Interview de M. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, dans le quotidien portugais "Publico" le 13 décembre 2004, sur la politique d'intégration européenne, la "stratégie de Lisbonne" de réforme du Pacte de stabilité et de croissance, et sur les réformes sociales en France.

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Média : Publico

Texte intégral

Q- Actuellement, la France semble mal à l'aise avec l'Europe, où elle a joué un rôle moteur et même dirigé auparavant. On débat, dans les journaux français, de la perte d'influence de la France dans le processus d'intégration européenne. Quel est le problème ?
R- Je ne crois pas en cette perte d'influence et moins encore en un quelconque malaise au sujet de l'Europe. Si je prends du recul depuis mon arrivée à la tête du gouvernement français au printemps 2002, je constate que nous avons enregistré des succès importants pour faire en sorte que l'Europe gagne du terrain en termes d'influence, d'efficacité, pour qu'elle accroisse son poids dans le monde : l'élargissement à 10 nouveaux Etats ou l'aboutissement de la conférence intergouvernementale pour doter l'Europe de sa Constitution, mais aussi la réforme de la PAC, ne se sont pas faits sans que la France participe à ces événements, sans qu'elle y apporte sa contribution. Je reste donc confiant dans la poursuite et l'approfondissement de l'histoire partagée entre la France et la construction européenne, dans l'engagement européen des Français et dans la place que la France continue à occuper autour de la table du Conseil à Bruxelles.
Q- La Turquie est, d'une certaine manière, le symbole de ce sentiment. Croyez-vous que l'adhésion de ce pays signifie la fin d'une certaine idée de l'Union Européenne ?
R- L'adhésion de la Turquie est ou plutôt pourra être, si elle se confirme dans les années qui viennent, une nouvelle étape de l'histoire de l'Union européenne en raison notamment de la taille de cet Etat, mais cela ne signifiera pas la fin d'une certaine idée de l'Union européenne que vous sembliez redouter. Cela marquera certes un élargissement substantiel, équivalent en termes d'accroissement de la population de l'Union, à celui que nous vivons depuis le 1er mai 2004. Personne ne peut dire aujourd'hui sur quoi déboucheront précisément les négociations annoncées.
Q- Quelle doit être la réponse européenne à Ankara au prochain sommet de l'Union ? Et demain, quelle devra-t-elle être avec l'Ukraine, qui veut aussi faire partie de l'Union ?
R- Le Conseil européen se prononcera sur la base du rapport que la Commission a établi le 6 octobre dernier. Dans ce rapport, il est clairement établi que les négociations d'adhésion peuvent s'engager avec la Turquie mais, s'agissant d'une négociation, l'issue, par définition, reste ouverte. Cela dépend des progrès de la Turquie et de la décision unanime des Etats de l'Union à la fin des négociations. La question de l'Ukraine est différente parce que les relations avec l'Union européenne sont plus récentes, et se situent sur le terrain du bon voisinage et de la coopération.
Q- Avec le dernier élargissement, est-ce le rêve français d'une " Europe-puissance " qui touche à sa fin ?
R- Je rappellerai simplement que le dernier élargissement permet à l'Union de dépasser 450 millions d'habitants, donnant ainsi à notre communauté une dimension à l'échelle des plus grandes entités dans le monde. Le poids démographique, économique, stratégique, et politique de l'Union ne cesse de s'accroître. Il n'y a donc aucune inquiétude sur la question de la puissance, juste une vigilance nécessaire, en termes démographiques ou économiques, pour faire en sorte que l'Europe reste toujours dans la course, et parmi les premiers.
Q- Croyez-vous que la Constitution sera ratifiée par les 25 ?
R- Je l'espère très sincèrement. Le travail accompli durant des mois par la Convention puis par la conférence intergouvernementale constitue une oeuvre consensuelle et la meilleure des solutions pour améliorer nos institutions, leur redonner une perspective d'avenir, dans un champ géographique élargi et destiné à s'élargir encore. Il serait déraisonnable et triste à la fois que ce résultat ne soit pas consacré par l'assentiment des peuples qui s'exprimeront, directement ou indirectement, sur la ratification.
Q- Et en France, cela dépend de quoi, après les divisions des socialistes français et les quelques hésitations à droite ?
R- Le résultat de la consultation interne chez les socialistes est une bonne nouvelle. Du côté de la majorité, l'opinion est favorable à la Constitution européenne, et les partis, UMP comme UDF, soutiennent ardemment ce texte. Je suis donc confiant sur l'issue du prochain référendum en France.
Q- Quelle serait l'alternative ?
R- Vous me permettrez de rester confiant et de ne penser qu'à une victoire du " oui ".
Q- Vous-même, vous n'êtes plus un " européen convaincu " mais - vous l'avez dit - un " européen déçu ". Qu'est-ce que cela signifie ?
R- Je suis un européen heureux et résolu qui ne doute pas de l'avenir de notre Union. Je suis seulement parfois agacé par des décisions qui viennent de Bruxelles et que nous ne trouvons pas toujours du meilleur effet, surtout lorsque nous travaillons comme mon gouvernement s'y emploie, à défendre la cause européenne. En dehors de quelques incompréhensions passagères que j'ai pu dissiper grâce à un dialogue régulier, franc et fructueux, noué avec Romano Prodi, je réaffirme mon engagement européen, qui est ancien, enthousiaste et sincère.
Q- La France regarde avec une méfiance croissante la Commission Européenne. José Manuel Barroso n'était pas le premier choix de Paris. Les journaux français le trouvent trop libéral et trop " atlantiste ". Qu'attendez-vous de lui et de sa Commission ?
R- Nous nous sommes réjouis de la désignation de mon ami M. Barroso que nous avons soutenu et en qui nous plaçons tous nos espoirs pour conduire cette nouvelle Commission de 25 membres. Il est l'homme de la situation et j'ai pu apprécier ses qualités personnelles lorsqu'il était chef de gouvernement, ce qui me laisse penser que le dialogue que j'avais noué avec son prédécesseur pourra se poursuivre en toute confiance.
Q- Le président de la Commission a dit que sa priorité était la " stratégie de Lisbonne ", pour réformer l'économie de l'Europe qui traîne le pas. Paris n'a jamais aimé cette stratégie. Mais, si on regarde les différents rapports français sur l'économie française ou sur le risque de retard technologique, par exemple, ils vont tous dans le même sens. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
R- Il est inexact de dire que nous n'aimons pas la stratégie de Lisbonne. Nous la soutenons pleinement. Le gouvernement français fait un effort tout particulier pour accroître l'effort de recherche et développement, pour lequel nous ne sommes pas les derniers, et pour faire en sorte que l'Europe devienne véritablement ce continent d'excellence en matière de science et de technologie, de savoir et d'éducation. Nous veillons tout particulièrement à développer les synergies entre les centres de recherche et le monde de la production, pour rattraper notre retard en matière de recherche appliquée. C'est donc une préoccupation essentielle pour mon gouvernement. J'insiste aussi sur le fait que la France veut que les autres dimensions de la stratégie de Lisbonne, sociale et environnementale, soient pleinement prises en compte, car tous les piliers de cette démarche de l'Union doivent être consolidés.
Q- Quelle est votre idée pour la réforme du Pacte de Stabilité et de Croissance ? La France a souvent dit que le respect des 3 pour cent du déficit était moins important que les emplois des Français. Mais il faut, quand même, avoir des règles communes. Quelles doivent être ces règles ?
R- Il est incontestable que nous devons avoir des règles communes de gestion de notre monnaie unique et de notre économie. Nous n'avons jamais remis en cause ces principes et nous les avons défendus, notamment le renforcement de la coordination des politiques économiques en Europe. La France a seulement souhaité que la dimension de croissance du Pacte ne soit pas oubliée à un moment où la croissance faisait défaut, en Europe, comme dans le monde. Pour le reste, je réserve nos idées sur une possible évolution du Pacte pour Jean-Claude Junker, qui dans moins d'un mois prendra la présidence de l'Union européenne pour 6 mois et celle de l'Eurogroupe pour deux ans. C'est à lui de faire progresser le dossier sur la base des pistes que la Commission a déjà avancées.
Q- La France, tout comme les autres Etats-membres, voit avec une grande préoccupation la chute du dollar et la valorisation de l'euro. Croyez-vous que la BCE doit intervenir ?
R- Ce n'est pas l'euro qui s'apprécie, mais le dollar qui baisse. Cette dépréciation du dollar a lieu contre plusieurs grandes devises. Un euro fort réduit la facture énergétique libellée en dollars mais il pèse sur nos exportations et sur la croissance économique de la zone euro. Les Européens doivent donc être très vigilants.
Nous ne sommes pas satisfaits, en France comme dans le reste de la zone euro, de la situation actuelle. Les ministres des finances de la zone euro et le président de la BCE , lors de leur réunion du lundi 6 décembre, ont envoyé un signal clair, en rappelant les risques pour la croissance et la nécessité pour tous les grands pays de contribuer à la réduction des déséquilibres mondiaux.
Nous souhaitons évidemment poursuivre le dialogue au sein du G7, car une partie de la solution réside dans l'attitude des autorités monétaires américaines et asiatiques. Pour le reste, comme vous le savez, il existe une palette d'instruments pour lutter contre des mouvements brutaux de change et il n'est pas d'usage de faire des commentaires sur leur possible utilisation.
Q- Paris et Lisbonne s'opposent sur la question des perspectives financières de l'Union pour 2007-2013. La France a signé la " Lettre des Six " sur le plafond de 1 pour cent du PIB pour le budget. Ce sera peut-être là une des question à l'ordre du jour à Angoulême. Croyez-vous qu'il soit possible de trouver un accord ? Comprenez-vous la position particulière de Lisbonne ?
R- Nous parlerons certainement des perspectives financières à Angoulême. Il ne s'agit pas à ce stade de " trouver un accord " qui ne peut être que multilatéral et global. Mais il s'agira d'expliquer les positions respectives des gouvernements et de voir comment les rapprocher. Du côté français, nous rappellerons que la limitation à 1% du RNB de l'Union ne signifie pas que les dépenses de l'Union vont décroître dans les prochaines années mais qu'elles vont croître dans les limites de la croissance générale de la richesse de l'Union et à un niveau qui correspond globalement à celui auquel nous sommes parvenus aujourd'hui.
Q- Croyez-vous que le Portugal ait perdu une bonne partie de son influence au sein de l'Union - et, surtout, vis-a-vis de l'axe Paris-Berlin - en raison de sa position sur l'Irak ?
R- La question irakienne a, c'est vrai, divisé un temps les pays européens. Il y avait en effet, au sein de la famille européenne, des analyses différentes sur la façon de répondre à la situation irakienne et à la question de savoir si le régime de Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive. Cette question cependant est désormais derrière nous. Les défis qui sont ceux de l'Irak aujourd'hui sont d'une autre nature. Je note qu'ils ne nous divisent pas et la France, comme je le crois tous les pays de l'Union, souhaite le succès des élections législatives prévues le 30 janvier prochain en Irak. Quant au thème de la perte d'influence en Europe de tel ou tel pays, c'est une inquiétude nationale très répandue en Europe que d'en appeler sans cesse au recul de sa propre influence. C'est bien entendu une fausse approche et le renforcement progressif de l'Union, avec la perspective des ratifications de la Constitution européenne, ne se fait pas au détriment de chaque Etat mais au contraire le renforce.
Q- On dit souvent que la France est le " pays des révolutions " et non des réformes. Quel est le bilan des réformes économiques et sociales que vous avez déjà entamées ? (Sur les 35 heures ? Sur les retraites ? Sur l'éducation ?)
R- J'ai montré depuis deux ans et demi que la France était devenu le pays où la réforme est possible. Sans révolution, sans ces blocages qui nous font régresser. Il est trop tôt pour dresser des bilans, surtout sur les réformes de structure que j'ai décidées : la réforme des retraites, la réforme de l'assurance-maladie, car leurs effets se font sentir à moyen ou long terme. Néanmoins, je vois déjà, dans la confiance retrouvée de nos opérateurs économiques et des investisseurs en France, que les réformes auxquelles mon gouvernement s'est engagé, ont redonné une perspective d'avenir aux Français. En ce qui concerne la réforme de l'école, nous allons déposer un texte de loi très bientôt dont le premier objectif est simple : assurer que tous les élèves réussissent et notamment qu'ils maîtrisent les savoirs fondamentaux. La France est en mouvement, elle comprend que, dans notre monde, ceux qui n'avancent pas reculent. Et nous avons choisi d'avancer.
Q- L'Europe est confrontée au problème de l'intégration de ses immigrants, surtout des immigrants d'origine islamique. La France possède, depuis longtemps, une des ces plus grandes communautés. Le modèle d'intégration n'a pas totalement réussi - du moins c'est ce que dit un récent rapport de la Cour des Comptes. Quelles sont les solutions pour l'Europe et pour la France ? Fermer les portes ? Trouver de nouvelles règles pour l'intégration ? Autre chose encore ? La loi du voile constitue-t-elle le chemin ?
R- Il serait dangereux de stigmatiser les personnes de telle ou telle origine, culture ou religion. Nous devons faire mieux appliquer les lois de la République, ce qui signifie reconduire systématiquement à la frontière les étrangers sans titre de séjour en France, nous faisons des progrès en ce sens, mais aussi mieux intégrer dans la société française ceux qui résident légalement en France. Il nous faudra aussi réfléchir ensemble dans l'Union à la question de l'entrée des étrangers. La mise en place d'une agence pour les frontières extérieures de l'Union est une première mesure très utile.
La politique d'intégration avait été oubliée en France alors même qu'elle est au coeur de notre cohésion nationale. C'est pourquoi j'ai réuni en 2003 un comité interministériel sur ce sujet. C'était la première fois depuis 1990 ! Nous avons engagé une véritable refondation de cette politique en créant un contrat d'accueil et d'intégration pour les nouveaux arrivants, en initiant une stratégie nationale d'égalité des chances tournée vers l'enseignement et l'emploi en faveur des Français issus de l'immigration qui mobilise les plus grandes entreprises françaises, en installant prochainement une haute autorité indépendante chargée de lutter contre toutes formes de discriminations. Il faut aussi lutter contre les caricatures, faire évoluer nos représentations. La création d'une cité nationale de l'histoire de l'immigration, qui ouvrira ses portes en 2007, va dans ce sens, de même que les efforts des chaînes publiques de télévision, qui ont pris conscience de la nécessité de mieux représenter la diversité de la communauté nationale. Le rapport Séguin, qui s'est livré à une analyse ambitieuse portant sur une longue période, a lui-même souligné cette ambition et cette détermination nouvelle.
S'agissant de la loi que vous mentionnez, je dois rappeler qu'elle ne concerne pas que le voile, mais tous les signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles publiques. Elle a justement pour objectif de préserver la neutralité et la laïcité, qui sont des grands principes qui s'appliquent à tous. La laïcité n'est pas l'hostilité ni l'indifférence aux religions. Elle est le régime qui permet l'exercice total de la liberté de conscience et de la liberté religieuse.
(Source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 15 décembre 2004)