassemblée, la communauté internationale doit prendre en compte toutes les dimensions des crises qu'elle veut résoudre : la sécurité, à travers une traque ciblée et secrète des réseaux terroristes, le développement, en multipliant les programmes de développement dans les zones les plus déshéritées de la planète, qui sont aussi les plus explosives, le respect d'identités trop souvent bafouées et humiliées. Ne nous contentons pas d'éteindre le feu une fois qu'il s'est déclaré, mais au contraire, agissons sur tous les foyers de départ, même ceux qui nous semblent insignifiants.
Il n'y a pas d'un côté Mars et de l'autre Vénus ; il y a un chemin exigeant qui est celui de la responsabilité collective. Son objectif est de permettre à la communauté internationale de faire prévaloir la voie du dialogue, de la solidarité et de la justice pour favoriser la stabilité dans le monde. Forte d'une telle légitimité, l'action internationale peut avancer sans exclure, si nécessaire, le recours à la force dès lors que celui-ci est soutenu par l'ensemble de la communauté internationale et s'inscrit dans le respect du droit. C'est bien dans ce cadre que doit désormais se développer une authentique démarche internationale ; c'est-à-dire celle qui sait prendre en compte les nouveaux défis de notre monde, au premier rang desquels figure l'affirmation des identités. Face au risque d'uniformisation des modes de vie et de pensée qu'entraîne la mondialisation, les peuples cherchent à affirmer leur différence. La pauvreté, les crises régionales, l'absence d'espoir raidissent ces aspirations, conduisant au repli sur soi et au rejet de l'autre. Nous l'avons vu dans les Balkans, déchirés par les aspirations nationalistes et religieuses. Nous le voyons aujourd'hui en Côte d'Ivoire avec les dangers du concept d'ivoirité. Peut-être le verrons-nous demain au Cachemire, où s'affrontent chaque jour hindous et musulmans. Or les identités sont allergiques à la puissance : seuls le dialogue et le respect peuvent désamorcer l'infernale spirale de la haine et de la violence.
A travers les identités affleure le temps long de l'histoire. Pour comprendre les réactions du peuple irakien à l'intervention militaire de la coalition, mais aussi aux images du tyran déchu, il faut tenir compte du passé lointain de ce pays, berceau de l'écriture et de la civilisation. Dans la mémoire collective de l'Irak vivent encore la Mésopotamie, Babylone et ses jardins suspendus. Comment ne pas comprendre alors l'inquiétude des Irakiens qui aspirent à pouvoir enfin prendre leur destin en main ?
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Notre monde est pris dans une dialectique d'unité et de division. Au mouvement de rapprochement que la mondialisation lui imprime, grâce aux échanges, grâce aux médias et aux moyens de communication, s'oppose l'affirmation des identités. A l'ouverture des frontières matérielles répond la construction de nouvelles barrières idéologiques. A la construction de grands ensembles régionaux, répond l'émergence de nouvelles aspirations nationalistes et séparatistes.
L'Europe a su trouver une alchimie unique entre unité et diversité. Prenons l'exemple de nos deux pays : le Portugal et la France sont riches d'une tradition et d'une identité fortement ancrées. Comme en miroir l'une de l'autre, les Lusiades de Camoens et la Franciade inachevée de Ronsard, tous deux nés la même année, chantent les vertus d'un peuple et d'un roi. Et si nous sommes moins sensibles aujourd'hui à l'exaltation patriotique, nous retrouvons chez l'un et l'autre l'expression d'un attachement simple mais fort à la terre et aux hommes.
De notre longue histoire nous avons tous deux tiré une expérience et une sagesse. A travers les changements et les bouleversements que nous avons connus, nous avons su rester fidèles à notre culture. C'est l'un de vos plus grands écrivains, Miguel Torga, qui nous livre la clé de cet enracinement que nous partageons. Voyageur infatigable sur toutes les routes du Portugal, connaisseur de ses recoins les plus secrets, il constate que malgré les bouleversements profonds qu'a connus son pays, l'identité demeure inaltérée : le sol et le verbe. En eux seuls persiste la patrie primordiale, comme latence et comme vestige.
N'avons-nous pas, en France comme au Portugal, fait vivre ce paradoxe de deux pays aux racines profondes, mais toujours ouverts sur le monde ? Notre attachement à la terre, celui d'un Torga, mais aussi d'un Giono, n'a jamais empêché notre soif de découvertes et d'aventures. C'est le grand miracle accompli par Pessoa, argonaute dans l'Ode maritime d'Alvaro de Campos et en même temps paysan, dans les vers bucoliques d'Alberto Caeiro. Cette sagesse, qui est celle de l'Europe, nous devons aujourd'hui la mettre au service du monde.
La France comme le Portugal ont su tourner la page sombre de la colonisation. Nous en avons gardé une relation privilégiée avec ces pays qui aujourd'hui encore enrichissent notre culture et notre langue. Si Aimé Césaire ou Ahmadou Kourouma ont élargi les mots du français aux dimensions de tout un continent, les livres de Machado de Assis ou de Jorge Amado ont ouvert une nouvelle voie à la grande littérature portugaise. La saudade douce et mélancolique de Cesaria Evora ne nous évoque-t-elle pas les accents les plus poignants du fado d'Amalia Rodrigues ? Aujourd'hui ce ne sont plus deux empires qui s'affrontent, mais deux communautés de langue et de destin qui se rencontrent, à l'image de Leopold Sedar Senghor rendant hommage à ses origines portugaises :
"Mon sang portugais s'est perdu dans la mer de ma Négritude.
Amalia Rodriguez, chante ô chante de ta voix basse les saudades de mes amours anciennes.
[...] J'écoute au plus profond de moi la plainte à voix d'ombre des saudades."
Au sein de l'Europe nous avons choisi d'unir notre destin. Le temps n'est plus où Voltaire, face au tremblement de terre de 1755, pouvait déplorer : Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris. Car il savait combien, à travers cette tragédie, la conscience européenne avait connu une de ses plus formidables impulsions : conscience, à travers le malheur partagé, d'un même humanisme, d'un même espoir dans les vertus du progrès, dans les chances de l'avenir. Songeons à Manuel Alegre en exil à Paris, recherchant avec ses compagnons le Tage dans la Seine. Songeons également à l'amour que le public français témoigne aux films du grand Manoel de Oliveira, qui a tiré de La Princesse de Clèves l'un de ses plus beaux films. Songeons enfin au rôle que joue dans le cinéma français le producteur Paulo Branco, qui incarne véritablement l'espoir d'un cinéma européen vivant et ouvert sur le monde.
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L'Europe c'est avant tout une formidable réussite, unique dans l'histoire, fondée sur la réconciliation d'un demi-milliard d'hommes, aspirant à partager leurs idéaux de liberté, de tolérance et de fraternité. Cette réussite s'appuie sur des succès économiques, monétaires et commerciaux qui placent notre continent au premier rang. Et les succès sont réels, année après année, de l'achèvement du marché intérieur à la création de l'euro. Déjà d'autres réussites se dessinent, que ce soit l'émergence d'une défense commune, la multiplication des échanges universitaires avec notamment les programmes Socrates et Leonardo, ou la naissance d'un espace européen de la recherche. Cet espace de stabilité et de prospérité va bientôt s'étendre de manière considérable, avec l'arrivée de dix nouveaux Etats membres : ne témoigne-t-il pas avec force de l'attractivité de notre modèle ?
Mais au moment précis où s'accomplit cette nouvelle étape, le chemin à parcourir apparaît sans cesse plus long et semé d'embûches : une croissance et une innovation insuffisantes, des différences sur le rôle de l'Europe dans le monde dont la crise irakienne a été une illustration, des interrogations sur la capacité de l'Union à donner corps à un projet constitutionnel. Or, à quelques mois d'élections européennes qui constitueront un révélateur important du degré d'adhésion à l'Europe actuelle, tout indique que les citoyens européens attendent de leurs responsables politiques qu'ils tracent le chemin d'une Europe plus efficace, plus transparente et plus proche de leurs préoccupations quotidiennes. Si nous voulons voir ancrer véritablement l'attachement de nos peuples à la construction européenne et éviter que la tiédeur et le scepticisme ne gagnent du terrain, nous avons un devoir : celui de renouer avec une grande ambition pour notre continent.
Ne nous y trompons pas : c'est une nouvelle Europe qui naît aujourd'hui et qui, quinze ans après la chute du mur de Berlin, va rassembler notre grande famille. Elle retrouvera ainsi le visage que les siècles lui avaient dessiné et qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, paraissait à jamais perdu face à l'implacable logique des blocs. Ce résultat, nous l'avons tous appelé de nos voeux, à Lisbonne comme à Paris. Nous l'avons obtenu en portant haut nos exigences : la fidélité à l'histoire d'abord, qui ne tolérait pas de laisser à l'écart cette Europe kidnappée et privée de liberté pendant tant d'années ; mais aussi la fidélité au projet européen, qui impliquait de préserver l'intégrité et le respect de l'acquis communautaire par les nouveaux adhérents. Le Portugal et la France ont fait preuve d'une grande vigilance pour que la reprise de cet acquis soit la plus complète et la plus effective possible. Il nous faut aujourd'hui aller plus loin car dans cette Europe élargie, c'est bien d'une refondation de notre projet commun dont nous avons besoin, une refondation qui devra pleinement prendre en compte les expériences et les attentes des nouveaux Etats membres.
Soyons justes dans notre appréciation. Les difficultés actuelles ne constituent pas une surprise. L'Europe n'a pas été à la hauteur des attentes dans deux domaines essentiels. D'abord, elle ne s'est pas encore donné les moyens d'une croissance solide et durable ; ensuite elle ne dispose d'une politique étrangère qui lui permette de porter plus loin ses ambitions. Nous pourrions aussi évoquer d'autres exigences auxquelles elle n'a pas pleinement répondu, comme celle de bâtir un espace de sécurité, de liberté et de justice.
Il y a urgence aujourd'hui à remettre la politique au coeur du projet européen. Nous avons réalisé ces dernières années des avancées fortes et symboliques, de la création d'une monnaie unique, à l'envoi d'une mission militaire de l'Union européenne au Congo, en passant par la décision de nous doter d'une Constitution. Nous avons également fait des progrès dans le sens d'une citoyenneté partagée. J'ai le plaisir de constater qu'usant de leur droit de vote aux élections locales et européennes, les sept cent mille Portugais de France ont confirmé leur très forte implication dans notre vie démocratique, puisqu'ils sont les Européens les plus nombreux à être élus dans nos conseils municipaux. Mais nous devons encore faire davantage pour répondre aux attentes actuelles des Européens et pour imaginer les politiques de demain.
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L'Europe doit devenir enfin cet espace de croissance qu'elle a vocation à être. Le diagnostic est clair : notre continent accuse ces dernières années un retard de croissance par rapport à son concurrent américain. L'horizon, fixé ici même à Lisbonne en 2000, de faire de l'Europe l'espace le plus dynamique du monde d'ici 2010, semble aujourd'hui plus difficile à atteindre. Face à l'ampleur du défi actuel, l'approfondissement du marché intérieur doit certes rester notre tâche commune, mais cela ne suffit pas à fonder un projet pour l'Europe ; notre espace doit s'affirmer comme un espace de prospérité, générateur d'une croissance forte et durable. Cet impératif nous oblige à repenser en profondeur les dispositifs européens existants, conçus dans des périodes de croissance et qu'il faut adapter à notre temps.
Notre premier objectif doit être de parvenir à une gouvernance économique efficace. Retrouver des marges de manuvre suppose une véritable coordination des politiques économiques sans craindre d'aborder ensemble le grand débat qui s'ouvre devant nous : comment concilier le nécessaire respect de la discipline budgétaire avec l'objectif de croissance, indispensable pour assurer la prospérité de notre continent ? La création d'un Conseil propre à la zone euro, doté d'une véritable capacité de coordination des politiques économiques, une meilleure coordination des politiques budgétaires et fiscales et une simplification des procédures décisionnelles européennes constitueraient autant d'avancées dans cette direction. S'appuyant sur cette gouvernance économique, une politique active de soutien direct à la croissance et à la compétitivité de nos économies n'en serait que plus efficace.
Pour la première fois, une vraie mobilisation européenne s'est manifestée dans le cadre d'une " initiative de croissance " prévoyant des projets concrets d'infrastructures de transports, de recherche et d'innovation. Soyons plus ambitieux encore, en orientant davantage vers la croissance le budget communautaire après 2006. Nous attendons des travaux à venir sur les prochaines perspectives financières qu'ils soient à la hauteur de cet enjeu.
C'est une grande et difficile échéance financière qui est devant nous. Elle doit être abordée avec exigence et responsabilité, au moment où pèsent sur les finances publiques des Etats membres des contraintes extrêmement lourdes, et alors que nous rejoignent dix et bientôt douze Etats qui vont solliciter à plein l'aide financière de l'Union. Face à une telle perspective, l'Europe doit trouver le chemin de la conciliation entre deux objectifs essentiels : celui de la solidarité d'abord, vis à vis des nouveaux membres de l'Union comme des membres actuels qui connaissent encore un retard de développement ; celui de la discipline budgétaire qui demeure l'un des éléments essentiels de toute politique économique sérieuse et responsable. Nous voulons poursuivre dans la voie des politiques d'accompagnement du grand marché européen car celles-ci demeurent le meilleur témoignage de notre volonté de bâtir une communauté d'Etats solidaires. Mais, dans le même temps, nous ne pouvons plus nous permettre les taux de croissance de la dépense européenne que nous avons connus dans le passé, très supérieurs à l'augmentation des budgets nationaux. C'est la raison pour laquelle les chefs d'Etat ou de gouvernement de six Etats membres, dont la France, ont écrit, vous le savez, au président de la Commission européenne pour l'inviter à stabiliser le budget européen au niveau actuel de 1 % du revenu national brut européen. Cette indispensable discipline est pleinement compatible avec l'affirmation du principe de solidarité européenne et le maintien de la cohésion dans l'Union élargie. Elle laisse à la dépense européenne des marges de progression très supérieures à celles des budgets nationaux et permettra, grâce à la croissance, le financement des actions nouvelles qui sont envisagées.
Nous devons ensuite accélérer notre préparation de l'avenir. D'abord en poursuivant résolument et dans tous les domaines la voie des réformes structurelles, y compris pour les politiques de l'emploi qui ont fait l'objet, le 11 décembre dernier, d'un Sommet social européen organisé à l'initiative de la France. Mais surtout en forgeant un pôle de recherche capable de faire jeu égal avec le pôle nord-américain. Or nous sommes encore loin de l'objectif de 3 % du produit intérieur brut européen consacrés à la recherche - et la mobilité des chercheurs reste encore insuffisante. L'enjeu est de taille : soit nous parvenons à renouer avec une dynamique créatrice d'innovation et de richesse, soit nous nous résignons à dépendre des flux et reflux de l'économie américaine. Je ne vous apprendrai pas, alors que vous avez donné à l'histoire tant de grands navigateurs, que les traversées de l'Atlantique sont toujours plus longues lorsqu'il s'agit d'aller des Amériques vers l'Europe.
En nous mobilisant pour la croissance, nous devrons rester fidèles à notre exigence de solidarité. Dans une Europe plus dynamique et compétitive, nous pourrons oeuvrer plus activement à la résorption des déséquilibres régionaux, qui constitue un défi majeur pour l'Union élargie. Un choix clair en faveur de la croissance ne signifie pas s'affranchir des règles et de la discipline commune dont nous sommes patiemment convenus ces dernières années. Le Pacte de stabilité et de croissance reste et restera, en matière budgétaire, notre loi. La démarche coopérative qui a récemment prévalu, tenant compte de l'ampleur des efforts consentis par la France, ne peut que renforcer la crédibilité des règles que nous avons élaborées.
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Les défis que doit relever aujourd'hui l'Union élargie sont globaux. N'attendons pas de tomber dans les pièges de l'histoire pour prendre conscience que nous avons un intérêt commun à unir nos efforts et à agir vite. Nous avons une lourde responsabilité. L'Europe élargie doit porter ses voiles le plus loin possible et mettre encore plus en commun pour répondre aux attentes de ses citoyens.
Après l'échec de Bruxelles, la France est prête à avancer en tirant toutes les leçons. L'histoire l'exige. Nos citoyens l'attendent. Nous devons par conséquent relancer le chantier de la Constitution et créer les conditions d'un accord qui permettra de parvenir à un texte ambitieux et nécessaire pour doter notre Europe des institutions et des politiques indispensables à la poursuite de sa marche en avant. Le défi de l'hétérogénéité et du nombre ne se satisfera pas d'un ravalement de façade ; il faut s'attaquer aux piliers mêmes de notre Union que sont nos institutions. C'est une véritable démocratie européenne qu'il nous faut aujourd'hui construire, autour des propositions de la Convention : une charte constitutionnelle clarifiée, des institutions rénovées et relégitimées, des politiques renforcées. Il nous faut un Parlement européen doté de la pleine compétence législative, un Conseil des ministres orienté par une présidence stable et des méthodes de travail disciplinées, une Commission renforcée dans sa collégialité et sa vocation à incarner l'intérêt général européen au-delà des intérêts nationaux, des méthodes décisionnelles qui surmontent la paralysie de l'unanimité, un système de vote dans lequel Etats et citoyens se reconnaissent.
Pour prendre des décisions dans une Europe à 25, il nous faudra aussi davantage de souplesse : utilisons les possibilités offertes par les traités, y compris en décidant de mettre en place des coopérations renforcées. De grandes réalisations européennes ont été le fait, à leurs débuts, d'un groupe d'Etats qui a joué un rôle de "pionnier" : ce fut le cas non seulement de l'euro, mais également des Accords de Schengen. Aujourd'hui certains Etats souhaitent avancer dans le domaine de la gestion des politiques économiques, dans l'action internationale et la sécurité intérieure.
Ces coopérations doivent être encouragées à condition de rester ouvertes à tout Etat souhaitant y participer ; surtout, elles ne doivent, à aucun moment, remettre en question la cohésion et la solidarité communautaires. Il serait faux de voir, dans une telle approche, la revanche de l'intergouvernemental sur la méthode communautaire. Bien au contraire, c'est une méthode communautaire renouvelée, plus efficace car plus flexible et modulable, qui facilitera les prochaines adhésions et permettra à une Union plus hétérogène et diversifiée de concilier son élargissement avec la poursuite de son approfondissement.
Nous savons que le Portugal sera, avec nous, dans le camp de l'initiative. Une longue tradition de coopération a renforcé notre confiance mutuelle, qui s'est manifestée ces derniers mois dans de très nombreux dossiers européens, qu'il s'agisse de l'avenir de la politique agricole commune, du statut de nos régions ultrapériphériques, des négociations en matière de pêche, de la lutte contre l'immigration clandestine ou de la sécurité maritime. C'est pourquoi la France invite le Portugal à s'inscrire, avec elle, au cur de l'ambition européenne et à participer à l'aventure refondatrice à laquelle nous invitent les défis du monde. C'est la vocation du Portugal ; je ne crois pas me tromper en pensant que c'est aussi sa volonté.
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Remettre la politique au coeur de notre projet, c'est aussi avoir l'ambition de faire de l'Europe une zone de stabilité et de référence non seulement pour les Européens, mais pour le monde entier.
A la suite de Vasco de Gama et de ses héroïques compagnons, laissons-nous entraîner par la déesse chantée par Camoes : "Voici la grande machine du monde, formée de l'éther et des éléments, telle que la fabriqua le haut et profond savoir, auquel n'est assigné ni principe ni terme". La complexité de cette "machine du monde" épouse aujourd'hui les arabesques de l'art manuélin.
Serions-nous fidèles à nos idéaux si, saisis d'un réflexe obsidional, nous nous retirions en deçà de nos frontières pour jouir de notre bienheureuse retraite ? L'Europe est beaucoup plus qu'un simple marché intérieur et qu'un espace de libre circulation ; elle est avant tout un projet de civilisation. Pour être elle-même, elle doit porter son message haut et fort dans le monde. Soyons clairs : il ne s'agit pas d'une quelconque tentation hégémonique, d'un nouvel empire en gestation. Il s'agit encore moins d'un désir de rivalité avec les Etats-Unis, dont nous partageons les valeurs. Il ne s'agit pas, enfin, du rêve de quelques nations glorieuses de voir revivre leur grandeur passée à travers l'Union.
L'Europe suscite une formidable attente à travers le monde : Mme Gouveia et moi le constatons à travers tous nos déplacements internationaux. Malgré ses hésitations, comme celles qu'a suscitées la crise irakienne, le projet européen crée un nouvel espoir, parce que nous savons nous retrouver sur l'essentiel, c'est-à-dire une vision juste de l'ordre international, parce que nous plaçons au-dessus des calculs obscurs un ordre reposant sur le droit, sur des idéaux, sur des valeurs.
Notre première exigence doit être celle de la clarté. Evitons les ambiguïtés, génératrices de malentendus et de frustrations. Définissons clairement notre espace européen et ses frontières pour renforcer la lisibilité de notre projet aux yeux de nos concitoyens, parfois désorientés par le sentiment d'une extension sans fin de l'Union.
La dynamique de l'histoire s'est inversée : aujourd'hui les adversaires d'hier sont devenus nos alliés. Dans un premier cercle les quinze Etats membres actuels et tous ceux dont la vocation à entrer dans l'Union a été reconnue doivent intensifier leurs relations. Dix nouveaux pays vont venir renforcer l'Union d'ici quatre mois. Fortes de notre soutien actif, la Roumanie et la Bulgarie devraient nous rejoindre dans quelques années. Le Sommet de Zagreb, tenu sous présidence française en 2000, a confirmé la vocation européenne des cinq pays des Balkans occidentaux et déjà, la Croatie semble se situer à l'avant-poste de ce groupe. La Turquie, avec laquelle nous devons plus que jamais être solidaires, doit encore continuer d'avancer pour satisfaire aux grands principes qui sont ceux de l'Union. Poursuivons nos efforts en associant toujours davantage les futurs membres à tous nos débats : ce sera pour eux un moyen d'avancer plus vite sur le chemin de l'Europe.
Ces perspectives doivent nous encourager à bâtir, dans un deuxième cercle, une relation privilégiée avec nos voisins les plus proches de l'Est et de la Méditerranée. De leur stabilité dépend la nôtre. D'écarts de prospérité trop criants entre nous naîtraient de nouveaux germes de déstabilisation. Du dialogue des cultures dépendra notre enrichissement mutuel. Envisageons donc avec eux le partenariat le plus ample possible, dans l'intérêt de tous. N'hésitons pas à leur proposer une participation directe à nos politiques et un partenariat pouvant à terme aller jusqu'au partage des libertés de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. C'est dans cet esprit que le Portugal et la France ont formulé en octobre dernier, avec sept autres Etats membres, des propositions ambitieuses de relance du partenariat euro-méditerranéen. Nos choix sont clairs : engagement commun en faveur d'un véritable partenariat politique et de sécurité, appui ferme aux réformes structurelles et encouragement décisif en faveur de l'intégration régionale.
Au-delà de l'horizon de nos voisins immédiats, visons, dans un troisième cercle, à renforcer partout dans le monde nos liens d'association avec les autres grands pôles régionaux. Sortons pour cela des discours convenus et des rencontres au sommet sans réel contenu. Encourageons la voie du regroupement régional, qui renforce la stabilité de notre monde et facilite le dialogue. Réinventons des relations fondées sur davantage de justice. Et à l'égard de ceux qui ont droit de manière prioritaire à nos encouragements, osons utiliser l'arme de la solidarité, comme nous le faisons à travers une coopération désormais ancienne, mais persévérante et déterminée, avec nos partenaires d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Je suis sûr que le Portugal saura, avec la France, continuer à apporter toute son énergie à cette entreprise.
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Autre exigence : celle d'une politique étrangère et de sécurité commune. Protéger nos citoyens où qu'ils se trouvent, défendre nos intérêts sur tous les continents, contribuer à la paix et à la stabilité du monde, promouvoir nos valeurs communes : tels sont les défis qui nous attendent. L'affirmation de l'Union sur la scène internationale constitue le corollaire naturel de son poids économique : son économie repose sur l'une des plus fortes monnaies existantes ; elle fournit plus de la moitié de l'aide au développement dans le monde. Comment alors accepter que sa voix ne soit pas davantage entendue ?
Cet objectif d'autonomie ne saurait d'aucune manière remettre en cause la solidarité transatlantique que l'Europe doit préserver. En voulant donner à l'Union toute sa place sur la scène internationale, la France cherche à faire émerger progressivement l'un de ces pôles régionaux qui doivent à l'avenir contribuer à organiser la nouvelle architecture internationale. Loin de représenter un nouveau "concert des Nations" comme nous en avons connu au XIXème siècle, cette multipolarité, tant décriée par certains, peut être au contraire la chance de nos pays pour mettre en place un système international réellement efficace. D'abord, parce qu'une telle organisation correspond aux nouvelles réalités du monde : ne voit-on pas apparaître aujourd'hui ces nouvelles puissances régionales qui, à l'exemple du Brésil, de l'Afrique du Sud, de l'Inde ou encore de la Chine ou de la Russie, entendent jouer pleinement leur rôle à mesure de la montée en puissance de leur économie et de leur pouvoir politique ? Il est clair par ailleurs que, face aux menaces et aux défis de toute sorte qui bousculent notre univers, nous avons besoin de rassembler toutes les forces et toutes les énergies de chaque membre de la communauté internationale autour d'un système multipolaire capable de permettre à tous d'agir en responsabilité et en solidarité.
Dans ce contexte, la relation transatlantique demeure, plus que jamais, un axe central de l'action extérieure de l'Europe. Toute son histoire récente s'est développée autour de ce lien essentiel pour son avenir. Aujourd'hui, ce partenariat entre l'Amérique et l'Europe doit trouver son nouvel équilibre à travers la définition d'objectifs rénovés et la mise en place de méthodes de travail plus efficaces, plus souples et mieux adaptées aux réalités de notre temps. Le chantier transatlantique ne doit pas diviser les Européens ; il est au contraire une formidable chance qui s'offre à l'Europe pour lui permettre de prendre toute sa place dans le concert mondial. A nous de relever ensemble ce défi et d'être au rendez-vous de l'histoire. Car soyons conscients que c'est par l'affirmation d'une haute ambition que l'Union européenne pourra se doter d'une politique étrangère crédible, respectée et capable de faire entendre la voix de l'Europe partout dans le monde.
Grâce à l'élargissement nous allons élargir l'assise de notre politique étrangère et de sécurité commune. Les nouveaux adhérents vont l'enrichir de leur sensibilité. Avec la Biélorussie, l'Ukraine, les Balkans, mais aussi avec la Russie, nous pourrons développer des liens et des partenariats plus riches et plus profonds. Avec dix nouveaux Etats membres, le poids de l'Union dans le système des Nations unies comme dans les autres organisations internationales s'en trouvera accru.
A nous de trouver la voie d'un fonctionnement qui permette à cette politique d'être efficace et réactive aux sursauts de notre horizon international. L'Europe a trop longtemps souffert du cruel décalage entre les paroles et les actes, en Croatie, en Bosnie, au Proche-Orient ou dans les Grands Lacs. C'est avant tout de mécanismes souples dont nous avons besoin pour affronter les situations inédites qui surviendront sur la scène internationale et, s'il le faut, notre diplomatie commune devra avancer au rythme des plus volontaires.
Dans cet objectif, l'Union doit se donner les moyens de son autonomie stratégique, pour pouvoir assumer pleinement ses responsabilités dans la prévention et le règlement des crises, y compris par la mobilisation de moyens militaires. L'année passée a marqué une étape essentielle pour le développement de la politique européenne de sécurité et de défense. Avec ses opérations militaires - Artémis en Ituri - comme ses opérations de police en Bosnie et Macédoine, l'Union est désormais pleinement opérationnelle. C'est ainsi que nous développerons progressivement une culture d'action commune, bien au-delà des seuls aspects de défense. C'est ainsi que nous affirmerons la crédibilité de l'Union, en confirmant sa réactivité face aux crises. L'autonomie stratégique de notre continent est dans l'intérêt de tous, Européens comme Américains. Elle doit reposer sur une analyse commune des menaces et l'identification des moyens permettant d'y répondre. Tel est l'objet des travaux lancés au Conseil européen de Thessalonique, qui viennent d'aboutir avec la stratégie européenne de sécurité approuvée par le dernier Conseil européen.
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Le Portugal et la France ont un rôle à jouer pour donner à l'Europe toute sa place dans le monde. Mettons la force de nos relations bilatérales au service de ce projet commun.
Nous pouvons avoir des divergences - je pense à l'Irak ou à certains débats lors de la Conférence intergouvernementale sur le projet de Constitution. Nous en aurons sans doute encore dans l'avenir. Mais la franchise de nos échanges et une même volonté d'avancer ensemble permettent à nos relations bilatérales de marquer aujourd'hui une nouvelle accélération.
Des liens sans cesse plus étroits se tissent entre nos sociétés et nos économies. La France est le troisième fournisseur et le troisième client du Portugal. Les 400 filiales de sociétés françaises dans votre pays sont à l'origine de près de 80.000 emplois. Nos relations politiques sont toujours plus étroites, puisque le principe de rencontres annuelles à haut niveau entre nos deux chefs de gouvernement a récemment été décidé. Votre Premier ministre, M. Durao Barroso, est déjà venu deux fois à Paris ; le Premier ministre français, M. Raffarin, s'est rendu dans votre pays il y a deux mois ; j'ai moi-même eu le plaisir d'accueillir Mme Gouveia à la fin du mois de novembre. En tout, ce ne sont pas moins de quinze ministres français qui ont procédé à des consultations avec leurs homologues portugais depuis dix-huit mois. Ma présence parmi vous témoigne de mon engagement personnel en faveur de notre coopération.
Cette excellence de nos relations, cultivons-la au service de tous et demandons-nous quelle pierre nous pouvons, ensemble, apporter à l'Europe qui se construit. Soyons conscients que nous avons une vocation particulière, à l'égard de l'Europe et à l'égard du monde. La géographie symbolique de Pessoa ne dit-elle pas de l'Europe, regardant vers l'Occident, que son visage est le Portugal ? Où mieux qu'à Lisbonne, de la proue de la tour de Belém pointant vers l'horizon marin, cette Europe peut-elle réapprendre à échapper à l'introversion continentale ?
Portugais et Français ont un long passé maritime et colonial en partage. De cette expérience commune, faite d'ombres et de lumières, nous avons appris à mieux nous connaître là où nous nous sommes côtoyés, parfois non sans heurts : sur les flots houleux de l'Atlantique Nord, le long des rivages brésiliens, sur les côtes de Guinée ou dans les comptoirs des Indes. Cette expérience nous a également donné une intimité particulière avec le monde, dans sa réalité multiforme et sa complexité. Elle nous a appris les vertus du dialogue et les risques du cloisonnement. Elle nous confère une responsabilité commune vis-à-vis de nos partenaires européens, à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire : cette intimité avec le monde, nous devons la faire partager. La présence côte à côte, aujourd'hui, de nos soldats en Bosnie et au Kosovo manifeste sur le terrain la force de notre engagement.
Au-delà des horizons proches de la Méditerranée, nous partageons une même passion pour l'Afrique, ce continent porteur de mémoire et de sagesse. Il est de notre devoir de rappeler à nos partenaires européens notre responsabilité commune. Le Portugal l'a fait, en 2000, en organisant au Caire le premier sommet entre l'Union européenne et l'Afrique. Beaucoup reste encore à accomplir pour sa stabilisation et son développement économique. Pourquoi ne pas faire dès maintenant de l'Afrique une zone de priorité mondiale ?
Nous nourrissons les mêmes espoirs pour l'Amérique latine et l'Asie. Là encore, les Européens comptent sur le Portugal pour leur rappeler la responsabilité qu'ils ont devant le monde, comme il l'a fait en marquant avec force sa solidarité avec le peuple timorais , et je salue la présence de mon collègue et ami Ramos Horta. Là encore, ce sont les mêmes ambitions que nous devons avoir pour notre partenariat avec les grandes organisations régionales qui s'affirment - le MERCOSUR, bien entendu, et, à terme, l'ASEAN.
Partout où elle est présente, l'Europe doit enfin défendre une vision équilibrée et équitable de la mondialisation - formidable chance d'enrichissement et d'ouverture, mais qui recèle aussi tant de risques d'exclusion, d'injustice et d'appauvrissement culturel. Sans remettre en cause le dynamisme du marché, notre projet commun peut à sa manière contribuer à apporter de l'ordre au désordre de notre temps.
A travers un partenariat privilégié avec le Brésil, qui s'affirme de plus en plus comme un acteur global sur la scène internationale, le Portugal peut apporter une contribution décisive à notre approche de la mondialisation. Comme il peut d'ailleurs, fort d'une communauté de plus de deux cents millions de lusophones dans le monde, être l'un des meilleurs promoteurs de notre modèle de diversité culturelle et linguistique. Pourquoi ne pas envisager, à cet égard, des liens encore plus étroits entre la Communauté des pays de langue portugaise et l'Organisation internationale de la Francophonie ?
Vous allez, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, repartir dans les postes diplomatiques dont vous avez la responsabilité pour représenter le Portugal. Vous défendrez ses intérêts et sa vision. Avec vos collègues français et européens, vous défendrez aussi l'Europe, qui est aujourd'hui notre horizon commun, parce que le monde a besoin de l'Europe, de sa conscience, de son expérience et de sa vision.
Nous sommes au début du chemin. Nous entrons aujourd'hui dans un nouvel âge de l'Europe. Grandis par les épreuves, portés par les aspirations et l'élan de nos peuples, guidés par une conscience et une exigence commune, il nous appartient, ensemble, de dessiner les nouveaux chemins et, en écho au très beau poème de mon ami Nuno Júdice, d'alléger le poids du monde.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 janvier 2004)
(Propos du ministre lors du débat à l'issue de son intervention à la Conférence des ambassadeurs portugais, à Lisbonne, le 6 janvier 2004) :
Q - (Sur la question de la défense dans le processus de construction européenne)
R - Monsieur l'Ambassadeur, vous posez une bonne question qui montre bien à quel point nous pouvons parfois être à front renversé sur la planète. Les Français apparaissent comme amateurs d'ordre et d'esprit cartésien et les Anglo-saxons de pragmatisme. Vous voyez, dans le cas précis que vous venez d'évoquer, je pense que les Français sont amateurs de pragmatisme.
Pour nous ce qui est important c'est que chaque fois que l'Europe veut agir, a le sentiment d'avoir une responsabilité particulière, comme cela a été le cas en Ituri au Congo, elle doit pouvoir le faire si elle le souhaite et s'il n'y a pas d'autre possibilité de le faire. Je crois que vouloir situer l'action de l'Europe de façon autonome par rapport à d'autres moyens, de façon théologique, doctrinale, c'est entrer dans des querelles - est-ce que c'est l'Europe d'abord, est-ce que c'est l'OTAN d'abord ? Je crois qu'il est inutile de se poser des questions qui ne se posent pas. Est-ce qu'au Congo il y avait d'autres possibilités ? Non, c'était la responsabilité des Européens, nous avons voulu agir et intervenir, nous avons créé des conditions pour le faire. Il fallait un outil pour cela, une capacité de planification, nous l'avons mis en uvre. Après, nous nous sommes rendu compte que si nous voulons intervenir demain dans d'autres contextes, il faut que nous ayons la possibilité d'avoir une capacité de planification autonome et permanente. Dotons-nous donc de cette cellule de planification autonome et permanente.
Je crois que l'une des grandes difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés dans toute la construction européenne, c'est justement la théologie. Rappelez-vous les débats, il y a dix ans, sur la place du processus intergouvernemental : fallait-il créer une Europe fédérale ou au contraire une union d'Etats et de peuples ? Tous ces débats, aujourd'hui nous voyons bien, n'ont aucun sens.
Nous voulons tous une Europe plus démocratique, plus efficace et plus transparente. Soyons soucieux de répondre aux questions que nous pose le monde et aux questions que nous nous posons, pas aux questions qui fâchent. Je crois que dans le cadre de l'Europe de la défense la priorité, c'est de faire face aux réalités.
Il y a un certain nombre de cas de figure dans lesquels l'Europe peut avoir besoin d'agir et d'agir seule, parce qu'il n'y a pas d'autres cadres qui se prêtent à cela. Il faut donc que nous puissions le faire. Que nous soyons tous profondément attachés à l'OTAN, à la force de cette alliance, c'est une évidence. A aucun moment il ne s'agit de bâtir des organisations, des organismes concurrents de l'OTAN. A aucun moment il ne s'agit de faire des duplications ; ce serait stérile, inutile, de rentrer dans de telles rivalités. Mais en revanche il y a un certain nombre de situations où nous avons vocation à agir. Nous l'avons vu en Macédoine, nous le verrons peut-être demain en Bosnie et il est important que nous ayons le moyen de répondre à ces différentes interventions. Je crois qu'à vouloir écrire, de façon trop doctrinale et trop rigide, nous aboutissons à des querelles de principe stériles et tatillonnes qui font la fortune des professeurs et des théologiens. Nous sommes, nous, des diplomates et nous sommes là pour réparer et pour anticiper les malheurs du monde. Comportons-nous plus en médecins qu'en théologiens et je pense que nous serons plus à même de répondre aux difficultés de notre planète.
Q - Comment pouvez-vous concilier les aspirations à une Europe plus forte avec la lettre des Six ? Sur le système de vote et la double majorité, la France serait-elle prête à accepter la solution 50-50 qui est peut-être la plus démocratique ?
R - Merci, Monsieur l'Ambassadeur. Sur le premier point vous avez raison : on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Il est évident que la capacité que nous avons à mettre en commun un certain nombre de ressources - ce qui pose d'ailleurs et posera de plus en plus la question des ressources propres de l'Europe et de ses propres moyens de financement -, donnera à cette Europe une liberté dont elle ne dispose pas suffisamment aujourd'hui.
Mais je crois qu'au-delà de ça, nous sommes dans une construction qui s'affirme chaque année et qui a fait de grands progrès au cours des dernières décennies. Mais nous voyons bien qu'elle est en train de changer de nature. C'est-à-dire que c'est une construction partant d'un marché intérieur et de politiques communes, et tout ceci évidemment coûte cher. Nous sommes en train de passer dans un âge plus politique où cette Europe a vocation à s'affirmer et à affirmer une capacité au service d'un certain nombre d'ambitions et de visions.
Ceci implique beaucoup plus la définition d'une volonté, d'une capacité à agir ensemble, qu'une traduction financière automatique et je dirai même que l'un va nécessairement avec l'autre.
Notre Europe, aujourd'hui, n'est plus du tout non seulement l'apanage des chancelleries. Pendant très longtemps, nous, diplomates, nous nous sommes surtout préoccupés de ce que l'on pensait dans les chancelleries des pays voisins et amis pour en faire notre propre lecture diplomatique. Aujourd'hui nous avons tous des contraintes très fortes qui sont bien évidemment nos peuples auxquels nous devons rendre des comptes. La logique européenne, elle, entre dans l'âge des peuples, dans l'âge où ces derniers attendent quelque chose. Ils sont d'autant plus soucieux de nous faire confiance qu'ils auront le sentiment que la traduction concrète de nos actions, à l'échelon de l'Europe, se fera à leur propre bénéfice. Nous le voyons sur des grandes actions diplomatiques ou sur les grands projets européens.
Et plus nous sommes capables dans la sphère européenne de marquer des points, d'avoir des résultats tangibles dont chacun de nos peuples pourra constater qu'ils sont bien au service de leur propre confort, de leur propre prospérité, de leur stabilité ou de leur sécurité, plus nous crédibiliserons par des résultats ces avancées et serons capables de prendre des initiatives.
Aujourd'hui il y a un décalage très frappant entre les moyens qui sont les nôtres à l'échelle de l'Europe et nos résultats. Je vais donner l'exemple du Proche-Orient. Voilà une région dont nous sommes le premier partenaire économique et commercial. Nous sommes le premier pourvoyeur d'aides à la Palestine. Quel est le poids politique que nous pesons aujourd'hui dans la définition du processus de paix ? Nous avons joué un très grand rôle dans la définition de la Feuille de route, mais enfin nous ne sommes pas aujourd'hui véritablement en mesure de peser lourdement sur l'avenir de la paix dans cette région et pourtant notre responsabilité est très grande car nous savons tous qu'une partie de notre destin se joue au Moyen-Orient.
Une région de l'Europe, la Turquie, est frontalière avec l'Irak. Donc tout ceci doit nous amener à prendre davantage conscience de nos responsabilités et de la nécessité d'agir ensemble. Et aujourd'hui la vraie question c'est bien celle-là : comment, sans pour autant que cela nécessite nécessairement de grands investissements financiers que nous faisons par ailleurs, par exemple avec l'aide que nous donnons à la population palestinienne, comment faire en sorte que notre poids s'en trouve agrandi ? Et alors les Européens seront d'autant plus enclins à faire confiance à cette Europe, à attendre quelque chose d'elle, et en marchant nous la verrons se doter de plus de moyens et de plus d'ambitions.
Je prenais l'exemple de la recherche, c'est pareil, c'est vrai que si nous sommes capables de tirer davantage profit des capacités des Européens, de chacun de nos pays, capacités intellectuelles ou de recherche, si nous sommes capables d'attirer davantage nos chercheurs en Europe même, alors qu'aujourd'hui il y a une très forte hémorragie outre-Atlantique, eh bien les résultats de cette capacité européenne s'en trouveront considérablement agrandis. Je crois que vous avez raison, la traduction financière, elle existe, et ce que cette lettre a dit et il ne faut pas lui faire dire quelque chose d'autre, c'est qu'il y a une règle de rigueur qui s'applique à l'échelle nationale et il est normal qu'elle s'applique aussi à l'échelle européenne. Ceci ne veut pas dire qu'il faut tout geler ; bien au contraire, si la croissance repart, ce sera autant de capacités supplémentaires pour cette Europe et notre espoir c'est bien qu'en 2004 nous ayons de nouvelles perspectives de croissance.
Mais nous devons aussi prendre conscience que l'Europe, ce n'est pas seulement une discussion entre Etats sur des moyens financiers. Trop souvent nous avons tendance à la réduire à cela et il ne faut pas s'étonner après si de nouveaux entrants se préoccupent aussi de savoir combien ils vont avoir en retour par rapport à l'Europe. Je crois qu'il faut changer aussi cette mentalité. John Kennedy s'était interrogé, il y a quelques décennies, sur le fait de savoir ce que chaque Américain pouvait apporter à l'Amérique. Je crois qu'il serait bon que les Européens se posent la même question. Qu'est ce que les Européens, qu'est-ce chaque jeune Européen, qu'est-ce que chaque citoyen de cette Europe peut apporter à l'Europe ? Et je ne crois pas qu'il y ait seulement une dimension financière dans tout cela.
La deuxième question que vous m'avez posée était sur la démocratie en Europe et le problème du système de vote. Je crois que l'on pourrait réfléchir sur le système idéal et il y a plusieurs possibilités vraisemblablement qui permettraient de déterminer le bon fonctionnement du Conseil européen ou des institutions européennes. Je crois que l'un des avantages du système proposé par la Convention, c'est qu'il est fidèle à la double nature de l'Europe. Le projet de Constitution le dit bien : une union d'Etats et de peuples. Je crois qu'il faut prendre en compte le principe d'égalité entre les Etats européens, et le Portugal se bat pour ce principe et nous partageons cette ambition. Mais il y aussi la réalité des populations, on ne peut pas l'ignorer. Or la démocratie c'est bien d'être représentatif, c'est bien d'assurer l'ensemble des éléments constitutifs de l'identité européenne. Le fait par exemple que l'Allemagne puisse avoir une représentation qui prenne en compte aussi le poids de sa population nous paraît tout à fait naturel et normal. Nous avons, nous Français, tiré les leçons de Nice et réfléchi sur ce qui s'y était passé. C'est vrai que l'Allemagne pendant de très nombreuses décennies a été amenée à contribuer très largement et très lourdement au développement de l'Europe.
Et si nous voulons que cette Europe puisse se développer de façon harmonieuse, il est important que chacun trouve pleinement une place à la mesure du rôle qu'il joue dans cette Europe. C'est vrai que Nice s'est déroulé dans un climat de tension très fort. On a vu d'ailleurs que quand la France et l'Allemagne n'arrivaient pas à s'entendre de façon harmonieuse, l'Europe aussi en payait quelque peu les frais. Nous avons pensé qu'il était important que chacun fasse sa part du chemin et que dans une idée moderne de cette Europe, il fallait assurer cette prise en compte démocratique, à la fois des Etats et des peuples. C'est pour cela que le système de la double majorité qui prévoit la représentation des Etats, mais aussi des peuples selon une proportion de 50-60, nous paraissait le mieux à même d'offrir cette image, cette représentation de l'Europe avec toute sa diversité. Je crois que c'est un système qui peut permettre à l'Europe de fonctionner, en prenant en compte aussi l'exigence d'efficacité, parce qu'il faut certes une exigence de démocratie, d'égalité, mais il faut aussi une exigence d'efficacité. Tous ceux qui vivent dans cette Europe constatent aujourd'hui que faire fonctionner une Europe à vingt-cinq, évidemment c'est différent du fonctionnement d'une Europe à quinze. Nous changeons d'âge à l'échelon de l'Europe, nous devons changer aussi de mécanisme et donc d'institutions si nous voulons pouvoir répondre aux exigences du monde dans lequel nous sommes.
Q - Sur les rapports transatlantiques. Il y a une certaine méfiance de la part des Etats-Unis qui disent qu'ils n'ont pas besoin d'une Europe rivale, mais d'un partenaire. Ils disent aussi que dans un monde aussi peu sûr, il faut qu'un pays ait le leadership. Ils disent qu'ils ont les moyens de la faire, alors que l'Europe n'a pas la puissance militaire et économique pour remplir ce rôle. Je pense qu'il faut faire un effort pour rétablir la confiance entre les Etats-Unis et l'Europe. Qu'est-ce que la France est prête à faire pour rétablir cette confiance ?
R - Vous posez, Monsieur l'Ambassadeur, une question qui est évidemment au cur de nos préoccupations et qui est très importante. D'abord je voudrais constater que nous sommes dans un âge du monde, dans un monde profondément différent de celui dans lequel nous avons vécu durant les décennies passées et que la question qui se pose et qui est incontournable, c'est : comment voulons-nous gérer ce monde ? Comment ce monde s'organise-t-il ou se structure-t-il ? Or effectivement, vous l'avez mentionné, après la chute du mur de Berlin, après l'effondrement des blocs, la question est de savoir si ce monde va se structurer autour d'une puissance - un monde unipolaire - ou doit s'organiser autrement.
La question que je pose et que je me pose c'est : quel est le monde qui nous donnera les plus grandes garanties de sécurité et de stabilité ? En d'autres termes, est-ce qu'un monde marqué et dominé par une puissance peut apporter des garanties de sécurité et de stabilité compte tenu des défis que nous avons à relever aujourd'hui ? Ma conviction est que ce n'est pas la solution qui donne le plus de garanties. Pourquoi ? Parce que je l'ai dit, nous vivons dans un monde marqué par l'urgence, l'interdépendance et l'affirmation des identités. Un monde qui se structure autour d'une puissance, aussi forte soit-elle, c'est forcément un monde où il y a une polarisation des tensions, une structuration des identités contre elle.
La logique des blocs est constitutive, si je puis dire, de l'organisation mondiale. Il y a forcément une rupture du consensus ici ou là, on le voit avec la montée du terrorisme, avec les crises de prolifération ou à travers les crises régionales. Quelle est la meilleure façon d'agir ? Est-ce que ce n'est pas d'utiliser l'ensemble des ressources de la communauté mondiale, et donc de l'ensemble des puissances, dans le cadre d'une coopération harmonieuse, avec des ressources et des institutions multilatérales qui permettent de maximiser la contribution de chacun ? Dans notre esprit c'est bien cela auquel nous pensons quand nous parlons de multipolarité : valoriser la capacité de chacun à agir là où il est le mieux placé pour agir.
En Afrique de l'Ouest, quand nous sommes confrontés à la crise de la Côte d'Ivoire, au premier chef nous nous tournons vers la CEDEAO. Quand nous sommes confrontés à la crise des Grands Lacs, nous nous tournons vers l'Afrique du Sud, vers les pays qui ont une capacité en Afrique pour comprendre et résoudre le mieux les problèmes. Quand on est confronté à une crise comme celle de Cuba, du Zimbabwe ou autre, on se tourne vers les pays amis qui connaissent le mieux ces pays, le Brésil dans le cas de Cuba, le Mexique, les pays qui sont au contact de cette réalité. Est-ce qu'un monde peut se structurer aujourd'hui de façon unipolaire et dans le cadre d'actions qui ont pu être unilatérales et préventives ? Notre crainte c'est que ceci ne fasse que démultiplier les risques d'insécurité, les frustrations, les humiliations, les ressentiments.
Il est donc important que chacun soit à sa place, une fois de plus, pas du tout dans un esprit de rivalité. Or on voit bien que ce qui a changé par rapport au schéma que nous avions en tête, c'est le 11 septembre. Le 11 septembre a créé aux Etats-Unis un sentiment de vulnérabilité. Il a profondément marqué et inquiété l'opinion américaine et à partir de là il y a eu le sentiment dans une partie de la société américaine, dans une partie des cercles de réflexion aux Etats-Unis, que la force pouvait être un moyen de structurer et d'organiser le monde. Notre conviction c'est que la force est indispensable, mais comme un dernier recours.
C'est la force que nous avons utilisée en Afghanistan. Il est bien évident que quand la communauté internationale a le sentiment qu'il n'y a pas d'autre façon d'agir qu'en employant la force, c'est nécessaire, mais nous sommes convaincus aussi que la force génère des contre-forces et si nous ne sommes pas attentifs, ces contre-forces s'organisent, se structurent. C'est tout le problème du terrorisme mondial, dont nous voyons qu'il est non seulement une nébuleuse internationale, mais qu'en même temps il a des ramifications locales, régionales, nationales, et que toutes ces énergies se fédèrent à travers des liens invisibles, mais très forts, usant à la fois les ressources des nouvelles technologies et en même temps l'archaïsme. C'est à la fois l'usage du cutter et en même temps des nouvelles technologies.
Donc si nous voulons déjouer ces forces qui veulent s'opposer aujourd'hui à un certain ordre mondial, pour créer justement un désordre, pour s'attaquer à l'Occident ou à tout ce qui représente d'une certaine façon cet esprit occidental y compris dans le monde arabo-musulman, et bien nous devons utiliser la souplesse de ce monde, la responsabilité de chacun, en adoptant un certain nombre de règles, d'usages, qui nous permettent véritablement d'accroître notre légitimité.
Nous avons dit, dans le cadre des Nations unies, que pour être efficace il était très important d'être légitime et que pour être légitime il n'existait pas trente six façons sur la scène internationale, qu'il fallait s'appuyer sur l'action des Nations unies, sur le droit, parce que nous constatons qu'il y a un effet négatif très sournois justement dans les tentatives qui veulent structurer et organiser le monde, gérer les crises en utilisant justement cette capacité d'autorité que peut donner la puissance. La puissance sécrète un certain nombre d'effets en retour et si l'on veut les minimiser, dans un souci d'efficacité, cela demande beaucoup d'organisation et beaucoup de mobilisation.
Notre sentiment c'est que l'Europe n'a évidemment pas vocation à être rivale des Etats-Unis. Ce serait grotesque et ce n'est pas l'objectif. Notre objectif c'est bien la sécurité, la stabilité et la justice. Je crois qu'il faut prendre en compte le principe de justice.
Il y a là deux logiques : la première c'est celle de la sécurité. Par définition, quand vous êtes la première puissance du monde, quand vous êtes inquiet pour votre propre sécurité, vous mettez en avant ce principe de sécurité et la mission fait la coalition. Le risque c'est que cet impératif de sécurité cristallise beaucoup d'oppositions et si la sécurité ne s'accompagne pas d'une stratégie de paix, de justice, d'une stratégie politique, eh bien dans le fond elle s'avère contre-productive.
Nous le voyons au Proche-Orient et nous l'avons dit de nombreuses fois : dans cette région, poursuivre la sécurité seule c'est accroître la violence et le terrorisme. Poursuivre la sécurité implique parallèlement une stratégie de paix, une stratégie politique, qui exige la recherche d'un consensus international.
Donc je crois que la complexité du monde justifie la valorisation de toutes les contributions sur la scène internationale. Sans quoi nous serons toujours en retard d'une bataille et les progrès que nous ferons à un endroit de la planète s'accompagneront de méfaits à d'autres endroits. Regardez l'Afghanistan, rien n'est gagné dans ce pays. Il faut aller beaucoup plus loin dans la mobilisation de la communauté internationale si nous voulons réussir. Regardez la situation entre l'Inde et le Pakistan. Les ondes de vulnérabilité sont immenses et pour pouvoir avoir une chance d'obtenir les objectifs de sécurité qui sont les nôtres, il faut parallèlement maintenir en permanence l'initiative et viser à la résolution des conflits. C'est un impératif de justice.
Je crois que cette complexité du monde doit nous amener à tous nous mobiliser et on ne peut pas considérer qu'un seul pays est responsable et que nous pouvons, nous Européens, nous décharger de notre responsabilité sur un pays ami, aussi grand fût-il.
Le principe de responsabilité est indispensable si nous voulons véritablement obtenir y compris l'objectif de sécurité. C'est exactement ce que nous avons dit et expliqué à nos amis américains. Je crois que nous le voyons en Irak. Si l'usage de la force ne s'accompagne pas de véritable stratégie politique, capable de franchir une nouvelle étape et en l'occurrence le retour à la souveraineté irakienne, les risques de déstabilisation, d'une violence accrue ou les risques de terrorisme, s'en trouvent considérablement augmentés. Nous avons, nous, une réflexion qui nous amène à penser que la sécurité ne peut pas être obtenue à l'échelle nationale comme à l'échelle planétaire sans un réel investissement de la communauté internationale, un investissement politique qui suppose le développement du multilatéralisme, le développement d'une organisation, d'une structure mondiale.
Je vous donne un deuxième exemple qui justifie aujourd'hui cela. Aujourd'hui, l'organisation du monde autour d'une puissance ne règle pas les problèmes très nombreux qui dépassent le cadre des Etats nations. Prenons le problème de l'environnement, de la justice internationale, du développement et de la solidarité internationale. Ceci dépasse le cadre des Etats nations. Au XIXème siècle ou au XXème siècle, on s'est accommodé de ces situations, aujourd'hui il faut constater que la plupart des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés dépassent le cadre de notre souveraineté nationale. Donc si nous ne nous organisons pas à l'échelle internationale, comment allons-nous faire et comment faire si les Etats-Unis n'acceptent pas de rentrer dans un ordre multilatéral plus grand ? Alors nous laisserons les problèmes d'environnement de notre planète non traités, nous laisserons les problèmes de justice internationale non traités, nous resterons dans une ambiguïté formidable en ce qui concerne la solidarité. Nous ne faisons pas assez pour les pays du Sud. Comment ceux-ci auraient-ils confiance dans un ordre international qui ne se traduit pas par un fort engagement des pays du Nord ? Cela ne peut être que le fait d'une responsabilité collective. Dans notre esprit c'est bien la solidarité et la responsabilité collectives qui sont indispensables. Alors il ne faut pas, au nom d'un monde rêvé, sacrifier le présent, mais il faut parallèlement essayer d'utiliser aujourd'hui l'ensemble des ressources de la communauté internationale, tout en nous préparant à faire avancer l'organisation et la structuration de ce monde si nous voulons vraiment pouvoir répondre aux objectifs de sécurité et de justice qui sont les nôtres.
Je crois qu'il faut travailler en marchant, il faut prendre conscience des besoins d'une démocratie mondiale. Aujourd'hui, nous sommes confrontés, et la question sur l'Europe nous y ramenait, à une double ambition : construire une démocratie européenne, c'est une démarche sans précédent, c'est la première fois que des pays essaient au-delà des Etats nations de bâtir la démocratie ; la démocratie s'enracine dans l'Etat nation, là il faut la construire au-delà dans le cadre européen. Mais en même temps il nous faut bâtir une démocratie mondiale si l'on veut que les Etats du Moyen-Orient, les Etats de l'Afrique croient dans nos valeurs, partagent nos convictions. Il faut leur montrer que ces valeurs sont partagées avec l'ensemble de la planète, que ce n'est pas défendre des intérêts égoïstes. Très souvent, la morale, telle qu'elle est définie par les occidentaux quand on les regarde de l'autre côté de la planète, n'apparaît que comme une morale d'intérêts, comme la défense d'intérêts financiers, pétroliers ou économiques. Si nous voulons convaincre, dotons notre monde de structures, donnons cette volonté de partage, de concertation, d'échange, qui est je crois aujourd'hui la clé pour avancer dans un monde plus stable.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 janvier 2004)
Madame le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
C'est pour un moi un grand honneur de m'adresser à vous aujourd'hui, aux côtés de votre ministre, Madame Teresa Gouveia. Qu'elle soit remerciée de son invitation. Permettez-moi également, en ce jour où s'élaborent les grandes orientations de votre diplomatie, de vous présenter tous mes voeux pour l'année qui s'ouvre, que je souhaite pour ma part placer sous le signe d'une coopération toujours plus étroite entre nos deux pays.
Nos deux peuples ont en commun une même expérience du monde, pour avoir souvent porté leurs regards et leurs espérances bien au-delà des horizons immédiats. Ils en ont rapporté la même foi dans les vertus du dialogue et de la compréhension mutuelle, que vous résumez si bien dans ce que vous appelez la convivencia.
L'histoire de notre vieille amitié a connu une accélération rapide depuis que nos deux nations se sont retrouvées unies dans le projet de construire l'Europe. Je dois ici rendre hommage à l'ensemble des gouvernements portugais qui se sont succédé depuis l'adhésion de votre pays : tous ont su allier au sérieux de leur volonté d'intégration une conviction forte et exemplaire en faveur de la construction européenne.
Qu'est-ce que l'Europe aujourd'hui ? C'est bien sûr la question qui nous rassemble aujourd'hui, après le rendez-vous manqué de Bruxelles, alors qu'il nous faut renouer avec le sens profond de cette aventure, née au lendemain de la seconde guerre mondiale.
Pour répondre à cette question, il faut au préalable s'interroger sur notre monde aujourd'hui, car l'Europe ne se construit pas hors du monde.
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Tout change autour de nous. Alors que jusqu'à la moitié du vingtième siècle les démocraties ne formaient qu'une petite poignée d'Etats minoritaires sur la planète, les rapports de force se sont désormais largement inversés en leur faveur. Par un curieux effet de perspective, le monde paraît pourtant plus sombre alors même que se dessinent ces nouveaux horizons. Le spectre de la guerre classique s'éloigne. Ce sont les conflits asymétriques, du faible au fort, de la "périphérie" contre le "centre", qui nous menacent. Tout l'enjeu est de ne pas transformer des terres et des peuples inquiets, guettés par la marginalisation, en un bloc qui forgerait son unité dans son opposition à nos valeurs.
Il y a encore quinze ans, les équilibres de la guerre froide structuraient les relations internationales. La chute du mur de Berlin ouvrait alors un double espoir : celui de la démocratie et celui de la paix. De nombreux pays prenaient le chemin de la liberté, en Europe de l'Est, en Asie, en Afrique, en Amérique latine ! La liberté économique donnait à ces peuples accès à un bien-être longtemps attendu.
Pourtant certains avertissements menaçaient de plus en plus cet horizon dégagé, la guerre du Golfe d'abord, l'apparition de conflits fratricides au Rwanda et sur notre propre continent ensuite. Avec le choc des attentats du 11 septembre, nous sommes véritablement entrés dans une nouvelle époque.
Nous vivons un temps d'inquiétude et d'épreuve. Tandis que les crises régionales, comme celle du Proche-Orient persistent et même s'étendent, des menaces nouvelles apparaissent, se greffant sur les plaies ouvertes du monde. Est-ce un hasard si la prolifération des armes de destruction massive se développe dans des pays en crise ou en rupture avec la communauté internationale comme la Corée du Nord, ou hier encore l'Iran ? Croyant trouver dans la prolifération d'armes de destruction massive une façon de compenser leur isolement et leur sentiment d'insécurité, ils n'en deviennent que plus dangereux pour leurs voisins.
Le terrorisme a lui aussi changé de nature. Politique et local dans les années 70 il est devenu anomique et total. Il épouse les contours d'un monde où les frontières disparaissent et où les moyens de communication réduisent constamment les distances : songeons qu'aujourd'hui un terroriste peut, depuis un simple téléphone portable, déclencher l'explosion d'une bombe à l'autre bout du monde. Frappant de façon aveugle en Irak, en Turquie, ou en Asie du Sud-Est, il s'est lui aussi mondialisé. Dans un monde fragile en quête de repères, il se nourrit de toutes les injustices et attise le ressentiment. On le voit avec Al-Qaeda qui fédère en une nébuleuse de petits groupes terroristes une vague de confrontation avec l'Occident, dont le fanatisme islamiste n'est qu'une facette.
Deux grandes lois régissent aujourd'hui le monde. D'abord l'urgence : le rythme de la planète s'est accéléré, qu'il s'agisse du rythme des échanges, des moyens de communication, ou des attentats terroristes. Chaque jour nous constatons que les événements ont un temps d'avance sur nous, dans une course de vitesse entre la construction d'un nouvel ordre et les facteurs de déstabilisation.
La deuxième loi c'est l'interdépendance qui désormais relie tous les destins mais aussi toutes les menaces. Nous l'avons vu avec le SRAS : une épidémie née à l'autre bout de la planète se répercute en Europe et au Canada avant même d'avoir été identifiée. Qu'elles soient sanitaires, financières ou politiques, les crises se répercutent les unes les autres, propageant l'instabilité tel un virus. Il en va de même dans le domaine de la sécurité : nous savons désormais qu'il ne suffit plus de protéger nos frontières, car notre destin peut se jouer en Afghanistan, en Irak, au Pakistan. Il n'y a plus désormais de centre et de périphérie, mais un enchaînement complexe et nouveau qu'il nous faut saisir.
L'affirmation de ces nouvelles logiques a profondément transformé les fondements de la puissance. Il n'y a plus deux camps symétriques qui s'affrontent selon une règle de fer, mais une communauté internationale confrontée à de nouveaux rapports de force au sein de conflits devenus asymétriques. Aujourd'hui l'ennemi est toujours inférieur en nombre et en armes. Mais il a pour lui la flexibilité, le secret, et une capacité à se démultiplier et à se ramifier qui le rendent presque insaisissable.
Face à cette situation, deux approches sont possibles. Soit le recours à la force accompagné de politiques dictées par le seul principe de sécurité. Ce faisant, le risque est bien de tomber dans le piège que nous tend le terrorisme, qui parie sur notre crispation et notre incapacité à nous adapter à ses multiples métamorphoses. A l'heure des bombes humaines et des camions suicides, le plus fort est devenu vulnérable. Nous le voyons en Irak, la supériorité numérique, économique et technologique ne suffit pas à elle seule à former un rempart efficace. De même, veillons à ne pas aviver le ressentiment contre l'Occident dont le terrorisme se nourrit. La meilleure protection, n'est-ce pas l'initiative au service de la paix : on peut s'interroger aujourd'hui sur l'opportunité de construire un mur de séparation entre Israël et les Territoires palestiniens ; est-ce vraiment la meilleure façon de renouer le dialogue et d'établir les bases d'une coexistence pacifique durable entre deux Etats qui aujourd'hui se sentent menacés ?
L'autre choix, c'est d'abord celui de l'unité de la communauté internationale. Contre les forces de désordre, cette démarche peut offrir une solution réellement efficace dès lors qu'elle est fondée sur une véritable légitimité. Nous le voyons bien : aucun Etat n'est désormais susceptible d'organiser seul la planète. Rassemblée, la communauté internationale doit prendre en compte toutes les dimensions des crises qu'elle veut résoudre : la sécurité, à travers une traque ciblée et secrète des réseaux terroristes, le développement, en multipliant les programmes de développement dans les zones les plus déshéritées de la planète, qui sont aussi les plus explosives, le respect d'identités trop souvent bafouées et humiliées. Ne nous contentons pas d'éteindre le feu une fois qu'il s'est déclaré, mais au contraire, agissons sur tous les foyers de départ, même ceux qui nous semblent insignifiants.
Il n'y a pas d'un côté Mars et de l'autre Vénus ; il y a un chemin exigeant qui est celui de la responsabilité collective. Son objectif est de permettre à la communauté internationale de faire prévaloir la voie du dialogue, de la solidarité et de la justice pour favoriser la stabilité dans le monde. Forte d'une telle légitimité, l'action internationale peut avancer sans exclure, si nécessaire, le recours à la force dès lors que celui-ci est soutenu par l'ensemble de la communauté internationale et s'inscrit dans le respect du droit. C'est bien dans ce cadre que doit désormais se développer une authentique démarche internationale ; c'est-à-dire celle qui sait prendre en compte les nouveaux défis de notre monde, au premier rang desquels figure l'affirmation des identités. Face au risque d'uniformisation des modes de vie et de pensée qu'entraîne la mondialisation, les peuples cherchent à affirmer leur différence. La pauvreté, les crises régionales, l'absence d'espoir raidissent ces aspirations, conduisant au repli sur soi et au rejet de l'autre. Nous l'avons vu dans les Balkans, déchirés par les aspirations nationalistes et religieuses. Nous le voyons aujourd'hui en Côte d'Ivoire avec les dangers du concept d'ivoirité. Peut-être le verrons-nous demain au Cachemire, où s'affrontent chaque jour hindous et musulmans. Or les identités sont allergiques à la puissance : seuls le dialogue et le respect peuvent désamorcer l'infernale spirale de la haine et de la violence.
A travers les identités affleure le temps long de l'histoire. Pour comprendre les réactions du peuple irakien à l'intervention militaire de la coalition, mais aussi aux images du tyran déchu, il faut tenir compte du passé lointain de ce pays, berceau de l'écriture et de la civilisation. Dans la mémoire collective de l'Irak vivent encore la Mésopotamie, Babylone et ses jardins suspendus. Comment ne pas comprendre alors l'inquiétude des Irakiens qui aspirent à pouvoir enfin prendre leur destin en main ?
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Notre monde est pris dans une dialectique d'unité et de division. Au mouvement de rapprochement que la mondialisation lui imprime, grâce aux échanges, grâce aux médias et aux moyens de communication, s'oppose l'affirmation des identités. A l'ouverture des frontières matérielles répond la construction de nouvelles barrières idéologiques. A la construction de grands ensembles régionaux, répond l'émergence de nouvelles aspirations nationalistes et séparatistes.
L'Europe a su trouver une alchimie unique entre unité et diversité. Prenons l'exemple de nos deux pays : le Portugal et la France sont riches d'une tradition et d'une identité fortement ancrées. Comme en miroir l'une de l'autre, les Lusiades de Camoens et la Franciade inachevée de Ronsard, tous deux nés la même année, chantent les vertus d'un peuple et d'un roi. Et si nous sommes moins sensibles aujourd'hui à l'exaltation patriotique, nous retrouvons chez l'un et l'autre l'expression d'un attachement simple mais fort à la terre et aux hommes.
De notre longue histoire nous avons tous deux tiré une expérience et une sagesse. A travers les changements et les bouleversements que nous avons connus, nous avons su rester fidèles à notre culture. C'est l'un de vos plus grands écrivains, Miguel Torga, qui nous livre la clé de cet enracinement que nous partageons. Voyageur infatigable sur toutes les routes du Portugal, connaisseur de ses recoins les plus secrets, il constate que malgré les bouleversements profonds qu'a connus son pays, l'identité demeure inaltérée : le sol et le verbe. En eux seuls persiste la patrie primordiale, comme latence et comme vestige.
N'avons-nous pas, en France comme au Portugal, fait vivre ce paradoxe de deux pays aux racines profondes, mais toujours ouverts sur le monde ? Notre attachement à la terre, celui d'un Torga, mais aussi d'un Giono, n'a jamais empêché notre soif de découvertes et d'aventures. C'est le grand miracle accompli par Pessoa, argonaute dans l'Ode maritime d'Alvaro de Campos et en même temps paysan, dans les vers bucoliques d'Alberto Caeiro. Cette sagesse, qui est celle de l'Europe, nous devons aujourd'hui la mettre au service du monde.
La France comme le Portugal ont su tourner la page sombre de la colonisation. Nous en avons gardé une relation privilégiée avec ces pays qui aujourd'hui encore enrichissent notre culture et notre langue. Si Aimé Césaire ou Ahmadou Kourouma ont élargi les mots du français aux dimensions de tout un continent, les livres de Machado de Assis ou de Jorge Amado ont ouvert une nouvelle voie à la grande littérature portugaise. La saudade douce et mélancolique de Cesaria Evora ne nous évoque-t-elle pas les accents les plus poignants du fado d'Amalia Rodrigues ? Aujourd'hui ce ne sont plus deux empires qui s'affrontent, mais deux communautés de langue et de destin qui se rencontrent, à l'image de Leopold Sedar Senghor rendant hommage à ses origines portugaises :
"Mon sang portugais s'est perdu dans la mer de ma Négritude.
Amalia Rodriguez, chante ô chante de ta voix basse les saudades de mes amours anciennes.
[...] J'écoute au plus profond de moi la plainte à voix d'ombre des saudades."
Au sein de l'Europe nous avons choisi d'unir notre destin. Le temps n'est plus où Voltaire, face au tremblement de terre de 1755, pouvait déplorer : Lisbonne est abîmée, et l'on danse à Paris. Car il savait combien, à travers cette tragédie, la conscience européenne avait connu une de ses plus formidables impulsions : conscience, à travers le malheur partagé, d'un même humanisme, d'un même espoir dans les vertus du progrès, dans les chances de l'avenir. Songeons à Manuel Alegre en exil à Paris, recherchant avec ses compagnons le Tage dans la Seine. Songeons également à l'amour que le public français témoigne aux films du grand Manoel de Oliveira, qui a tiré de La Princesse de Clèves l'un de ses plus beaux films. Songeons enfin au rôle que joue dans le cinéma français le producteur Paulo Branco, qui incarne véritablement l'espoir d'un cinéma européen vivant et ouvert sur le monde.
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L'Europe c'est avant tout une formidable réussite, unique dans l'histoire, fondée sur la réconciliation d'un demi-milliard d'hommes, aspirant à partager leurs idéaux de liberté, de tolérance et de fraternité. Cette réussite s'appuie sur des succès économiques, monétaires et commerciaux qui placent notre continent au premier rang. Et les succès sont réels, année après année, de l'achèvement du marché intérieur à la création de l'euro. Déjà d'autres réussites se dessinent, que ce soit l'émergence d'une défense commune, la multiplication des échanges universitaires avec notamment les programmes Socrates et Leonardo, ou la naissance d'un espace européen de la recherche. Cet espace de stabilité et de prospérité va bientôt s'étendre de manière considérable, avec l'arrivée de dix nouveaux Etats membres : ne témoigne-t-il pas avec force de l'attractivité de notre modèle ?
Mais au moment précis où s'accomplit cette nouvelle étape, le chemin à parcourir apparaît sans cesse plus long et semé d'embûches : une croissance et une innovation insuffisantes, des différences sur le rôle de l'Europe dans le monde dont la crise irakienne a été une illustration, des interrogations sur la capacité de l'Union à donner corps à un projet constitutionnel. Or, à quelques mois d'élections européennes qui constitueront un révélateur important du degré d'adhésion à l'Europe actuelle, tout indique que les citoyens européens attendent de leurs responsables politiques qu'ils tracent le chemin d'une Europe plus efficace, plus transparente et plus proche de leurs préoccupations quotidiennes. Si nous voulons voir ancrer véritablement l'attachement de nos peuples à la construction européenne et éviter que la tiédeur et le scepticisme ne gagnent du terrain, nous avons un devoir : celui de renouer avec une grande ambition pour notre continent.
Ne nous y trompons pas : c'est une nouvelle Europe qui naît aujourd'hui et qui, quinze ans après la chute du mur de Berlin, va rassembler notre grande famille. Elle retrouvera ainsi le visage que les siècles lui avaient dessiné et qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, paraissait à jamais perdu face à l'implacable logique des blocs. Ce résultat, nous l'avons tous appelé de nos voeux, à Lisbonne comme à Paris. Nous l'avons obtenu en portant haut nos exigences : la fidélité à l'histoire d'abord, qui ne tolérait pas de laisser à l'écart cette Europe kidnappée et privée de liberté pendant tant d'années ; mais aussi la fidélité au projet européen, qui impliquait de préserver l'intégrité et le respect de l'acquis communautaire par les nouveaux adhérents. Le Portugal et la France ont fait preuve d'une grande vigilance pour que la reprise de cet acquis soit la plus complète et la plus effective possible. Il nous faut aujourd'hui aller plus loin car dans cette Europe élargie, c'est bien d'une refondation de notre projet commun dont nous avons besoin, une refondation qui devra pleinement prendre en compte les expériences et les attentes des nouveaux Etats membres.
Soyons justes dans notre appréciation. Les difficultés actuelles ne constituent pas une surprise. L'Europe n'a pas été à la hauteur des attentes dans deux domaines essentiels. D'abord, elle ne s'est pas encore donné les moyens d'une croissance solide et durable ; ensuite elle ne dispose d'une politique étrangère qui lui permette de porter plus loin ses ambitions. Nous pourrions aussi évoquer d'autres exigences auxquelles elle n'a pas pleinement répondu, comme celle de bâtir un espace de sécurité, de liberté et de justice.
Il y a urgence aujourd'hui à remettre la politique au coeur du projet européen. Nous avons réalisé ces dernières années des avancées fortes et symboliques, de la création d'une monnaie unique, à l'envoi d'une mission militaire de l'Union européenne au Congo, en passant par la décision de nous doter d'une Constitution. Nous avons également fait des progrès dans le sens d'une citoyenneté partagée. J'ai le plaisir de constater qu'usant de leur droit de vote aux élections locales et européennes, les sept cent mille Portugais de France ont confirmé leur très forte implication dans notre vie démocratique, puisqu'ils sont les Européens les plus nombreux à être élus dans nos conseils municipaux. Mais nous devons encore faire davantage pour répondre aux attentes actuelles des Européens et pour imaginer les politiques de demain.
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L'Europe doit devenir enfin cet espace de croissance qu'elle a vocation à être. Le diagnostic est clair : notre continent accuse ces dernières années un retard de croissance par rapport à son concurrent américain. L'horizon, fixé ici même à Lisbonne en 2000, de faire de l'Europe l'espace le plus dynamique du monde d'ici 2010, semble aujourd'hui plus difficile à atteindre. Face à l'ampleur du défi actuel, l'approfondissement du marché intérieur doit certes rester notre tâche commune, mais cela ne suffit pas à fonder un projet pour l'Europe ; notre espace doit s'affirmer comme un espace de prospérité, générateur d'une croissance forte et durable. Cet impératif nous oblige à repenser en profondeur les dispositifs européens existants, conçus dans des périodes de croissance et qu'il faut adapter à notre temps.
Notre premier objectif doit être de parvenir à une gouvernance économique efficace. Retrouver des marges de manuvre suppose une véritable coordination des politiques économiques sans craindre d'aborder ensemble le grand débat qui s'ouvre devant nous : comment concilier le nécessaire respect de la discipline budgétaire avec l'objectif de croissance, indispensable pour assurer la prospérité de notre continent ? La création d'un Conseil propre à la zone euro, doté d'une véritable capacité de coordination des politiques économiques, une meilleure coordination des politiques budgétaires et fiscales et une simplification des procédures décisionnelles européennes constitueraient autant d'avancées dans cette direction. S'appuyant sur cette gouvernance économique, une politique active de soutien direct à la croissance et à la compétitivité de nos économies n'en serait que plus efficace.
Pour la première fois, une vraie mobilisation européenne s'est manifestée dans le cadre d'une " initiative de croissance " prévoyant des projets concrets d'infrastructures de transports, de recherche et d'innovation. Soyons plus ambitieux encore, en orientant davantage vers la croissance le budget communautaire après 2006. Nous attendons des travaux à venir sur les prochaines perspectives financières qu'ils soient à la hauteur de cet enjeu.
C'est une grande et difficile échéance financière qui est devant nous. Elle doit être abordée avec exigence et responsabilité, au moment où pèsent sur les finances publiques des Etats membres des contraintes extrêmement lourdes, et alors que nous rejoignent dix et bientôt douze Etats qui vont solliciter à plein l'aide financière de l'Union. Face à une telle perspective, l'Europe doit trouver le chemin de la conciliation entre deux objectifs essentiels : celui de la solidarité d'abord, vis à vis des nouveaux membres de l'Union comme des membres actuels qui connaissent encore un retard de développement ; celui de la discipline budgétaire qui demeure l'un des éléments essentiels de toute politique économique sérieuse et responsable. Nous voulons poursuivre dans la voie des politiques d'accompagnement du grand marché européen car celles-ci demeurent le meilleur témoignage de notre volonté de bâtir une communauté d'Etats solidaires. Mais, dans le même temps, nous ne pouvons plus nous permettre les taux de croissance de la dépense européenne que nous avons connus dans le passé, très supérieurs à l'augmentation des budgets nationaux. C'est la raison pour laquelle les chefs d'Etat ou de gouvernement de six Etats membres, dont la France, ont écrit, vous le savez, au président de la Commission européenne pour l'inviter à stabiliser le budget européen au niveau actuel de 1 % du revenu national brut européen. Cette indispensable discipline est pleinement compatible avec l'affirmation du principe de solidarité européenne et le maintien de la cohésion dans l'Union élargie. Elle laisse à la dépense européenne des marges de progression très supérieures à celles des budgets nationaux et permettra, grâce à la croissance, le financement des actions nouvelles qui sont envisagées.
Nous devons ensuite accélérer notre préparation de l'avenir. D'abord en poursuivant résolument et dans tous les domaines la voie des réformes structurelles, y compris pour les politiques de l'emploi qui ont fait l'objet, le 11 décembre dernier, d'un Sommet social européen organisé à l'initiative de la France. Mais surtout en forgeant un pôle de recherche capable de faire jeu égal avec le pôle nord-américain. Or nous sommes encore loin de l'objectif de 3 % du produit intérieur brut européen consacrés à la recherche - et la mobilité des chercheurs reste encore insuffisante. L'enjeu est de taille : soit nous parvenons à renouer avec une dynamique créatrice d'innovation et de richesse, soit nous nous résignons à dépendre des flux et reflux de l'économie américaine. Je ne vous apprendrai pas, alors que vous avez donné à l'histoire tant de grands navigateurs, que les traversées de l'Atlantique sont toujours plus longues lorsqu'il s'agit d'aller des Amériques vers l'Europe.
En nous mobilisant pour la croissance, nous devrons rester fidèles à notre exigence de solidarité. Dans une Europe plus dynamique et compétitive, nous pourrons oeuvrer plus activement à la résorption des déséquilibres régionaux, qui constitue un défi majeur pour l'Union élargie. Un choix clair en faveur de la croissance ne signifie pas s'affranchir des règles et de la discipline commune dont nous sommes patiemment convenus ces dernières années. Le Pacte de stabilité et de croissance reste et restera, en matière budgétaire, notre loi. La démarche coopérative qui a récemment prévalu, tenant compte de l'ampleur des efforts consentis par la France, ne peut que renforcer la crédibilité des règles que nous avons élaborées.
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Les défis que doit relever aujourd'hui l'Union élargie sont globaux. N'attendons pas de tomber dans les pièges de l'histoire pour prendre conscience que nous avons un intérêt commun à unir nos efforts et à agir vite. Nous avons une lourde responsabilité. L'Europe élargie doit porter ses voiles le plus loin possible et mettre encore plus en commun pour répondre aux attentes de ses citoyens.
Après l'échec de Bruxelles, la France est prête à avancer en tirant toutes les leçons. L'histoire l'exige. Nos citoyens l'attendent. Nous devons par conséquent relancer le chantier de la Constitution et créer les conditions d'un accord qui permettra de parvenir à un texte ambitieux et nécessaire pour doter notre Europe des institutions et des politiques indispensables à la poursuite de sa marche en avant. Le défi de l'hétérogénéité et du nombre ne se satisfera pas d'un ravalement de façade ; il faut s'attaquer aux piliers mêmes de notre Union que sont nos institutions. C'est une véritable démocratie européenne qu'il nous faut aujourd'hui construire, autour des propositions de la Convention : une charte constitutionnelle clarifiée, des institutions rénovées et relégitimées, des politiques renforcées. Il nous faut un Parlement européen doté de la pleine compétence législative, un Conseil des ministres orienté par une présidence stable et des méthodes de travail disciplinées, une Commission renforcée dans sa collégialité et sa vocation à incarner l'intérêt général européen au-delà des intérêts nationaux, des méthodes décisionnelles qui surmontent la paralysie de l'unanimité, un système de vote dans lequel Etats et citoyens se reconnaissent.
Pour prendre des décisions dans une Europe à 25, il nous faudra aussi davantage de souplesse : utilisons les possibilités offertes par les traités, y compris en décidant de mettre en place des coopérations renforcées. De grandes réalisations européennes ont été le fait, à leurs débuts, d'un groupe d'Etats qui a joué un rôle de "pionnier" : ce fut le cas non seulement de l'euro, mais également des Accords de Schengen. Aujourd'hui certains Etats souhaitent avancer dans le domaine de la gestion des politiques économiques, dans l'action internationale et la sécurité intérieure.
Ces coopérations doivent être encouragées à condition de rester ouvertes à tout Etat souhaitant y participer ; surtout, elles ne doivent, à aucun moment, remettre en question la cohésion et la solidarité communautaires. Il serait faux de voir, dans une telle approche, la revanche de l'intergouvernemental sur la méthode communautaire. Bien au contraire, c'est une méthode communautaire renouvelée, plus efficace car plus flexible et modulable, qui facilitera les prochaines adhésions et permettra à une Union plus hétérogène et diversifiée de concilier son élargissement avec la poursuite de son approfondissement.
Nous savons que le Portugal sera, avec nous, dans le camp de l'initiative. Une longue tradition de coopération a renforcé notre confiance mutuelle, qui s'est manifestée ces derniers mois dans de très nombreux dossiers européens, qu'il s'agisse de l'avenir de la politique agricole commune, du statut de nos régions ultrapériphériques, des négociations en matière de pêche, de la lutte contre l'immigration clandestine ou de la sécurité maritime. C'est pourquoi la France invite le Portugal à s'inscrire, avec elle, au cur de l'ambition européenne et à participer à l'aventure refondatrice à laquelle nous invitent les défis du monde. C'est la vocation du Portugal ; je ne crois pas me tromper en pensant que c'est aussi sa volonté.
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Remettre la politique au coeur de notre projet, c'est aussi avoir l'ambition de faire de l'Europe une zone de stabilité et de référence non seulement pour les Européens, mais pour le monde entier.
A la suite de Vasco de Gama et de ses héroïques compagnons, laissons-nous entraîner par la déesse chantée par Camoes : "Voici la grande machine du monde, formée de l'éther et des éléments, telle que la fabriqua le haut et profond savoir, auquel n'est assigné ni principe ni terme". La complexité de cette "machine du monde" épouse aujourd'hui les arabesques de l'art manuélin.
Serions-nous fidèles à nos idéaux si, saisis d'un réflexe obsidional, nous nous retirions en deçà de nos frontières pour jouir de notre bienheureuse retraite ? L'Europe est beaucoup plus qu'un simple marché intérieur et qu'un espace de libre circulation ; elle est avant tout un projet de civilisation. Pour être elle-même, elle doit porter son message haut et fort dans le monde. Soyons clairs : il ne s'agit pas d'une quelconque tentation hégémonique, d'un nouvel empire en gestation. Il s'agit encore moins d'un désir de rivalité avec les Etats-Unis, dont nous partageons les valeurs. Il ne s'agit pas, enfin, du rêve de quelques nations glorieuses de voir revivre leur grandeur passée à travers l'Union.
L'Europe suscite une formidable attente à travers le monde : Mme Gouveia et moi le constatons à travers tous nos déplacements internationaux. Malgré ses hésitations, comme celles qu'a suscitées la crise irakienne, le projet européen crée un nouvel espoir, parce que nous savons nous retrouver sur l'essentiel, c'est-à-dire une vision juste de l'ordre international, parce que nous plaçons au-dessus des calculs obscurs un ordre reposant sur le droit, sur des idéaux, sur des valeurs.
Notre première exigence doit être celle de la clarté. Evitons les ambiguïtés, génératrices de malentendus et de frustrations. Définissons clairement notre espace européen et ses frontières pour renforcer la lisibilité de notre projet aux yeux de nos concitoyens, parfois désorientés par le sentiment d'une extension sans fin de l'Union.
La dynamique de l'histoire s'est inversée : aujourd'hui les adversaires d'hier sont devenus nos alliés. Dans un premier cercle les quinze Etats membres actuels et tous ceux dont la vocation à entrer dans l'Union a été reconnue doivent intensifier leurs relations. Dix nouveaux pays vont venir renforcer l'Union d'ici quatre mois. Fortes de notre soutien actif, la Roumanie et la Bulgarie devraient nous rejoindre dans quelques années. Le Sommet de Zagreb, tenu sous présidence française en 2000, a confirmé la vocation européenne des cinq pays des Balkans occidentaux et déjà, la Croatie semble se situer à l'avant-poste de ce groupe. La Turquie, avec laquelle nous devons plus que jamais être solidaires, doit encore continuer d'avancer pour satisfaire aux grands principes qui sont ceux de l'Union. Poursuivons nos efforts en associant toujours davantage les futurs membres à tous nos débats : ce sera pour eux un moyen d'avancer plus vite sur le chemin de l'Europe.
Ces perspectives doivent nous encourager à bâtir, dans un deuxième cercle, une relation privilégiée avec nos voisins les plus proches de l'Est et de la Méditerranée. De leur stabilité dépend la nôtre. D'écarts de prospérité trop criants entre nous naîtraient de nouveaux germes de déstabilisation. Du dialogue des cultures dépendra notre enrichissement mutuel. Envisageons donc avec eux le partenariat le plus ample possible, dans l'intérêt de tous. N'hésitons pas à leur proposer une participation directe à nos politiques et un partenariat pouvant à terme aller jusqu'au partage des libertés de circulation des personnes, des marchandises, des services et des capitaux. C'est dans cet esprit que le Portugal et la France ont formulé en octobre dernier, avec sept autres Etats membres, des propositions ambitieuses de relance du partenariat euro-méditerranéen. Nos choix sont clairs : engagement commun en faveur d'un véritable partenariat politique et de sécurité, appui ferme aux réformes structurelles et encouragement décisif en faveur de l'intégration régionale.
Au-delà de l'horizon de nos voisins immédiats, visons, dans un troisième cercle, à renforcer partout dans le monde nos liens d'association avec les autres grands pôles régionaux. Sortons pour cela des discours convenus et des rencontres au sommet sans réel contenu. Encourageons la voie du regroupement régional, qui renforce la stabilité de notre monde et facilite le dialogue. Réinventons des relations fondées sur davantage de justice. Et à l'égard de ceux qui ont droit de manière prioritaire à nos encouragements, osons utiliser l'arme de la solidarité, comme nous le faisons à travers une coopération désormais ancienne, mais persévérante et déterminée, avec nos partenaires d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Je suis sûr que le Portugal saura, avec la France, continuer à apporter toute son énergie à cette entreprise.
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Autre exigence : celle d'une politique étrangère et de sécurité commune. Protéger nos citoyens où qu'ils se trouvent, défendre nos intérêts sur tous les continents, contribuer à la paix et à la stabilité du monde, promouvoir nos valeurs communes : tels sont les défis qui nous attendent. L'affirmation de l'Union sur la scène internationale constitue le corollaire naturel de son poids économique : son économie repose sur l'une des plus fortes monnaies existantes ; elle fournit plus de la moitié de l'aide au développement dans le monde. Comment alors accepter que sa voix ne soit pas davantage entendue ?
Cet objectif d'autonomie ne saurait d'aucune manière remettre en cause la solidarité transatlantique que l'Europe doit préserver. En voulant donner à l'Union toute sa place sur la scène internationale, la France cherche à faire émerger progressivement l'un de ces pôles régionaux qui doivent à l'avenir contribuer à organiser la nouvelle architecture internationale. Loin de représenter un nouveau "concert des Nations" comme nous en avons connu au XIXème siècle, cette multipolarité, tant décriée par certains, peut être au contraire la chance de nos pays pour mettre en place un système international réellement efficace. D'abord, parce qu'une telle organisation correspond aux nouvelles réalités du monde : ne voit-on pas apparaître aujourd'hui ces nouvelles puissances régionales qui, à l'exemple du Brésil, de l'Afrique du Sud, de l'Inde ou encore de la Chine ou de la Russie, entendent jouer pleinement leur rôle à mesure de la montée en puissance de leur économie et de leur pouvoir politique ? Il est clair par ailleurs que, face aux menaces et aux défis de toute sorte qui bousculent notre univers, nous avons besoin de rassembler toutes les forces et toutes les énergies de chaque membre de la communauté internationale autour d'un système multipolaire capable de permettre à tous d'agir en responsabilité et en solidarité.
Dans ce contexte, la relation transatlantique demeure, plus que jamais, un axe central de l'action extérieure de l'Europe. Toute son histoire récente s'est développée autour de ce lien essentiel pour son avenir. Aujourd'hui, ce partenariat entre l'Amérique et l'Europe doit trouver son nouvel équilibre à travers la définition d'objectifs rénovés et la mise en place de méthodes de travail plus efficaces, plus souples et mieux adaptées aux réalités de notre temps. Le chantier transatlantique ne doit pas diviser les Européens ; il est au contraire une formidable chance qui s'offre à l'Europe pour lui permettre de prendre toute sa place dans le concert mondial. A nous de relever ensemble ce défi et d'être au rendez-vous de l'histoire. Car soyons conscients que c'est par l'affirmation d'une haute ambition que l'Union européenne pourra se doter d'une politique étrangère crédible, respectée et capable de faire entendre la voix de l'Europe partout dans le monde.
Grâce à l'élargissement nous allons élargir l'assise de notre politique étrangère et de sécurité commune. Les nouveaux adhérents vont l'enrichir de leur sensibilité. Avec la Biélorussie, l'Ukraine, les Balkans, mais aussi avec la Russie, nous pourrons développer des liens et des partenariats plus riches et plus profonds. Avec dix nouveaux Etats membres, le poids de l'Union dans le système des Nations unies comme dans les autres organisations internationales s'en trouvera accru.
A nous de trouver la voie d'un fonctionnement qui permette à cette politique d'être efficace et réactive aux sursauts de notre horizon international. L'Europe a trop longtemps souffert du cruel décalage entre les paroles et les actes, en Croatie, en Bosnie, au Proche-Orient ou dans les Grands Lacs. C'est avant tout de mécanismes souples dont nous avons besoin pour affronter les situations inédites qui surviendront sur la scène internationale et, s'il le faut, notre diplomatie commune devra avancer au rythme des plus volontaires.
Dans cet objectif, l'Union doit se donner les moyens de son autonomie stratégique, pour pouvoir assumer pleinement ses responsabilités dans la prévention et le règlement des crises, y compris par la mobilisation de moyens militaires. L'année passée a marqué une étape essentielle pour le développement de la politique européenne de sécurité et de défense. Avec ses opérations militaires - Artémis en Ituri - comme ses opérations de police en Bosnie et Macédoine, l'Union est désormais pleinement opérationnelle. C'est ainsi que nous développerons progressivement une culture d'action commune, bien au-delà des seuls aspects de défense. C'est ainsi que nous affirmerons la crédibilité de l'Union, en confirmant sa réactivité face aux crises. L'autonomie stratégique de notre continent est dans l'intérêt de tous, Européens comme Américains. Elle doit reposer sur une analyse commune des menaces et l'identification des moyens permettant d'y répondre. Tel est l'objet des travaux lancés au Conseil européen de Thessalonique, qui viennent d'aboutir avec la stratégie européenne de sécurité approuvée par le dernier Conseil européen.
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Le Portugal et la France ont un rôle à jouer pour donner à l'Europe toute sa place dans le monde. Mettons la force de nos relations bilatérales au service de ce projet commun.
Nous pouvons avoir des divergences - je pense à l'Irak ou à certains débats lors de la Conférence intergouvernementale sur le projet de Constitution. Nous en aurons sans doute encore dans l'avenir. Mais la franchise de nos échanges et une même volonté d'avancer ensemble permettent à nos relations bilatérales de marquer aujourd'hui une nouvelle accélération.
Des liens sans cesse plus étroits se tissent entre nos sociétés et nos économies. La France est le troisième fournisseur et le troisième client du Portugal. Les 400 filiales de sociétés françaises dans votre pays sont à l'origine de près de 80.000 emplois. Nos relations politiques sont toujours plus étroites, puisque le principe de rencontres annuelles à haut niveau entre nos deux chefs de gouvernement a récemment été décidé. Votre Premier ministre, M. Durao Barroso, est déjà venu deux fois à Paris ; le Premier ministre français, M. Raffarin, s'est rendu dans votre pays il y a deux mois ; j'ai moi-même eu le plaisir d'accueillir Mme Gouveia à la fin du mois de novembre. En tout, ce ne sont pas moins de quinze ministres français qui ont procédé à des consultations avec leurs homologues portugais depuis dix-huit mois. Ma présence parmi vous témoigne de mon engagement personnel en faveur de notre coopération.
Cette excellence de nos relations, cultivons-la au service de tous et demandons-nous quelle pierre nous pouvons, ensemble, apporter à l'Europe qui se construit. Soyons conscients que nous avons une vocation particulière, à l'égard de l'Europe et à l'égard du monde. La géographie symbolique de Pessoa ne dit-elle pas de l'Europe, regardant vers l'Occident, que son visage est le Portugal ? Où mieux qu'à Lisbonne, de la proue de la tour de Belém pointant vers l'horizon marin, cette Europe peut-elle réapprendre à échapper à l'introversion continentale ?
Portugais et Français ont un long passé maritime et colonial en partage. De cette expérience commune, faite d'ombres et de lumières, nous avons appris à mieux nous connaître là où nous nous sommes côtoyés, parfois non sans heurts : sur les flots houleux de l'Atlantique Nord, le long des rivages brésiliens, sur les côtes de Guinée ou dans les comptoirs des Indes. Cette expérience nous a également donné une intimité particulière avec le monde, dans sa réalité multiforme et sa complexité. Elle nous a appris les vertus du dialogue et les risques du cloisonnement. Elle nous confère une responsabilité commune vis-à-vis de nos partenaires européens, à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire : cette intimité avec le monde, nous devons la faire partager. La présence côte à côte, aujourd'hui, de nos soldats en Bosnie et au Kosovo manifeste sur le terrain la force de notre engagement.
Au-delà des horizons proches de la Méditerranée, nous partageons une même passion pour l'Afrique, ce continent porteur de mémoire et de sagesse. Il est de notre devoir de rappeler à nos partenaires européens notre responsabilité commune. Le Portugal l'a fait, en 2000, en organisant au Caire le premier sommet entre l'Union européenne et l'Afrique. Beaucoup reste encore à accomplir pour sa stabilisation et son développement économique. Pourquoi ne pas faire dès maintenant de l'Afrique une zone de priorité mondiale ?
Nous nourrissons les mêmes espoirs pour l'Amérique latine et l'Asie. Là encore, les Européens comptent sur le Portugal pour leur rappeler la responsabilité qu'ils ont devant le monde, comme il l'a fait en marquant avec force sa solidarité avec le peuple timorais , et je salue la présence de mon collègue et ami Ramos Horta. Là encore, ce sont les mêmes ambitions que nous devons avoir pour notre partenariat avec les grandes organisations régionales qui s'affirment - le MERCOSUR, bien entendu, et, à terme, l'ASEAN.
Partout où elle est présente, l'Europe doit enfin défendre une vision équilibrée et équitable de la mondialisation - formidable chance d'enrichissement et d'ouverture, mais qui recèle aussi tant de risques d'exclusion, d'injustice et d'appauvrissement culturel. Sans remettre en cause le dynamisme du marché, notre projet commun peut à sa manière contribuer à apporter de l'ordre au désordre de notre temps.
A travers un partenariat privilégié avec le Brésil, qui s'affirme de plus en plus comme un acteur global sur la scène internationale, le Portugal peut apporter une contribution décisive à notre approche de la mondialisation. Comme il peut d'ailleurs, fort d'une communauté de plus de deux cents millions de lusophones dans le monde, être l'un des meilleurs promoteurs de notre modèle de diversité culturelle et linguistique. Pourquoi ne pas envisager, à cet égard, des liens encore plus étroits entre la Communauté des pays de langue portugaise et l'Organisation internationale de la Francophonie ?
Vous allez, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, repartir dans les postes diplomatiques dont vous avez la responsabilité pour représenter le Portugal. Vous défendrez ses intérêts et sa vision. Avec vos collègues français et européens, vous défendrez aussi l'Europe, qui est aujourd'hui notre horizon commun, parce que le monde a besoin de l'Europe, de sa conscience, de son expérience et de sa vision.
Nous sommes au début du chemin. Nous entrons aujourd'hui dans un nouvel âge de l'Europe. Grandis par les épreuves, portés par les aspirations et l'élan de nos peuples, guidés par une conscience et une exigence commune, il nous appartient, ensemble, de dessiner les nouveaux chemins et, en écho au très beau poème de mon ami Nuno Júdice, d'alléger le poids du monde.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 janvier 2004)
(Propos du ministre lors du débat à l'issue de son intervention à la Conférence des ambassadeurs portugais, à Lisbonne, le 6 janvier 2004) :
Q - (Sur la question de la défense dans le processus de construction européenne)
R - Monsieur l'Ambassadeur, vous posez une bonne question qui montre bien à quel point nous pouvons parfois être à front renversé sur la planète. Les Français apparaissent comme amateurs d'ordre et d'esprit cartésien et les Anglo-saxons de pragmatisme. Vous voyez, dans le cas précis que vous venez d'évoquer, je pense que les Français sont amateurs de pragmatisme.
Pour nous ce qui est important c'est que chaque fois que l'Europe veut agir, a le sentiment d'avoir une responsabilité particulière, comme cela a été le cas en Ituri au Congo, elle doit pouvoir le faire si elle le souhaite et s'il n'y a pas d'autre possibilité de le faire. Je crois que vouloir situer l'action de l'Europe de façon autonome par rapport à d'autres moyens, de façon théologique, doctrinale, c'est entrer dans des querelles - est-ce que c'est l'Europe d'abord, est-ce que c'est l'OTAN d'abord ? Je crois qu'il est inutile de se poser des questions qui ne se posent pas. Est-ce qu'au Congo il y avait d'autres possibilités ? Non, c'était la responsabilité des Européens, nous avons voulu agir et intervenir, nous avons créé des conditions pour le faire. Il fallait un outil pour cela, une capacité de planification, nous l'avons mis en uvre. Après, nous nous sommes rendu compte que si nous voulons intervenir demain dans d'autres contextes, il faut que nous ayons la possibilité d'avoir une capacité de planification autonome et permanente. Dotons-nous donc de cette cellule de planification autonome et permanente.
Je crois que l'une des grandes difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés dans toute la construction européenne, c'est justement la théologie. Rappelez-vous les débats, il y a dix ans, sur la place du processus intergouvernemental : fallait-il créer une Europe fédérale ou au contraire une union d'Etats et de peuples ? Tous ces débats, aujourd'hui nous voyons bien, n'ont aucun sens.
Nous voulons tous une Europe plus démocratique, plus efficace et plus transparente. Soyons soucieux de répondre aux questions que nous pose le monde et aux questions que nous nous posons, pas aux questions qui fâchent. Je crois que dans le cadre de l'Europe de la défense la priorité, c'est de faire face aux réalités.
Il y a un certain nombre de cas de figure dans lesquels l'Europe peut avoir besoin d'agir et d'agir seule, parce qu'il n'y a pas d'autres cadres qui se prêtent à cela. Il faut donc que nous puissions le faire. Que nous soyons tous profondément attachés à l'OTAN, à la force de cette alliance, c'est une évidence. A aucun moment il ne s'agit de bâtir des organisations, des organismes concurrents de l'OTAN. A aucun moment il ne s'agit de faire des duplications ; ce serait stérile, inutile, de rentrer dans de telles rivalités. Mais en revanche il y a un certain nombre de situations où nous avons vocation à agir. Nous l'avons vu en Macédoine, nous le verrons peut-être demain en Bosnie et il est important que nous ayons le moyen de répondre à ces différentes interventions. Je crois qu'à vouloir écrire, de façon trop doctrinale et trop rigide, nous aboutissons à des querelles de principe stériles et tatillonnes qui font la fortune des professeurs et des théologiens. Nous sommes, nous, des diplomates et nous sommes là pour réparer et pour anticiper les malheurs du monde. Comportons-nous plus en médecins qu'en théologiens et je pense que nous serons plus à même de répondre aux difficultés de notre planète.
Q - Comment pouvez-vous concilier les aspirations à une Europe plus forte avec la lettre des Six ? Sur le système de vote et la double majorité, la France serait-elle prête à accepter la solution 50-50 qui est peut-être la plus démocratique ?
R - Merci, Monsieur l'Ambassadeur. Sur le premier point vous avez raison : on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Il est évident que la capacité que nous avons à mettre en commun un certain nombre de ressources - ce qui pose d'ailleurs et posera de plus en plus la question des ressources propres de l'Europe et de ses propres moyens de financement -, donnera à cette Europe une liberté dont elle ne dispose pas suffisamment aujourd'hui.
Mais je crois qu'au-delà de ça, nous sommes dans une construction qui s'affirme chaque année et qui a fait de grands progrès au cours des dernières décennies. Mais nous voyons bien qu'elle est en train de changer de nature. C'est-à-dire que c'est une construction partant d'un marché intérieur et de politiques communes, et tout ceci évidemment coûte cher. Nous sommes en train de passer dans un âge plus politique où cette Europe a vocation à s'affirmer et à affirmer une capacité au service d'un certain nombre d'ambitions et de visions.
Ceci implique beaucoup plus la définition d'une volonté, d'une capacité à agir ensemble, qu'une traduction financière automatique et je dirai même que l'un va nécessairement avec l'autre.
Notre Europe, aujourd'hui, n'est plus du tout non seulement l'apanage des chancelleries. Pendant très longtemps, nous, diplomates, nous nous sommes surtout préoccupés de ce que l'on pensait dans les chancelleries des pays voisins et amis pour en faire notre propre lecture diplomatique. Aujourd'hui nous avons tous des contraintes très fortes qui sont bien évidemment nos peuples auxquels nous devons rendre des comptes. La logique européenne, elle, entre dans l'âge des peuples, dans l'âge où ces derniers attendent quelque chose. Ils sont d'autant plus soucieux de nous faire confiance qu'ils auront le sentiment que la traduction concrète de nos actions, à l'échelon de l'Europe, se fera à leur propre bénéfice. Nous le voyons sur des grandes actions diplomatiques ou sur les grands projets européens.
Et plus nous sommes capables dans la sphère européenne de marquer des points, d'avoir des résultats tangibles dont chacun de nos peuples pourra constater qu'ils sont bien au service de leur propre confort, de leur propre prospérité, de leur stabilité ou de leur sécurité, plus nous crédibiliserons par des résultats ces avancées et serons capables de prendre des initiatives.
Aujourd'hui il y a un décalage très frappant entre les moyens qui sont les nôtres à l'échelle de l'Europe et nos résultats. Je vais donner l'exemple du Proche-Orient. Voilà une région dont nous sommes le premier partenaire économique et commercial. Nous sommes le premier pourvoyeur d'aides à la Palestine. Quel est le poids politique que nous pesons aujourd'hui dans la définition du processus de paix ? Nous avons joué un très grand rôle dans la définition de la Feuille de route, mais enfin nous ne sommes pas aujourd'hui véritablement en mesure de peser lourdement sur l'avenir de la paix dans cette région et pourtant notre responsabilité est très grande car nous savons tous qu'une partie de notre destin se joue au Moyen-Orient.
Une région de l'Europe, la Turquie, est frontalière avec l'Irak. Donc tout ceci doit nous amener à prendre davantage conscience de nos responsabilités et de la nécessité d'agir ensemble. Et aujourd'hui la vraie question c'est bien celle-là : comment, sans pour autant que cela nécessite nécessairement de grands investissements financiers que nous faisons par ailleurs, par exemple avec l'aide que nous donnons à la population palestinienne, comment faire en sorte que notre poids s'en trouve agrandi ? Et alors les Européens seront d'autant plus enclins à faire confiance à cette Europe, à attendre quelque chose d'elle, et en marchant nous la verrons se doter de plus de moyens et de plus d'ambitions.
Je prenais l'exemple de la recherche, c'est pareil, c'est vrai que si nous sommes capables de tirer davantage profit des capacités des Européens, de chacun de nos pays, capacités intellectuelles ou de recherche, si nous sommes capables d'attirer davantage nos chercheurs en Europe même, alors qu'aujourd'hui il y a une très forte hémorragie outre-Atlantique, eh bien les résultats de cette capacité européenne s'en trouveront considérablement agrandis. Je crois que vous avez raison, la traduction financière, elle existe, et ce que cette lettre a dit et il ne faut pas lui faire dire quelque chose d'autre, c'est qu'il y a une règle de rigueur qui s'applique à l'échelle nationale et il est normal qu'elle s'applique aussi à l'échelle européenne. Ceci ne veut pas dire qu'il faut tout geler ; bien au contraire, si la croissance repart, ce sera autant de capacités supplémentaires pour cette Europe et notre espoir c'est bien qu'en 2004 nous ayons de nouvelles perspectives de croissance.
Mais nous devons aussi prendre conscience que l'Europe, ce n'est pas seulement une discussion entre Etats sur des moyens financiers. Trop souvent nous avons tendance à la réduire à cela et il ne faut pas s'étonner après si de nouveaux entrants se préoccupent aussi de savoir combien ils vont avoir en retour par rapport à l'Europe. Je crois qu'il faut changer aussi cette mentalité. John Kennedy s'était interrogé, il y a quelques décennies, sur le fait de savoir ce que chaque Américain pouvait apporter à l'Amérique. Je crois qu'il serait bon que les Européens se posent la même question. Qu'est ce que les Européens, qu'est-ce chaque jeune Européen, qu'est-ce que chaque citoyen de cette Europe peut apporter à l'Europe ? Et je ne crois pas qu'il y ait seulement une dimension financière dans tout cela.
La deuxième question que vous m'avez posée était sur la démocratie en Europe et le problème du système de vote. Je crois que l'on pourrait réfléchir sur le système idéal et il y a plusieurs possibilités vraisemblablement qui permettraient de déterminer le bon fonctionnement du Conseil européen ou des institutions européennes. Je crois que l'un des avantages du système proposé par la Convention, c'est qu'il est fidèle à la double nature de l'Europe. Le projet de Constitution le dit bien : une union d'Etats et de peuples. Je crois qu'il faut prendre en compte le principe d'égalité entre les Etats européens, et le Portugal se bat pour ce principe et nous partageons cette ambition. Mais il y aussi la réalité des populations, on ne peut pas l'ignorer. Or la démocratie c'est bien d'être représentatif, c'est bien d'assurer l'ensemble des éléments constitutifs de l'identité européenne. Le fait par exemple que l'Allemagne puisse avoir une représentation qui prenne en compte aussi le poids de sa population nous paraît tout à fait naturel et normal. Nous avons, nous Français, tiré les leçons de Nice et réfléchi sur ce qui s'y était passé. C'est vrai que l'Allemagne pendant de très nombreuses décennies a été amenée à contribuer très largement et très lourdement au développement de l'Europe.
Et si nous voulons que cette Europe puisse se développer de façon harmonieuse, il est important que chacun trouve pleinement une place à la mesure du rôle qu'il joue dans cette Europe. C'est vrai que Nice s'est déroulé dans un climat de tension très fort. On a vu d'ailleurs que quand la France et l'Allemagne n'arrivaient pas à s'entendre de façon harmonieuse, l'Europe aussi en payait quelque peu les frais. Nous avons pensé qu'il était important que chacun fasse sa part du chemin et que dans une idée moderne de cette Europe, il fallait assurer cette prise en compte démocratique, à la fois des Etats et des peuples. C'est pour cela que le système de la double majorité qui prévoit la représentation des Etats, mais aussi des peuples selon une proportion de 50-60, nous paraissait le mieux à même d'offrir cette image, cette représentation de l'Europe avec toute sa diversité. Je crois que c'est un système qui peut permettre à l'Europe de fonctionner, en prenant en compte aussi l'exigence d'efficacité, parce qu'il faut certes une exigence de démocratie, d'égalité, mais il faut aussi une exigence d'efficacité. Tous ceux qui vivent dans cette Europe constatent aujourd'hui que faire fonctionner une Europe à vingt-cinq, évidemment c'est différent du fonctionnement d'une Europe à quinze. Nous changeons d'âge à l'échelon de l'Europe, nous devons changer aussi de mécanisme et donc d'institutions si nous voulons pouvoir répondre aux exigences du monde dans lequel nous sommes.
Q - Sur les rapports transatlantiques. Il y a une certaine méfiance de la part des Etats-Unis qui disent qu'ils n'ont pas besoin d'une Europe rivale, mais d'un partenaire. Ils disent aussi que dans un monde aussi peu sûr, il faut qu'un pays ait le leadership. Ils disent qu'ils ont les moyens de la faire, alors que l'Europe n'a pas la puissance militaire et économique pour remplir ce rôle. Je pense qu'il faut faire un effort pour rétablir la confiance entre les Etats-Unis et l'Europe. Qu'est-ce que la France est prête à faire pour rétablir cette confiance ?
R - Vous posez, Monsieur l'Ambassadeur, une question qui est évidemment au cur de nos préoccupations et qui est très importante. D'abord je voudrais constater que nous sommes dans un âge du monde, dans un monde profondément différent de celui dans lequel nous avons vécu durant les décennies passées et que la question qui se pose et qui est incontournable, c'est : comment voulons-nous gérer ce monde ? Comment ce monde s'organise-t-il ou se structure-t-il ? Or effectivement, vous l'avez mentionné, après la chute du mur de Berlin, après l'effondrement des blocs, la question est de savoir si ce monde va se structurer autour d'une puissance - un monde unipolaire - ou doit s'organiser autrement.
La question que je pose et que je me pose c'est : quel est le monde qui nous donnera les plus grandes garanties de sécurité et de stabilité ? En d'autres termes, est-ce qu'un monde marqué et dominé par une puissance peut apporter des garanties de sécurité et de stabilité compte tenu des défis que nous avons à relever aujourd'hui ? Ma conviction est que ce n'est pas la solution qui donne le plus de garanties. Pourquoi ? Parce que je l'ai dit, nous vivons dans un monde marqué par l'urgence, l'interdépendance et l'affirmation des identités. Un monde qui se structure autour d'une puissance, aussi forte soit-elle, c'est forcément un monde où il y a une polarisation des tensions, une structuration des identités contre elle.
La logique des blocs est constitutive, si je puis dire, de l'organisation mondiale. Il y a forcément une rupture du consensus ici ou là, on le voit avec la montée du terrorisme, avec les crises de prolifération ou à travers les crises régionales. Quelle est la meilleure façon d'agir ? Est-ce que ce n'est pas d'utiliser l'ensemble des ressources de la communauté mondiale, et donc de l'ensemble des puissances, dans le cadre d'une coopération harmonieuse, avec des ressources et des institutions multilatérales qui permettent de maximiser la contribution de chacun ? Dans notre esprit c'est bien cela auquel nous pensons quand nous parlons de multipolarité : valoriser la capacité de chacun à agir là où il est le mieux placé pour agir.
En Afrique de l'Ouest, quand nous sommes confrontés à la crise de la Côte d'Ivoire, au premier chef nous nous tournons vers la CEDEAO. Quand nous sommes confrontés à la crise des Grands Lacs, nous nous tournons vers l'Afrique du Sud, vers les pays qui ont une capacité en Afrique pour comprendre et résoudre le mieux les problèmes. Quand on est confronté à une crise comme celle de Cuba, du Zimbabwe ou autre, on se tourne vers les pays amis qui connaissent le mieux ces pays, le Brésil dans le cas de Cuba, le Mexique, les pays qui sont au contact de cette réalité. Est-ce qu'un monde peut se structurer aujourd'hui de façon unipolaire et dans le cadre d'actions qui ont pu être unilatérales et préventives ? Notre crainte c'est que ceci ne fasse que démultiplier les risques d'insécurité, les frustrations, les humiliations, les ressentiments.
Il est donc important que chacun soit à sa place, une fois de plus, pas du tout dans un esprit de rivalité. Or on voit bien que ce qui a changé par rapport au schéma que nous avions en tête, c'est le 11 septembre. Le 11 septembre a créé aux Etats-Unis un sentiment de vulnérabilité. Il a profondément marqué et inquiété l'opinion américaine et à partir de là il y a eu le sentiment dans une partie de la société américaine, dans une partie des cercles de réflexion aux Etats-Unis, que la force pouvait être un moyen de structurer et d'organiser le monde. Notre conviction c'est que la force est indispensable, mais comme un dernier recours.
C'est la force que nous avons utilisée en Afghanistan. Il est bien évident que quand la communauté internationale a le sentiment qu'il n'y a pas d'autre façon d'agir qu'en employant la force, c'est nécessaire, mais nous sommes convaincus aussi que la force génère des contre-forces et si nous ne sommes pas attentifs, ces contre-forces s'organisent, se structurent. C'est tout le problème du terrorisme mondial, dont nous voyons qu'il est non seulement une nébuleuse internationale, mais qu'en même temps il a des ramifications locales, régionales, nationales, et que toutes ces énergies se fédèrent à travers des liens invisibles, mais très forts, usant à la fois les ressources des nouvelles technologies et en même temps l'archaïsme. C'est à la fois l'usage du cutter et en même temps des nouvelles technologies.
Donc si nous voulons déjouer ces forces qui veulent s'opposer aujourd'hui à un certain ordre mondial, pour créer justement un désordre, pour s'attaquer à l'Occident ou à tout ce qui représente d'une certaine façon cet esprit occidental y compris dans le monde arabo-musulman, et bien nous devons utiliser la souplesse de ce monde, la responsabilité de chacun, en adoptant un certain nombre de règles, d'usages, qui nous permettent véritablement d'accroître notre légitimité.
Nous avons dit, dans le cadre des Nations unies, que pour être efficace il était très important d'être légitime et que pour être légitime il n'existait pas trente six façons sur la scène internationale, qu'il fallait s'appuyer sur l'action des Nations unies, sur le droit, parce que nous constatons qu'il y a un effet négatif très sournois justement dans les tentatives qui veulent structurer et organiser le monde, gérer les crises en utilisant justement cette capacité d'autorité que peut donner la puissance. La puissance sécrète un certain nombre d'effets en retour et si l'on veut les minimiser, dans un souci d'efficacité, cela demande beaucoup d'organisation et beaucoup de mobilisation.
Notre sentiment c'est que l'Europe n'a évidemment pas vocation à être rivale des Etats-Unis. Ce serait grotesque et ce n'est pas l'objectif. Notre objectif c'est bien la sécurité, la stabilité et la justice. Je crois qu'il faut prendre en compte le principe de justice.
Il y a là deux logiques : la première c'est celle de la sécurité. Par définition, quand vous êtes la première puissance du monde, quand vous êtes inquiet pour votre propre sécurité, vous mettez en avant ce principe de sécurité et la mission fait la coalition. Le risque c'est que cet impératif de sécurité cristallise beaucoup d'oppositions et si la sécurité ne s'accompagne pas d'une stratégie de paix, de justice, d'une stratégie politique, eh bien dans le fond elle s'avère contre-productive.
Nous le voyons au Proche-Orient et nous l'avons dit de nombreuses fois : dans cette région, poursuivre la sécurité seule c'est accroître la violence et le terrorisme. Poursuivre la sécurité implique parallèlement une stratégie de paix, une stratégie politique, qui exige la recherche d'un consensus international.
Donc je crois que la complexité du monde justifie la valorisation de toutes les contributions sur la scène internationale. Sans quoi nous serons toujours en retard d'une bataille et les progrès que nous ferons à un endroit de la planète s'accompagneront de méfaits à d'autres endroits. Regardez l'Afghanistan, rien n'est gagné dans ce pays. Il faut aller beaucoup plus loin dans la mobilisation de la communauté internationale si nous voulons réussir. Regardez la situation entre l'Inde et le Pakistan. Les ondes de vulnérabilité sont immenses et pour pouvoir avoir une chance d'obtenir les objectifs de sécurité qui sont les nôtres, il faut parallèlement maintenir en permanence l'initiative et viser à la résolution des conflits. C'est un impératif de justice.
Je crois que cette complexité du monde doit nous amener à tous nous mobiliser et on ne peut pas considérer qu'un seul pays est responsable et que nous pouvons, nous Européens, nous décharger de notre responsabilité sur un pays ami, aussi grand fût-il.
Le principe de responsabilité est indispensable si nous voulons véritablement obtenir y compris l'objectif de sécurité. C'est exactement ce que nous avons dit et expliqué à nos amis américains. Je crois que nous le voyons en Irak. Si l'usage de la force ne s'accompagne pas de véritable stratégie politique, capable de franchir une nouvelle étape et en l'occurrence le retour à la souveraineté irakienne, les risques de déstabilisation, d'une violence accrue ou les risques de terrorisme, s'en trouvent considérablement augmentés. Nous avons, nous, une réflexion qui nous amène à penser que la sécurité ne peut pas être obtenue à l'échelle nationale comme à l'échelle planétaire sans un réel investissement de la communauté internationale, un investissement politique qui suppose le développement du multilatéralisme, le développement d'une organisation, d'une structure mondiale.
Je vous donne un deuxième exemple qui justifie aujourd'hui cela. Aujourd'hui, l'organisation du monde autour d'une puissance ne règle pas les problèmes très nombreux qui dépassent le cadre des Etats nations. Prenons le problème de l'environnement, de la justice internationale, du développement et de la solidarité internationale. Ceci dépasse le cadre des Etats nations. Au XIXème siècle ou au XXème siècle, on s'est accommodé de ces situations, aujourd'hui il faut constater que la plupart des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés dépassent le cadre de notre souveraineté nationale. Donc si nous ne nous organisons pas à l'échelle internationale, comment allons-nous faire et comment faire si les Etats-Unis n'acceptent pas de rentrer dans un ordre multilatéral plus grand ? Alors nous laisserons les problèmes d'environnement de notre planète non traités, nous laisserons les problèmes de justice internationale non traités, nous resterons dans une ambiguïté formidable en ce qui concerne la solidarité. Nous ne faisons pas assez pour les pays du Sud. Comment ceux-ci auraient-ils confiance dans un ordre international qui ne se traduit pas par un fort engagement des pays du Nord ? Cela ne peut être que le fait d'une responsabilité collective. Dans notre esprit c'est bien la solidarité et la responsabilité collectives qui sont indispensables. Alors il ne faut pas, au nom d'un monde rêvé, sacrifier le présent, mais il faut parallèlement essayer d'utiliser aujourd'hui l'ensemble des ressources de la communauté internationale, tout en nous préparant à faire avancer l'organisation et la structuration de ce monde si nous voulons vraiment pouvoir répondre aux objectifs de sécurité et de justice qui sont les nôtres.
Je crois qu'il faut travailler en marchant, il faut prendre conscience des besoins d'une démocratie mondiale. Aujourd'hui, nous sommes confrontés, et la question sur l'Europe nous y ramenait, à une double ambition : construire une démocratie européenne, c'est une démarche sans précédent, c'est la première fois que des pays essaient au-delà des Etats nations de bâtir la démocratie ; la démocratie s'enracine dans l'Etat nation, là il faut la construire au-delà dans le cadre européen. Mais en même temps il nous faut bâtir une démocratie mondiale si l'on veut que les Etats du Moyen-Orient, les Etats de l'Afrique croient dans nos valeurs, partagent nos convictions. Il faut leur montrer que ces valeurs sont partagées avec l'ensemble de la planète, que ce n'est pas défendre des intérêts égoïstes. Très souvent, la morale, telle qu'elle est définie par les occidentaux quand on les regarde de l'autre côté de la planète, n'apparaît que comme une morale d'intérêts, comme la défense d'intérêts financiers, pétroliers ou économiques. Si nous voulons convaincre, dotons notre monde de structures, donnons cette volonté de partage, de concertation, d'échange, qui est je crois aujourd'hui la clé pour avancer dans un monde plus stable.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 janvier 2004)