Déclaration de M. Alain Bocquet, président du Groupe des députés communistes et républicains à l'Assemblée nationale, sur le projet de réforme constitionnelle permettant la ratification du traité établissant une Constitution pour l'Europe et s'inquiétant de l'adaptation de la Constitution à un texte qui "organisera d'abord (...) une zone de libre circulation des capitaux", à Paris le 26 janvier 2005.

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Circonstance : Débat à l'Assemblée nationale sur le projet de loi modifiant le Titre XV de la Constitution, Paris le 26 janvier 2005

Texte intégral

Monsieur le Président, Monsieur le Premier Ministre, Mes chers Collègues,
Votre décision d'inscrire à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale ce projet de loi, confirme votre détermination à adapter la Constitution française au projet de Constitution européenne libérale, avant même que nos concitoyens aient pu s'exprimer par référendum. Rien n'obligeait en effet le gouvernement à privilégier la voie parlementaire. Les dispositions de révision constitutionnelle auraient pu être incluses dans le référendum à venir. On voudrait forcer la main de notre peuple que l'on ne s'y prendrait pas autrement. Le Président de la République estimait "prématuré", voilà moins d'un an, d'envisager un référendum. Mais c'est désormais un Jacques Chirac sur la défensive qui précipite les choses et tente, par cette révision constitutionnelle, de faire l'économie d'un débat approfondi et contradictoire avec les Françaises et les Français.
Le Premier ministre se garde bien de relever combien, dans les termes mêmes, notre Constitution diffère de manière significative du traité constitutionnel européen.
N'est-il pas éclairant que des expressions absentes de notre Constitution occupent une place prépondérante dans la version européenne ? Ainsi en est-il des mots "banque", que l'on trouve 176 fois, "marché" (88 fois), "concurrence" (29 fois), "libéralisation" ou "libéral" (9 fois), "capitaux" (23 fois), sans oublier les références à l'OTAN ou la reconnaissance explicite du lock-out, cette arme de chantage patronal contre la grève. En revanche, les termes "fraternité" et "laïc" sont purement et simplement ignorés par le projet de Constitution européenne. Votre projet de révision élude ces questions et, plus globalement, se satisfait du déficit démocratique de la construction européenne.
Ce ne sont pas les "mesurettes" proposées lors de cette révision constitutionnelle, qui renforceront le contrôle de notre Assemblée et des citoyens sur la politique européenne. Elles ne peuvent avoir qu'un effet cosmétique, quand le véritable problème tient à la concentration du pouvoir entre les mains de la Commission de Bruxelles, de la Banque centrale européenne et du Conseil (réunissant les chefs d'Etat ou de gouvernement), autant d'institutions peu perméables aux attentes populaires. Au mieux, la Représentation nationale devra se contenter d'une voix consultative dérisoire.
Votre démarche ne cherche, en fait, qu'à tenir les Françaises et les Français éloignés le plus possible d'enjeux qui les concernent directement, et qui touchent à leur avenir le plus immédiat, celui de leurs enfants et petits-enfants. Ce que vous tentez d'obtenir aujourd'hui, c'est une validation anticipée de la Constitution européenne. Vous aimeriez pouvoir la présenter pour acquise et réduire le référendum à une simple formalité.
Ce ne sera pas si simple cependant, quelles que soient les précautions prises pour banaliser les choses, par le Président de la République, le gouvernement et toutes celles, tous ceux qui voudraient que la France et son peuple sautent le pas sans y prendre garde. Chaque jour qui passe voit en effet se disperser le brouillard dont vous entourez depuis plus d'un an le projet de Constitution européenne.
Il se révèle pourtant pour ce qu'il est : un carcan libéral, une machine de guerre au service des marchés financiers ; une combinaison dangereuse de principes, de réglementations et de non-dits - je pense par exemple aux textes d'interprétation de la Charte des droits fondamentaux qui en videront le contenu déjà insuffisant ; ce bréviaire est destiné à tuer dans l'uf toute contestation de la loi du profit-roi. Une loi de la libre concurrence absolue et du primat de la compétitivité des coûts qui, non seulement se trouve érigée en principe suprême, mais dont l'application pratique est détaillée par le menu. On comprend qu'à vos yeux, Monsieur le Premier Ministre, ce projet de Constitution a l'immense mérite d'être cohérent avec les politiques de casse que vous conduisez en France depuis trois ans.
Le traité regorge de prescriptions pour éteindre toute espérance d'alternative aux choix économiques, politiques et sociaux qu'exigent les intérêts du grand patronat, des fonds spéculatifs, des catégories les plus insolemment riches, bref des possédants.
Ce traité ne vise qu'à prévenir les remises en cause du libéralisme, qu'à mettre le système du capitalisme financier à l'abri des exigences des peuples, des millions de chômeurs, de salariés et de retraités qui exigent leur dû et réclament davantage de justice sociale. Le " droit de travailler ", évoqué par l'article II-75, ne saurait remplacer un véritable droit à l'emploi.
Rien n'est joué pourtant. Et vous pouvez compter sur les députés communistes et républicains pour engager toutes leurs forces en faveur de l'information et du rassemblement de nos concitoyens. Voilà pourquoi nous revendiquons l'organisation prioritaire d'un grand débat citoyen, national. C'est l'urgence de l'heure. L'Etat doit prendre en charge le coût de l'information des électrices et des électeurs, et l'organisation d'une vraie confrontation démocratique dans les médias.
Chacun doit pouvoir juger sur pièce, et constater que l'essentiel des dispositions fondamentales de l'Europe libérale est repris et conforté par ce texte. De l'indépendance de la Banque centrale européenne pour mener un monétarisme sans contrôle à la prédominance de la concurrence sur l'intérêt général, en passant par la consécration du pacte de stabilité et donc des politiques publiques restrictives, c'est sur la voie de l'Europe de l'Acte unique et de Maastricht que l'on veut nous enfermer.
Les Françaises et les Français n'ont rien oublié du référendum de 1992. Les forces que vous représentez tentent d'apporter un prolongement durable à cette étape tant contestée. D'autant plus durable d'ailleurs que la Constitution européenne, si elle est adoptée, le sera, je cite, "pour une durée illimitée".
Il faut le dire clairement : en pratique, toute possibilité de révision de son contenu est improbable. Elle ne pourrait intervenir qu'au terme d'une procédure très lourde qui bloque toute évolution et assure un verrouillage quasi-infaillible.
J'évoquais Maastricht, l'instauration du marché unique, de la monnaie unique et l'institution d'une Banque centrale européenne échappant à la maîtrise des Etats ; aspect que renforce désormais, notamment, l'article 188 du projet. Treize ans après le référendum de 1992, quel bilan et quels enseignements peut-on tirer de l'adoption de ces institutions et de la mise en uvre de ces orientations ?
La prospérité, l'égalité et la solidarité promises ne sont pas au rendez-vous. L'espace de liberté, d'initiative et de citoyenneté prédit n'est qu'une chimère pour les "laissés pour compte" et les exclus du modèle européen, version Chirac, Blair, Berlusconi, Schröder et Zapatero.
Peut-on passer par pertes et profits les soixante cinq millions de personnes, dont 17 millions d'enfants, vivant sous le seuil de la pauvreté, les vingt millions de chômeurs, les innombrables salariés précaires et travailleurs sous payés, ces millions de femmes et d'hommes, de jeunes, dont les aspirations et les espérances se heurtent aux lois impitoyables "d'un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée", pour reprendre les termes mêmes du principe-pilier de votre projet de Constitution.
D'aucuns nous prédisent qu'en intégrant la Charte des droits fondamentaux, ce projet hâterait l'avènement tant attendu de l'Europe sociale. J'ai déjà souligné comment la portée de cette Charte était sérieusement limitée par des explications que l'on a renvoyées en annexe au Traité, comme pour mieux les dissimuler. Elle énonce des droits mais ne prévoit pas les moyens de les faire respecter. Ainsi, l'article II-81 interdit toute discrimination fondée sur le sexe, la couleur, l'origine ethnique, la religion, mais l'art III-124 requiert l'unanimité pour toute mesure destinée à combattre ces discriminations.
Enfin, comment ne pas s'inquiéter de certaines dispositions très en retrait par rapport à certaines législations nationales et qui sont susceptibles de tirer les droits sociaux en Europe, non pas vers le haut, mais vers le bas.
Non, l'intégration de la Charte n'est pas de nature à enrayer l'offensive libérale actuelle, à combattre la précarisation, la casse des services publics, le recul du pouvoir d'achat, la mise en concurrence des peuples ou les délocalisations. Le texte constitutionnel considère en effet, en matière sociale, que la loi européenne est autorisée à prendre des mesures, mais "à l'exclusion de toute harmonisation". Le dumping social a de beaux jours devant lui. D'autant que la directive Bolkestein, qui se profile actuellement, s'inscrit pleinement dans l'esprit du traité. Cette directive, d'inspiration typiquement libérale, impose dans le secteur des services le principe du "pays d'origine". C'est-à-dire l'opportunité, pour l'employeur, d'appliquer le droit social du pays siège de l'entreprise dans le pays où l'activité est exercée. Le SMIC ou les protections contre les licenciements pourraient ainsi, par exemple, ne plus bénéficier à certains salariés travaillant pourtant en France.
En fait, Monsieur le Premier ministre, vous nous demandez d'adapter la Constitution française à un texte qui organisera d'abord et avant tout une zone de libre circulation des capitaux. Une règle si centrale qu'elle figure même dans le préambule de la Charte des droits. Elle rejette par avance toute taxe Tobin ou toute mesure de nature fiscale contre les délocalisations. C'est dire si cela renvoie aux calendes grecques les intentions volontaristes de votre ancien ministre des finances, Nicolas Sarkozy, quand il prétendait vouloir s'attaquer au dumping fiscal.
Quel crédit accorder, dans de telles conditions, à l'objectif affiché d'une "économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au plein emploi et au progrès social " ?
Le texte sacralise le principe intangible d'une concurrence "libre et non faussée". L'article 148 incite les Etats membres à "procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire". Les services publics sont ainsi placés dans le collimateur. Avec ce projet, ils deviennent des services d'intérêt économique général (SIEG), relégués au rang de dérogations tout juste tolérables. Leur champ est réduit à peau de chagrin.
Les services publics, les entreprises publiques, l'ensemble de leurs salariés, leurs usagers, les élus locaux connaissent le résultat de la mise en uvre, en France, de ces prescriptions libérales. A la lumière des politiques conduites ces dernières années, singulièrement depuis 2002, ils savent ce qu'il en coûte en destruction d'emplois et de droits acquis, en abandon d'outils au service de l'égalité et de la solidarité des citoyens, ou en renoncement à un aménagement équilibré du territoire. Vous voudriez faire avaliser l'idée que politique intérieure et choix européens ne sont liés d'aucune manière. C'est une falsification.
Mais les Françaises et les Français ne sont pas dupes et ne restent pas impassibles et insensibles devant le cours des évènements. Les enquêtes d'opinion montrent que leur sympathie est largement acquise aux mouvements sociaux en cours pour combattre vos décisions, rejeter les budgets insuffisants et les milliers de suppressions de postes, exiger des moyens de développement, l'amélioration des statuts et la revalorisation des salaires.
Cette dernière revendication rassemble de nombreux salariés des entreprises et du service publics : postiers, cheminots, agents d'EDF et GDF, enseignants, personnels hospitaliers et avec eux, nombre de travailleurs du secteur privé et de nos concitoyens. La hausse des rémunérations et la défense des 35 heures seront au cur de la journée d'action unitaire du 5 février. Un prolongement européen est prévu le 19 mars à Bruxelles. Nous serons à leurs côtés pour soutenir leurs exigences et la prise en compte de leurs besoins.
Quant aux prétendues avancées citoyennes du Traité, parlons-en. Le Parlement européen ne pourra toujours pas déposer ses propositions, ni légiférer et la Commission conservera le monopole de l'initiative législative. S'agissant du droit de pétition des peuples, un million de signatures ne représente, à l'arrivée, qu'une invitation adressée à la Commission européenne toute puissante. Et celle-ci conserve seule par devers elle le pouvoir de soumettre, ou non, je cite le texte, une "proposition appropriée".
Marchandisation de la culture, création d'une citoyenneté de seconde zone réservée aux résidents européens non ressortissants d'un Etat-membre, soumission de l'Union à l'esprit atlantiste et incitation faite aux Etats d'augmenter leurs dépenses militaires (l'OTAN devenant une partie constitutive de l'identité européenne)
Toutes ces dérives ouvertes par le projet de Constitution montrent, encore, si besoin était, à quel point le débat avec notre peuple ne doit pas être escamoté.
On voudrait cependant nous donner à croire que cette Europe là, cette Europe pour laquelle vous nous demandez de baisser la garde d'une Constitution nationale déjà largement en deçà des aspirations du peuple français, n'est ni de droite ni de gauche.
Ce serait une Europe divinisée. Une sorte d'hybride autour duquel le Président de la République appelle les Français à se rassembler "au-delà de tous les clivages politiques ou traditionnels" . C'est pourtant ce même Jacques Chirac qui réclame pour cette Europe les moyens d'agir "d'égal à égal avec les autres puissances" et qui la place par conséquent en position d'affrontement avec les Etats-Unis, l'Asie et les pays émergents. On sait pourtant à quelles dérives et à quels échecs conduisent ces conceptions guerrières de l'économie et des rapports sociaux.
Votre choix de laisser faire le marché est archéo-libéral.
C'est une Europe sans curseur social que vous demandez aux Françaises et aux Français d'entériner par avance. Une vision étroite, figée, repliée sur le seul souci de préservation des profits. Nous proposons d'y opposer le projet d'une autre Europe.
Car l'Europe mérite une ambition à sa mesure. Une ambition pour la mise en place d'un système de sécurité emploi-formation, ce qui exige la transformation des objectifs et du rôle de la Banque centrale européenne. Une ambition pour faire du progrès social un moteur du développement en relançant les grandes dépenses publiques, sociales, salariales. Une ambition pour l'égalité d'accès à des biens et services publics de notre époque ; et à des entreprises publiques capables de garantir ce droit fondamental.
Une ambition pour élever les droits, pour enrichir la démocratie participative, associer les citoyens à l'élaboration et à l'évaluation des politiques mises en uvre ; ce qui concerne d'ailleurs aussi l'entreprise, et notamment le droit pour les comités de groupes européens d'accéder aux informations stratégiques sur les gestions suivies, de suspendre un plan de restructuration et de pouvoir y opposer des contre-propositions.
Une ambition pour l'égalité des droits : droits des femmes ; droit de la personne contre toute discrimination. Une ambition, enfin, pour un monde moins violent et plus humain, pour la paix, des relations de coopérations mutuellement avantageuses entre l'Europe et les pays du Sud ; un rôle de l'Europe au sein des institutions internationales pour la suppression de la dette des pays pauvres
Or, toutes ces ambitions manquent au projet de Constitution européenne. Dénoncer les vrais objectifs de ce traité contre lequel nous voterons ; faire triompher le NON au projet de Constitution européenne, c'est refuser la résignation, la fatalité, le diktat des multinationales, du MEDEF et de l'UNICE (son "grand frère " européen). C'est respecter le droit et la dignité de chacun et des peuples. C'est dire qu'il y a place pour une alternative solide, réelle. C'est redonner du souffle et de l'ambition à l'Europe et à ses peuples.
Aujourd'hui, la fébrilité n'est pas dans le camp de ceux qui croient qu'une autre politique, une autre orientation sont possibles. Ceux-là, ils sont des millions dans notre pays, savent que la victoire du NON ne serait pas synonyme de chaos mais ouvrirait un chemin nouveau, donnerait le temps de préparer une suite au Traité de Nice. Car celui-ci continuera bien de s'appliquer jusqu'en 2006 et, pour certaines de ses dispositions, jusqu'en 2009.
L'inquiétude gagne les rangs du gouvernement. Les considérations et les circonvolutions ne peuvent masquer que c'est l'Europe du Baron Seillière et consorts que vous préparez en écornant le droit constitutionnel français. Ne comptez pas sur les députés communistes et républicains pour s'associer à ce projet ou à celui d'une Constitution européenne qui cite 78 fois le mot "marché" et seulement 1 fois le mot "plein emploi" et 3 fois le "mot social".
Lors des Semaines sociales européennes qui se sont tenues à Lille en septembre dernier et qui recevaient des personnalités, des hommes politiques, des acteurs sociaux de toutes sensibilités, leur président Jean François Stevens qui dénonçait "une période de capitalisme sauvage" disait la nécessité que l'Europe devienne "l'espace privilégié de l'espérance humaine". Et ces mots faisaient écho à ceux de Monseigneur Defois, évêque de Lille. "Il est important de penser l'Europe et l'économie autrement () Sur quoi va-t-on fonder les valeurs de l'Europe ? Est-ce sur le plus petit dénominateur commun, au mépris des plus pauvres ? Ou bien allons-nous donner une âme à cette Europe, pour créer de vraies solidarités et de solides alliances dans la diversité des 25 pays de l'Union ?"
Le bonheur reste pourtant une idée neuve en Europe. Une idée qui situe le futur des peuples loin, très loin des projets réducteurs de révision constitutionnelle française et de Constitution européenne, auxquels nous opposons un double NON porteur de lucidité, d'espérance, de courage et d'allant.
Un NON progressiste, démocratique et populaire.

(Source http://www.groupe-communiste.assemblee-nationale.fr, le 9 février 2005)