Texte intégral
(Entretien de Michel Barnier avec France Inter, le 8 juin 2004) :
Q - Est-ce le pragmatisme - je veux dire la proximité, maintenant, de la présidentielle américaine - qui fait qu'on assiste à un changement d'attitude en Irak ou est-ce, en effet, la pression de l'Europe, et notamment celle de la France, qui pousse les Américains à modifier un peu leur attitude ?
R - Je crois que les Américains ont clairement compris maintenant, après des mois et des mois d'opérations militaires, qu'il n'y avait pas d'issue par les armes, par des opérations militaires en Irak, et qu'il fallait sortir de cette tragédie par le haut, c'est-à-dire par l'action politique, par un processus politique et par un gouvernement irakien qui prenne en charge le destin des Irakiens, et que tout cela se passe dans le cadre du droit international. Nous sommes - nous parlions à l'instant de cette résolution qui est en discussion, qui sera sans doute votée aujourd'hui ou demain - dans le cadre du droit international. C'est cela une résolution, c'est le cadre que l'on fixe ensemble, à New York, au sein des Nations unies et dans le champ du droit international pour agir, notamment, dans un autre pays quand cela est nécessaire.
Q - Mais vous avez le sentiment aujourd'hui, qu'en effet, les États-Unis reviennent dans le champ du droit, là où depuis le début de cette guerre ils n'étaient pas ?
R - J'ai dit, et naturellement le président de la République l'a dit, que nous voulions regarder devant nous, et ne pas donner de leçon. Donc il faut sortir de cette tragédie, il faut sortir, là comme ailleurs, de cette spirale de violences, de sang, d'instabilité. J'ai parlé d'un trou noir qui, au Proche et au Moyen-Orient, peut emporter toute cette région et le monde avec. Il faut sortir de cette tragédie comme il faudra sortir, avec la même détermination politique, de la tragédie du conflit entre Israël et la Palestine. Ce que j'observe, c'est que nous avons parmi les premiers - mais pas seulement nous - demandé que l'on transfère réellement le pouvoir aux Irakiens, et c'est ce qui est en train de se faire.
Q - Ce sera un vrai transfert de souveraineté ?
R - Nous le souhaitons, et nous souhaitons encore, dans les heures qui viennent, pouvoir donner toutes les garanties au nouveau gouvernement irakien que dirige M. Allaoui, qu'il aura tous les attributs de la souveraineté, toute la capacité de gérer les affaires de l'Irak, aussi bien la justice que les ressources naturelles, et naturellement, qu'il aura son mot à dire sur toutes les opérations de sécurité, parce que pendant quelques mois, il y aura toujours des soldats, ce ne seront plus des soldats qui occuperont, mais qui stabiliseront, mais ce seront les mêmes en réalité. Et ils auront toujours un commandement américain. Il faut donc vérifier, c'est ce que nous demandons encore, que ce gouvernement pourra dire son mot, notamment sur les opérations les plus sensibles. Je ne suis pas sûr que les Américains nous entendent sur ce point. Il y a cependant un accord entre les Américains et le gouvernement irakien pour déterminer des conditions assez larges. Nous aurions souhaité plus de précisions sur ce qui va se passer en termes de stabilité. Mais ce n'est pas pour nous une raison suffisante pour nous opposer à cette résolution. Et nous avons obtenu beaucoup d'améliorations, après quatre versions de cette résolution. Cela prouve que, pour la première fois dans cette affaire, il y a eu un vrai dialogue, je peux en témoigner : encore samedi, à l'Élysée, entre Jacques Chirac et George Bush, moi-même j'ai beaucoup discuté avec Colin Powell, on a pris en compte nos demandes. Je peux dire, par exemple, qu'on retrouve dans ce texte beaucoup de nos idées : la description précise du processus politique jusqu'en 2005 où il y aura des élections en janvier ; l'affirmation de la restauration de tous les attributs de souveraineté aux Irakiens ; le mandat de la force multinationale, qui va être limité à douze mois, et s'il y a une demande de prolongation présentée par les autorités irakiennes, alors il y aura une limitation de cette présence internationale au 31 décembre 2005 ; et enfin, le dispositif de sécurité qui sera défini entre le nouveau gouvernement de Bagdad, et les représentants de la future force multinationale. C'est ce point-là que nous aurions encore une fois voulu préciser, mais cela ne nous empêchera pas d'émettre un vote positif à New York pour aider, de manière constructive, à une sortie politique de cette tragédie.
Q - Un mot, tout de même, sur la question de la vérité, puisque même les commémorations de ces derniers jours nous ont confrontés à la réalité historique, aux faits. Comment les États-Unis se sortiront-ils des enquêtes en cours qui sont en train de démontrer que beaucoup de mensonges ont été proférés, que la guerre a été engagée sur un faux prétexte, que des personnalités importantes, en quête de vérité - je pense à Hans Blix ou à l'ancien ambassadeur, J. Wilson -, ont été déstabilisées par le pouvoir américain. Comment l'administration américaine répondra-t-elle à ces questions-là ?
R - L'histoire jugera, et encore une fois nous sommes en train de sortir de cette tragédie, par la négociation politique, par le retour du pouvoir en Irak aux Irakiens. Je crois qu'il faut distinguer, naturellement, le contexte politique dans lequel il a été décidé d'engager cette opération militaire, les informations à partir desquelles cette opération a été décidée, et puis toutes les enquêtes. Vous parliez d'enquête à propos de ce qui s'est passé dans les prisons irakiennes avec l'attitude scandaleuse, indigne, déshonorante d'un certain nombre de soldats américains ou autres. Les États-Unis sont une grande démocratie, donc on peut constater qu'il y a un débat sur toutes ces questions, qu'il y a une certaine transparence, et s'il y a eu des fautes, notamment graves, mettant en cause la dignité humaine, sur ces questions de comportement de certains soldats, je pense qu'il y aura des sanctions.
Q - Alors le G8 s'ouvre, et on a l'impression, qu'à nouveau il y a cette méthode américaine qui consiste tout de même, un petit peu, à imposer ses vues. Est-ce que, là aussi, l'Europe et les États-Unis vont arriver à se retrouver sur simplement l'ordre du jour de ce G8, ou faudra-t-il passer un petit peu par la vision qu'ont les Américains de ce qu'est l'état du monde aujourd'hui ?
R - Ne nous trompons pas. Le G8 c'est une réunion informelle, mais très importante, des huit chefs d'État et de gouvernement des huit pays les plus puissants. Je rappelle qu'il avait eu lieu l'année dernière en France. Ce sont les Américains qui l'organisent, et qui là encore ont été amenés à écouter leurs partenaires. Par exemple, sur un des points de l'ordre du jour de cette réunion aux États-Unis, qui concerne ce que les Américains ont appelé le "grand Moyen-Orient", nous avons une vision américaine de l'organisation de cette région du monde si sensible. Nous avons beaucoup discuté et nous avons demandé aux Américains de corriger leur texte pour prendre en compte ce que sont ces pays, notamment les pays arabes, pour qu'on les respecte et qu'on prenne en compte leurs réalités. On va parler de l'aide au développement, et je pense notamment à ce qui se passe en Afrique. Tous les Européens devraient être davantage attentifs aux grands fléaux, comme le sida, qui touchent l'Afrique et d'autres continents. On va parler aussi de l'actualité, de l'Irak, du terrorisme, et naturellement du conflit du Proche-Orient. Donc c'est une réunion informelle mais très importante, et j'observe d'ailleurs qu'ont été invités à cette réunion, pour dialoguer avec les autres chefs d'États, un certain nombre de pays qui ne font pas partie des plus puissants : l'Afrique du Sud ou l'Algérie, des pays du monde arabe.
Q - A propos de l'accolade entre Jacques Chirac et le chancelier Schröder, la presse européenne dit, finalement, qu'elle est un signe plus fort même que le rapprochement ou la réconciliation - je ne sais pas si les mots peuvent convenir -, entre la France et les États-Unis. Est-ce qu'en effet ce signe-là prime sur les autres à vos yeux ?
R - Ma réponse est oui. Nous sommes définitivement alliés avec les États-Unis, et depuis des siècles. J'observe d'ailleurs que nous n'avons jamais été en conflit, nous Français, avec les États-Unis. Nous avons quelquefois été en désaccord, mais jamais en conflit. Nous avons toujours été du même côté, pour la liberté et la démocratie, et cette alliance, qui ne signifie pas l'allégeance, doit être rénovée, consolidée, rééquilibrée sans doute. Mais nous sommes amis et alliés des Américains. Et c'était aussi une formidable image - j'étais aux côtés de Jacques Chirac le 6 juin dans le cimetière américain - de voir ces deux chefs d'État saluer, avec tant de respect et de reconnaissance, tous ces vétérans. L'accolade entre Gerhard Schröder et Jacques Chirac, le fait que le chancelier allemand soit venu, j'ai trouvé cela formidable. L'homme politique que je suis s'est engagé pour une autre accolade : quand j'avais 13 ou 14 ans, j'ai vu le chef de la France libre, Charles de Gaulle, inviter le chancelier Adenauer à l'Élysée ; j'ai cette photo dans mon bureau au Quai d'Orsay. Le regard de ces deux hommes qui portent les histoires de leurs pays et même leur histoire commune qui a été tragique, c'est formidable ! Ce jour-là, je suis devenu gaulliste et européen, et je n'ai pas changé. Je me souviens aussi de la main tendue par François Mitterrand à Helmut Kohl à Verdun. Cette accolade aujourd'hui sur les plages du Débarquement, c'est la preuve que le projet européen a réussi. Nous allons encore, dans quelques jours, et j'espère beaucoup plus dans l'avenir, parler de ce projet européen. C'est un projet français, allemand, c'est un projet de paix et de stabilité, qui a tenu ses promesses. La promesse de paix faite en 1950 par Schuman, Monnet, je le dis à tous ceux qui nous écoutent et qui quelquefois doutent des hommes politiques, cette promesse-là, faite par des hommes politiques, a été respectée depuis 50 ans. C'est une promesse de paix et de stabilité. Regardez le monde, nous parlions de l'Irak, je pourrais parler de l'Afrique et de la fragilité en Côte d'Ivoire et d'autres pays, je reviens d'ailleurs d'Haïti : partout le monde est dangereux, partout le monde est instable, sauf en Europe, sauf chez nous, dans cette partie de l'Europe, où des pays ont fait cette promesse de paix, de bien se tenir, de fabriquer du progrès plutôt que d'entretenir des conflits. Il faut regarder le monde tel qu'il est et voir pourquoi nous sommes en paix. Ce n'est pas par hasard ! C'est parce qu'il y a eu des hommes politiques qui ont proposé ce projet européen. Bien sûr, ce projet peut être amélioré, bien sûr il y a de la bureaucratie, bien sûr on peut perfectionner le fonctionnement de l'Union européenne, mais n'oublions pas pourquoi. Et l'accolade de Gerhard Schröder et de Jacques Chirac, c'est le pourquoi nous avons des raisons d'être ensemble.
Q - On entend le ministre des Affaires étrangères, l'ancien commissaire européen dire son enthousiasme pour l'Europe. Vous êtes inquiet de ce sentiment de non-intérêt que l'opinion semble manifester pour le prochain scrutin de dimanche ?
R - Je suis toujours inquiet quand les gens ne vont pas voter, parce que le vote, le bulletin de vote, est important. Un député européen est quelqu'un de très important. Au Parlement européen à Strasbourg, on a un rôle aussi important qu'un député ou un sénateur français à Paris. Ce ne sont pas les autres qui décident pour nous en Europe. Simplement dans un certain nombre de domaines qui intéressent la vie quotidienne, la sécurité écologique, la sécurité, l'emploi, les normes industrielles, nous ne décidons plus seuls, nous décidons avec les autres, à Strasbourg, ou à Bruxelles. Donc il faut être là, et donc l'élection de députés européens est extrêmement importante. Je suis inquiet de voir que cet enjeu-là n'a pas été expliqué depuis 30 ou 40 ans, et je vais faire quelque chose comme ministre des Affaires étrangères et européennes - puisque, avec Claudie Haigneré, nous avons ensemble en charge ces questions européennes - je vais prendre un certain nombre d'initiatives après les élections, de manière pluraliste, républicaine, pour que le débat sur les questions européennes, sur la place de la France en Europe, soit un débat régulier, normal, décentralisé, près des gens, et pas un débat exceptionnel.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 juin 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec "La Croix", le 8 juin 2004) :
Q - Selon les sondages, un électeur sur deux ne se déplacera pas dimanche, pour les élections européennes. Comment expliquer le désintérêt des Français pour l'Europe ?
R - Cinquante ans de silence ne se rattrapent pas en quelques jours. La plupart des hommes politiques français n'ont pas assumé ni expliqué le choix européen fait dès 1950. Ils n'ont pas fait leur cette Europe, comme si c'était un autre territoire. Alors que nous en avons pris la tête, pour l'intérêt de la France. Cette indifférence est dangereuse car le silence nourrit les peurs et les démagogies. Elle est injuste car le projet européen est le plus beau projet politique pour notre continent.
Q - François Bayrou envisage de quitter le Parti populaire européen (PPE), le grand parti de la droite européenne auquel l'UMP appartient également, pour créer avec Romano Prodi et les libéraux un nouveau groupe centriste au Parlement européen. Comment jugez-vous sa démarche ?
R - Le groupe PPE, avec l'arrivée des députés des nouveaux pays membres et en présence des conservateurs britanniques, doit gérer une très grande diversité d'opinions. Il faut que ce parti européen consolide sa ligne idéologique, qui est clairement communautaire et européenne. Il faut éviter l'ambiguïté et vérifier la sincérité des sentiments. Ceux qui ne sont pas sur cette ligne ont à faire leur choix. Mais la ligne européenne du PPE est claire, alors ne nous divisons pas !
Q - Souhaitez-vous une plus forte bipolarisation du Parlement ?
R - Il existe déjà une droite et une gauche, mais ce ne sera jamais comme en France où l'appartenance à la majorité ou à l'opposition détermine largement le vote d'un élu. Entre un travailliste britannique et un socialiste français, entre un conservateur anglais et un chrétien-démocrate allemand il y a beaucoup de raisons de débattre et d'essayer de se convaincre mutuellement. Ce sont des gauches et des droites plurielles ! J'ai personnellement plus de proximité avec la ligne politique de certains travaillistes britanniques qu'avec celle de certains de leurs compatriotes conservateurs.
Q - Les 17 et 18 juin à Bruxelles, les chefs d'État et de gouvernement des Vingt-cinq tenteront pour le deuxième fois en six mois de s'accorder sur le texte d'un traité constitutionnel, sur la base du projet élaboré l'an dernier par la Convention. Quelles sont les chances de succès ?
R - Nous sommes dans les derniers mètres et j'espère que la ligne d'arrivée sera cette fois franchie. Le 18 juin est une belle date, pas seulement pour les Français ! Nous sommes parvenus au meilleur texte possible avec les travaux de la Convention. Les derniers pas consistent à trouver des compromis, au profit de l'efficacité collective, sur quelques points pratiques concernant principalement le fonctionnement et la composition de la Commission et le système de vote au Conseil des ministres.
Q - Sur ce dernier point, la France et l'Allemagne défendent un système de double majorité, différent de celui du Traité de Nice auquel se raccroche encore la Pologne. Quel est le compromis possible ?
R - La Convention a proposé qu'une décision, pour être adoptée au Conseil, soit approuvée par au moins la moitié des États et que cette moitié représente au moins 60 % des citoyens de l'Union. Les Espagnols et les Polonais avaient bloqué cette option en décembre. Aujourd'hui, ils voudraient que le second critère soit nettement supérieur à 60 %. Nous verrons ce qu'apporteront les derniers moments de la négociation, mais nous voulons garder cette double majorité, efficace et équitable.
Q - Et sur la Commission ? Vous-mêmes avez travaillé pendant cinq ans dans une Commission de vingt membres. Est-ce trop ?
R - C'est vraiment la limite. La France et l'Allemagne plaident pour que la Commission ne compte pas plus de dix-sept ou dix-huit membres... Sa composition doit être resserrée pour qu'elle reste un lieu de véritable travail collégial où s'expriment la cohérence communautaire et l'intérêt général. Notre idée est donc de passer à un système de rotation, après un temps durant lequel les États auront tous un commissaire en même temps.
Q - A partir de quand ? On parle de 2014...
R - Le plus rapidement possible. En tout cas, nous voulons un accord global qui permette de décider maintenant ce qui sera nécessaire de faire demain.
Q - Mais peut-on envisager que certains pays n'aient pas de commissaire au moment où se discute un sujet très important pour eux ? Imaginons qu'en 2014, il y ait une réforme de la Politique agricole commune (PAC) et que, dans cette commission-là, il n'y ait pas de Français...
R - Les commissaires sont là pour défendre l'intérêt général de l'Europe. Ils s'y engagent en prêtant serment devant la Cour de justice européenne. Et puis la PAC, qui doit être défendue car elle concerne l'un des secteurs prioritaires de l'économie européenne, n'intéresse pas seulement la France. C'est d'ailleurs une politique en pleine évolution pour mieux prendre en compte les exigences nouvelles en matière d'environnement, de sécurité alimentaire, de solidarité envers les pays les moins avancés dans le monde.
Q - Et sur le cas Alstom ? Ces derniers mois, les commissaires français n'ont pas cessé de faire passer des messages entre Paris et le commissaire à la concurrence Mario Monti...
R - Mais c'est bien Mario Monti, un Italien, qui a fait preuve d'objectivité et de compétence pour proposer les bonnes décisions. La Commission est là pour créer l'intérêt européen. A terme, si le système de rotation se met en place, on peut très bien imaginer que certaines sensibilités nationales y soient exprimées par d'autres. S'agissant de la France, ce pourrait être par un commissaire belge ou allemand. Certains pays pourraient même proposer ensemble un commissaire.
Q - Mercredi dernier, Jacques Chirac a expliqué que la France ne levait pas son veto sur la référence au christianisme dans le Préambule de la Constitution. Pourquoi ?
R - Le texte juste, équilibré, pour la France est celui de la Convention, car il est parvenu à concilier les différents points de vue. Il fait clairement référence aux "héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe". C'est d'ailleurs moi qui avais proposé à la Convention qu'on utilise le pluriel plutôt que le singulier.
Q - Finalement, quelles sont les lignes rouges de la France ?
R - Notre "ligne rouge", c'est le manque d'ambition. Nous résisterons à toute suggestion d'un retour en arrière par rapport aux acquis de la Convention. Nous voulons notamment préserver l'extension du vote à la majorité qualifiée dans les domaines de la justice et de la sécurité, de la création d'un procureur européen et des progrès sur les droits sociaux comme la protection des travailleurs transfrontaliers et les conditions de licenciement. Il faut réduire les domaines où les décisions au Conseil se prennent à l'unanimité : cela donne le droit de veto à un pays contre vingt-quatre ! Enfin, à la Convention, un quasi-consensus est apparu pour donner une force constitutionnelle à la charte des droits fondamentaux. Il faut en prendre acte et ne pas revenir en arrière.
Q - Si un accord est atteint le 18 juin, il faudra, pour qu'il entre en vigueur, que les vingt-cinq États de l'Union le ratifient, sachant qu'au moins neuf d'entre eux le feront par référendum. Que se passera-t-il si le non l'emporte dans un ou plusieurs pays ?
R - Je ne veux pas me situer dans une hypothèse d'échec. En France, le chef de l'État choisira le mode de ratification, après la signature d'un accord. François Mitterrand avait opté pour le référendum quatre mois après la signature du Traité de Maastricht. Mais, en théorie, si un pays ou deux refusent le projet de traité constitutionnel, il y a quatre options. Soit on en reste au Traité de Nice, qui est utile sur le court terme mais qui ne résout pas les problèmes institutionnels sur le moyen terme. Soit on propose à ceux qui ont dit non de revoter. Soit la Constitution ne s'applique qu'entre ceux qui l'ont ratifiée, les autres pays restant liés par un autre traité, l'ensemble formant l'Union européenne. Ce serait très compliqué parce que la Constitution n'est pas un étage de plus au-dessus des traités déjà existants mais une refonte totale où tout est imbriqué. Soit, enfin, ceux qui veulent aller plus loin dans l'affirmation d'une Europe politique le font hors des traités de l'Union, dans une construction nouvelle. Il y a un précédent : l'espace Schengen qui s'est d'abord construit à quelques-uns hors de l'Union avant d'être intégré dans les traités. Voilà pour la théorie !
Je ne me résous à aucune de ces hypothèses. Je crois à l'intelligence des peuples et des citoyens, dès lors que les hommes politiques les respectent, les écoutent, et font le nécessaire travail d'explication. L'ambition de la Constitution, à laquelle je veux travailler, c'est l'Europe politique. Que l'Europe ne se contente pas d'être un grand marché ou, mieux encore, une communauté solidaire, mais qu'elle soit aussi un acteur dans le monde ! La Constitution prévoit ainsi la création d'un ministre européen des Affaires étrangères. Ce poste combinera l'initiative politique et les moyens économiques et financiers de l'action extérieure. Il deviendra le lieu où s'élaborera progressivement une culture diplomatique commune, ce qui évitera à l'avenir les divisions entre Européens. Aujourd'hui, le chantier prioritaire c'est le Proche-Orient et, sur cette question, l'Europe a montré qu'elle était capable de parler d'une seule voix. Il lui reste maintenant à peser de tout son poids pour faire évoluer le cours des choses vers la paix et la stabilité de la région.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 juin 2004)
Q - Est-ce le pragmatisme - je veux dire la proximité, maintenant, de la présidentielle américaine - qui fait qu'on assiste à un changement d'attitude en Irak ou est-ce, en effet, la pression de l'Europe, et notamment celle de la France, qui pousse les Américains à modifier un peu leur attitude ?
R - Je crois que les Américains ont clairement compris maintenant, après des mois et des mois d'opérations militaires, qu'il n'y avait pas d'issue par les armes, par des opérations militaires en Irak, et qu'il fallait sortir de cette tragédie par le haut, c'est-à-dire par l'action politique, par un processus politique et par un gouvernement irakien qui prenne en charge le destin des Irakiens, et que tout cela se passe dans le cadre du droit international. Nous sommes - nous parlions à l'instant de cette résolution qui est en discussion, qui sera sans doute votée aujourd'hui ou demain - dans le cadre du droit international. C'est cela une résolution, c'est le cadre que l'on fixe ensemble, à New York, au sein des Nations unies et dans le champ du droit international pour agir, notamment, dans un autre pays quand cela est nécessaire.
Q - Mais vous avez le sentiment aujourd'hui, qu'en effet, les États-Unis reviennent dans le champ du droit, là où depuis le début de cette guerre ils n'étaient pas ?
R - J'ai dit, et naturellement le président de la République l'a dit, que nous voulions regarder devant nous, et ne pas donner de leçon. Donc il faut sortir de cette tragédie, il faut sortir, là comme ailleurs, de cette spirale de violences, de sang, d'instabilité. J'ai parlé d'un trou noir qui, au Proche et au Moyen-Orient, peut emporter toute cette région et le monde avec. Il faut sortir de cette tragédie comme il faudra sortir, avec la même détermination politique, de la tragédie du conflit entre Israël et la Palestine. Ce que j'observe, c'est que nous avons parmi les premiers - mais pas seulement nous - demandé que l'on transfère réellement le pouvoir aux Irakiens, et c'est ce qui est en train de se faire.
Q - Ce sera un vrai transfert de souveraineté ?
R - Nous le souhaitons, et nous souhaitons encore, dans les heures qui viennent, pouvoir donner toutes les garanties au nouveau gouvernement irakien que dirige M. Allaoui, qu'il aura tous les attributs de la souveraineté, toute la capacité de gérer les affaires de l'Irak, aussi bien la justice que les ressources naturelles, et naturellement, qu'il aura son mot à dire sur toutes les opérations de sécurité, parce que pendant quelques mois, il y aura toujours des soldats, ce ne seront plus des soldats qui occuperont, mais qui stabiliseront, mais ce seront les mêmes en réalité. Et ils auront toujours un commandement américain. Il faut donc vérifier, c'est ce que nous demandons encore, que ce gouvernement pourra dire son mot, notamment sur les opérations les plus sensibles. Je ne suis pas sûr que les Américains nous entendent sur ce point. Il y a cependant un accord entre les Américains et le gouvernement irakien pour déterminer des conditions assez larges. Nous aurions souhaité plus de précisions sur ce qui va se passer en termes de stabilité. Mais ce n'est pas pour nous une raison suffisante pour nous opposer à cette résolution. Et nous avons obtenu beaucoup d'améliorations, après quatre versions de cette résolution. Cela prouve que, pour la première fois dans cette affaire, il y a eu un vrai dialogue, je peux en témoigner : encore samedi, à l'Élysée, entre Jacques Chirac et George Bush, moi-même j'ai beaucoup discuté avec Colin Powell, on a pris en compte nos demandes. Je peux dire, par exemple, qu'on retrouve dans ce texte beaucoup de nos idées : la description précise du processus politique jusqu'en 2005 où il y aura des élections en janvier ; l'affirmation de la restauration de tous les attributs de souveraineté aux Irakiens ; le mandat de la force multinationale, qui va être limité à douze mois, et s'il y a une demande de prolongation présentée par les autorités irakiennes, alors il y aura une limitation de cette présence internationale au 31 décembre 2005 ; et enfin, le dispositif de sécurité qui sera défini entre le nouveau gouvernement de Bagdad, et les représentants de la future force multinationale. C'est ce point-là que nous aurions encore une fois voulu préciser, mais cela ne nous empêchera pas d'émettre un vote positif à New York pour aider, de manière constructive, à une sortie politique de cette tragédie.
Q - Un mot, tout de même, sur la question de la vérité, puisque même les commémorations de ces derniers jours nous ont confrontés à la réalité historique, aux faits. Comment les États-Unis se sortiront-ils des enquêtes en cours qui sont en train de démontrer que beaucoup de mensonges ont été proférés, que la guerre a été engagée sur un faux prétexte, que des personnalités importantes, en quête de vérité - je pense à Hans Blix ou à l'ancien ambassadeur, J. Wilson -, ont été déstabilisées par le pouvoir américain. Comment l'administration américaine répondra-t-elle à ces questions-là ?
R - L'histoire jugera, et encore une fois nous sommes en train de sortir de cette tragédie, par la négociation politique, par le retour du pouvoir en Irak aux Irakiens. Je crois qu'il faut distinguer, naturellement, le contexte politique dans lequel il a été décidé d'engager cette opération militaire, les informations à partir desquelles cette opération a été décidée, et puis toutes les enquêtes. Vous parliez d'enquête à propos de ce qui s'est passé dans les prisons irakiennes avec l'attitude scandaleuse, indigne, déshonorante d'un certain nombre de soldats américains ou autres. Les États-Unis sont une grande démocratie, donc on peut constater qu'il y a un débat sur toutes ces questions, qu'il y a une certaine transparence, et s'il y a eu des fautes, notamment graves, mettant en cause la dignité humaine, sur ces questions de comportement de certains soldats, je pense qu'il y aura des sanctions.
Q - Alors le G8 s'ouvre, et on a l'impression, qu'à nouveau il y a cette méthode américaine qui consiste tout de même, un petit peu, à imposer ses vues. Est-ce que, là aussi, l'Europe et les États-Unis vont arriver à se retrouver sur simplement l'ordre du jour de ce G8, ou faudra-t-il passer un petit peu par la vision qu'ont les Américains de ce qu'est l'état du monde aujourd'hui ?
R - Ne nous trompons pas. Le G8 c'est une réunion informelle, mais très importante, des huit chefs d'État et de gouvernement des huit pays les plus puissants. Je rappelle qu'il avait eu lieu l'année dernière en France. Ce sont les Américains qui l'organisent, et qui là encore ont été amenés à écouter leurs partenaires. Par exemple, sur un des points de l'ordre du jour de cette réunion aux États-Unis, qui concerne ce que les Américains ont appelé le "grand Moyen-Orient", nous avons une vision américaine de l'organisation de cette région du monde si sensible. Nous avons beaucoup discuté et nous avons demandé aux Américains de corriger leur texte pour prendre en compte ce que sont ces pays, notamment les pays arabes, pour qu'on les respecte et qu'on prenne en compte leurs réalités. On va parler de l'aide au développement, et je pense notamment à ce qui se passe en Afrique. Tous les Européens devraient être davantage attentifs aux grands fléaux, comme le sida, qui touchent l'Afrique et d'autres continents. On va parler aussi de l'actualité, de l'Irak, du terrorisme, et naturellement du conflit du Proche-Orient. Donc c'est une réunion informelle mais très importante, et j'observe d'ailleurs qu'ont été invités à cette réunion, pour dialoguer avec les autres chefs d'États, un certain nombre de pays qui ne font pas partie des plus puissants : l'Afrique du Sud ou l'Algérie, des pays du monde arabe.
Q - A propos de l'accolade entre Jacques Chirac et le chancelier Schröder, la presse européenne dit, finalement, qu'elle est un signe plus fort même que le rapprochement ou la réconciliation - je ne sais pas si les mots peuvent convenir -, entre la France et les États-Unis. Est-ce qu'en effet ce signe-là prime sur les autres à vos yeux ?
R - Ma réponse est oui. Nous sommes définitivement alliés avec les États-Unis, et depuis des siècles. J'observe d'ailleurs que nous n'avons jamais été en conflit, nous Français, avec les États-Unis. Nous avons quelquefois été en désaccord, mais jamais en conflit. Nous avons toujours été du même côté, pour la liberté et la démocratie, et cette alliance, qui ne signifie pas l'allégeance, doit être rénovée, consolidée, rééquilibrée sans doute. Mais nous sommes amis et alliés des Américains. Et c'était aussi une formidable image - j'étais aux côtés de Jacques Chirac le 6 juin dans le cimetière américain - de voir ces deux chefs d'État saluer, avec tant de respect et de reconnaissance, tous ces vétérans. L'accolade entre Gerhard Schröder et Jacques Chirac, le fait que le chancelier allemand soit venu, j'ai trouvé cela formidable. L'homme politique que je suis s'est engagé pour une autre accolade : quand j'avais 13 ou 14 ans, j'ai vu le chef de la France libre, Charles de Gaulle, inviter le chancelier Adenauer à l'Élysée ; j'ai cette photo dans mon bureau au Quai d'Orsay. Le regard de ces deux hommes qui portent les histoires de leurs pays et même leur histoire commune qui a été tragique, c'est formidable ! Ce jour-là, je suis devenu gaulliste et européen, et je n'ai pas changé. Je me souviens aussi de la main tendue par François Mitterrand à Helmut Kohl à Verdun. Cette accolade aujourd'hui sur les plages du Débarquement, c'est la preuve que le projet européen a réussi. Nous allons encore, dans quelques jours, et j'espère beaucoup plus dans l'avenir, parler de ce projet européen. C'est un projet français, allemand, c'est un projet de paix et de stabilité, qui a tenu ses promesses. La promesse de paix faite en 1950 par Schuman, Monnet, je le dis à tous ceux qui nous écoutent et qui quelquefois doutent des hommes politiques, cette promesse-là, faite par des hommes politiques, a été respectée depuis 50 ans. C'est une promesse de paix et de stabilité. Regardez le monde, nous parlions de l'Irak, je pourrais parler de l'Afrique et de la fragilité en Côte d'Ivoire et d'autres pays, je reviens d'ailleurs d'Haïti : partout le monde est dangereux, partout le monde est instable, sauf en Europe, sauf chez nous, dans cette partie de l'Europe, où des pays ont fait cette promesse de paix, de bien se tenir, de fabriquer du progrès plutôt que d'entretenir des conflits. Il faut regarder le monde tel qu'il est et voir pourquoi nous sommes en paix. Ce n'est pas par hasard ! C'est parce qu'il y a eu des hommes politiques qui ont proposé ce projet européen. Bien sûr, ce projet peut être amélioré, bien sûr il y a de la bureaucratie, bien sûr on peut perfectionner le fonctionnement de l'Union européenne, mais n'oublions pas pourquoi. Et l'accolade de Gerhard Schröder et de Jacques Chirac, c'est le pourquoi nous avons des raisons d'être ensemble.
Q - On entend le ministre des Affaires étrangères, l'ancien commissaire européen dire son enthousiasme pour l'Europe. Vous êtes inquiet de ce sentiment de non-intérêt que l'opinion semble manifester pour le prochain scrutin de dimanche ?
R - Je suis toujours inquiet quand les gens ne vont pas voter, parce que le vote, le bulletin de vote, est important. Un député européen est quelqu'un de très important. Au Parlement européen à Strasbourg, on a un rôle aussi important qu'un député ou un sénateur français à Paris. Ce ne sont pas les autres qui décident pour nous en Europe. Simplement dans un certain nombre de domaines qui intéressent la vie quotidienne, la sécurité écologique, la sécurité, l'emploi, les normes industrielles, nous ne décidons plus seuls, nous décidons avec les autres, à Strasbourg, ou à Bruxelles. Donc il faut être là, et donc l'élection de députés européens est extrêmement importante. Je suis inquiet de voir que cet enjeu-là n'a pas été expliqué depuis 30 ou 40 ans, et je vais faire quelque chose comme ministre des Affaires étrangères et européennes - puisque, avec Claudie Haigneré, nous avons ensemble en charge ces questions européennes - je vais prendre un certain nombre d'initiatives après les élections, de manière pluraliste, républicaine, pour que le débat sur les questions européennes, sur la place de la France en Europe, soit un débat régulier, normal, décentralisé, près des gens, et pas un débat exceptionnel.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 juin 2004)
(Entretien de Michel Barnier avec "La Croix", le 8 juin 2004) :
Q - Selon les sondages, un électeur sur deux ne se déplacera pas dimanche, pour les élections européennes. Comment expliquer le désintérêt des Français pour l'Europe ?
R - Cinquante ans de silence ne se rattrapent pas en quelques jours. La plupart des hommes politiques français n'ont pas assumé ni expliqué le choix européen fait dès 1950. Ils n'ont pas fait leur cette Europe, comme si c'était un autre territoire. Alors que nous en avons pris la tête, pour l'intérêt de la France. Cette indifférence est dangereuse car le silence nourrit les peurs et les démagogies. Elle est injuste car le projet européen est le plus beau projet politique pour notre continent.
Q - François Bayrou envisage de quitter le Parti populaire européen (PPE), le grand parti de la droite européenne auquel l'UMP appartient également, pour créer avec Romano Prodi et les libéraux un nouveau groupe centriste au Parlement européen. Comment jugez-vous sa démarche ?
R - Le groupe PPE, avec l'arrivée des députés des nouveaux pays membres et en présence des conservateurs britanniques, doit gérer une très grande diversité d'opinions. Il faut que ce parti européen consolide sa ligne idéologique, qui est clairement communautaire et européenne. Il faut éviter l'ambiguïté et vérifier la sincérité des sentiments. Ceux qui ne sont pas sur cette ligne ont à faire leur choix. Mais la ligne européenne du PPE est claire, alors ne nous divisons pas !
Q - Souhaitez-vous une plus forte bipolarisation du Parlement ?
R - Il existe déjà une droite et une gauche, mais ce ne sera jamais comme en France où l'appartenance à la majorité ou à l'opposition détermine largement le vote d'un élu. Entre un travailliste britannique et un socialiste français, entre un conservateur anglais et un chrétien-démocrate allemand il y a beaucoup de raisons de débattre et d'essayer de se convaincre mutuellement. Ce sont des gauches et des droites plurielles ! J'ai personnellement plus de proximité avec la ligne politique de certains travaillistes britanniques qu'avec celle de certains de leurs compatriotes conservateurs.
Q - Les 17 et 18 juin à Bruxelles, les chefs d'État et de gouvernement des Vingt-cinq tenteront pour le deuxième fois en six mois de s'accorder sur le texte d'un traité constitutionnel, sur la base du projet élaboré l'an dernier par la Convention. Quelles sont les chances de succès ?
R - Nous sommes dans les derniers mètres et j'espère que la ligne d'arrivée sera cette fois franchie. Le 18 juin est une belle date, pas seulement pour les Français ! Nous sommes parvenus au meilleur texte possible avec les travaux de la Convention. Les derniers pas consistent à trouver des compromis, au profit de l'efficacité collective, sur quelques points pratiques concernant principalement le fonctionnement et la composition de la Commission et le système de vote au Conseil des ministres.
Q - Sur ce dernier point, la France et l'Allemagne défendent un système de double majorité, différent de celui du Traité de Nice auquel se raccroche encore la Pologne. Quel est le compromis possible ?
R - La Convention a proposé qu'une décision, pour être adoptée au Conseil, soit approuvée par au moins la moitié des États et que cette moitié représente au moins 60 % des citoyens de l'Union. Les Espagnols et les Polonais avaient bloqué cette option en décembre. Aujourd'hui, ils voudraient que le second critère soit nettement supérieur à 60 %. Nous verrons ce qu'apporteront les derniers moments de la négociation, mais nous voulons garder cette double majorité, efficace et équitable.
Q - Et sur la Commission ? Vous-mêmes avez travaillé pendant cinq ans dans une Commission de vingt membres. Est-ce trop ?
R - C'est vraiment la limite. La France et l'Allemagne plaident pour que la Commission ne compte pas plus de dix-sept ou dix-huit membres... Sa composition doit être resserrée pour qu'elle reste un lieu de véritable travail collégial où s'expriment la cohérence communautaire et l'intérêt général. Notre idée est donc de passer à un système de rotation, après un temps durant lequel les États auront tous un commissaire en même temps.
Q - A partir de quand ? On parle de 2014...
R - Le plus rapidement possible. En tout cas, nous voulons un accord global qui permette de décider maintenant ce qui sera nécessaire de faire demain.
Q - Mais peut-on envisager que certains pays n'aient pas de commissaire au moment où se discute un sujet très important pour eux ? Imaginons qu'en 2014, il y ait une réforme de la Politique agricole commune (PAC) et que, dans cette commission-là, il n'y ait pas de Français...
R - Les commissaires sont là pour défendre l'intérêt général de l'Europe. Ils s'y engagent en prêtant serment devant la Cour de justice européenne. Et puis la PAC, qui doit être défendue car elle concerne l'un des secteurs prioritaires de l'économie européenne, n'intéresse pas seulement la France. C'est d'ailleurs une politique en pleine évolution pour mieux prendre en compte les exigences nouvelles en matière d'environnement, de sécurité alimentaire, de solidarité envers les pays les moins avancés dans le monde.
Q - Et sur le cas Alstom ? Ces derniers mois, les commissaires français n'ont pas cessé de faire passer des messages entre Paris et le commissaire à la concurrence Mario Monti...
R - Mais c'est bien Mario Monti, un Italien, qui a fait preuve d'objectivité et de compétence pour proposer les bonnes décisions. La Commission est là pour créer l'intérêt européen. A terme, si le système de rotation se met en place, on peut très bien imaginer que certaines sensibilités nationales y soient exprimées par d'autres. S'agissant de la France, ce pourrait être par un commissaire belge ou allemand. Certains pays pourraient même proposer ensemble un commissaire.
Q - Mercredi dernier, Jacques Chirac a expliqué que la France ne levait pas son veto sur la référence au christianisme dans le Préambule de la Constitution. Pourquoi ?
R - Le texte juste, équilibré, pour la France est celui de la Convention, car il est parvenu à concilier les différents points de vue. Il fait clairement référence aux "héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe". C'est d'ailleurs moi qui avais proposé à la Convention qu'on utilise le pluriel plutôt que le singulier.
Q - Finalement, quelles sont les lignes rouges de la France ?
R - Notre "ligne rouge", c'est le manque d'ambition. Nous résisterons à toute suggestion d'un retour en arrière par rapport aux acquis de la Convention. Nous voulons notamment préserver l'extension du vote à la majorité qualifiée dans les domaines de la justice et de la sécurité, de la création d'un procureur européen et des progrès sur les droits sociaux comme la protection des travailleurs transfrontaliers et les conditions de licenciement. Il faut réduire les domaines où les décisions au Conseil se prennent à l'unanimité : cela donne le droit de veto à un pays contre vingt-quatre ! Enfin, à la Convention, un quasi-consensus est apparu pour donner une force constitutionnelle à la charte des droits fondamentaux. Il faut en prendre acte et ne pas revenir en arrière.
Q - Si un accord est atteint le 18 juin, il faudra, pour qu'il entre en vigueur, que les vingt-cinq États de l'Union le ratifient, sachant qu'au moins neuf d'entre eux le feront par référendum. Que se passera-t-il si le non l'emporte dans un ou plusieurs pays ?
R - Je ne veux pas me situer dans une hypothèse d'échec. En France, le chef de l'État choisira le mode de ratification, après la signature d'un accord. François Mitterrand avait opté pour le référendum quatre mois après la signature du Traité de Maastricht. Mais, en théorie, si un pays ou deux refusent le projet de traité constitutionnel, il y a quatre options. Soit on en reste au Traité de Nice, qui est utile sur le court terme mais qui ne résout pas les problèmes institutionnels sur le moyen terme. Soit on propose à ceux qui ont dit non de revoter. Soit la Constitution ne s'applique qu'entre ceux qui l'ont ratifiée, les autres pays restant liés par un autre traité, l'ensemble formant l'Union européenne. Ce serait très compliqué parce que la Constitution n'est pas un étage de plus au-dessus des traités déjà existants mais une refonte totale où tout est imbriqué. Soit, enfin, ceux qui veulent aller plus loin dans l'affirmation d'une Europe politique le font hors des traités de l'Union, dans une construction nouvelle. Il y a un précédent : l'espace Schengen qui s'est d'abord construit à quelques-uns hors de l'Union avant d'être intégré dans les traités. Voilà pour la théorie !
Je ne me résous à aucune de ces hypothèses. Je crois à l'intelligence des peuples et des citoyens, dès lors que les hommes politiques les respectent, les écoutent, et font le nécessaire travail d'explication. L'ambition de la Constitution, à laquelle je veux travailler, c'est l'Europe politique. Que l'Europe ne se contente pas d'être un grand marché ou, mieux encore, une communauté solidaire, mais qu'elle soit aussi un acteur dans le monde ! La Constitution prévoit ainsi la création d'un ministre européen des Affaires étrangères. Ce poste combinera l'initiative politique et les moyens économiques et financiers de l'action extérieure. Il deviendra le lieu où s'élaborera progressivement une culture diplomatique commune, ce qui évitera à l'avenir les divisions entre Européens. Aujourd'hui, le chantier prioritaire c'est le Proche-Orient et, sur cette question, l'Europe a montré qu'elle était capable de parler d'une seule voix. Il lui reste maintenant à peser de tout son poids pour faire évoluer le cours des choses vers la paix et la stabilité de la région.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 juin 2004)